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- Le Ramoneur - Arnould Fremy (1809-189.)
Le Ramoneur - Arnould Fremy (1809-189.)
(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)
Comment oublier, dans cette nomenclature de tous les types anciens et nouveaux, de toutes les figures françaises ou naturalisées parisiennes, ces petits bohémiens à la face barbouillée de suie, aux joues rebondies et enfumées, aux dents de nacre, aux lèvres fraîches et amarantes comme des fraises, ces petits enfants, moitié chats, moitié chiens, moitié cabris, moitié singes, qui s'en vont sans cesse gambadant, grimpant, chantant, frétillant; la plus jeune de toutes les industries françaises, la seule peut-être dont le monopole modeste puisse appartenir exclusivement à l'enfance, le ramoneur enfin, ce petit être dont le cri est devenu une des mélodies proverbiales de l'âtre, comme le chant du grillon ou la plainte de l'hirondelle, le parasite des cheminées. Le cri du ramoneur annonce l'hiver, et cependant on ne le maudit pas; on aime, au contraire, à entendre du fond du foyer bien chaud, du coin de la cheminée qui flambe, cette bonne grosse voix d'enfant, qui vient apporter au citadin paisible, au propriétaire toujours craintif, le salut de cet âtre, la paix de cet intérieur, préserver l'un et l'autre d'un fléau terrible, quand il n'est pas la plus incommode et la plus coûteuse des révolutions domestiques, l'incendie.
Mais d'abord, avant de crayonner le profil du ramoneur, débarrassons-le de tous ses indignes collègues, de ces classes vagabondes et plagiaires désignées assez fréquemment, et par une extension injuste, sous le titre de ramoneurs ou de savoyards. Nous voulons parler de ces myriades d'enfants nombreux et importuns comme les moustiques, qui couvrent par essaims les trottoirs des villes, pullulent aux barrières et dans la banlieue, assaillent à chaque relais les portières des diligences; interminable caravane de joueurs de vielle, de petits chanteurs, de montreurs de chiens, de singes apprivoisés, de renards, de tortues, de souris, de mulots, de belettes, de marmottes. Cette classe d'enfants, qui appartient exclusivement au vagabondage, n'a rien ou presque rien de commun avec le ramoneur proprement dit; elle représente les frelons de cette colonie travailleuse. Par ses habitudes de fainéantise, sa misère comédienne, son lazzaronisme incarné, elle revient de plein droit à la plume chargée de retracer dans cette galerie les masques rusés et les manœuvres si curieuses de la mendicité parisienne.
On s'est beaucoup apitoyé sur le destin du ramoneur; mais c'est principalement sur les ramoneurs qui ne ramonent pas qu'est tombée la sensibilité des faiseurs de romances, de tableaux de genre, d'aquarelles, d'élégies et d'opéras-comiques. On a beaucoup trop plaint ces demandeurs de petits sous, de petits liards, de morceaux de pain, ces petits vagabonds qui passent leur journée à se chauffer au soleil, et quand le soleil est caché, à apostropher chaque passant qu'ils appellent indifféremment mon lieutenant ou mon général. On ne s'est pas assez occupé, ce me semble, du ramoneur authentique, avéré, pris dans l'exercice de ses fonctions, de l'enfant de huit ou dix ans qu'on lance dans l'intérieur d'une cheminée à un âge où son cœur n'est pas encore aguerri contre la peur des ténèbres, à une heure où ses yeux ne sont toujours pas bien ouverts même au grand soleil.—Allons, courage, petit, figure-toi que tu escalades la plus jolie colline du Piémont ou de la Savoie.—Et il faut qu'il se résigne à devenir, pendant une heure ou deux, muet, aveugle, et presque assourdi par la suie, à s'ensevelir tout vivant dans une espèce de bière; il faut qu'il grimpe, gratte, se hisse et se cramponne, jusqu'à ce que le garçon fumiste qui l'attend sur le toit ait aperçu le bout de son petit museau barbouillé. Alors son expédition est finie; on lui donne à peine le temps de se dégourdir, d'éternuer et de se secouer comme un caniche qui sort de l'eau, puis on lui fait recommencer dans une cheminée voisine une manœuvre du même genre. Ces ascensions ténébreuses ne sont pas toujours sans péril, car il est plus d'une cheminée moderne construite sur de telles proportions que la fumée y passe avec peine, y séjourne même le plus souvent et y regimbe opiniâtrement au nez du locataire. Moins récalcitrant que la fumée du propriétaire, le ramoneur, lui, passe et s'insinue par les défilés les plus étroits, mais souvent aussi il y reste, il s'y trouve emprisonné comme dans un traquenard; alors, il appelle, il crie: Au secours! et il n'y a souvent pas d'autre ressource pour l'extraire de cet étau que de démolir la cheminée. Quelquefois aussi, et cela est bien triste à dire, il arrive qu'il n'a même pas le temps de crier, sa poitrine s'embarrasse, ses poumons jeunes et délicats demandent en vain le grand air, l'air libre; ses forces s'épuisent, il va mourir asphyxié. Les enfants devraient tous mourir sur le sein ou contre la joue de leur mère; lui, est mort seul, sans soleil, sans un dernier baiser du grand jour. Voyez-le: son bonnet de laine est à jamais incliné sur son épaule; vous diriez un oiseau qu'on a trouvé mort dans son nid; sa main est déjà tiède et fermée, sa bouche est entr'ouverte, mais la petite chanson du pays n'en sortira plus. Faiseurs d'aquarelles, préparez cette fois votre douce palette, car voilà une touchante esquisse, et qui tient à la destinée même et aux vraies infortunes du ramoneur.
J'ai remarqué cependant qu'en s'apitoyant trop ou en s'apitoyant mal à propos sur telle ou telle condition, on la gâte presque toujours, et on finit par lui aliéner la charité publique. Après tout, la condition du ramoneur est dure, pénible, elle exige de la persévérance et même une certaine résolution, mais elle a bien aussi ses avantages. Elle est d'abord lucrative: un enfant de douze ans gagne quarante sous par jour, c'est presque la journée d'un homme; ensuite, il fait ainsi l'apprentissage d'un bon métier qui le mettra à même de s'enrichir un jour et de faire à son tour ramoner les autres.
Paris et même la plupart des provinces ne produisent guère de ramoneurs. L'artisan ou le petit négociant parisien surtout, chargé de famille, contraint de bonne heure d'aviser aux ressources, choisira de préférence pour ses enfants des professions qui flatteront sa gloriole. Il fera de ses fils des apprentis épiciers, apprentis perruquiers, enfants de chœur, enfants de troupe, ou même pères nobles du théâtre Comte; mais ramoneurs, fi donc! cela est bon pour les montagnards, les hommes des landes et de labour; permis à eux d'enfumer leur progéniture, de laisser l'effigie paternelle s'altérer et disparaître sous un masque de charbon et de fumée; il vaut bien mieux qu'elle aille s'enfariner dans un coûteux apprentissage chez le pâtissier-traiteur, ou s'huiler et s'ensoufrer chez l'épicier du coin.
La Savoie calcule en cela mieux que Paris, et le Piémont encore mieux que toute la France. Le Piémont, que les dictons français accusent bien à tort de nonchalance et de fainéantise endémiques, joint au contraire à l'activité et à la dureté de travail des peuples de montagnes l'adroite souplesse et l'insinuante subtilité du caractère italien. Avec son baragouin, ses allures pliantes, son regard furtif et câlin, le Piémontais s'est progressivement emparé de l'une des branches de l'industrie française les plus proches des nécessités de la vie, et par conséquent les plus productives, celle de poêlier-fumiste.
Observez, en effet, les enseignes de toutes ces boutiques où le cuivre rayonne de tout l'éclat d'un réflecteur, où s'élèvent en pyramides et en étages tous les systèmes de cheminées connus, cheminées à la prussienne, à la russe, à foyers mobiles, immobiles, à doubles, triples courants d'air: quels noms lisez-vous sur les factures de ces brillants magasins? partout des noms en i ou en o comme sur un programme des Bouffes. Le Piémont fournit à la France la plus grande partie de ses fumistes, et par conséquent de ses ramoneurs, car tout bon ramoneur piémontais s'établit tôt ou tard à Paris poêlier-fumiste; la patente et le brevet de ce haut établissement existent d'avance dans le havre-sac du ramoneur, mais avec bien plus de logique et de certitude que le bâton de maréchal de France dans celui du conscrit. En effet, tout bon fumiste doit avoir ramoné, sondé, tâté par lui-même l'intérieur d'une cheminée, ce terrain plus capricieux peut-être et plus chanceux qu'un champ de bataille. Tout bon général doit, dit-on, avoir manié le mousquet; mais que sera-ce donc du poêlier-fumiste? il faut qu'il commande à la fois le feu et la fumée.
Les fumistes français eux-mêmes emploient de préférence les ramoneurs piémontais: ils les trouvent plus robustes, plus intelligents, plus actifs que ceux des autres pays; ils les ont même presque tous chez eux à titre d'apprentis, qu'ils logent, habillent, nourrissent, et transforment par la suite en garçons fumistes. Ils ont pour règle, une fois la race piémontaise introduite dans leurs ateliers, de ne point en admettre d'autre, car le mélange des pays allumerait infailliblement la guerre civile. Les ramoneurs piémontais, accommodants et aimables sur presque tous les points, sont intraitables sur celui de la nationalité; ils forment entre eux une confrérie des plus serrées, une sorte d'oligarchie patriotique. Ils naissent au sein des sublimes horreurs du Simplon, au milieu des plus beaux rochers du monde, des sapins, des mélèzes, des voûtes de granit et des torrents fougueux et argentés; ils croissent presque tous dans les environs d'une jolie petite ville qu'on appelle Domo-d'Ossola, qui possède le privilège exclusif de la production du ramoneur, comme Bergame celui des ténors, et Bologne celui des mortadelles. De Domo-d'Ossola, on arrive à un village appelé Villa, frais et verdoyant comme le nom qu'il porte, puis, par des festons de vignes, des anneaux de verdure, des prairies sans cesse humides et mouillées comme des pieds de Nymphes, on se trouve sur le lac Majeur, et de là à Milan la bonne ville. C'est à Milan que le ramoneur piémontais fait ses débuts; il commence par s'essayer dans les vastes cheminées des immenses palais lombards, avant de se confier aux gorges si souvent étroites, inclinées et inaccessibles des cheminées parisiennes.
Ainsi, dans tous les genres d'industrie, de travaux et d'applications, Paris est le centre général vers lequel tout vient aboutir; arts ou métiers, chacun y apporte le tribut de ses progrès, la théorie de ses nouveaux talents: ainsi du ramoneur. Du reste, la vie de ce jeune industriel est marquée d'avance dans les grands ateliers de fumistes des environs des barrières: là il retrouve une colonie, un échantillon du peuple qu'il vient de quitter; il s'aguerrit au français en entendant encore résonner à ses oreilles les terminaisons de l'idiome natif; il trouve dans les ouvriers supérieurs à la fois des guides, des instituteurs, des patrons qui lui rendent la tâche plus légère, lui adoucissent les premiers écueils de l'apprentissage. Un ramoneur piémontais, grâce au patronage patriotique, a des chances d'avancement et de bien-être que les ramoneurs des autres pays ne sauraient avoir. On peut les considérer comme les enfants gâtés du métier. Il est à remarquer aussi qu'ils apprennent la langue française avec une vitesse excessive; trois mois leur suffisent quelquefois pour se faire comprendre parfaitement: cette intelligence naturelle, jointe aux garanties qu'ils présentent par les recommandations de leurs compatriotes, explique suffisamment la préférence et la confiante prédilection que les entrepreneurs leur témoignent dans la plupart des ateliers.
Mais il est temps de laisser de côté le Piémontais pour nous occuper du type du ramoneur le plus populaire, le plus répandu, et, disons-le aussi, le moins utile, le Savoyard.
On s'est plus d'une fois élevé avec raison contre le métier injuste et souvent barbare que viennent exercer à Paris ces malheureux enfants qui nous arrivent par milliers, au commencement de chaque année, à l'époque où les hirondelles nous quittent, presque tous sous la conduite de maîtres qui les exploitent sans pitié, les entassent la nuit dans des taudis malsains, les forcent à mendier si l'ouvrage leur manque, les maltraitent, les nourrissent à peine, les rendent enfin martyrs d'une sorte de traite plus blâmable que celle des nègres, puisqu'elle s'exerce sur des enfants sans défense, et dans le centre d'un pays civilisé.
Les maîtres des jeunes Savoyards se composent en grand nombre de chaudronniers ambulants ou de marchands de peaux de lapin, assez mauvais garnements pour la plupart, ou tout au moins, gens grossiers, inhumains, qui considèrent les ramoneurs qu'ils enrôlent comme une matière exploitable, dont il s'agit de tirer le meilleur parti possible. Ils exigent que chacun d'eux leur remette le salaire de la journée, sans en détourner une obole, sous peine d'une impitoyable flagellation. Il est prouvé que, sur trente ou quarante sous qu'un ramoneur peut gagner par jour, son patron ne lui en laisse guère plus de six. Ce fait seul explique la supériorité des Piémontais sur les Savoyards: ces derniers, avec un si chétif salaire, ne peuvent guère se nourrir; ils ne mangent presque jamais ni soupe, ni viande, seulement quelques légumes, de mauvais fruits. Il en résulte des corps amaigris, rachitiques, incapables de supporter la fatigue, des cœurs et des membres d'esclaves.
Les abus de la maîtrise savoyarde ont plus d'une fois excité les justes récriminations des philanthropes et même des économistes, mais on n'a pas songé que ces plaintes devaient s'adresser bien plutôt à la Savoie qu'à la France. En effet, empêchez les pères et mères savoyards de louer ou de vendre leurs enfants, comme des bêtes de somme, pour un an, pour deux, pour trois ans souvent, et vous aurez amélioré le sort de ces derniers. Mais, avant tout, enrichissez la pauvre Savoie; donnez-lui un sol moins dur et moins ingrat qui ne la mette pas dans la nécessité cruelle de perdre ses enfants, faute de pouvoir les nourrir; donnez-lui comme aux autres pays d'heureuses moissons, de beaux et grands fleuves, de gais vignobles, la ressource du commerce et de l'industrie, moins de nature mais plus de culture: alors, vous ne la verrez plus confier ses agneaux à ces pasteurs infidèles qui les tondent, et vendent leur jeune toison avant même qu'elle ait eu le temps de pousser. Donnez aux ramoneurs savoyards eux-mêmes un autre caractère, un sang plus vif, plus de séve, plus d'esprit naturel; détruisez en eux ces penchants invincibles à la fainéantise, et même à la mendicité, car il n'est que trop vrai qu'il y a du levain mendiant chez tout ramoneur savoyard, qu'il est sujet à grelotter et à gémir autant par habitude que par besoin, et ce penchant n'est que trop bien entretenu en lui par le traitement que son maître lui fait subir. Mais il faut songer aussi que c'est là une colonie déjà pauvre et souffreteuse qui nous est envoyée, et que cette misère est une exploitation savoyarde et non française; et voilà pourquoi les fondations d'établissements publics réclamées en faveur des jeunes Savoyards n'ont jamais eu d'effet: cela était conforme aux vœux de l'humanité, mais non aux lois de l'économie nationale. Ce n'est pas lorsque nos maisons d'orphelins, nos salles d'asile, et même nos maisons de détention du genre de la prison de la Roquette, sont encombrées d'enfants français, que l'on peut réclamer opportunément une nouvelle fondation en faveur d'enfants étrangers. Tout en reconnaissant et flétrissant l'odieuse exploitation de la maîtrise, on n'a pu et dû peut-être se borner jusqu'à présent envers les jeunes Savoyards qu'à des actes de charité partielle.
Quand l'hiver est fini, que les papillons et les parfums de violettes recommencent à voltiger dans le ciel, qu'il n'y a plus, par conséquent, de cheminées à ramoner, les ramoneurs s'en retournent au pays sous la conduite de leurs maîtres; mais on en voit beaucoup rester à Paris, abandonnés à eux-mêmes, sans direction, sans moyens d'existence, et de là tant de mendiants et de vagabonds.
Cependant, à propos de ces départs de ramoneurs savoyards, nous aurions voulu trouver dans les bourgs et les villages qui environnent Salanches, car c'est de là qu'ils viennent presque tous, quelque fête, une solennité naïve, une messe, un gala, des danses avec un triangle et la cornemuse, que sais-je? quelque chose dans le genre des bourrées d'Auvergne, pour célébrer le départ en masse du printemps et de l'aurore de la Savoie, représenté par ces jeunes bannis; puis, dans le lointain, je ne sais quoi de patriotique, un souvenir du ciel et des montagnes, comme un ranz de vaches, qui semblerait leur dire: Adieu, petits enfants, grandissez, enrichissez-vous, soyez sages, prudents, et revenez-nous bien vite. Puis les mères pleureraient à chaudes larmes, en embrassant leur dernier né, les vaches mugiraient parce qu'elles ont perdu leurs petits bouviers, les brebis bêleraient pour dire adieu à leurs pâtres. Quelques personnes croient qu'à l'époque du départ des jeunes Savoyards, le curé du pays, saint Vincent de Paul campagnard, ou le pendant du vicaire savoyard de Rousseau, monte en chaire et adresse à ses jeunes ouailles une exhortation relative aux écueils de Paris, aux devoirs qui les y attendent, à la conduite qu'ils y devront mener: nous voudrions que tout cela fût vrai dans l'intérêt même de cette peinture.
Mais on nous a demandé le portrait véridique et non l'églogue du ramoneur; or, nous devons dire que les fêtes villageoises, ces danses et rondes savoyardes, ces adieux aux cimetières, aux croix des pères, à l'écho des montagnes, même ce prêche du curé, tous ces usages, s'ils ont jamais existé, sont aujourd'hui tombés en désuétude, ou du moins dans le domaine de la romance, comme, du reste, la plupart des pratiques caractéristiques de nos provinces. Les fumistes savoyards qui séjournent aujourd'hui à Paris déclarent être sortis de leur pays muets et silencieux comme des marmottes, pour la plupart fort heureux de le quitter, et, par la suite, non moins heureux de n'avoir plus à y revenir.
De même, en donnant le costume et le signalement extérieur du ramoneur, nous devons chercher plutôt la vérité que la flatterie; car s'il est vrai qu'un peintre doive rendre ses portraits toujours un peu plus beaux que nature, ce devoir ne s'étend pas sans doute jusqu'à celui du ramoneur.
Nous dirons donc, en thèse générale, que le ramoneur est ordinairement plutôt laid que beau, d'abord parce que le type savoyard, piémontais ou auvergnat, est fort éloigné du type grec ou romain, et qu'ensuite, avec un nez toujours barbouillé, un bonnet de laine enfoncé sur les oreilles et de la suie jusqu'aux prunelles, il se voit nécessairement privé de la coquetterie qui est un des plus puissants accessoires de la beauté.
Mais disons aussi que lorsque le ramoneur est réellement gracieux et joli, il est peut-être plus charmant à voir que tout autre enfant; rien ne lui va mieux alors que ses gros sabots, son bonnet brun, sa veste de bure où son corps flotte et se joue à l'aise. Quand il saute et vous fait une révérence en souriant et en faisant le gros dos, il est parfois irrésistible de gentillesse; on dirait un petit caniche sorti récemment du ventre de sa mère, et qui commence à gambader, ou mieux, un de ces petits Amours en porcelaine de vieux Saxe, affublés de grands justaucorps et de perruques à marteaux, avec des ailes aux épaules. Si Boucher ou Vanloo eût peint Vénus commandant à Vulcain les armes d'Énée, nul doute qu'il n'eût placé autour de la divine enclume des Amours armés de soufflets et déguisés en ramoneurs.
C'est ordinairement à la porte Saint-Denis, ou à la rue Basse-du-Rempart, qu'ils se réunissent quand ils sont sans ouvrage; on y voit, outre les Savoyards, des Francs-Comtois, des Dauphinois, et surtout des Auvergnats. Ils attendent là qu'on vienne les louer, comme les vignerons sur les places de certaines villes de Bourgogne. Leurs outils sont les genouillères et la raclette; l'étymologie de ces instruments en indique assez l'usage. Ils logent ordinairement dans la rue Guérin-Boisseau, et dans celles qui avoisinent la place Maubert.
On sait pourtant qu'à Paris la plupart des métiers ont leur patron, et célèbrent entre eux leur fête annuelle; les fruitiers, les jardiniers, les cordonniers, les maraîchers, les blanchisseuses, ont leur fête: je m'étonne que les ramoneurs n'aient pas aussi la leur; on peut dire que généralement ils l'auraient bien gagnée.
Ce serait aux maîtres à en faire les frais: ne serait-il pas juste que ces pauvres enfants eussent au moins dans l'année un jour de bon temps et de relâche? Pour ce grand jour, on les débarbouillerait, et dès la veille, s'il le fallait, on leur mettrait des habits blancs, des bouquets à la boutonnière mêlés de rubans; on dérouillerait de cette sale et épaisse fumée ces cheveux qui sont peut-être blonds et bouclés sous la suie, ces cous d'ivoire, ces peaux encore blanches comme le lait de leurs mères; on les ferait dîner à table ce jour-là et comme des rois, dans des couverts où ils n'auraient pas honte cette fois de se mirer; puis après le dîner, on les ferait danser comme on danse, ou plutôt comme on dansait dans leurs montagnes; et on parlerait de cette fête toute l'année, le matin et le soir, à la chambrée; on n'en ramonerait que mieux, on y rêverait même dans le fond de la cheminée, et on ne manquerait pas de grimper jusqu'en haut à chaque expédition, pour voir si le temps sera beau pour le jour de la fête.
Mais où allons-nous? Voici que nous chantons la gloire, la fête, la joie du ramoneur, et nous ne pensons pas que bientôt il faudra peut-être porter son deuil. Oui, l'industrie, cette géante qui nivelle et simplifie tout, supprimera, avant qu'il soit peu, le ramoneur, comme elle a supprimé tant d'autres machines vivantes, le garçon boulanger, le garçon imprimeur, le garçon chocolatier, le filateur, le roulier, le palefrenier, le maquignon, le cocher. Le ramoneur périra tôt ou tard par la vapeur: en peut-il être autrement? La vapeur et la fumée ne sont-elles pas sœurs du même lit? Vous verrez que les cheminées trouveront un jour le secret de se ramoner elles-mêmes. – FIN
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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