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- Le Médecin - Louis Roux (18..-18..)
Le Médecin - Louis Roux (18..-18..)
(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)
Ne pas croire au médecin, cela est permis; douter de la médecine, c'est marcher sur les traces de Don Juan. Mais, dans un siècle aussi positif que le nôtre, le scepticisme ne saurait aller jusque-là; il n'y aurait qu'un cas où il serait permis de se montrer impie en médecine, ce serait celui où le médecin lui-même, vendant (chose impossible) le secret de l'art, paraîtrait abjurer sa propre religion.
Il y a pour le médecin une époque problème: muni d'un excellent titre, il ne jouit encore que d'une médiocre position. La médecine est sa première croyance, comme elle est sa première étude; mais il ne tarde pas à ne croire qu'aux malades, et à n'étudier que la clientèle. On est médecin à diplôme, et on se dispose à en faire les honneurs à qui de droit. Néanmoins le client étant un mythe, le genre humain paraissant se porter à merveille, on serait tenté de se faire astronome en attendant: c'est l'époque du cumul, celle où le médecin accepte toutes sortes d'emplois pour s'emparer complètement du sien; se fait l'éditeur responsable des fautes d'un grand maître; entre dans un journal de médecine comme correcteur; édite des maladies jusqu'à ce qu'il en puisse guérir; quoi qu'il en soit, il débute.
Le médecin qui débute va voir le député de son département: soigner les débuts d'un jeune médecin, et se faire traiter par lui, est pour l'homme du Palais-Bourbon une clause tacite de son mandat; la Chambre des pairs reçoit les médecins tout formés avec les projets de lois des mains de sa cadette. Puissamment recommandé, en outre, à un confrère fort en clientèle, le médecin qui débute lui rend une visite: il en reçoit un malade à titre d'encouragement; bien entendu qu'il doit le guérir dans l'intérêt de l'espèce, il n'a garde d'y manquer dans celui de sa réputation. C'est la route battue, l'idée qui vient à tout le monde; ces précautions parlementaires tiennent au début, le succès tient à autre chose. Il suffit d'user des procédés reçus pour être médecin; mais pour être célèbre, il faut avoir une méthode à soi.
Faire son chemin à pied quand on a la renommée pour but, c'est vouloir arriver tard, ou plutôt n'arriver jamais; on prend donc une voiture. On avait un habit neuf, on s'adjoint un paletot; on habitait un troisième, on monte au premier. C'est une avance sur la clientèle à venir; les malades ne vous prennent qu'à moitié chemin. On fait meubler un appartement splendide, et l'on accroche dans son cabinet la gravure d'Hippocrate refusant les présents d'Artaxerces, afin de pouvoir dire avec conscience: Il y a chez moi du désintéressement.
N'est-on pas connu, c'est un avantage: on a tout à gagner du moment que l'on n'a rien à perdre; les malades attendent la santé, de même que vous attendez... la maladie. Ce que d'autres oseraient à peine tenter de peur de compromettre une réputation, on l'exécute de sang-froid pour faire la sienne. Viennent alors les grandes maladies, celles qui impriment tout d'un coup le sceau à la réputation d'un médecin, ces bonnes complications de l'aigu et du chronique, ces bonnes fractures qui emportent le quart d'un individu, et sauvent son médecin aux trois quarts, ces bons empoisonnements qui l'établissent profond chimiste et criminaliste distingué, et lui font découvrir dans les traces d'un crime ancien la route d'une renommée nouvelle; et le médecin triomphe, le char de la médecine se transforme en une demi-fortune qu'il vient de se donner. Ne pouvant se constituer de prime abord une célébrité de talent, il unit son savoir à quelque riche héritière du commerce parisien qui l'établit une célébrité d'argent. A-t-on peu de malades, c'est le moment de concentrer tous ses soins sur un seul, de suivre son idéal, si on en a un en médecine, de se montrer le médecin modèle. Celui-ci arrive à heure fixe; il reste près d'un quart d'heure chez ses clients, s'informe de la qualité des remèdes, se fait exhiber les déjections plus ou moins louables, passe les nuits, au besoin pose les sangsues, suit une maladie à la campagne, et donne des consultations gratuites aux gens de la maison. Le médecin qui débute ne connaît aucune saignée qui lui répugne; parfois il se saigne lui-même, pécuniairement parlant. On vend une propriété pour avoir une clientèle; la clientèle est une propriété. On l'achète souvent toute faite. Un bon moyen de s'en créer une, c'est de supposer qu'elle existe; beaucoup de médecins commencent par être célèbres, afin d'arriver à être connus. Faites réveiller vos voisins, que l'on vienne vous chercher à toute heure de la nuit au nom de telle duchesse qu'il vous plaira, prise dans le nobiliaire de d'Hozier, que la santé du faubourg Saint-Germain tienne, s'il se peut, à une de vos minutes; qu'une file de voitures armoriées stationne devant votre porte; alerte! valets de pieds, chasseurs, livrées de toutes sortes; que l'on fasse queue devant chez vous, que l'on s'y égorge comme aux mélodrames: vous tenez déjà l'ombre, la réalité est à deux pas.
Le médecin affectionne la presse périodique comme moyen de publicité et de diffusion. S'il parvient à fonder un journal de sciences médicales, chirurgicales, médico-chirurgicales ou chirurgico-médicales, c'en est fait, il a posé les fondements d'une renommée sans bornes, c'est pour lui le levier d'Archimède, et la science ne saurait faire un pas sans sa permission; il n'existe pas de maladie qui n'ait paru dans sa gazette; les jeunes médecins recherchent son appui, les vieux le ménagent, tous le craignent; il est capable de donner la fièvre même à la Faculté.
Planter des dalhias, c'est pour un médecin un moyen d'avoir bientôt une clientèle en pleine fleur; exceller sur un instrument de musique, c'est apprendre aux clients qu'on doit avoir, qu'on connaît les touches les plus délicates et les plus nerveuses de la fibre organique; se faire l'ami des artistes, c'est être avant peu leur médecin; collectionner des médailles, des tableaux, des bronzes antiques, c'est s'exposer à avoir prochainement une collection de malades, espèce précieuse, et qui mérite comme une autre d'être embaumée.
C'est surtout lorsqu'on a le plus de temps à soi qu'il est le moins permis d'en perdre. Il est des cas où un médecin doit être ubiquiste; le matin c'est à son hôpital, le jour chez les malades de la campagne, le soir c'est à une réunion de médecins qu'il doit être retenu. Sa consultation a dû retarder ses visites; il arrive tard dans son cabinet; la clientèle a ses exigences. Il ne prend rien aux pauvres pour commencer; il se contente de traiter des malades, afin d'avoir plus tard des clients.
La renommée marche d'abord au petit pas; survienne une épidémie, elle prendra la poste. Le choléra a fait quelques victimes, il est vrai, mais aussi que de médecins n'a-t-il pas créés! Beaucoup se sont improvisés médecins attendu l'urgence du fléau; il y eut à Paris quelques médecins de plus et quelques hommes de moins: en tout deux fléaux.
Ce sont les circonstances qui font les médecins, a-t-on dit souvent. Il y a des maladies obscures, des sciatiques, que l'on guérit incognito; groupées, elles représentent à peine un rhume d'élite. Lier une artère, fût-ce l'artère iliaque, à un pauvre dans un carrefour, c'est avoir fait beaucoup pour l'humanité, pour sa réputation peu de chose; mais une angine que l'on réussit chez une comtesse rétablit l'équilibre: tout se compense. Le médecin voit d'abord des sujets dans les hôpitaux; puis il fait des visites n'importe où; il examine la maladie quand il débute, il examine le malade quand il a débuté. Dans la première époque, «il n'y a guère à ses yeux que des réputations usurpées; les grands médecins sont des charlatans, le savoir est méconnu; la conscience est un empêchement; il se reproche d'avoir des scrupules.» A-t-il pris position: «Défiez-vous, dit-il incessamment, de ces jeunes gens systématiques, à qui la saignée ne coûte rien, qui vont tranchant à droite et à gauche toutes les questions et tous les membres qui leur tombent sous la main. L'expérience a prévalu, le grand médecin est seul digne d'être appelé.»
Aujourd'hui on ne meurt plus dans les formes, mais d'après la méthode. Il est mort guéri, dit un grand chirurgien de notre époque; ce mot peint tout le chirurgien. Sa passion est de rogner, disséquer, cautériser, et de pousser une opération jusqu'à ses plus extrêmes conséquences; comme il n'a que Dieu pour juge, c'est à lui qu'il présente ses opérés assez bien pansés pour des morts qu'ils sont. Il y a, au contraire, parmi les médecins, une espèce bénigne qui laisse mourir avec le plus grand sang-froid et la plus complète philanthropie.
La consultation réunit d'ordinaire deux médecins rivaux, la jeune et la vieille école. C'est une position délicate: le jeune médecin a seulement voix consultative; le consultant jouit, au contraire, du double vote, et résout les questions que l'autre n'a fait que poser; l'accessoire l'emporte sur le principal. Le jeune médecin mandé le premier prend moins cher, et guérit quelquefois. On a vu de grands médecins enterrer à grands frais leur client. Dernièrement un jeune médecin se trouva en face d'un professeur chez un riche malade; leurs méthodes étaient opposées; le jeune médecin était celui de la maison; l'autre avait pour lui l'autorité d'un grand nom. Le consultant blâma ouvertement le système suivi par son confrère: il fut écouté, le jeune médecin éconduit; on lui demanda son mémoire le même jour. Le malade jouissait encore d'une apparence de santé. «Sachez bien une chose, dit le jeune médecin en remettant son mémoire, c'est que, tout professeur qu'est monsieur, son malade mourra cette nuit.» Le médecin fut repris par la famille: qu'avait donc fait son malade? il était mort. L'art proprement dit consiste à ne prédire qu'à coup sûr, à faire craindre bien plus qu'à faire espérer. Les malades qui viennent de loin mènent toujours loin leur médecin; croire beaucoup aux remèdes est un moyen d'imposer le savoir. Des fièvres quartes ont été guéries par des pains à cacheter. Il n'y a que la médecine qui nous sauve.
Parlons d'abord du médecin en général; il sera temps ensuite de le considérer dans ses divers attributs. On voit le médecin, apôtre prétendu de la seule religion qui existe encore, sans croire précisément à son art, le maintenir à la hauteur de toutes les croyances, et l'asseoir même sur les débris du genre humain. Une société où le médecin existe seul est assurément une société malade. Néanmoins la médecine est impérissable, par la raison éminemment péremptoire qu'il y aura toujours des médecins; que si l'homme sain a besoin de croire à quelque chose, l'homme malade croit à tout aveuglément; et que, de toutes les maladies, la plus invétérée c'est la maladie des médecins. Pénétrer dans la conscience du médecin serait au reste entrer dans une vaste infirmerie où toutes nos passions seraient numérotées, plus celles que le médecin tient en réserve, et qui lui sont personnelles. Ceux d'entre les médecins qui s'élèvent dans les hautes abstractions de l'art, réduisant la médecine à un petit nombre de symptômes, se sont fait de bonne heure une philosophie pratique où ses préjugés trouvent une bonne place. Ceux-ci, en effet, ne sont-ils point des maladies? En général, le médecin cherche son milieu comme les autres hommes. Il faut le voir lorsque, retranché dans un faubourg, il adopte par nécessité les sobriquets bizarres que la foule donne aux maux qui l'affligent; accepter en dernière analyse un vocabulaire complétement hérétique pour ne pas s'aliéner des clients absurdes. Les malades veulent être traités pour les maladies qu'ils se supposent, et par les remèdes qu'ils ont prévus d'avance: de là naissent les coups de sang et les grands échauffements; de même les remèdes ont divers noms, afin que les malades puissent choisir. Par exemple, on administre avec avantage l'extrait de thébaïque à ceux qui redoutent l'opium. C'est ainsi que Paracelse, pour ne point faire appel au mercure, inventa le sublimé. Dans une sphère plus élevée, le médecin crée, au contraire, une foule de maladies, celles qui existent ne suffisant pas aux besoins hyperboliques de ses clients du grand monde. Il possède en outre pour lui-même un code exceptionnel; il n'est point malade comme tout le monde, et les remèdes qui guérissent un client tueraient infailliblement un médecin. Le médecin n'est jamais plus à l'aise que lorsqu'il exerce sur ses propres données, et que la maladie qu'il combat n'a pas été autorisée par l'expérience des siècles, ou prévue par les décrets de la Faculté. Celle-ci évite surtout de consacrer aucune doctrine: ce n'est pas un pouvoir responsable, parce que, peut-être, il y aurait trop de danger à l'être. Les fautes sont personnelles en médecine.
Les philosophes et les médecins eux-mêmes affirment que la médecine use l'âme au profit du corps; en d'autres termes, qu'elle perfectionne le corps en vertu d'un certain épicuréisme philosophique. Au moral le médecin vit beaucoup pour lui-même, il se fait d'ordinaire une religion de son égoïsme; le reste de l'humanité n'existe pas pour lui, attendu que tout le monde n'a pas l'honneur d'être médecin. Cet amour du positif se formule en idolâtrie pour l'argent. Suivez un médecin depuis son entrée dans la carrière pratique: souple d'abord et insinuant, il prendra insensiblement le ton sec, tranchant, d'un homme dont la réputation s'augmente et dont la caisse s'emplit. Bientôt maître de sa clientèle et de son entourage, sa parole sera celle d'un maître; elle coûtera aussi cher que celle d'un procureur. La vie et la mort s'échapperont de ses lèvres selon son bon vouloir; mais il fera plus de cas d'un écu que d'un homme: l'argent sera le point de mire de toutes ses actions.
A cette époque, s'il n'a pas la croix,—et ceci est une grande question pour le médecin, il l'achète ou la fait acheter; si le grand chancelier de la Légion d'honneur le rejette de son Eldorado, il a recours à quelque ordre équivoque qui se rapproche par la couleur de ses insignes du ruban si désiré, non qu'il y tienne comme à une distinction, mais parce qu'il voit un supplément de clientèle au bout d'un ruban. Le médecin n'oublie jamais d'être de quelqu'un ou de quelque chose, le public veut savoir d'où viennent les grands médecins.
Avant même d'être une sommité, un médecin est devenu profondément sensualiste: l'étude et la vue des souffrances, en lui donnant le moyen de les éviter, lui en ont rendu la jouissance plus précieuse; aussi excelle-t-il à user, tempérer ou développer tout ce qu'il est donné à l'homme d'en éprouver. C'est le médecin qui brûle lui-même son moka, qui choisit ses perdreaux truffés chez Chevet; c'est lui qui a inventé la salade d'ananas; la plupart des raffinements culinaires dérivent de la médecine. Quand l'humanité est au plus mal, le médecin nage dans les réjouissances sociales.
Il faut l'avouer aussi, du sein de la médecine surgissent de temps à autre de grandes individualités qui ont nom Dupuytren, ou quelques autres qu'il serait imprudent de citer parce qu'elles existent encore. Quand un médecin parvient à échapper au petit mercantilisme de sa profession et aux soins exclusifs de sa clientèle, disons mieux, à l'individualisme qui nous ronge, il peut tout comme un autre devenir un grand homme. Observons cependant que, même dans son hypothèse, son action a été jusqu'à présent purement individuelle. La médecine manque de ces vues générales qui embrassent tout un peuple, toute une nation. Tout se fait chez nous dans des intérêts de personnes, de famille tout au plus. Un médecin ne comprendra jamais qu'on puisse travailler à perfectionner l'hygiène d'une grande ville, et à réformer les abus qui compromettent la santé de toute une classe d'hommes. Il est vrai que c'est l'affaire 110 des philosophes qui n'entendent rien à la médecine, ou des académiciens qui l'envisagent à un point de vue par trop constitutionnel. Aussi les grandes question d'hygiène et de salubrité publique sont-elles moins avancées chez nous que chez les anciens, généralement dépourvus de grands médecins. Je m'éloigne ici de mon cadre, mais il me semble que je me rapproche de la vérité.
Entrons maintenant dans le monde à la suite du médecin, comme lui, le chapeau à la main, mais avec l'intention perfide d'anatomiser chaque individualité. Sur le premier degré de l'échelle médicale est placé le médecin de cour, personnage multiple.—La cour a plusieurs médecins, l'habit à la française est placé en première ligne dans sa thérapeutique, il ne le quitte point tant que sa clientèle le retient dans le faubourg Saint-Honoré ou dans les riches hôtels de la Chaussée-d'Antin. Tout ce qui peut payer noblement veut être traité de même. Grâce au médecin de cour, l'anecdote de salon pénètre jusqu'au château; il ne dit jamais que la moitié de ce qu'il sait. Sa clientèle de Paris est toujours malade autre part, et on le consulte moins sur les maladies que l'on a que sur celles qu'il a dû guérir ailleurs; un mot de lui contient le bulletin des affections que l'on doit se permettre; ses ordonnances sont des ordres du jour. Quiconque n'est pas médecin de cour l'a été du premier consul, ou espère l'être tôt ou tard d'un dictateur.
Cette distinction se confond fréquemment avec celle du médecin professeur. Aucune existence que nous sachions n'est plus variée, plus complète, que celle du médecin professeur. Faire marcher de front les intérêts de la science et ceux de sa fortune, avoir une clientèle et un auditoire, être obligé de révéler mille secrets au nom de l'art, n'en laisser échapper aucun par égard pour ses clients, avoir sa popularité de professeur et sa renommée de médecin à faire fleurir l'une par l'autre, être profond à la Faculté, léger et superficiel dans un salon: tel est son rôle de tous les jours. Le médecin professeur possède, outre sa chaire, une clinique dans un hôpital; il est au moins chef de service. La douleur lui apparaît sous toutes les faces, hideuse et agonisante sur un grabat, coquette et parée dans le boudoir d'une femme élégante. D'un hôpital, ce purgatoire de la souffrance physique et morale, il passe dans un somptueux hôtel, Éden de la maladie. Cette vie si contrastée de Paris, il la sait tout entière, les tableaux les plus sombres de Ribeira sont à ses yeux une réalité; il connaît également les touches religieuses et mélancoliques de Murillo. Un palais et une léproserie, voilà le monde pour lui. Il est médecin dans son hôpital, sec, dur, brutal par nécessité; il est médecin de bonne compagnie près du lit d'une grande dame. Dans ses salles, le matin, il est roi; dans ses visites du soir, c'est une royauté constitutionnelle tout au plus.
Le grand monde possède encore dans le médecin des eaux une garantie pour ceux qui s'aventurent, sur la foi des sites et des douches sulfureuses, jusque dans le sein des Pyrénées. Le médecin des eaux part avec ses malades dès les premiers jours du mois de juin; il est chargé de procurer des eaux à ses malades, et des malades à ses eaux. Moitié administrateur, moitié savant, il a plus à faire que Moïse au sein du désert. La parole de celui-ci était commode; pourvu que les Hébreux eussent un puits, ils ne s'informaient pas si l'eau était plus ou moins carbonatée. Pour le médecin des eaux, l'analyse chimique le regarde; il est en outre chargé de l'hygiène du local. Les petites brochures se succèdent entre ses mains; il s'agit de prouver que sa fontaine est une piscine, et qu'elle l'emporte sur tous les filtres connus. Des gens ont la témérité de prétendre que cette place est une sinécure. Il est vrai que le gouvernement qui en octroie le brevet donne rarement les connaissances requises pour en faire usage; mais trouver un homme qui soit à la fois physicien, botaniste, géologue, chimiste et voyageur, n'est pas chose facile; on prend un homme politique, et tout est dit. Quand on n'est rien par ses emplois ou par ses titres, on peut encore s'établir homœopathe, phrénologue ou magnétiseur; on ne parvient pas toujours à fonder ainsi une science, mais on fonde une réputation.
Le médecin prosecteur, aide ou professeur d'anatomie, jouit d'une grande importance, aujourd'hui qu'aucun homme ne meurt sans que l'on sache ce qu'il aurait fallu faire pour le guérir.
Dans quelle classe rangerons-nous celui qui se complaît dans les phénomènes de la nature anormale? Sa maison est un musée assez semblable au musée Dupuytren. La Vénus hottentote y donne la main à l'Apollon de Paris; un squelette type, un Quasimodo chevillé en laiton, l'embryon acéphale et le fœtus à trois têtes, Rita et Christina, une deuxième édition des frères Siamois, se rencontrent dans son répertoire. L'espèce humaine est sublime et ridicule sous le scalpel de l'anatomiste: il réunit les deux extrêmes, et il occupe lui-même la région moyenne dans son muséum.
Laissons cet amateur passionné de la nature morte s'ensevelir prématurément dans son ossuaire; occupons-nous du médecin des pauvres. On n'est encore mort qu'à demi quand on a recours au médecin du dispensaire; il donne des soins à ceux qui n'en peuvent attendre que de l'humanité. La philanthropie a ses apôtres pour ne pas dire ses martyrs: escalader des maisons de tous les étages, pénétrer dans des bouges quelconques, prescrire de la limonade citrique à ceux que des pains de quatre livres rétabliraient infailliblement, telle est l'ingrate mission du médecin philanthrope. L'administration doit les choisir jeunes pour les avoir sensibles: à force de s'attendrir, le cœur se pétrifie, le médecin se forme aux dépens de l'être sensitif; l'âme sympathique s'évanouit. Le corps n'apparaît plus que comme une matière plus ou moins organique que l'on traite indifféremment selon telle ou telle méthode: on fait de la médecine; la philanthropie n'est plus qu'une tradition.
Le médecin-affiche existe de compte à demi avec les afficheurs, les distributeurs d'adresses sur la voie publique, qui accostent les passants dans les carrefours, et toute cette nation fauve et avinée dont Robert Macaire est le patriarche. La publicité n'a pas pour le médecin-affiche de formes dégoûtantes: les piéges les plus grossiers sont ceux qui prennent le plus de monde. Il spécule sur un procès: quand la publicité l'emporte sur l'amende, c'est autant de gagné, le réquisitoire est une réclame pour lui. Il aurait fait sa fortune si tout le monde était informé qu'il a été condamné à quelques mois de prison, sans préjudice de ses mérites et qualités individuelles. Il sait ce que la condamnation rend chaque année, et combien il gagne par jour à être en prison. Son exploitation ne se borne point aux limites d'une rue de Paris. Pour peu que son industrie ait prospéré, son hygiène se répand bientôt sur tous les continents. Néanmoins Paris, la ville du monde la plus médicale et la plus éclairée, est encore le paradis terrestre de ce charlatan; c'est là qu'il enterre le plus de clients.
On peut être médecin d'un théâtre sans cesser d'être médecin. Là, on doit constater jusqu'à quel point une toux peut être légale. Le médecin d'un théâtre est un lynx pour les maladies imaginaires. La prima donna déteste le médecin, qui l'oblige de temps à autre à se bien porter: aussi a-t-elle toujours dans ses bonnes grâces un jeune docteur choisi par elle pour plaider la migraine contradictoire.
Le médecin d'une compagnie d'assurance est chargé de constater l'entité physique, la parfaite intégrité corporelle des remplaçants soumis à son examen. Il doit se montrer plus sévère que la loi même, le gouvernement étant plus méticuleux pour un remplaçant que pour un simple soldat. Qu'est-ce que l'homme, physiquement parlant? Demandez à ce médecin. Ceux qu'il accepte peuvent dire avec vérité: «Je suis un homme.» Saint Pierre n'est pas plus difficile sur le choix des âmes que le médecin de recrutement sur l'admission des maréchaux de France. Il y a un médecin pour les vivants, pour les malades; il y a de plus le médecin des morts. Celui-ci n'est appelé que pour s'assurer de la non-existence de ses clients. On éprouve le besoin de vivre pour ne pas recevoir sa visite, car il donne des visas pour l'autre monde; le moindre symptôme d'existence rend son ministère inutile. Les décès, les inhumations, se font par son ordre; enfin on ne meurt pas sans sa permission. Le médecin des morts est gai comme un catafalque, vêtu de noir des pieds à la tête; il existe comme garantie pour les vivants et les morts; les collatéraux lui doivent des remercîments.
Parmi ceux que la Providence veut affliger, elle envoie aux uns une maladie, aux autres un médecin: c'est un trésor inestimable ou un mal sans remède; on guérit d'une maladie, on ne guérit pas d'un médecin. Ayez un médecin pour ami, sinon un ami pour médecin, il aura le courage de vous mettre tout de suite au courant des secrets de l'art, et de ne point vous trouver malade si vous n'êtes qu'indisposé. Il y a des familles où le médecin est héréditaire, et où le même homme guérit, en très-peu de temps, de père en fils une foule de générations.
De nos jours, le médecin doit être ambidextre. Il a perdu de ses préjugés aristocratiques, qui ne lui permettaient pas d'être confondu avec un chirurgien; ou plutôt le chirurgien a acquis ces connaissances internes qui l'élèvent au rang de son confrère: il pratique la percussion. En Angleterre, un médecin laisse mourir un de ses amis frappé d'apoplexie à ses côtés, pour ne pas se déshonorer... en le saignant.
Depuis que les croyances sont affaiblies, le médecin et le notaire semblent avoir hérité de la société. Ce que l'on n'avoue plus au prêtre, la souffrance oblige de le confier au médecin, ou l'intérêt le fait dévoiler au notaire: le médecin est le dépositaire forcé des mystères de l'alcôve, du boudoir, et des affections intimes; confident obligé de toutes les faiblesses, il élève sa profession en sauvant l'honneur des familles; le secret de la confession est devenu le secret de la médecine. Le médecin assiste à la naissance; pendant la vie est-on jamais sûr de pouvoir s'en passer? Aussi, après celui de se bien porter, il n'est pas de plus grand bonheur au monde que d'avoir un bon médecin. – FIN
Date de dernière mise à jour : 07/04/2016
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