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BIBLIOBUS Littérature

Le Maître d'études - Eugène Nyon (1812 – 1870)

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

Il n'est personne, quelque éloigné qu'il soit de la vie de pension, qui ne jette avec plaisir un regard sur cet âge où l'on fait sa joie d'une exemption; où un pensum, une privation de sortie sont des douleurs poignantes et de grands sujets de larmes. Il n'est personne qui ne se prenne à sourire en pensant à la crainte que lui inspirait ce tyran sans pitié, ce despote injuste, ce tigre altéré de punitions, qu'on appelle maître d'études.

Le maître d'études! Pauvre homme! Quel est celui d'entre nous qui, sorti du collége, n'a senti sa commisération s'éveiller en faveur de cet infortuné pédagogue? Qui ne s'est accusé d'injustice en se rappelant les épithètes plus ou moins injurieuses dont il avait gratifié cet argus impitoyable, depuis l'antique dénomination de chien de cour, jusqu'à la moderne expression de pion? Quant à moi, je me sens plein de pitié pour lui, et je plains son sort plus que celui d'un caporal de la garde nationale dans la jouissance de son grade.

Si vous ne comprenez pas d'où peut venir cette grande compassion pour le maître d'études, jetez un regard sur sa vie. La veille, il s'est couché comme les poules,—expression commune, mais juste;—comme le coq, il fera entendre le premier dans la maison son chant matinal: Allons, debout! la cloche a sonné. Le voilà en fonctions; sa journée commence. On se lève, il se lève; on descend, il descend; on se lave, on se brosse, il surveille; le maître d'études est censé avoir fait toutes ces choses avant ses élèves. On entre à l'étude; sa voix glapit le premier Silence de la journée; malheur à qui n'aura pas entendu l'avertissement, malheur à qui dira bonjour à son voisin, ou adieu à son lit tant regretté! L'imprudent élève eût-il parlé bas, n'eût-il fait que remuer les lèvres, le maître d'études l'entendra, il a l'oreille exercée, et mesurera sa vengeance sur l'ennui qu'il doit éprouver jusqu'au soir. Le voilà en chaire!... Ce n'est plus un homme, ce n'est plus un simple mortel, c'est un maître d'études. Gare à vous, jeunes étourdis, oiseaux babillards; gare à vous! Pendant les deux heures qui vont s'écouler il ne fera rien... que vous épier, que vous surveiller, que répéter le sempiternel Silence! accompagné du classique pensum. Voilà comment il passera ses deux heures, et nous ne le plaindrions pas! Deux heures à l'affût, comme un braconnier, pour voir sortir furtivement une parole, pour surprendre un geste! Mais écoutez, la cloche sonne, et quelle influence la cloche n'a-t-elle pas sur la vie du maître d'études? Elle le fait agir, elle le domine. Sonne-t-elle le repas, il faut qu'il ait faim; la récréation, il faut qu'il aille prendre l'air; l'étude, il faut qu'il rentre; le lever, il ne doit plus avoir envie de dormir; le coucher, il faut qu'il se livre au sommeil. Fût-il très-éveillé, eût-il la tête pleine d'idées,—chose rare!—on ne lui laisse que cette alternative: dormir ou se livrer à ses réflexions, car le dernier tintement s'est fait entendre, et toutes les lumières doivent être éteintes.

Esclave d'une cloche, voilà sa destinée! Mais cette fois elle sonne sa liberté. Libre pendant... une heure et demie! Oh! durant ce temps, il est son maître, rien ne le retient, aucun pouvoir ne pèse sur lui, il secoue ses ailes, il prend sa volée. Personne n'est là pour l'empêcher d'aller où bon lui semble; Paris ou la banlieue, Versailles ou Saint-Germain, Corbeil ou Melun, il peut tout visiter, il en a le droit; nul ne s'y oppose... pourvu qu'il ne dépasse pas le temps fixé, pourvu qu'à l'expiration de la bienheureuse heure et demie qu'on lui a donnée pour redevenir un homme, il se retrouve à son poste, ni plus tôt, ni plus tard, à l'heure dite. C'est là de la liberté, de l'indépendance admirable! Cependant, comme le bon sens lui suffit pour comprendre qu'une course lointaine l'entraînerait à un manque d'exactitude, il ne quitte point Paris. Que fait-il alors? Le café lui ouvre ses portes, le journal ses colonnes; il lit la politique du moment et apprend par cœur quelques-unes des réflexions du journaliste, pour s'en servir à l'occasion; ou bien, si le maître d'études tourne à l'obésité, cas exceptionnel, si son médecin lui a ordonné de prendre de l'exercice, malheur à ses jambes! pendant son heure et demie il parcourt toutes les rues de Paris, et fait en sorte de rentrer en nage à la pension; ou bien encore, s'il a dans le cœur un amour heureux ou malheureux, vous vous en apercevez à l'impatience avec laquelle il attend le signal de son indépendance, à la rapidité inconcevable avec laquelle il disparaît dès qu'il est enfin son maître. Il vole aux pieds de son inhumaine plus ou moins apprivoisée; mais le temps, plus cruel que toutes les cruelles, le temps court sans pitié pour lui, et l'heure le surprend au milieu d'une protestation bien tendre ou d'une dispute bien vive, suivant le degré de sa passion. L'amoureux reste coi, s'arrête, balbutie, et remet au lendemain la fin de son dithyrambe ou de sa diatribe, car depuis un instant il n'est plus homme, il est redevenu maître d'études. Le voilà de nouveau trônant dans sa prison scolastique, en attendant qu'il passe de l'étude au réfectoire, du réfectoire à la récréation, de la récréation à l'étude; jusqu'à ce qu'enfin le dortoir vienne lui offrir le sommeil, et l'oubli de la vie régulière et monotone qui doit recommencer le lendemain.

Pour le maître d'études, le proverbe est faux: les jours se suivent et se ressemblent. Ce qu'il a fait hier, il le fera aujourd'hui; ce qu'il fait aujourd'hui, il le fera demain, à moins que le jeudi n'arrive. Oh! ce jour-là il est heureux, dites-vous. N'en croyez rien. Il maudit le jeudi à l'égal des autres jours de la semaine, du dimanche même, quand il est de garde. On lui permet, il est vrai, de se promener pendant trois heures, mais il est tenu en laisse par une longue chaîne d'élèves, chaîne pesante dont il ne peut se débarrasser, qu'il doit traîner pendant toute la promenade et ramener intacte au logis. Chaque quinzaine pourtant revient pour lui un beau jour, un dimanche. Depuis le jeudi qui précède, vous l'entendez parler de son dimanche de sortie. Dieu seul peut savoir la quantité de projets qu'il forme pour ce jour fortuné: l'été, parties de campagne, promenades sur l'eau, glaces à Tortoni; l'hiver, déjeuner copieux, dîner succulent, conquêtes, spectacle; il a tout rêvé. Nous voilà au dimanche tant désiré; il est habillé dès le matin, il ne veut pas perdre une heure de sa journée. Jamais la messe, à laquelle il faut qu'il conduise les enfants, ne lui a paru si longue; il se rend coupable de nombreuses distractions pendant l'office. Fera-t-il beau? pleuvra-t-il? Voilà ce qui l'occupe exclusivement, au risque de scandaliser ses élèves. Enfin il quitte la pension; dès huit heures il bat le pavé: déjeuner, dîner, promenades en liberté, il réalise tout, tout jusqu'au spectacle. Mais au milieu d'une chansonnette d'Achard ou d'une tirade dramatique de Saint-Ernest; mais au moment où le vaudeville dilate les poumons du pauvre maître d'études par ses saillies, où le drame inonde ses lacrymales par ses effets les mieux calculés, il regarde à sa montre... Neuf heures et demie! Adieu, vaudeville! adieu, drame! adieu Achard ou Saint-Ernest! Il faut tout quitter sous peine de coucher à la belle étoile et de perdre sa place. Le règlement de la pension est là: à dix heures les portes sont fermées à triple tour. Il lui faut abandonner le plaisir, chercher à négocier sa contremarque, et venir en courant présenter de nouveau son cou au collier qui doit le serrer, jusqu'à l'expiration de la quinzaine qui va commencer.

En récompense de son exactitude à remplir ses agréables fonctions, le maître d'études est nourri sainement et abondamment (style de prospectus); en outre, couché sur un lit à estrade, chauffé au charbon de terre et éclairé aux quinquets. Il touche une somme mensuelle de 40 ou 50 francs, que, sans pitié pour ses créanciers, il affecte à ses plaisirs de toutes sortes, et qu'il consacre à embellir son existence pendant les deux jours par mois qui lui appartiennent.

Passer ses jours au milieu d'enfants qui l'obsèdent, posé devant eux comme un mannequin habillé dont on se sert pour effrayer les oiseaux dans les jardins; être un instrument à faire faire silence, est-ce là une vie? Le professeur se plaint; mais au moins, lui, il communique son savoir, il travaille en instruisant ses élèves; le répétiteur trouve des jouissances dans les succès de ses disciples; ceux-là agissent, ils ont un but, une pensée; le maître d'études n'a rien de tout cela: sa condition est passive, et si passive, que je m'étonne que les législateurs, en accumulant les peines dans leurs codes, en infligeant la détention, la prison, les galères, n'aient pas admis comme pénalité les fonctions de maître d'études à perpétuité. Je crois qu'il y aurait eu peu de coupables d'une faute passible d'un si cruel châtiment.

Et pourtant il ne manque pas de gens qui ambitionnent une telle place! Pourquoi? C'est que bien des causes peuvent pousser un homme à cette résolution désespérée, à ce suicide moral.

Vainement vous avez tenté d'aborder tous les rivages, vous avez heurté à toutes les portes, vous avez essayé d'entrer dans tous les chemins; vous vous êtes fait tour à tour négociant, administrateur, soldat, chirurgien-dentiste, homme d'affaires, que sais-je? vous n'avez réussi à rien, tout vous a manqué; l'incapacité vous a successivement rendu inabordables tous les rivages, fermé toutes les portes, barré tous les chemins; il ne vous reste plus d'espoir de succès en rien:—vous vous faites maître d'études. Vous avez vu votre jeunesse enrichie tout à coup de biens paternels; sans souci de l'avenir, jouissant du présent, vous avez tout dissipé, fortune, santé, jeunesse. Le désespoir vous saisit, il vous vient des pensées de suicide; au moment de les mettre à exécution, vous hésitez: une idée surgit en votre esprit, et vous dit que, sans se tuer, on peut se faire maître d'études; vous accueillez avec avidité cette pensée salutaire, vous suivez cet instinct conservateur:—vous vous faites maître d'études.

Il en est d'autres que ni l'incapacité ni la détresse ne poussent à cet extrême moyen; la raison seule est leur guide. L'un a quitté sa province pour venir chercher à Paris une condition honorable; il ambitionne l'éloquence de l'avocat, ou la science du médecin; il est pauvre, il est laborieux; il lui faut un état qui le fasse vivre provisoirement et lui permette de se livrer à ses travaux. Que pourrait-il trouver de mieux? Un autre vise droit à la toge du professeur, il ne rêve qu'hermine doctorale, et il se sert de cette position infime de l'Université comme d'un marchepied d'où il s'élancera plus haut. Mais ceux-là font classe à part; pour eux, cette profession n'est pas une voie sans issue, une impasse où doit s'enterrer leur vie; ils ont une pensée qu'ils poursuivent, un but vers lequel ils marchent sans cesse, un avenir enfin.

Cependant chacun de ces hommes apporte au milieu des enfants qu'il doit surveiller un caractère différent. Tous tendent à se relever aux yeux de leurs élèves; mais ils s'y prennent de diverses manières. L'incapable se vante sans cesse; à l'entendre, il était destiné à de grandes choses, et ses malheurs sont le résultat d'un concours de circonstances extraordinaires. Injustice des hommes, caprice de la fortune, fatalité, il vous demandera compte de son avenir perdu, et se gardera bien d'accuser son manque de mérite, qui seul l'a conduit à cette extrémité. Il est apathique, lourd, inerte; il dormira volontiers dans sa chaire, sera sans force devant l'indiscipline, sans colère devant la paresse, et finira par s'avouer vaincu dans la lutte qui s'engage toujours entre l'élève et le maître pour savoir lequel des deux dominera l'autre. Pauvre souffre-douleurs, il est constamment berné par ses élèves et réprimandé par ses chefs. Il sert de point de mire à toutes les espiègleries d'enfants sans pitié. «Je te parie, dit l'un, que je jette ma balle en plein dans le dos à m'sieur.—Je t'en défie, reprend un camarade, et je te parie trois feuilles de papier que non.» Aussitôt la balle est lancée avec force, et atteint juste le but désigné. «Oh! m'sieur! s'écrie l'enfant, je ne l'ai pas fait exprès; c'est chose que je visais, et il s'est dérangé.» Puis il s'en retourne en riant sous cape, et le pauvre homme se contente de cette excuse.

Une fois qu'on l'a éprouvé par une plaisanterie de ce genre, et qu'il a laissé l'insulte impunie, il ne se passe pas un jour qu'il ne pleuve sur lui une quantité prodigieuse de niches. Brosse coupée dans le lit, verre d'eau dans la poche, boulettes de pain sur les lunettes, il supporte tout sans se plaindre. Et ne pensez pas que les élèves lui sachent gré de sa longanimité; au contraire: y a-t-il une révolte, les plus gros dictionnaires, les encriers les plus pesants lancés à la tête, sont pour lui. Je ne vous parle pas du nombre infini de charges que ces Daumier en herbe lithographient sur les murs: toutes ont quelque chose du modèle; mais tantôt il est gratifié d'un nez tuberculeux, tantôt une pipe vient ajouter à l'agrément de sa physionomie, et le tout est embelli par une de ces inscriptions caractéristiques: Oh! c'te balle! ou bien: Oh! ce cadet-là, quel pif qu'il a!

Cet homme, constamment en butte aux railleries et aux reproches, passera dans cinq ou six pensions par an, et traînera ainsi sa misérable existence jusqu'à ce qu'il arrive à une échoppe d'écrivain public, d'où il sortira pour être admis dans un hospice de vieillards, s'il a des protections. Vous le reconnaîtrez facilement à sa mise: rarement il manque à se couvrir d'un habit jadis noir, dont le collet et les manches sont gras à faire honte à un perruquier, et il est bien rare aussi que la forme accidentée de son chapeau jaunâtre ne se marie pas parfaitement avec l'habit. Cette espèce du genre se pare de sa crasse, comme Antisthène de son manteau troué, et se pose en philosophe. Une seule fois par an peut-être le maître d'études se plaint de la vétusté de son ajustement, c'est le jour de la fête du maître de pension: il y a bal, il est invité; mais après avoir vainement retourné son habit dans tous les sens, il se voit forcé de refuser l'invitation et de se retirer au dortoir, où le bruit de la fête le poursuit encore. Il prend sa part du bal en insomnie.

Bien différent de son confrère, le ruiné suit la mode aux dépens de son tailleur et fait des dettes pour n'en pas perdre l'habitude. Sa fortune passée lui sert à se poser devant ses élèves. Son caractère n'est pas égal: il est trop bon, ou trop brutal; il ne punit pas, ou il frappe au risque de blesser. Et si l'on vient à chercher la cause de sa brusque fureur, on la trouve dans les comparaisons que le malheureux a faites tout le jour entre son passé brillant et sa position actuelle.—Celui-là est dangereux, on doit l'éviter avec soin.

Quant aux autres, à ceux que la raison a fait maîtres d'études, ils sont vêtus comme tout le monde, se montrent généralement patients, parce qu'ils ont une espérance, et s'enveloppent de leur dignité à venir devant leurs élèves.—Ceux-là méritent d'être recherchés; ils sont d'un commerce assez agréable, et susceptibles de s'attacher à la maison qui les nourrit.

Mais tous ces maîtres d'études sont vulgaires, ce sont les plébéiens du métier. Foin de pareilles gens! n'en parlons plus. Un seul a des droits à notre admiration; à celui-là tous nos hommages! à celui-là l'attention respectueuse qu'on apporte à l'examen des choses rares! Il est beau, il est grand, il est saint: c'est le maître d'études par vocation! Honneur à lui! nous le répétons, cette espèce est rare, mais elle existe.

Et d'abord, voyez cette figure grave et impassible, ce regard d'aigle, ce maintien composé; écoutez cette voix compassée, monotone, caverneuse. Que de soins ne lui a-t-elle pas coûtés? A combien de travaux ne lui a-t-il pas fallu se livrer pour arriver à cette perfection? A quelles rudes épreuves n'a-t-il pas dû soumettre son gosier pour obtenir cet organe imposant? Et ce maintien! croyez-vous qu'il lui appartienne naturellement? Gardez-vous de tomber dans cette erreur. Comme sa voix, son maintien est le fruit d'études longues et pénibles. Et ce regard d'aigle, et cette figure grave! ne vous y trompez pas, ils ne sont pas non plus dans sa nature; il peut, quand il le veut, avoir des yeux sans expression et une figure insignifiante. Voilà où est le mérite, où est l'art, où est le génie: tout cela est acquis à grand'peine, tout cela est composé par lui.

Grand homme! il entre dans son étude: les clameurs de la récréation cessent tout à coup, les bruits s'apaisent, les chuchotements s'éteignent. Et pour obtenir ce calme si prompt, si instantané, il n'a pas eu un mot à prononcer, pas le plus petit silence à jeter à la foule bruyante, rien; sa présence a suffi. Aussi comme il jouit de l'effet produit! comme il se pose fièrement en chaire! Ce sont là de ses triomphes! il les chérit, il en est glorieux, il en deviendrait fou de bonheur. Amoureux du pouvoir qu'il exerce, sûr de son influence, il se plaît à l'éprouver. Au moment où on s'y attend le moins, il sort, laisse l'étude seule, la chaire vide; il s'éloigne assez pour ne pas être aperçu, mais pas assez pour ne point entendre. C'est alors qu'il ressent ses plaisirs les plus vifs, ses joies les plus enivrantes; même silence à l'étude, pas un mot, pas un chuchotement! Son esprit plane encore dans cette salle qu'il vient de quitter. Il est si heureux en ce moment, que vous lui offririez une fortune, un empire, la papauté, il vous renverrait bien loin en vous disant avec une noble fierté: N'ai-je pas mon étude?

Comme cette salle enfumée lui plaît! c'est son royaume; là il trône, là sa voix est souveraine. Son étude, c'est lui; lui, c'est son étude; il s'identifie avec elle; l'odeur de la classe fait partie de sa vie; car les classes ont cela de particulier, qu'elles ont une odeur à elles, qui leur est propre, et que nulle autre part on ne pourrait retrouver.

Ordinairement celui-là, au milieu des rêves de son enfance, parmi ses ambitions de jeune homme, s'est senti un vague désir d'épaulettes. A trente ans, il est maître d'études: ses rêves sont en partie réalisés, ses ambitions, presque satisfaites. Il a un commandement, de petits soldats qui lui obéissent; il joue au général, il est heureux. Alors son discours est empreint de ses idées premières: il donnera une forme militaire à tous ses ordres. Entend-il la cloche qui annonce la promenade, il dira aussitôt: «A cheval! le boule-selle a sonné!» Veut-il punir un élève, il dira d'un ton sévère: «Aux arrêts! et militairement.» Un autre, un vulgaire se serait contenté du simple mot en retenue. Quelle trivialité! Généralement aussi, en donnant un cachet militaire à toutes ses actions, il n'en exclut pas une propreté méticuleuse; il poursuit avec acharnement un soulier mal ciré, il ne pardonne pas une tache, et, il faut le dire à son honneur, il est bien rare qu'il ne donne pas l'exemple à ses élèves.

Le maître d'études par vocation, à cause de sa rareté, et pour sa scrupuleuse exactitude dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, est avidement recherché par les chefs d'institution. Il le sait, il a la conscience de son génie, la conviction de son importance; et n'est-ce pas naturel? Malheureusement son langage se ressent de la bonne opinion qu'il a de sa personne et tourne souvent à la prétention. Une chose qui le blesse, qui l'irrite, la seule partie de son état qu'il renie, c'est le nom qu'on y attache: maître d'études! quel titre peu sonore! quelle expression dépourvue de noblesse! L'indignation le saisit, à ce mot: aussi quand il écrit en province, gardez-vous de croire qu'il ajoute à son nom cette dénomination qu'il méprise; il signe membre de l'Université de Paris. A la bonne heure! voilà un titre ronflant! voilà une qualité! On peut, on ose la dire; quel effet ne produit-elle pas sur ses parents, sur ses amis du département? Cependant, comme ce titre est trop général, son amour-propre en a inventé d'autres: demandez-lui ce qu'il fait, il vous répondra qu'il est préfet des études et censeur des retenues.

Le maître d'études par vocation a des parties de son caractère qui ne lui sont pas propres, mais qui appartiennent à toute l'espèce. Parmi ces signes distinctifs, le plus distinctif peut-être, c'est la sécheresse de corps. Le maître d'études est communément maigre, ce qu'on peut attribuer, soit à l'impatience continuelle qu'il éprouve, soit à la nourriture saine et abondante dont il se repaît. Sa figure et ses mains osseuses sont, pour me servir de l'expression technique, culottées par le soleil des récréations; et depuis que la révolution de 1830 a proclamé le règne de la moustache, il s'est fait un de ses plus dévoués sujets. Il ajoute cet agrément aux favoris qu'il possédait seuls jadis, et il y tient tant, que l'on peut dire, je crois, avec raison, que «si la moustache était bannie de la terre, on la retrouverait sur la lèvre d'un maître d'études.» Sa tournure est roide et guindée; enfin il a ce je ne sais quoi dans l'ensemble qui le fait deviner sous le costume le plus brillant comme sous l'habit le plus misérable.

Voyez-le dans l'exercice de ses fonctions: sa tête est couverte d'une calotte de drap noir, ou d'une casquette, dont il se sert jusqu'à ce qu'elle le quitte; il est vêtu d'une redingote à la propriétaire, ornée nécessairement de deux poches sur le côté, dans lesquelles il introduit habituellement ses mains. Et son pantalon, presque toujours noir au fond, mais gris en apparence et dépourvu de toute espèce de sous-pieds, fait de vains efforts pour tomber sur une botte ordinairement large, carrée et poudrée.

De même qu'il a adopté un costume pour son métier, il s'est fait un langage de classe qui a passé de l'un à l'autre, et qui, revu, corrigé et augmenté, a fini par composer un formulaire généralement suivi. Ainsi, pour réclamer le silence, il vous dira qu'il veut entendre une mouche voler. Dieu sait quelle quantité prodigieuse d'imitations du fameux quos ego... il a faite pour rappeler à l'ordre. Le premier qui parle... et il s'arrête, sûr de son effet; ou bien: cent vers... et il ne nomme pas celui qu'il veut avertir, de sorte que, grâce à cette réticence adroite, chaque élève voit les redoutables cent vers suspendus sur sa tête.

Quelques-uns, méprisant ce langage traditionnel, cherchent leur effet dans un mutisme complet. A un moment où la dissipation semble vouloir faire irruption dans leur domaine, ils se lèvent tout à coup, descendent gravement de l'estrade, promènent çà et là des regards perçants, et, les mains armées du fatal carnet à punitions, qu'ils appellent ambitieusement le livre rouge, ils attendent. Ainsi posés au milieu de l'étude, sans prononcer une parole, ils inscrivent quelques noms sur le terrible livret. Il est rare que ce manège ne produise pas son effet, et si vous leur en demandez la raison, ils vous répondront orgueilleusement: «C'est seulement par le sang-froid qu'on impose aux masses. Si j'étais chef d'un gouvernement, je ne calmerais pas autrement une émeute populaire.»

Une chose certaine, irrécusable, une de ces vérités qui acquièrent force de lois, c'est que le maître d'études est susceptible au delà de tout ce qu'on peut dire. Que le ciel vous préserve d'une conversation avec un maître d'études! il vous faudra peser toutes vos expressions, veiller à la tournure de vos phrases, épier le sens caché d'un mot, au risque de blesser votre interlocuteur; car sa susceptibilité se tiendra éveillée et vous demandera compte de chaque mot, de chaque phrase, de chaque expression. Et pour preuve écoutez ce fragment de conversation:

«M. Scribe est un ignorant, disait un maître d'études du ton de la plus vive indignation: et penser qu'il y a des gens qui osent appeler cela un homme d'esprit!

—Mais il y en a beaucoup, lui répondit quelqu'un; et il est fort malheureux pour lui que votre opinion soit différente.

—Ce qui veut dire que je suis incapable de le juger, repartit aigrement le maître d'études; je vous comprends bien, mais je m'en soucie fort peu. Jamais je n'appellerai spirituel un homme qui écrit de telles phrases: «On ne peut rien en faire.—Mettez-le dans l'instruction.»

Tenez-vous donc sur vos gardes, moyennant votre attention à ne rien dire qui puisse le choquer, il vous charmera de sa conversation aussi longtemps que vous pourrez le désirer, et cela sans aucune rétribution. Il arrive souvent aussi qu'il se montre dur et hautain envers les domestiques. Doit-on s'en étonner? Dans la hiérarchie d'une pension, le maître d'études a le dernier rang, c'est bien le moins qu'il use de son autorité sur les seuls inférieurs qu'il ait. Il le fait donc largement, en homme qui se dédommage.

Malgré cela, et à cause de ses vertus privées, le maître d'études éveille toutes mes sympathies, je le déclare hautement, et je vois avec plaisir sa position s'améliorer chaque jour, grâce au soin que les chefs d'institution apportent à exclure les incapables du sein de cette classe d'hommes si utiles. Espérons que bientôt ces derniers ne reparaîtront plus qu'à de rares intervalles, et qu'ils s'effaceront même tout à fait pour la plus grande gloire de cette partie recommandable de la société. – FIN

Date de dernière mise à jour : 22/10/2024

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