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- Le Chasseur - Élzéar Blaze (1788-1848)
Le Chasseur - Élzéar Blaze (1788-1848)
(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)
La révolution de 1789 a totalement changé le chasseur en France; il ne ressemble pas plus à celui d'autrefois qu'un épicier millionnaire ne ressemble au duc de Buckingham ou au maréchal de Richelieu. Cela se comprend fort bien: avant cette époque, la chasse était le plaisir d'un petit nombre de privilégiés: la même terre appartenant toujours à la même famille, les fils chassaient dans les bois témoins des exploits de leur père, les bonnes traditions se perpétuaient, la chasse avait sa langue, ses doctrines, ses usages; tout le monde s'y conformait sous peine de s'entendre siffler par les professeurs. L'arme du ridicule, toujours suspendue sur la tête des novices, les faisait trembler, car dans notre bon pays de France ses coups donnent la mort. La chasse alors se présentait aux yeux des profanes comme une science hérissée de secrets: c'était une espèce de franc-maçonnerie où l'on ne passait maître qu'après un long noviciat.
De même qu'aujourd'hui tous nos régiments manœuvrent de la même manière, les chasseurs d'autrefois avaient une méthode uniforme de s'habiller, de courir la bête et de parler métier. Aussi rien ne serait plus facile que de faire le portrait d'un chasseur de ce temps-là. C'était un gentilhomme campagnard en habit galonné, comme on en voit encore dans les bosquets de l'Opéra-Comique, la tête couverte d'une barrette unicorne; il parlait en termes choisis de Malplaquet ou de Fontenoi, de cerfs dix-cors et de sangliers tiers-an, de perdreaux, de lapins et d'aventures galantes. D'un bout de la France à l'autre, dans les rendez-vous de chasse, dans les assemblées au bois on respirait un parfum de vénerie orthodoxe; tout se faisait suivant les règles de l'art, et jamais un mot sentant quelque peu l'hérésie ne venait effaroucher les idées reçues en se glissant dans la conversation. Ces habitudes contractées aux champs ou dans les forêts se conservaient au salon, à la cour, aux ruelles. Sedaine a fort bien caractérisé cette époque en faisant parler ainsi le marquis de Clainville. «Ah! madame, des tours perfides! Nous débusquions les bois de Salveux; voilà nos chiens en défaut. Je soupçonne une traversée; enfin nous ramenons. Je crie à Brevaut que nous en revoyons, il me soutient le contraire; mais je lui dis: Vois donc, la sole pleine, les côtés gros, les pinces rondes et le talon large, il me soutient que c'est une biche bréhaigne, cerf dix-cors s'il en fut.» Voilà le chasseur d'autrefois, la tête pleine de son dictionnaire de vénerie et parlant toujours en termes techniques, même alors qu'il s'adresse aux dames.
Mais comment peindre le chasseur d'aujourd'hui? Il se présente à nous sous tant de formes diverses, suivant le pays qu'il habite, la fortune qu'il possède, le rang qu'il occupe, que, nouveau Protée, il échappe au dessinateur. C'est un kaléidoscope vivant: il nous offre des figures rustiques, élégantes, bizarres, sévères, grotesques, fantastiques; une fois brouillées, vous ne les revoyez plus sans qu'elles aient subi des modifications. Autrefois pour chasser il fallait être grand seigneur; aujourd'hui, qu'il n'existe plus de grands seigneurs, tout le monde chasse. Pour cela il s'agit de pouvoir jeter chaque année la modique somme de 15 francs dans l'océan du budget. Que dis-je? parmi ceux qui courent les plaines un fusil sur l'épaule, on compterait peut-être autant de chasseurs rebelles à la loi du port d'armes que de ceux qui s'y sont soumis.
Vous concevez que ce privilège, réservé jadis à une seule classe, étant envahi aujourd'hui par tous les étages de notre ordre social, a dû changer la physionomie du chasseur. Cet homme n'a plus de caractère qui lui soit propre, il a perdu son unité. Pour le peindre, il faut d'abord le diviser en trois grandes catégories: celle des vrais chasseurs; viennent ensuite les chasseurs épiciers qui tuent tout, et puis les chasseurs fashionables qui ne tuent rien. Chacune de ces divisions se subdivise en plusieurs fractions qui souvent tiennent de l'une et de l'autre, et quelquefois de toutes ensemble.
Dans notre siècle d'argent, l'aristocratie des écus remplace l'aristocratie à créneaux. Les fortunes s'élèvent d'un côté, elles s'abaissent de l'autre, car rien dans ce monde ne restant stationnaire, celles qui n'augmentent pas diminuent. Les uns travaillent et acquièrent, ils achètent des chiens et chassent; les autres restent les bras croisés et ils perdent; voulant se maintenir en équilibre, ils suppriment leurs équipages, et tirant d'un sac deux moutures, ils louent aux épiciers de la ville le droit de chasser. Combien de nobles hommes ne pourrais-je pas citer qui, vivant dans des châteaux à tourelles, ont vendu à leur maçon, à leur couvreur, la permission de tuer des lièvres et des perdreaux. Ceux-ci, ne voulant pas supporter seuls une grande dépense, ont mis la chasse en actions comme une entreprise industrielle; ils se sont adjoint le boulanger, le tailleur, le rentier, le marchand du coin; et une population nouvelle vient, à jour fixe, se ruer sur les terres seigneuriales, étonnées de se voir envahies par des chasseurs roturiers.
Ces associations se forment aujourd'hui dans toutes les classes: les hauts financiers louent des parcs royaux, et se persuadent que leurs chasses ressemblent à celles de Louis XIV; elles n'en sont que l'ignoble caricature. Mais qu'importe? cela donne l'occasion de parler de sa meute en faisant des reports, de mêler ses piqueurs dans les ventes à primes, ses limiers dans celles au comptant, d'avoir toujours en bouche les cerfs, les loups et les sangliers, langage éminemment aristocratique admiré de tous ceux qui l'écoutent. Les boutiquiers louent une ferme et, tranchant du gentilhomme campagnard, ils aquièrent ainsi le droit de dire: «Ma chasse, mon garde, mes perdreaux.» Voyez le progrès des lumières: autrefois on réunissait des capitaux pour faire une opération commerciale, aujourd'hui on s'associe pour dépenser l'argent qu'on a gagné. La permission de courir la plaine et les bois est mise en actions comme une houillère, comme une exploitation de bitume. Ces actions se divisent quelquefois en coupons pour un jour, et peut-être plus tard seront-elles subdivisées en un certain nombre de coups de fusil. Un grand propriétaire, voyant la manie cynégétique de ses contemporains, a eu l'heureuse idée de permettre la chasse, chez lui, moyennant une contribution graduée qui se combine fort bien avec ses intérêts. On paie 5 francs pour courir dans sa plaine, et 10 francs pour entrer dans son parc, ensuite la bagatelle de 20 sous pour chaque coup de fusil que l'on tire. Si la pièce est tuée, on demande au chasseur 50 centimes de plus, que dans l'ivresse du succès il ne peut pas décemment refuser; et puis, s'il veut emporter son gibier, le garde exhibe un nouveau tarif: 10 francs pour un faisan, 5 francs pour un lièvre, 40 sous pour un perdreau, etc. Ce digne homme entend fort bien la spéculation. Cela me rappelle l'histoire d'un usurier qui dit à sa femme: «Un tel va venir, je lui prête 1000 francs; mais, comme je prélève les intérêts composés, voilà 500 francs que tu lui remettras en échange de son billet payable dans deux ans.—Imbécile, répondit-elle, et pourquoi ne les lui prêtes-tu pas pour quatre ans, tu n'aurais rien à débourser?»
Ces actions de chasse changent souvent de maître. Aujourd'hui on est chasseur, demain on ne l'est plus. Pourquoi? direz-vous. Parce que les combinaisons de la banque, le jeu de la bourse ou le commerce des pruneaux ont amené certaines phases imprévues; il faut diminuer les dépenses pour établir une juste compensation: les actions à vendre sont annoncées dans les journaux, cotées comme celles des chemins de fer, on les colporte, elles subissent la hausse et la baisse; à la fin du mois, quand vient le jour fatal de la liquidation, ceux qui perdent les cèdent aux heureux vainqueurs, cela sert à faire l'appoint d'un paiement. L'incertitude où l'on est de conserver longtemps cette chasse louée cause la mort de bien des lièvres. Chacun tue toujours tout ce qu'il peut tuer. «Pourquoi laisserais-je quelque chose à mon successeur?» Voilà ce qu'on se dit, et on imite les commis voyageurs mangeant à table d'hôte: ils se donnent des indigestions pour que le dîner leur coûte moins cher.
Outre les chasseurs propriétaires et les chasseurs locataires, il existe la classe des chasseurs permissionnaires. Ceux-là connaissent beaucoup de monde, ils ont des amis partout, ils se font inviter, et, sans bourse délier, ils prennent leur part d'un plaisir que les autres paient. Ce sont les parasites de la chasse. Ordinairement ils tirent bien, tuent beaucoup, et dînent énormément.
Après ceux-là vient la foule des chasseurs flibustiers, pirates des bois, écumeurs de la plaine; ils rougiraient d'acheter le droit de tuer un perdreau. Ils partent sans savoir où ils iront; connaissant le pays à dix lieues à la ronde, ils évitent les gardes autant qu'ils peuvent le faire. Si par hasard ils sont pris en flagrant délit, cela ne les inquiète point: doués d'un jarret de fer, ils marchent, ils marchent, et défient leurs ennemis de les suivre. Proposez à ces messieurs de prendre une action dans votre chasse, ils vous riront au nez. Un d'eux me disait: «Si je chassais sur mes terres, je n'aurais pas la moitié du plaisir que j'éprouve chez le voisin. La crainte du garde me fouette le sang, il me faut des émotions, et pour en avoir davantage, il est probable que l'année prochaine je ne prendrai point de port d'armes; alors il faudra que j'évite le garde particulier, le garde champêtre et la gendarmerie. Ce sera beaucoup plus amusant.»
Pain qu'on dérobe et qu'on mange en cachette
Vaut mieux que pain qu'on cuit ou qu'on achète.
Ces chasseurs flibustiers ont assez beau jeu les jours d'ouverture. Dans chaque village il existe une certaine quantité de pièces de terre appartenant à des paysans qui permettent au premier venu d'y chasser. Pendant que les actionnaires de la chasse voisine font feu de tribord et de bâbord, le gibier épouvanté se réfugie dans les luzernes, dans les betteraves, situées près des habitations, et la récolte des flibustiers est quelquefois assez bonne. Si le garde et ses maîtres s'éloignent, eux se rapprochent, ils accourent dans les champs qu'on vient de quitter; et souvent leur glanage vaut mieux que la moisson des autres. J'en connais qui ont un gamin en sentinelle avancée pour les prévenir du retour du garde; j'en connais d'autres qui portent une lunette dans leur carnassière, et de temps en temps ils s'assurent que l'ennemi ne vient pas les surprendre. J'en ai vu qui portaient une blouse blanche en dedans, bleue en dehors; le garde poursuit un chasseur bleu, celui-ci marche vers le bois, là comme derrière une coulisse, il change de costume en retournant sa blouse, et quand le garde arrive il paraît vêtu de blanc avec son fusil en bandoulière, désarmé, dans une position inoffensive. «Ah parbleu! dit-il, si vous courez après ce chasseur bleu qui vient de passer, vous l'attraperez bientôt, il a l'air fatigué: doublez le pas, il sera pris.» Ces flibustiers savent le nombre et le signalement des actionnaires, le lieu et l'heure de leur déjeuner, et comme tous les gardes possibles sont d'une exactitude remarquable à se trouver là où l'on mange, ils ont, pendant une heure, la facilité de tailler en plein drap. Quelquefois ils tirent au sort à qui fera marcher le garde; pendant que l'un d'eux opère une utile diversion en se laissant poursuivre, les autres attaquant du côté opposé tuent tout ce qu'ils rencontrent. Voilà de la stratégie cynégétique.
Dans les environs de Paris, toutes les propriétés sont gardées, quant à la chasse; du moment que vous êtes sorti d'un rayon de vingt lieues, vous rencontrez des plaines que tout le monde peut traverser le fusil à la main. Elles sont exploitées par les chasseurs voyageurs. Pendant le mois de septembre, montez le samedi dans une diligence de Chartres, d'Orléans, de Sens, etc., vous vous trouverez avec quinze chasseurs; l'impériale sera remplie par quinze chiens qui se battront, ou qui du moins grogneront pendant le voyage. Ces chasseurs nomades, qui partent de Paris le soir, arriveront dans une plaine quelconque le dimanche matin, ils tireront des coups de fusil toute la journée, et puis ils repartiront pour être de retour le lundi à l'ouverture de leur bureau. Les employés des ministères, les clercs d'avoué, de notaire, d'huissier, sont essentiellement chasseurs nomades. Quelque temps qu'il fasse ils ont besoin de partir le samedi, et ils partent. La chasse est une passion qu'il faut satisfaire à tout prix. Florent Chrestien, précepteur de Henri IV, dans sa traduction d'Oppien, exprime cette pensée dans ces deux vers aussi harmonieux qu'élégants;
Car la chasse est coquine, en sorte que quiconques
L'a goustée une fois ne s'en lassera onques.
Il est certain que les fashionables du jokey's-club, l'honnête rentier du Marais, l'entrepreneur de charpente, le bottier de la rue Vivienne, l'avocat stagiaire, le commis, le clerc d'avoué, ne peuvent pas avoir les mêmes mœurs, le même costume, le même langage. Tous ils sont chasseurs, c'est vrai; mais, chez eux, désirs, habitudes, projets, discours, costume, tout est différent. Le fashionable veut qu'on le croie bon chasseur, et ne s'occupe nullement de le devenir. C'est tout le contraire d'Aristide, dont je ne sais plus quel Grec disait: «Il veut être juste et non le paraître.» Ce beau monsieur ne va point à la chasse pour s'amuser, mais pour pouvoir dire demain: «Je reviens de la chasse.» Si chemin faisant il rencontre une belle dame, il la suivra: qu'a-t-il besoin de courir après les perdreaux, n'est-il pas sûr d'en trouver au retour chez Chevet? L'essentiel pour lui est de partir pour la chasse; dès lors il a conquis le droit de faire des histoires à son retour, et d'envoyer des bourriches de gibier dans vingt maisons différentes.
Le fashionable n'a point le temps de devenir chasseur: si Diane est ennemie de l'amour, l'amour est ennemi de Diane. Ce monsieur-là étant toujours amoureux ne peut pas gaspiller son intelligence à méditer sur les ruses du gibier, il préfère vaincre celles des dames. Mais, comme la chasse est un plaisir où il faut déployer de l'adresse, de la force, et quelquefois du courage, le fashionable veut passer pour chasseur, car il désire que les dames le croient brave, adroit et fort. S'il est riche il ne manque pas d'acheter un nouveau fusil chaque fois qu'un armurier découvre un nouveau système: et comme ces prétendues découvertes arrivent souvent, notre homme est à la tête d'un arsenal formidable. Il espère qu'enfin il trouvera une arme dont les coups seront certains. Tous ces fusils divers sont là pour deux choses: d'abord ils prouvent la richesse de l'homme, et à Paris c'est une grande affaire, ensuite ils servent à sauver l'amour-propre du chasseur. Lorsqu'il manque, ce qui se voit très-souvent, il a son excuse prête: «C'est un fusil nouveau, je n'en ai pas l'habitude. Si j'avais su, je ne l'aurais point apporté.»
Le fashionable se couche fort tard, et le 1er septembre il ne peut parvenir à se lever matin; il est neuf heures sonnées lorsqu'il sort tout frais des mains de son valet de chambre. Notre dandy, brossé, ciré, pincé, luisant, les mains couvertes de gants beurre frais, s'élance dans son tilbury attelé d'un superbe cheval qui brûle de fendre l'air. Il lâche les guides, on part: à peine si le groom, aussi bizarrement accoutré que le maître, a eu le temps de grimper sans être broyé par la roue. Qu'importe un groom de plus ou de moins? Il fallait partir au galop; on avait aperçu deux dames aux fenêtres, il était nécessaire de se poser, de se faire voir emporté par un cheval indomptable. Qui sait? peut-être cette émotion produite aujourd'hui rapportera-t-elle demain quelque chose?
Il arrive, et déjà la chasse du matin est terminée; de toutes parts on se dirige vers l'auberge isolée où le déjeuner se prépare. Le fashionable trouve l'idée ingénieuse; il a faim; il chassera plus tard. Quel est cet homme déguenillé qu'il rencontre en mettant pied à terre? Ses guêtres rapiécetées sont retenues par des ficelles en guise de boucles; son pantalon, sa blouse, ont perdu leur couleur primitive: il est armé d'un vieux fusil lourd; sa carnassière semble tomber en lambeaux, et le baudrier qui la retient paraît être fait avec de l'amadou. Cet homme est un chasseur. En le voyant côte à côte avec le fashionable, on dirait qu'il s'est placé là pour faire antithèse. Tous les deux sont contents de leur rôle. «J'en paraîtrai plus beau par l'effet du contraste, dit l'un.—J'aurai l'air meilleur chasseur à côté de ce freluquet,» dit l'autre.
Si vous alliez croire que cet homme déguenillé, ce mendiant armé d'un fusil est un pauvre diable ainsi vêtu parce que son tailleur refuse de lui faire crédit, vous seriez dans une erreur grave. Ce chasseur est le propriétaire du château que vous apercevez au bout de la plaine; il a des mines de charbon, des filatures de laine, des hauts fourneaux, et même il galvanise le fer. Il a lu le Chasseur au chien d'arrêt, le Chasseur au chien courant, l'Almanach des chasseurs, et comme dans ces trois ouvrages l'auteur tombe à bras raccourci sur les fashionables, qui mettent le même luxe à leur costume de chasse qu'à leurs habits de bal, il a donné dans l'excès contraire. Il professe le plus souverain mépris pour un homme armé d'un fusil brillant, vêtu d'une blouse propre. Une carnassière neuve lui fait horreur; celle qu'il acheta il l'a changée contre la vieille qu'il porte; pendant vingt ans elle a voyagé sur les épaules d'un garde, et de nobles traces indiquent le gibier de toute espèce qu'elle a contenu. Ceux qui ne connaissent point ce vieux chasseur novice disent en le voyant passer: «Voilà un gaillard qui en tue plus lui seul que tous les autres ensemble.» Ces propos l'amusent, le rendent fier, et lui réjouissent l'âme. Sa manie est qu'on le croie chasseur adroit, chasseur expérimenté, dur à la fatigue; il veut se donner un air braconnier comme tel jeune homme de votre connaissance espère qu'on va le prendre pour un mauvais sujet dès qu'il porte des moustaches, et du moment qu'il parvient à fumer un cigare sans avoir mal au cœur.
Ces deux chasseurs tiennent le haut et le bas de l'échelle: opposés quant au costume, ils se ressemblent par leur maladresse et par leur ignorance. Autour d'eux viennent se grouper une infinité d'amateurs ne différant les uns des autres que par de légères demi-teintes. Peu à peu, en abandonnant les extrémités de chaque bout, vous arrivez au centre, et c'est là que vous trouvez le vrai chasseur. Dans une réunion de vingt personnes portant le fusil ou la trompe, à peine si vous rencontrerez un homme méritant ce titre glorieux; presque tous tiendront plus ou moins du chasseur fashionable ou du chasseur épicier; presque tous auront une tendance vers le dandysme ou vers le braconnage. Vous reconnaîtrez facilement le vrai chasseur à sa figure basanée, à son costume classique, à sa manière aisée de porter le fusil, à l'obéissance de son chien. Il est bien vêtu, proprement mais sans élégance: la blouse en toile bleue, les bonnes guêtres de peau, remplacent chez lui l'habit-veste à boutons d'or et les bottes vernies ou les guenilles grisâtres recousues avec du fil blanc.
Il ne change pas d'arme chaque année, il n'essaie point tous les perfectionnements nouveaux. Content de son fusil, pourquoi donc en prendrait-il un autre?
«Qui n'a jouissance qu'en la jouissance, qui ne gaigne que du hault poinct, qui n'aime la chasse qu'en la prinse, il ne luy appartient pas de se mesler à nostre eschole;» dit Montaigne. Le vrai chasseur chasse pour le plaisir de chasser, pour combattre des ruses par d'autres ruses. Il jouit en voyant manœuvrer ses chiens; plus il rencontre de difficultés, plus il est satisfait. S'il chasse en plaine, il n'apprécie que les coups tirés de loin; s'il chasse au bois, il revient content lorsque le lièvre a tenu toute une journée devant sa meute. Il aime le combat plus pour le combat que pour la victoire et le butin; il ne veut pas tuer dix lièvres, mais un lièvre: il rougirait de passer pour un boucher.
Le Roy Modus, Gaston Phœbus et tous les anciens auteurs cynégétiques ont recommandé la chasse comme un excellent moyen d'éviter l'oisiveté, qu'ils nomment le péchié d'oyseuse; ils veulent qu'on marche, qu'on se fatigue pour gagner de l'appétit et pour conserver la santé; mais ils traitent d'infâmes les destructeurs de gibier. Un vrai chasseur ressemble au gastronome professeur qui goûte tous les mets, et se lève de table avec une légère envie de continuer. S'il chasse, c'est pour déployer l'activité de ses jambes, les ressources de son génie, l'adresse de ses bras, la justesse de son coup d'œil; non qu'il dédaigne le perdreau rôti, le civet de lièvre, la caille au gratin, la gigue de chevreuil, le salmis de bécassines; bien au contraire, il s'honore du titre de gastronome, car le vrai chasseur est un homme d'esprit, s'il n'était pas gourmand, ce serait une anomalie, comme c'est une exception de rencontrer un gourmand qui soit un sot. Appréciant les choses à leur valeur, une fois le gibier tué, il le mange, mais ce n'est pas pour manger qu'il chasse. Arioste dit: «Le chasseur n'estime pas le lièvre qu'il vient de prendre.» Il se trompe évidemment. On pourrait lui répéter ce que lui dit un jour le cardinal Hippolyte d'Est: «Maître Louis, où donc avez-vous pris tant de... niaiseries?»
Le chasseur épicier chasse bien un peu pour le plaisir de chasser, mais il faut que la valeur des pièces tuées vienne établir une espèce de compensation pour le temps qu'il perd, la poudre qu'il brûle et les souliers qu'il use. Un lièvre galopant dans les bois n'est autre chose pour lui qu'une pièce de cent sous marchant sur quatre pattes. N'espérez de lui aucun ménagement; s'il pouvait tuer mille perdreaux, certainement il les enverrait à la Halle. Si vous lui parlez de conserver, de penser à l'année prochaine, au lendemain, il ne vous comprendra pas, ou bien il vous répondra comme Figaro: «Qui sait si le monde durera encore trois semaines.» S'il est chasseur épicier flibustier, sa dépense n'étant pas bien grande, il se contentera de peu de chose; mais s'il change ce dernier titre en celui d'actionnaire, s'il a payé pour s'amuser, oh! alors, le démon de l'avarice, le démon de la cupidité se joignant au démon de la chasse, vont tellement bouleverser le cœur et la tête de ce pauvre diable, qu'il sera toute la journée dans le plus violent état d'exaltation fébrile, de surexcitation nerveuse.
Le jour de l'ouverture, le gibier subit une hausse de cent pour cent: plus on en tue, plus on en vend. L'homme qui, dès le matin, a quitté sa maison avant l'aurore, rentrant le soir éreinté, affamé, ne peut pas décemment revenir les mains vides; on lui dirait en ricanant: «Il valait bien la peine de se lever si matin!» Or, tout chasseur qui ce jour-là possède 5 francs rapporte dans son ménage au moins deux perdreaux; il a tué quelques moineaux sur les ormes des boulevards extérieurs, il les présente comme accessoires; il a tué deux pigeons bisets, il les décore du titre de ramiers. Oh! s'il avait rencontré quelque petit cochon noir, avec quel plaisir il offrirait à son épouse un beau marcassin! Il faut bien des perdreaux pour lester les carnassières de tous ces braves gens: aussi les aubergistes des barrières qui font le commerce du gibier gagnent autant sur les lièvres et les perdreaux que sur l'eau transformée en vin. Ils sont les entreposeurs des braconniers; lorsque le beau monsieur en tilbury se présentera, un petit gamin ira lui dire à l'oreille: «J'ai deux lièvres, trois faisans, dix perdreaux à vous offrir; c'est ça qui figurerait bien sur le garde-crotte.» Soyez certain que les cordons de la bourse ne tiendront pas contre une si belle proposition; car Chevet est excellent pour le lendemain, quand il s'agira de faire des envois aux dames; mais en arrivant il est essentiel de pouvoir montrer quelque chose.
J'oubliais le chasseur théoricien. C'est une espèce à part; celui-là ne fait point de mal au gibier, car il ne chasse jamais. Cependant il a chassé jadis et se propose de chasser un jour; en attendant, il parle chasse toute la journée. Médecin, avocat, notaire, courtier de commerce, commissaire-priseur, il préfère Du Fouilloux à Hippocrate, Salnove à Barthole, D'Yauville à Barême. Si vous entamez le chapitre des armes à feu il vous détaillera tous les systèmes; chaque année, en voyant les perfectionnements nouveaux, il se félicite de n'avoir point encore acheté de fusil. Le chasseur théoricien vous dira le jour fixe où commence le passage des cailles, des canards, des bécassines; si vous tuez un de ces oiseaux avant l'heure prédite, gardez le secret, vous lui feriez un notable chagrin. Mais c'est surtout en fait de législation qu'il brille; pour empêcher le braconnage il a trente projets de loi dans sa poche; méfiez-vous de lui s'il aborde cette matière, il va vous lire tout son répertoire. J'y fus pris un jour, moi qui vous parle; mais après avoir essuyé la première bordée, j'interrompis mon homme: «Tous les chasseurs sont jaloux, lui dis-je; la pièce de gibier qu'ils ne tuent pas est un vol qu'on leur fait: demandez-leur une loi, ils l'auront bientôt rédigée; la voici:
«Article unique. La chasse est défendue à tout le monde, excepté à..... (mettre ici le nom du législateur).» – FIN
Date de dernière mise à jour : 22/10/2024
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