BIBLIOBUS Littérature

La fille d'affaires

J.-H. Rosny aîné

 

1925

 

 

PREMIÈRE PARTIE

I

Le vicomte Guillaume de Rocheverne dépouillait sa correspondance avec cette fureur qu’il transportait dans le plaisir, dans le travail, dans l’amour même… Parce qu’elle remontait à son enfance, il savait la juguler ; elle piaffait, elle écumait, mais ne démarrait que lorsqu’il le voulait bien : seulement, elle lui dévorait les entrailles et lui congestionnait le cerveau…

— Crétin ! Crétin ! Crétin ! grogna-t-il en rejetant une épaisse missive bleue.

À ce gentilhomme aux mains rudes, aux joues larges, dont les yeux scintillaient dans la pénombre, la nature avait départi une poitrine profonde, une stature de cent-garde et une vaine force musculaire.

Il boitait, ayant reçu un éclat d’obus dans la cuisse.

Bientôt, il repoussa les lettres et jeta un regard vers sa fille. Elle éprouvait une compassion impuissante pour ce solide organisme qui semblait si bien fait pour vaincre et qui perdait constamment la bataille.

Un homme du Midi eût donné seize ou dix-sept ans à Denise de Rocheverne ; un homme du Nord deux ou trois ans de plus. Elle croissait encore, étant d’une race faite pour les longues évolutions. Sa crinière, fauve comme le pelage des couguars, le feu turquin de ses yeux et l’éclat rouge de ses lèvres dénonçaient des énergies vives, mal dissimulées par le charme et la grâce.

Elle savait presque tout de son père, tandis qu’il la connaissait fort mal. C’est une vieille histoire humaine : les adultes sont à la merci de l’observation des enfants. Comme tant de pères, Guillaume regardait « au-dessus » de la petite et ne percevait pas des regards ambigus, qui détaillaient ses gestes et ses actes ; moins encore soupçonnait-il les retentissements de sa parole dans la jeune âme. Il savait, du moins, qu’elle était sûre, qu’elle ne lâchait pas plus facilement un secret que les bouledogues ne lâchent un os.

— Il y a trop d’imbéciles dans le monde ! fit-il en passant sa main sur la chevelure admirable de Denise.

Qu’elle eût voulu le conseiller ! Mais auprès des siens, il avait un sens antique de l’autorité ; il n’écoutait jamais sa femme et les idées de Denise n’existaient point pour lui.

— Monsieur, vint dire une femme de chambre, c’est M. Goulard.

Porté sur des pattes de tamanoir, le buste cylindrique, pas de cou, l’arrière du crâne tout plat et un visage où dominaient les mâchoires, M. Goulard ne livrait jamais complètement le regard d’un œil aussi bleu que l’aile des paons.

Le père de Goulard avait labouré des terres qui, jadis, appartenaient aux Rocheverne.

Guillaume demandait souvent des conseils à cet homme, mais d’inexplicables entraînements l’empêchaient presque toujours de suivre ces conseils. Après quelques préliminaires, il montra au visiteur une lettre importune.

Goulard la parcourut avec minutie.

— Monsieur le vicomte, je vous avais déconseillé cette affaire ! remarqua-t-il.

Maquignon devenu grand marchand de chevaux, de bœufs, de cuirs et de conserves, en un tournemain Pierre Goulard débrouillait une combinaison. Il était audacieux avec prudence, riche de flair, prompt dans ses manœuvres, un rude self made man, déjà multimillionnaire.

À l’autre bout du bureau, Denise les épiait. Guillaume semblait ignorer sa présence, mais l’autre pressentait en elle un esprit plus lucide que celui de son père.

— Pourtant, dit le vicomte, d’une voix qu’il « sombrait » pour diluer son irritation, l’affaire semblait bonne.

— Pas à moi, dit Soulard avec flegme. On pouvait pourtant s’y tromper.

Il souriait, avec une certitude placide et agaçante.

— Alors, que faire ?

— Je ne sais si je dois vous répondre, monsieur le vicomte.

— Pourquoi ?

— Dans un cas comme celui-là, tout conseil est dangereux. Je dirai seulement que moi, Goulard, je liquiderais.

— C’est perdre deux cent mille francs.

— Mieux que d’en perdre quatre cent mille !

— Un revirement ne peut-il se produire ?

— Si ! Mais c’est improbable…

Rocheverne et Goulard confièrent un moment leurs pensées à la fumée de leurs cigarettes.

— Et les cuirs ? demanda le vicomte.

— Je crois qu’ils se maintiendront.

— Je ne gagne que s’ils montent.

— Ils peuvent monter… J’en doute.

Rocheverne jura à mi-voix et le sang lui rougit jusqu’aux oreilles. Puis, d’un ton grognon :

— Il me faut du temps.

— Le temps coûte cher ! Il n’a même jamais coûté aussi cher.

— Goulard, j’ai besoin de vos conseils.

— Monsieur le vicomte, ils ne vous ont jamais manqué, mais…

— Je les ai mal suivis ! J’ai eu tort… Enfin, du temps !

— Pourquoi ?

— Parce que, contre votre avis, je crois que tout remontera si je puis attendre.

— Je remarque que vous n’êtes, pas plus qu’auparavant, disposé à suivre mes conseils…

— Pouvez-vous me faire prêter cinquante mille francs ?

— Je puis vous les prêter moi-même. Mon devoir serait de vous les refuser !

— Ne me les refusez pas !

— Soit ! dit Goulard. Mais je crois loyal de vous avertir que je ne récidiverai pas, dans votre intérêt.

Il sortit d’un portefeuille assez miteux un carnet de chèques et souscrivit immédiatement la somme demandée.

— J’espère ne vous avoir pas rendu un trop mauvais service ! dit-il d’un ton maussade.

Car il n’aimait pas à être généreux, et, dans l’espèce, il estimait l’être follement.

— Goulard ! je n’oublierai jamais ! fit le vicomte dont la main trembla en s’emparant du chèque. Et dès que je pourrai…

— Dès que vous pourrez, oui ! fit l’autre d’un ton indéfinissable. En attendant, si vous voulez bien, faites un effet… qui sera renouvelé, cela va sans dire !

Tandis que le vicomte libellait l’effet, Pierre Goulard tournait furtivement les yeux vers la fille aux cheveux fauves. Elle écoutait, avide, sentant sur elle le planement des oiseaux sinistres.

Coulard tira sa montre :

— Avez-vous encore quelque chose à me dire ?

— Non ! fit le vicomte, impatient de voir partir l’homme qui venait de lui donner l’immense espérance du délai.

Goulard serra la main de Guillaume et salua craintivement Denise : elle l’étonnait et le séduisait ; devant elle, il se sentait redevenir un maquignon épais et négligeable, tandis que Rocheverne ne lui inspirait plus qu’une pitié dédaigneuse.

Quand l’homme fut sorti, Guillaume rôda quelque temps entre les murailles, d’une allure sauvage et désespérée ; les menaces affluèrent, qui remplissaient toute l’étendue, et il jurait à mi-voix, en piétinant. Par une réaction brusque, il se mit à rire : l’espoir entrait subitement à pleines voiles, cet espoir énorme et brumeux qui avait disloqué son existence :

— Le succès est au bout ! s’affirma-t-il à voix haute.

Voyant alors Denise, pensive et lumineuse, il se dit : « Je veux qu’elle soit riche… riche ! » Car il l’aimait farouchement, dans les moments où il n’était pas trop occupé de son propre sort.

Depuis huit ans, il essayait de rétablir, par des « affaires », une fortune que ses passions avaient écornée. Malgré la guerre, les spéculations avaient été pires que les femmes. Successivement, les sucres, les alcools, les cafés rongèrent ses capitaux anémiés, cependant que Mme de Rocheverne le laissait disposer à sa guise des fonds de la communauté. Faible, imprévoyante et optimiste, elle croyait que tout s’arrange, et, comme il ne lui faisait point part de ses mécomptes, elle ignorait à peu près que la barque sillait parmi les récifs.

Au rebours, Denise, sachant tout aussi bien que lui-même, attendait les nimbus noirs, la tempête et la foudre. Mu par une confiance obscure, Guillaume ne se cachait pas de sa fille : il avait éprouvé qu’elle ne le trahirait point et, dans les moments terribles, il laissait éclater devant elle ses colères et ses désespoirs.

Étrangement lucide, elle écoutait, elle comblait les vides des confidences et, deux ou trois fois, elle avait tenté des conseils. Il n’écoutait point, dédaigneux de tout ce qui, hors la séduction sexuelle, émane de la femme. D’ailleurs, les instincts de cet homme étaient irréductibles, le quinquagénaire demeurait identique à l’adolescent : la vie n’apprend rien à ces êtres-là ; leurs actes se répètent désespérément, à peine variés par les circonstances. Pendant trois ans, la guerre avait tranché dans son destin, puis, des blessures le rejetant à l’arrière, il avait repris son œuvre de démolition, et il rendait inutiles, par des manœuvres forcenées ou maladroites, les chances qui s’accumulaient autour de lui.

— Il faut la veine !… la veine ! grondait-il, en continuant sa rôderie… Et je sens qu’elle va venir !

Le croyait-il ? Il le savait moins que l’écouteuse, car, dans son âme en tumulte, les idées se transposaient sans relâche… Elle le contemplait comme elle eût contemplé un torrent, sûre que rien n’arrêterait sa course furibonde…

— Tu seras riche ! Je veux que tu sois riche ! cria-t-il dans un soudain élan de tendresse.

Pendant qu’il la saisissait dans ses bras musculeux, qu’il la pressait contre sa poitrine et l’embrassait violemment sur les cheveux, elle concevait que tout en lui était semblable à cette inefficace étreinte.

II

Elle n’eut qu’à franchir le couloir pour pénétrer dans une autre vie – aussi falote, mais douce, confiante et approximativement heureuse. On eût presque pu dire de ce salon :

Là tout est ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté !

Mme Solange de Rocheverne avait le sens charmant de l’ameublement et du confort. Enveloppée de nuances calmantes, elle aimait rêver dans ces fauteuils qui épousent tendrement la forme humaine, et, sûre que « tout s’arrange » sous les étoiles, nul événement ne l’incitait à des inquiétudes virulentes.

N’avait-elle pas eu constamment raison, puisque, par sa seule sérénité, les hasards néfastes et les circonstances cruelles l’épargnaient depuis sa naissance. La guerre lui laissait son fils ; elle ne percevait de sa fille que les aspects consolants ; elle n’avait souvenir d’aucune perte douloureuse, son père étant mort avant qu’elle eût l’âge où les petites filles peuvent souffrir, et sa mère menait non loin d’elle une vieillesse pleine de sève…

Denise trouva des visiteurs et des visiteuses, tous magnifiquement inutiles, parmi lesquels elle eut confusément l’impression d’être un animal redoutable. La vie qui émanait d’elle, jointe à ses grâces, la rendait très séduisante pour les hommes de tout âge. Plusieurs, ignorant que Rocheverne avait délabré la fortune de la communauté, étaient prêts à l’aimer, mais un seul l’aimait positivement et, par les soirs trop beaux, elle en était émue, sans perdre la maîtrise de sa personne.

Près d’une baie, Denise aperçut le visage subtil de Jacques Vérone, la flamme indécise des yeux, tantôt améthyste et tantôt scabieuse, un teint blond sous des cheveux de fellah, l’air sincère et beaucoup de grâce… Elle avait pour lui un goût indulgent qui ne demandait qu’à devenir de l’amour, mais, en garde contre elle-même et contre lui, elle tenait le caveçon. Si les énergies natives étaient avec elle, Jacques représentait, par ses ascendants, la plus sûre puissance sociale.

Non loin, un quinquagénaire surnourri, visage groseille, iris d’or et lèvres luxurieuses, regardait venir la jeune fille. Il ne réprimait pas le goût ardent qu’il avait d’elle, il le laissait croître librement, avec prédilection.

Trop jeune pour bien comprendre, elle percevait pourtant, indignée et flattée, le trouble magnétisme de cet homme.

— Je cherchais le caractère exact de votre beauté ! dit-il, lorsqu’elle fut proche… J’ai trouvé ! Et je ne m’étonne plus qu’elle soit unique… Elle est faite à la fois de l’allure hardie des nymphes de Diane et de la grâce des nymphes d’Aphrodite.

Il riait à mi-voix, sournoisement, d’un rire qui lui ressemblait.

— Je ne vous savais pas si mythologique ! dit-elle, en rougissant un peu.

— Qui donc n’est pas mythologique ?

— Nous ne le sommes plus, fit-elle froidement.

Arsène Picquerol se plut à la parcourir des pieds à la tête, sans voir que Jacques pâlissait de rage.

Le jeune homme sourit pauvrement lorsqu’elle vint auprès de lui.

— Ce vieillard est dégoûtant ! chuchota-t-il.

— Pourquoi ? il n’est pas à la page, voilà tout.

— Oh ! je ne parle pas de ses paroles…

— Alors ?

Jacques, irrité, oubliait d’être timide.

— Cette manière de vous examiner !… Un maquignon…

— Je ne vous comprends pas…

Il se troubla ; n’osant s’expliquer, il bégayait :

— C’est une brute !

Le trouble des longs yeux aux cils de gazelle avait de l’attrait pour Denise.

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Ah ! vous le savez bien.

— C’est possible, mais il ne me plaît pas de deviner.

Les forces obscures chassèrent la timidité ; il murmura avec une tendre colère :

— Je ne veux pas qu’on vous regarde ainsi…

— Parce que ?

— Parce que je vous aime.

— C’est une raison.

Le cœur de Denise palpite doucement, elle voit passer à la cantonade ce que le farouche instinct du bonheur promet aux créatures éphémères. Jacques devient le compagnon des terres inconnues, des jardins de la genèse ; c’est une minute de victoire et si l’amour n’est point encore en elle, du moins est-ce son étincelante image. Elle se tait, le souffle court, assaillie par l’émotion, puis, avec un sourire :

— Je crains que vous ne vous trompiez ! dit-elle.

Il la contemple, tout tremblant, avec une ferveur pathétique :

— Ne parlez pas ainsi ! Vous ne pouvez pas savoir ! Ah ! Denise, ce que ma vie est devenue ! C’est comme si je naissais une seconde fois, dans un monde plus beau et plus passionnant, qui deviendra épouvantable si vous ne m’aimez pas…

Elle pâlit un peu, toute sa chair saisie par la faiblesse sacrée, puis, avec douceur :

— Je suis très touchée, Jacques… J’ai de la sympathie et du goût pour vous, mais il faut être raisonnable. Trop de barrières nous séparent.

— Aucune barrière, gronda-t-il. Je suis libre !

— Sans l’être… Pour rien au monde, je ne consentirais à être une intruse. Je ne veux ni de l’inimitié ni de l’indulgence des vôtres, acheva-t-elle, avec un mouvement d’orgueil.

— Je saurai les persuader.

— Non ! Leurs idées sont nettes et ce sont des idées de toute leur vie. Ils ne les abandonneraient que vaincus… avec rancune et avec chagrin. C’est une tragédie que vous m’offrez…

— Puisqu’ils m’aiment, ils finiront par comprendre.

— Comprendre, jamais ! Céder, peut-être. L’idée m’en est odieuse.

— Vous n’êtes pas pauvre, Denise.

— Si ! Ma dot est insignifiante…

— Alors, vous me rejetez ? gémit-il.

— Non !… Mais d’abord, n’oubliez pas que je suis seulement encline à vous aimer… Il faut donc, de toute manière, attendre, et l’attente permet la résignation et l’oubli ! Attendons…

Il l’écoutait avec une surprise croissante, presque scandalisé par l’énergie de la jeune fille, attristé par sa logique, et elle l’épiait avec un dédain tendre qui ne diminuait pas sa prédilection.

— Tout serait si simple si vous m’aimiez ! soupira-t-il.

Elle eut un petit rire sarcastique et doux.

— Tout serait effroyablement compliqué.

Elle le laissa, elle se mêla à un groupe et, tout en causant, elle continuait à songer aux embûches qui menacent les faibles créatures. La ruine du père, presque certaine, pouvait finir par un drame lamentable ; l’avenir se profilait plus incertain que les nuées – et pourtant, elle ne tremblait pas, elle dressait contre le monde un esprit combatif qui ne plierait pas devant les êtres ni devant les circonstances.

III

Ce dîner n’avait été doux que pour Solange de Rocheverne qui, seule, dégusta avec compétence le faisan à la provençale et les fraises des quatre saisons mêlées à des framboises translucides… Le soir errait, sournois, charmant, orné de ces veilleuses délicates, dont chacune est un monstrueux brasier : l’éloignement dispensait à la voix d’un violon les prestiges d’un bonheur perdu dans la durée et dans l’étendue…

Rocheverne achevait le dessert avec un dégoût stoïque et Denise s’acharnait à l’idée qui la tourmentait depuis six mois et qu’elle voulait voir aboutir.

Quand le café fut servi, elle dit d’une voix tranquille :

— Mon père, je voudrais être émancipée…

Ces paroles, tombant dans le rêve noir de Rocheverne, firent un éclaboussement d’idées et de sensations.

— Émancipée ! dit-il avec un étonnement absolu, un étonnement paternel, fait d’ignorance et d’aveuglement. Pourquoi ?

— Pour être libre.

— J’entends bien. Et à quoi cela te servirait-il ? Ne fais-tu pas ce que tu veux ?

— Je ne crois pas.

Assuré de son prestige, il prit pour la regarder un air fort grave : la demande de cette petite fille lui apparaissait comme un caprice dont, intérieurement, il avait envie de rire.

— Et que veux-tu ? reprit-il. Aurais-tu par hasard envie de te mal conduire ?

— Oh ! protesta-t-elle.

Il haussa les épaules, sachant qu’elle était incapable de la plus menue déchéance…

— Alors, c’est une fantaisie ?

— Si vous voulez.

— Si je veux ! Si je veux ! grogna-t-il, un peu agacé. Tu n’es pas une fille frivole… tu dois avoir un motif ?

— J’en ai un, père. Je désire avoir la responsabilité de mes actes.

— La res-pon-sa-bi-li-té-de-tes-actes, scanda-t-il, sardonique. Mais tu l’as. Je ne crois pas qu’on t’ait grondée depuis deux ans… Tout ce que tu as fait, ma fille, tu l’as sur la conscience. Je me demande ce que l’émancipation pourrait y ajouter ?

Mme de Rocheverne écoutait ce dialogue avec une stupeur bénévole. Moins encore que son mari, elle concevait que Denise pût devenir, en vertu d’un acte légal, plus libre qu’elle ne l’était.

— Je vous assure, reprit doucement la jeune fille, que l’émancipation serait très utile au développement de mon caractère et de mon activité. Aujourd’hui, je me sens assujettie à mes devoirs comme une enfant. Je voudrais y être assujettie par ma propre volonté, je voudrais aussi pouvoir me livrer à certaines occupations sans sentir aucune contrainte…

— Mais puisque nous ne te contraignons pas !

La discussion pouvait s’éterniser. Le père le percevait aussi bien que la fille, et il eût cédé tout de suite, croyant positivement que Denise ne ferait jamais rien qui ne fût correct et convenable, mais il était agacé du petit mystère qui enveloppait la demande… Pendant le silence qui suivit, il avala son café avec maussaderie ; Solange s’abandonnait à cette demi-rêverie qui suivait ses repas, et Denise se demanda avec angoisse s’il lui faudrait attendre, pour agir, la fin des dix-huit mois qui la séparaient de sa majorité.

Une tristesse subite se refléta sur son visage et finit par frapper Rocheverne. Après lui-même, Denise était ce qu’il aimait le mieux au monde, et elle ne lui demandait jamais rien…

» Qu’est-ce qu’elle a ? » se demandait-il. « À quoi rime cette folie ? »

Il finit par demander à Solange, qu’il consultait parfois, pour la forme :

— Qu’en penses-tu ?

— Je ne sais trop ! fit la mère.

— Ça ne te paraît pas un peu toc-toc ?

— Elle est si raisonnable que… pour une fois…

— Oui… pour une fois ! répéta le père, songeur.

Denise, le sentant faiblir, se garda d’ajouter un mot. D’ailleurs, Rocheverne venait d’être « ressaisi » par ses affaires. Pendant le dîner, elles n’avaient paru que par intermittences, à la cantonade… Elles revenaient soudain, à doses massives, et, tour à tour, fondaient sur lui comme une catastrophe où survenaient riches de promesses. Une hausse sur les cuirs et les peaux, et tout ce qui était menaçant deviendrait exorable… À travers des combinaisons nombreuses, les mêmes calculs revenaient, obstinément, et, coup sur coup, Rocheverne avala trois petits verres. Alors un grand dédain souleva sa poitrine ; il se sentit la force de dominer la fortune ; il entrevit les flots de cette richesse qui devaient lui permettre de se gausser même de Pierre Goulard. Attendri, il se tourne vers sa fille et, dans un demi-rire :

— Allons ! petite cruche, on t’émancipera.

Elle eut un terrible battement de cœur ; le monde s’élargit sans mesure et la force monta en elle, plus vaste et plus opiniâtre.

— Oh ! merci ! merci ! cria-t-elle avec passion et lui mettant les bras autour du col.

Il se sentit plein d’un grand amour pour cette fille unique qu’il rêvait de hisser à ce pinacle où elle accroîtrait sa victoire.

Déjà, Denise se calmait, livrée à des spéculations qui eussent étrangement surpris cet homme qui ne la connaissait pas plus qu’il ne connaissait, au fond, les brousses de l’Afrique.

Lorsqu’il fut sorti, les deux femmes demeurèrent là, bien plus étrangères encore entre elles, par tous leurs instincts et tous leurs vœux, que le père et la fille. Cependant, Solange connaissait un peu mieux que Guillaume, par le contact quotidien et pour avoir vu croître l’enfant, l’esprit de prévoyance et la volonté de Denise. Tout de même, l’incident de ce soir l’avait interloquée.

— Ne me diras-tu pas pourquoi tu veux être émancipée ? demanda-t-elle.

Denise répondit évasivement :

— Je veux tâcher de me libérer, ma mère… Il y a maintenant toute espèce de voies nouvelles.

— Grands dieux ! s’exclama Mme de Rocheverne. Tu ne veux pas devenir avocat ou docteur en médecine ?

— Je ne sais pas encore ce que je pourrai devenir ; c’est pour mieux le savoir que j’ai désiré être libre.

Mme de Rocheverne haussa les épaules. Elle ne comprenait point, mais l’insistance n’était pas selon sa nature.

— Tu as du bon sens ! dit-elle. Sans doute ne feras-tu pas de sottises.

— Je l’espère !

Une ombre passa : malgré son âge, Denise connaissait les pièges qui rendent tous nos actes redoutables.

IV

Pierre Goulard contemplait sa jeune visiteuse avec un étonnement mêlé d’impressions que, faible connaisseur de soi-même, il eût été bien difficile de définir. Il l’avait de tout temps vue avec une certaine prédilection, quoique sans équivoque, située qu’elle était dans un plan où ne s’exerçait pas l’activité sentimentale ni pratique de cet habile homme.

À la voir là, seule avec lui, dans ce bureau où il préparait ou mûrissait ses manœuvres, elle se rapprochait implicitement, elle provoquait un nouvel ordre de souvenirs et de circonstances, sans que le spéculateur en inférât rien de précis.

— Vous ne vous attendiez pas à ma visite, avait dit la jeune fille.

Il avoua qu’il ne s’y attendait aucunement et conclut :

— J’espère bien que vous n’apportez aucune mauvaise nouvelle.

— Aucune. Je viens ici parce que j’ai besoin de vos conseils, s’il ne vous déplaît pas de m’en donner.

— Cela me sera très agréable ! déclara-t-il, intrigué et très loin de prévoir ce qu’elle allait dire.

— Je voudrais que notre conversation demeurât secrète, poursuivit-elle.

Amusé, vaguement ému, il sourit :

— Je vous le promets.

— Et je sais que vous êtes homme de parole. Allons au but… Je voudrais faire des affaires.

— Des affaires ! s’exclama-t-il, abasourdi. Quelles affaires ?

Elle se mit à rire, doucement :

— Je comprends votre surprise… Mais je ne parle pas à la légère. J’ai longtemps réfléchi ; je veux faire ce que vous faites et ce que fait mon père.

Goulard n’était pas homme à s’ébahir longuement. Pensant que cette enfant subissait le vertige universel et qu’il fallait la détourner de sa folie :

— L’exemple de M. de Rocheverne n’est pas pour vous encourager ! fit-il. Vous croyez qu’il est facile de faire des affaires… et peut-être auriez-vous eu raison, il y a un ou deux ans. Mais les temps sont passés. Les affaires sont redevenues difficiles et périlleuses. Je vois tous les jours des imprudents qui s’embourbent… Les ruines vont devenir fréquentes, les succès rares… Méfiez-vous, mademoiselle !

— Je me méfie, monsieur, fit-elle avec un calme qui déconcertait le spéculateur. Je comprends fort bien que c’est difficile, très difficile. Cependant, je crois que ma vocation est là, et j’ai résolu d’essayer.

— Votre vocation ! protesta-t-il. Ce n’est pas une vocation de jeune fille, surtout d’une jeune fille comme vous. Que savez-vous, au bout du compte ?

— Je crois savoir quelque chose… j’ai été à bonne école : depuis longtemps, je vois mon père à l’œuvre, depuis longtemps aussi je vous écoute… Mon expérience vient de là !

— Ah ! vraiment… vous croyez ça ! Il n’y a qu’une seule expérience : celle que nous acquérons à nos dépens !

— C’est cette expérience que je veux joindre à ce que je sais déjà…

Le bonhomme Goulard haussa sans gêne ses grosses épaules :

— Vous vous imaginez que vous allez faire fortune comme si vous jouiez à la roulette. Cela arrive… tout arrive… Mais il faut un tel concours de circonstances !

— Je n’imagine pas du tout que je vais gagner un gros lot. Je veux apprendre…

Aucun trouble, aucune animation sur ce clair visage ; inconsciemment, Goulard sentit la présence d’une volonté, et il demanda :

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-neuf ans et demi.

— Vous n’êtes pas majeure !

— On m’a émancipée…

— Ah !

Il parut pensif. Puis :

— Et vos capitaux ?

— J’ai environ cent mille francs.

— Liquides ?

— Presque… En tout cas, je peux facilement disposer, en quelques jours, d’une soixantaine de mille francs.

— C’est maigre. Voyons un peu vos idées.

— Je voudrais acheter des stocks. Il y a, à Aubervilliers, un stock de couvertures liquidé par les Anglais. On peut avoir des lots de cinq mille francs. Il y a aussi, près de Melun, des équipements américains.

L’homme étant un animal indéfiniment adaptable, Goulard s’adaptait déjà, au moins en partie, à l’aspect nouveau que prenait cette séduisante créature et dans les replis confus de la conscience, s’élevaient toutes sortes de sentiments inanalysables… C’était d’abord un charme, à peu près désintéressé, qui le remplissait d’indulgence, c’étaient ensuite des possibles, très lointains, qu’il ne cherchait pas à éclaircir.

— Je sais ce que vous voulez dire, fit-il, et je me renseignerai à fond. Ensuite, je vous conseillerai. Mais, comme c’est une chose grave que d’engager une jeune fille dans une telle bagarre, nous partagerions, si vous le voulez bien, les risques et les bénéfices de cette petite affaire… car il faut qu’elle soit petite… Vous ne devez pas exposer plus d’une trentaine de mille francs, ce qui suppose une perte possible de quinze mille. Quant aux bénéfices, ne comptez pas sur une grosse affaire. Il y a des tas de conditions… que nous observerons… Par principe, je m’en tiens à la légalité stricte : il faut dormir tranquille ! Ça va-t-il ?

— Je suis pleine de reconnaissance !

— Vous avez donc confiance en moi ?

— Une confiance presque absolue…

Flatté, et un peu attendri, il lui vint un grand désir de justifier cette confiance, désir à peine teinté d’une ardeur équivoque.

— Vous n’avez pas tort, dit-il. Je suis un homme sûr… surtout lorsqu’on se fie à moi…

— Alors, vous serez sûr pour moi ! répondit-elle gentiment.

— Je vous ferai signe… dans un jour ou deux. Si ça me paraît bien, nous marchons ensemble et, si nous réussissons, nous verrons à arranger autre chose. Mais il faudra travailler… et je ne sais du reste pas comment nous allons faire ! Car il y a M. de Rocheverne qu’il faudra bien finir par mettre au courant.

— Il le faudra, oui. Cependant, je désire attendre quelque temps. Si cette affaire-ci marche, je lui dirai tout. Si elle ne marche pas…

— Vous ne lui direz rien ! fit Goulard avec un demi-sourire. Moi, je serai terriblement embarrassé… Enfin, ne voyons pas les choses en noir. J’ouvrirai les yeux : s’il y a trop d’aléas, nous nous abstiendrons.

Elle se leva et lui tendit la main en le regardant bien en face… Lorsqu’elle fut sortie, il demeura un moment rêveur, encore sous le charme des grands yeux hardis.

— Voilà une satanée aventure ! conclut-il enfin. Que dira le Rocheverne ? Je pourrais m’en ficher, après tout… Je ne lui dois rien… au contraire !

Maintenant qu’elle était partie, la surprise reprenait plus forte et il ne comprenait guère qu’il eût cédé si vite à la volonté de cette jeune créature.

Dans la rue, avec Mlle Tourbeuse, la gouvernante, Denise songea qu’il serait bon d’aller voir son oncle Arsène de Jurandot qui, dans une maison ancestrale de Ia rue Saint-Guillaume, passait sa vieillesse à collectionner des coléoptères, dont il avait d’innombrables cadavres venus des coins les plus doux et les plus farouches du globe.

Nul homme, peut-être, ne connaissait mieux ces insectes cuirassés qui étonnent par leur variété et par leurs formes extraordinaires, tantôt pareils à des chevaliers bardés de ferraille, tantôt à des éléphants où à des hippopotames, tantôt aux alligators ou aux tamanoirs, et dont certains dépassent les monstres nés de l’imagination hindoue.

Arsène était un de ces hommes dont les Allemands disent : « Grosse Gelehrte sind Kinder. Les grands savants sont des enfants. » Naïf et très fin, il passait des inconsciences primitives aux intuitions les plus sûres. Parce qu’il l’avait charmée lorsqu’elle était petite fille, Denise l’aimait, encore que plus rien ne coïncidât en eux, hors quelques souvenirs. Elle lui faisait volontiers des confidences, sachant qu’il enfermait les secrets à triple verrou et que, parfois, un conseil excellent jaillissait de lui, à l’improviste.

Denise le trouva en tête à tête avec un coléoptère de Batavia, armé de tenailles trois fois plus longues que son corps, et plus étincelant qu’une émeraude bien polie.

— Qu’il est laid ! s’exclama-t-elle.

— Il est peut-être beau… Il le serait pour d’autres âmes… et pour mon compte je le trouve admirable. Ma chérie, c’est un carnivore inouï. Devant nos plus féroces coléoptères, je le compare au tigre devant des chats-pards… Et quelle splendide voracité ! Il mange quinze cents fois son poids d’insectes ou de vers en une année. Symbole effrayant du monde où nous vivons !

— Et que vous n’aimez pas !

— Comment pourrait-on l’aimer ? C’est l’enfer, ma fille ! Songe à ce que toi, délicieuse fille des hommes, tu manges de chair dans une année, à tout ce qui meurt pour que tes petites dents broient des côtelettes, des biftecks, des blancs de volaille… Songe à ce qu’on extermine de bœufs, de moutons, de poules, de chevreuils, de perdrix, de bécasses pour tes semblables… à ce que les bêtes carnivores massacrent dans les forêts, dans les prairies, dans les fleuves et dans les océans… Ma petite fille, chacun de nos gestes mène à un meurtre. Qu’y faire ? C’est hideux et inévitable, et je rabâche en te le répétant ! Plutôt profitons de ta présence… Féroce enfant des hommes, je suis heureux de te regarder !

Il la regarda, il donna son approbation à la végétation magnifique des cheveux, aux feux bleuissants des yeux et à l’eurythmie du visage.

— Allons, fit-il, tu portes ta fortune avec toi… et elle est plus sûre que jamais. Et ne coupe pas tes cheveux, ajouta-t-il en riant.

— Ma fortune ! fit-elle avec un rire. Vous rêvez, mon oncle ! Ce serait trop triste ! Je veux qu’elle vienne de mon effort.

— De ton effort ! s’écria-t-il en feignant l’effroi. Eh ! pauvre petit, tu n’es pourtant pas une gobe-lune !

— Je l’espère bien, mon oncle, j’espère même être très positive.

— Non ! Pas ce mot-là… Il n’a aucun sens. Ma chérie, on réussit en ce monde ou on ne réussit pas. Mais ça n’a rien à voir avec ce que les bonnes gens appellent de ce nom hideux. Je crois deviner que tu veux entreprendre quelque chose… Parfois, il me sembla que tu t’intéressais à ces machines où l’on vend et où l’on achète…

— C’est cela même… je veux acheter et vendre !

— Horreur des archipels… comme ton père, alors ?… Est-ce que je me trompe en pensant qu’il se ruine ?

— Je crains que vous ne voyiez juste !

— Eh bien ! mais, tu lui ressembles… tu lui ressembles parfois étrangement… Alors, ça t’amuserait de te ruiner ?

— Ça m’amuserait de tout devoir à moi-même.

L’oncle demeura un moment pensif, ce qui lui donnait un air hébété.

— Je dois reconnaître, reprit-il enfin, que tu as eu, jusqu’ici, quelques qualités qu’il n’a point… Et, quoique je n’y comprenne rien, raconte-moi ton histoire.

Elle lui parla à peu près comme elle avait parlé à Pierre Goulard, mais elle dépeignit aussi le vide, misérable de sa vie. Si elle s’exprimait sommairement, il avait, lui, un sens suraigu de la vie intime et, sur tels points. Il la comprit mieux qu’elle ne se comprenait elle-même.

— Hélas ! petite fille… je sais à peu près ce que tu veux dire. Tu es semblable à ces hommes qui partaient, sur une caravelle, vers les terres inconnues… Ils ne savaient pas très bien où ils allaient : leur destin les traînait et gonflait leurs voiles autant que le vent du large… Quant à tes affaires, je n’y entends goutte… Je sais seulement que c’est fort dangereux… Tu risques ton faible avoir.

— Si faible !

— Sans doute… surtout maintenant. Enfin, voilà… tu connais mes ressources… elles sont inaliénables… et plutôt menues… J’ai tout de même quelque part une petite réserve… Le jour où tu en aurais besoin… un vague mot suffirait !

Elle l’embrassa, fort émue, mais, tout au fond, elle avait compté sur lui ; elle l’avait classé en quelque manière obscure parmi les ressources qui permettraient de tenir tête au monstre implacable, à l’Aléa, qui menace sans relâche les marchands, les finances et les industriels.

Peut-être devina-t-il ; il eut un petit rire gentil et mélancolique.

— Tu me raconteras tes histoires ! dit-il. Ce sont les derniers contes de fées…

Denise retourna chez elle, avec la demoiselle Tourbeuse, dans un beau crépuscule. Elle était indifférente aux crépuscules et ne concevait pas ces gens qui font de longs voyages pour voir des sites, errer au bord des fleuves, admirer l’océan et qui se lèvent de bonne heure pour voir l’aurore sur les cimes. Les forêts lui apparaissaient sinistres, les prairies monotones, la mer fort ennuyeuse. Elle ne le disait pas, mais elle ne feignait pas non plus une admiration qui lui était étrangère. La beauté ne lui devenait sensible que sous la forme humaine ou animale ; un visage aux contours rythmiques, un corps bien construit ; plus que beaucoup d’esthètes, elle était contristée par des êtres laids ou malsains, ce pourquoi elle ne voulait épouser qu’un homme agréable à voir, sans tares, comme Jacques Vérone.

Tandis qu’elle songeait à lui, il se dressa devant elle :

— Quelle charmante rencontre ! balbutia-t-il.

Elle soupçonna qu’il l’avait guettée et ne lui en voulut point… Dans la lumière pâlissante, il fut séduisant, enveloppé de vêtements délicats, la peau aussi fine que celle de Denise, les yeux ardents et ombrageux d’une bête de race. Elle pressentait une âme malléable, fidèle et soumise, qui, selon les influences, devait se corrompre ou s’épurer. Son destin dépendait des autres. Sous un chef héroïque, il serait un soldat sans reproche ; dans un milieu pieux, il deviendrait mystique ; une ambiance loyale le ferait loyal ; une ambiance égoïste effriterait, sans la détruire, sa générosité naturelle…

Tout cela, Denise ne se le disait point et elle eût été étonnée de l’entendre dire. Mais son instinct la portait vers lui, avec une douceur protectrice, une prédilection inscrutable.

— Que faites-vous par ici ? reprit-elle avec un petit air soupçonneux qui le déconcerta.

— Je me promenais !

La demoiselle Tourbeuse s’était un peu écartée, en affectant un air lointain et discret qui choqua Denise.

— Le hasard fait bien les choses !

Il devient rouge, il dit, dans un chuchotement qui le rend charmant :

— Vous savez bien que ce n’est pas le hasard !

— À la bonne heure !…

Denise lui sourit, ce qui, sans raison assignable, exalte ce jeune homme.

— Pourquoi ne voulez-vous pas ? dit-il d’une voix suppliante.

— Quoi ?

— Être ma femme !

— Je vous l’ai dit !

— Si, pourtant, ils consentaient ?

— Même alors, je ne pourrais pas vous répondre maintenant. D’ailleurs, ils ne consentiraient pas, à moins d’y être contraints. Et, de cela, je ne veux à aucun prix.

— Je crois qu’ils consentiraient spontanément…

— Il a parlé un peu haut… Denise regarde Mlle Tourbeuse. Cette demoiselle avance d’un pas militaire, le corps roide et la face imperturbable.

— Je veux le leur demander ! reprit-il avec une énergie subite.

— Prenez garde. Je vous en voudrais si vous ne leur disiez pas ce que je pense.

— Je le leur dirai.

— Alors, faites ce que vous voudrez, mais ils croiront que je ruse.

Ils étaient arrivés devant la maison de Denise. Elle lui tendit la main, un peu brusquement, et disparut. En voyant s’évanouir la silhouette flexible, il fut saisi d’un découragement morose : Denise parut la seule réalité désirable, sans quoi la vie serait nue, stérile et languissante… Parce qu’il la voulait avec l’impatience têtue des enfants et des faibles, il sentit croître en lui la résolution de parler à sa mère. Cette résolution faillit s’évaporer lorsqu’il se trouva devant Mme Vérone, femme longue, frêle et doucement orgueilleuse, qui cédait volontiers aux caprices de son fils ou à la volonté de son mari, mais dont il ne fallait pas heurter les principes. Jacques, qui le savait, gardait le souvenir de circonstances cuisantes où il avait dû fléchir devant elle.

Il chercha vainement les transitions qui le mèneraient à l’essentiel et débuta par un coup direct, mal porté, car tous ses nerfs tremblotaient.

— Je songe à me marier ! dit-il.

Mme Vérone fixa sur lui de longs yeux câlins qui, sans que les paupières fussent lâches, ne laissaient voir qu’une partie des iris. Elle ne fut pas sensiblement étonnée :

— Tu as vingt-trois ans, fit-elle. À cet âge, le mariage n’est pas nécessairement une mauvaise affaire. Il s’agit de bien éclairer sa lanterne As-tu choisi ? Ou bien, est-ce une simple idée ?

Il répondit sans hésiter :

— J’ai choisi.

— Alors, ça peut devenir grave, mon petit… Je ne devine pas… je n’ai rien remarqué…

Il ne laissa pas de rougir : par crainte ou par ruse, il avait fort peu parlé à Denise lorsque Mme Vérone était présente. Comme il n’y avait pas moyen de biaiser :

— C’est Mlle de Rocheverne, avoua-t-il.

Mme Vérone riposta avec aménité :

— La situation des Rocheverne est branlante… Ils peuvent couler d’un jour à l’autre, et, même s’ils ne coulent pas, loin de pouvoir rien donner à leur fille, ils auront beaucoup de peine à vivre.

À aucune époque, Jacques ne s’était rebellé contre les opinions infusées en lui, et qui s’y étaient incorporées. Faiblement mystique, point romanesque, pour lui les coutumes avaient force de loi, et ce que venait de dire sa mère eut un poids formidable.

Il commença par se dérober :

— Est-ce que c’est sûr ?

— Sans aucun doute ! Ton père a des renseignements irréfutables… Au reste, dans le monde des affaires, ce n’est plus, à proprement parler, un secret !

Confus, tremblant et déterminé, il dit :

— J’aime Mlle de Rocheverne.

— Voilà qui serait très regrettable… J’espère que tu te trompes.

— Je ne me trompe pas… je lui ai avoué mon amour.

— C’est une grave imprudence.

— Et je lui ai demandé…

Il s’arrêta, transi : Mme Vérone montrait un visage consterné. Mais, après tout, il aimait vraiment Denise et il osa dire, à voix basse :

— Je lui ai demandé d’être ma femme.

— Mon pauvre petit ! dit la mère d’un air de compassion. Tu avais donc perdu la tête ?

Une faible révolte secoua le jeune homme :

— Je l’aime ! réaffirma-t-il.

— Il y a beaucoup d’imagination dans l’amour. Avec un peu de bonne volonté, tu parviendrais à en aimer une autre… qui ne spéculerait pas sur ta situation. Tu éviterais le ridicule d’être dupe, ridicule dont tu souffrirais plus vite que tu ne crois.

— Je ne suis pas dupe ! riposta-t-il, avec une manière d’indignation. Mlle de Rocheverne ne spécule pas… bien au contraire… Elle m’a déclaré tout net qu’elle n’accepterait jamais d’être ma femme dans les conditions actuelles.

— Alors, qu’espère-t-elle ?

— Elle n’espère rien… Elle ne m’aime pas.

— Elle te l’a dit aussi ?

— Elle me l’a dit !

Mme Vérone se mit à rire, un rire très doucement moqueur.

— Tout cela, des mots ! conclut-elle. S’il est vrai qu’elle ne veut pas t’épouser actuellement et si elle ne t’aime pas, ta demande ne rime à rien !

— J’ai voulu savoir si, au cas où elle consentirait… vous consentiriez, toi et mon père.

— Je consentirais si j’étais sûre que c’est pour ton bien ! interrompit Mme Vérone. Comme je suis absolument sûre que ce serait un mal, je ne consentirai jamais… L’amour, surtout chez les femmes, n’est pas une fatalité, comme on l’a trop dit et écrit… C’est un choix. Une fille pauvre qui choisit un homme riche sait ce qu’elle fait. En pareil cas, il y a invariablement tromperie sur la marchandise. Mlle de Rocheverne, étant fille, n’apporte pas même un titre ! Du reste, le vicomte est d’une noblesse assez mince. Je ne consentirai point…

— Alors, fit-il, – et dans ce moment il était positivement courageux, – il faudra peut-être me pardonner de vous désobéir !

— Non ! mon cher petit… tu ne feras pas cela… Tu sais trop que nous t’aimons plus que tout au monde, que nous sommes prêts à tous les sacrifices pour toi…

Il cacha sa tête dans ses mains, il sentit ce vide immense qui donne aux jeunes êtres le sentiment de la décrépitude et de la mort. La colère ou l’indignation l’eussent soulagé, mais il ne pouvait avoir contre les siens ni indignation ni colère. Leur tendresse n’était pas même tyrannique ; si Mme Vérone croyait devoir refuser son consentement à un mariage avec Denise, c’était, il le savait trop, par amour pour lui. Si elle avait cru que c’était un bonheur, elle aurait accepté une bru pauvre.

— Vous ne la connaissez pas ! articula-t-il d’une voix faible. Un sanglot tremblait au fond de sa poitrine.

— Il faut de très longues années pour connaître quelqu’un ! dit-elle. Ne sois pas malheureux, mon chéri, cela passera… je t’assure que cela passera !

Il ne répondit pas ; il était misérable ; il concevait pour la première fois la distance infranchissable qui sépare les générations.

V

La vie de Denise subit une crise fatale, l’alternance de la douche froide et de la douche chaude. Cependant, bonne joueuse, elle ne dépassait pas une température moyenne d’exaltation ou de dépression. Mais elle sentait bien sa faiblesse, elle connaissait la chétive unité qu’elle était dans le monde redoutable des « affaires » et, par intervalles, sa petite spéculation lui semblait ridicule…

Cependant, elle travaillait, si cela peut se dénommer un travail ; elle étudiait avec persévérance des périodiques commerciaux, elle analysait les soubresauts des cours et, chaque fois qu’elle le pouvait, elle consultait Goulard.

Au fond, elle considérait la spéculation pure comme un pis-aller, le seul moyen pour elle de tenter la fortune. Sa vocation véritable, à ce qu’elle imaginait, était le grand négoce, où la stabilité et l’aléa se balancent, où l’organisation est essentielle. Elle laissait aller son rêve, elle se voyait à la tête d’une maison, préférablement une maison d’importation, comme elle en connaissait au Havre et à Rouen. Sans se faire aucune illusion sur son expérience, elle avait en elle-même une confiance patiente. Dans cette période, elle se désintéressait de tous les actes et de tous les vœux qui ne se rattachaient pas à ses projets. Jacques Vérone se perdait dans une brume ; elle passait dans le monde comme une ombre…

L’achat des couvertures et des équipements américains s’était fait dans de bonnes conditions, mais la vente donnait lieu à des tergiversations et à des marchandages interminables.

— Ce n’est rien en comparaison des stocks d’automobiles ! disait Goulard. Là le gouvernement est de mèche avec nos usiniers… le gouvernement ou plutôt les sombres gredins qu’il délègue et dont un grand nombre devraient être au bagne… Vous verrez que les voitures pourriront sur place !… Oui, mon enfant, vous verrez la crapulerie humaine ! Le pays perdra des milliards sur les stocks et d’autres milliards avec les aigrefins qui s’occupent des provinces dévastées.

Dans son genre, Goulard était assez honnête homme : s’il ne détestait pas les gros bénéfices, lestement empochés, il ne dépassait pas les bornes et il haïssait le gaspillage.

Une après-midi, il se présenta en l’absence de Rocheverne et fit demander Denise. Ce n’était pas absolument anormal : avant leur accord, il lui était arrivé de remettre à la jeune fille quelque document pour le vicomte.

Elle vint, un peu troublée et s’attendant à une nouvelle peu favorable.

Pierre Goulard, comme la plupart des hommes de sa sorte, était maître de sa physionomie ; Denise le trouva bonhomme et placide.

— Je passais, dit-il. Alors, autant vous informer verbalement… Une partie des couvertures est liquidée… sauf votre approbation.

Il prit son temps avant d’ajouter :

— Nous gagnerons chacun un peu plus de sept mille francs. C’est assez maigre… Cependant, si nous écoulons le reste des couvertures et les équipements américains dans les mêmes conditions, nous ferons du trente pour cent, ce qui, avec tous les chichis du gouvernement, est très raisonnable. Acceptez-vous ?

Elle eut un soupir de délivrance : à aucun moment, elle n’avait espéré davantage.

— Oui, et je trouve que c’est très bien !

— C’est-à-dire que vous êtes contente ?

— Très contente.

— Alors, moi aussi !

Une brève ardeur anima le grand visage. Denise savait approximativement qu’elle émouvait Goulard ; elle en était contrariée, mais non inquiète. Qu’il finit par la convoiter, que même il la convoitât déjà, c’était inévitable. Elle se flattait de retarder longtemps cette audacieuse démarche et de le décourager amicalement le jour où il parlerait…

— Quand pourrons-nous terminer l’affaire ?… demanda-t-elle. J’ai d’autres projets en vue… mais je ne veux pas dépasser mes limites.

— Nous ne pourrons rien terminer avant quinze jours ou trois semaines.

La porte s’ouvrit assez brusquement et Rocheverne parut. Il considéra Goulard d’un air ambigu et lui dit :

— Il y a longtemps que vous m’attendez ?

— Un quart d’heure, il me semble.

— Vous étiez en avance…

— Oui, des affaires m’avaient mené dans le voisinage. Elles se sont terminées plus tôt que je n’avais pensé.

— C’est bien ! fit sèchement le vicomte. Vous m’apportiez des nouvelles ?

— Aucune !… Votre situation reste inchangée.

— Je sais ! je sais !… Alors, votre visite ?

— Était inutile, oui, mais vous m’aviez prié de venir…

Rocheverne contenait à la fois son irritation chronique et une colère « additionnelle ».

— Je voulais vous demander si votre opinion n’avait pas changé ! L’affaire Chambrand ?

— Toujours flottante… et je ne vois pas qu’elle puisse s’améliorer…

— Les cuivres ?

— Les cuivres sont calmes… très calmes…

— Que feriez-vous ?

— Monsieur le vicomte, je vous l’ai dit à plusieurs reprises !

Les mâchoires de Rocheverne saillirent ; il considéra avec un bizarre mélange d’appréhension et de dédain les yeux indigo, le buste cylindrique, les jambes de tamanoir. La prospérité de Goulard lui parut, par comparaison à ses déboires, une sombre iniquité.

— Je crois que vous vous trompez, dit-il impérieux.

— Nul ne le souhaite autant que moi !…

Des phrases dures, et d’une extrême absurdité, se formèrent dans le cerveau de Rocheverne. Il les chassa, il songea que cet homme était parmi ses créanciers et reprit, maussade :

— Je vous en suis reconnaissant !

Puis, détournant la tête, il demeura silencieux.

C’était un congé. Goulard se leva en murmurant :

— Je suis tout à votre service.

Rocheverne lui tendit la main d’un geste réticent et, après son départ, marcha quelques instants de long en large.

Subitement, il se tourna vers sa fille :

— Qu’est-ce que tu manigances avec cet olibrius ?

Il fixait sur elle un regard assombri qu’elle supporta sans trouble.

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que je sais que tu es allée deux fois chez lui et que tu lui as parlé, ici même, en mon absence, à plusieurs reprises.

— C’est exact ! Qui m’a dénoncée ?…

— On ne t’a pas dénoncée… J’ai appris, par hasard, – en passant – une de tes visites chez Goulard. Alors, j’ai interrogé Mlle Tourbeuse. Elle aurait pu se taire, elle ne voulait pas mentir… Te voilà renseignée ! continua-t-il avec un assez mauvais rire. Et, maintenant, me diras-tu de quoi tu peux bien t’entretenir avec Goulard ?

Il affecta un rire sarcastique, qui cachait un dépit très vif mélangé d’inquiétude, car il ne soupçonnait pas la vérité et craignait que l’autre n’eût donné des avis fâcheux à la jeune fille.

— Je lui ai demandé des conseils, répondit Denise.

— Des conseils ? À quel propos ?

— À propos de moi-même.

— De toi-même ! À ce Goulard ! En quoi cet individu est-il qualifié pour s’occuper de toi ?

— J’ai résolu de faire des affaires.

— Hein ! Des affaires ? J’ai mal entendu ?

— Non, mon père.

Il demeura un moment immobile, frappé de stupeur : cela lui paraissait aussi absurde que si Denise lui eût annoncé qu’elle allait s’embarquer pour le pôle Nord.

— De la démence ! clama-t-il enfin. Une jeune fille… et une Rocheverne encore… faire des affaires ! Je te croyais sérieuse et même positive.

— Je n’ai pas agi sans réflexion !

— C’est pire !… J’aurais préféré que ce fût un coup de tête. Mais, malheureuse, comment saurais-tu ce que sont les affaires ! Il faut des années et des années pour y voir un peu clair… et les plus habiles se font pincer. Une jeune fille ! Personne ne te prendra au sérieux… Si au moins tu m’avais consulté.

— Je savais d’avance que vous vous opposeriez à mes projets.

— En sorte que tu as préféré agir sournoisement… et t’adresser à cet imbécile… car, en dehors des affaires, c’est un imbécile.

— Je ne pouvais pas faire autrement.

Elle répondait d’une voix nette et douce qui consternait le vicomte. Il continuait sa marche de loup en cage, s’arrêtant par intervalles, plein à la fois de colère et de tristesse.

— Je te défends de continuer ! cria-t-il avec une violence brutale.

— Vous m’avez donné la liberté.

— Je la reprends ! Je ne savais pas que tu en ferais un tel usage !

— Vous ne ferez pas cela, mon père !

— Je voudrais bien savoir pourquoi je ne le ferais point ?

— Parce que ce serait une mauvaise action !

La colère, plus farouche, ensanglanta les yeux de Rocheverne ; et, saisissant un vase de Copenhague, il le broya contre le sol.

Denise demeura impassible. Pendant plusieurs minutes, il plongea dans un tel chaos qu’il lui fut impossible de proférer une parole.

Puis, sa fureur s’affaissa d’un bloc, la face écarlate devint une face pâle, plaquée de cendre ; il gémit :

— Voilà notre récompense ! Nous donnons toute notre âme, toute notre destinée à une petite créature… le rêve de son bonheur est le plus cher de nos rêves… et nous ne sommes rien… rien ! Le jour où il s’agira de prendre une résolution qui bouleverse l’existence, on ne nous consultera même point… on s’adresse à un balourd quelconque… Ah ! misère…

Sous la banalité des paroles palpitait une telle détresse que Denise se sentait défaillir :

— Pardonnez-moi, mon père ! Je vous assure que je vous aime profondément… et que je ne désire rien tant que votre bonheur !… Mais, vraiment, je n’osais pas vous consulter… je vous voyais aux prises avec tant de difficultés… je sentais que vous ne pouviez pas vous occuper de moi. Alors, que voulez-vous ? J’ai cru qu’il fallait agir par moi-même…

Elle s’approcha doucement, elle lui saisit la main sur laquelle elle mit un baiser en murmurant :

— Mon père chéri !

L’attendrissement frissonna dans la chair de Rocheverne comme une grande pluie frissonne dans une forêt. Il étreignit impétueusement sa fille :

— Ah ! mauvaise enfant !… Toujours mystérieuse et toujours entêtée ! Tu perdras ton petit avoir !

— Si petit, mon père !… Que vous réussissiez seulement, et vous gagnerez dix fois tout ce que je possède.

Cette raison frappa le père, et sa colère étant passée, il demanda :

— Me diras-tu maintenant la vérité, toute la vérité ?

Elle la lui dit ; elle raconta la spéculation qu’elle avait entamée avec Goulard ; elle développa quelques idées qui ahurirent Rocheverne, mais dont il ne put méconnaître l’intérêt…

— Méfie-toi, ma petite ! Il y a toujours du jeu dans les affaires et la veine est canaille.

— Ah ! soupira-t-elle, je le sais bien. Aussi, mon rêve n’est pas de spéculer… mais de fonder une maison… où l’aléa soit réduit au minimum. Mais que faire ? Il faut bien commencer par la spéculation !

Il ne répondit pas ; il méditait mélancoliquement et si, déjà, il s’adaptait à la situation nouvelle, il lui demeurait une amertume de ce que Denise n’eût pas songé à lier sa fortune à celle de son père… Dans l’immense inquiétude que lui causait sa situation, c’était comme une confirmation intime de sa malchance.

— Tu me tiendras au courant ? demanda-t-il.

Elle répondit, avec une petite hésitation, pressentant des ennuis et des obstacles :

— Je vous tiendrai au courant !

VI

C’était à la fin d’une audition poétique, chez la marquise de Blaze. Durant deux heures, les poètes et les poétesses essaimèrent implacablement les épithètes somptueuses et les évocations pathétiques. Puis, exténués, les assistants tentèrent de réparer leurs forces dans une salle à manger aussi vaste qu’une salle d’église.

Denise, qui n’aimait pas la poésie, et encore moins les poètes, n’avait guère écouté, mais Mme de Rocheverne montrait une prédilection tendre pour les paroles sonores dont elle berçait sa langueur.

Jacques, depuis longtemps aux aguets, se dirigeait vers la jeune fille, lorsqu’il se vit devancé par Mme Vérone. Cette dame, échangeant d’abord avec la jeune fille une menuaille de propos vagues, finit par dire :

— Ma chère enfant, vous serait-il possible de venir me voir… un jour prochain… à l’heure que vous choisirez ?

Denise ne laissa pas d’être étonnée, encore qu’elle sût que Jacques avait parlé. Elle imaginait que Mme Vérone se bornerait à augmenter les distances entre elle et les Rocheverne.

— J’irai quand vous voudrez, madame.

— Alors, demain… une tasse de thé ?

— À quatre heures ?

— Bien, quatre heures.

Il ne fallait pas être sorcière pour deviner ce que voulait Mme Vérone et cela ne déplaisait point à Denise qui n’ignorait pas que l’offensive de Jacques avait échoué. De cet échec, indirect pour elle, elle était un peu froissée, encore qu’elle l’eût jugé inévitable.

Au moment où elle quittait la salle à manger, elle vit Jacques auprès d’elle. Il murmura, troublé :

— Qu’est-ce que ma mère vous a dit ?

Denise l’enveloppa d’un regard mi-apitoyé, mi-ironique :

— Mme Vérone désire me parler.

Il pâlit un peu, il regarde autour de lui avec appréhension :

— Ce ne peut être que de moi ! Oh ! Denise, ne la fâchez pas !…

— Je ne tiens pas du tout à la fâcher, mon pauvre Jacques… Surtout, ne vous agitez pas. Les choses en seront exactement, demain soir, au point où elles en sont aujourd’hui. Nous ignorerons tout autant l’avenir…

— Si vous vouliez, pourtant !

— Je ne veux rien maintenant, vous le savez bien et vous savez pourquoi…

— Ah ! vous avez une volonté effrayante…

— J’ai tout au plus un peu de bon sens !

— Vous me direz ?… fit-il d’une voir suppliante.

— Mon Dieu ! oui… je n’aurai, je crois, rien à vous cacher !…

Elle alla le lendemain chez Mme Vérone, escortée par Mlle Tourbeuse, qui fut laissée dans l’antichambre.

Mme Vérone tint à se montrer fort amicale et presque câline. Au reste, avec ses yeux longs et tendres, elle avait beaucoup de peine à prendre une physionomie sévère : même lorsqu’elle était irritée, il lui restait on ne sait quel air caressant, qui rendait ses colères un peu comiques. Elle le savait, elle évitait de se fâcher, mais ceux qui la connaissaient bien redoutaient les formes nonchalantes de sa politesse.

Parce qu’elle n’attendait rien de Mme Vérone, Denise ne chercha pas à pressentir comment débuterait l’offensive. La dame servit le thé, tâtonna quelque temps, un peu déconcertée par le calme froid de Denise, puis :

— Vous devinez peut-être ce que je vais vous dire ?

— Je devine du moins ce dont vous allez me parler !

— Je serai franche… cela vaut mieux… et la situation en sera plus nette. Comme vous le savez, Jacques se figure qu’il vous aime et voudrait vous épouser… Nous ne sommes pas très favorables à ce projet.

— Je crois même que vous vous y opposez formellement…

— Eh bien, oui ! fit Mme Vérone avec une nuance de confusion. Pour que j’y fusse favorable, il faudrait un ensemble de raisons qui, actuellement, n’existent point. D’abord, n’est-ce pas, nous nous connaissons mal…

— Autant dire pas du tout…

— Si vous voulez !… Ensuite, il y a certaines incompatibilités de situation entre vous et Jacques… Je ne sais si vous l’admettez ?

— Je l’admets pleinement, madame… et je le lui ai dit à maintes reprises !… Votre fils aura une grosse fortune et moi rien – par comparaison ! Dans des cas pareils, il convient de craindre l’avidité, les intrigues et les mensonges. Les filles pauvres qui rêvent d’épouser un jeune homme comme Jacques sont certainement très excusables… mais vous avez raison de vous méfier d’elles !

Ce petit discours abasourdit Mme Vérone tellement que ses yeux s’ouvrirent au point de paraître circulaires.

— C’est bien ce que vous pensez ! s’exclama-t-elle.

— C’est bien ce que je pense, madame. De sorte que, si j’avais, actuellement, des visées sur votre fils, vous pourriez me considérer comme une intrigante. Mais rassurez-vous, madame, je n’ai aucune visée sur lui !

Mme Vérone se demanda si cette jeune fille ne jouait pas un jeu très subtil et sa méfiance, un instant assoupie, se réveilla. Simultanément, elle éprouvait une manière de dépit, à la pensée que Denise pouvait être sincère.

— Vous dédaignez donc l’argent ? fit-elle, astucieuse ou croyant l’être.

— Pas du tout ! Qui donc le dédaigne ? Quelques originaux… et encore ! La plupart de ceux qui se vantent de le mépriser doivent mentir ou se duper eux-mêmes. Je comprends difficilement qu’on puisse ne pas tenir à ce qui nous donne à peu près tout ce qu’on peut demander à la vie !

— Mais alors ? s’exclama Mme Vérone.

— Alors, je veux que mon argent soit à moi… S’il me fait dépendre des autres, il cesse de m’intéresser !… J’aurais horreur d’entrer dans une famille qui ne voudrait pas de moi.

— Si pourtant vous aimiez Jacques ?

— Je ne l’aime pas, madame.

Cette réponse vexa Mme Vérone qui ne put s’empêcher de dire, plutôt sèchement :

— Il n’est pas à votre goût ?

— Si… Je le préfère à tous les autres… et peut-être que je l’aimerais… plus tard… si j’avais une fortune suffisante…

Cette fois, une teinte de mélancolie se révélait dans le ton de la jeune fille.

— Ne vaudrait-il pas mieux que vous ne vous voyiez plus ? suggéra la mère.

— Je le crois… S’il faisait un voyage… un long voyage… il n’en faudrait pas plus pour lui faire oublier ses illusions.

« Quelle fille bizarre ! » pensa Mme Vérone, qui commençait à perdre sa défiance.

Et avec une curiosité involontaire :

— Qu’espérez-vous donc de l’avenir ?

— J’espère me libérer, madame.

— Vous libérer ?… Par votre travail ?

— Oui.

— C’est effrayant ! Ah ! vous aurez de la peine…

— J’en suis sûre !

Déjà la curiosité s’éteignait : Denise parut un être chimérique et négligeable. L’important est qu’elle semblait positivement ne pas spéculer sur l’amour de Jacques. Et de cela, quoique encore un peu griffée dans son double amour-propre de femme riche et de mère, Mme Vérone était décidément contente.

— Si je puis vous rendre un service ? fit-elle avec condescendance.

— Vous le pouvez… Je voudrais obtenir quelques renseignements de M. Vérone… et peut-être une recommandation.

— Il n’est pas à la maison, mais, si vous désirez le voir demain ou après-demain… je vous enverrai un pneumatique.

— Je vous en serai reconnaissante.

Une pause. Rassurée, Mme Vérone observait maintenant Denise sans acrimonie et elle comprenait le goût que Jacques avait pour elle. Elle devinait aussi, un peu confusément, que c’était une créature volontaire, même tyrannique, mais sûre, et elle savait bien que son fils avait du penchant pour la soumission. Denise s’était levée ; un moment, les regards des deux femmes « s’accrochèrent » ; et, quand la visiteuse fut partie, Mme Vérone demeura rêveuse. Puis, haussant les épaules :

— Honnête, oui, fière, aussi, – et toquée probablement !

Denise trouva Jacques qui l’attendait, agité et blême, dans l’escalier :

— Eh bien ? demanda-t-il d’une voix faiblissante.

Elle eut un bref sourire :

— Mais rien de nouveau, mon pauvre ami. N’étions-nous pas d’accord avant de nous être parlé, Mme Vérone et moi ?

— D’accord ! soupira-t-il. Mais qu’est-ce que je suis dans tout cela ? Un gosse ! Ah ! je vous le jure, si vous m’aimiez, je saurais bien renverser les obstacles…

— Je le sais, fit-elle gentiment, j’en suis touchée et même reconnaissante. Seulement, cela ne se peut. Alors, faites un gros effort… partez… faites un beau voyage.

Parce qu’il avait les yeux pleins de larmes, le cœur de Denise s’émut ; elle se laissa prendre la main qu’il embrassait désespérément…

— Pas si grave que vous le croyez ! reprit-elle.

— Vous aussi, vous pensez que je vais oublier ! dit-il avec une sortie de rage. Je n’oublierai pas… je ne veux pas oublier…

— Alors, dit-elle, souhaitez que j’aie de la chance ! Car il me semble bien…

Elle s’arrêta, plus troublée qu’elle ne l’eût voulu. Puis, à voix basse :

— Car il me semble bien, Jacques, que je pourrais vous aimer…

Elle avait dégagé sa main ; elle fuyait…

Il demeurait là, dans la joie et la désolation, ne sachant pas s’il espérait ou s’il désespérait…

Au bas de l’escalier, Denise retrouva Mlle Tourbeuse qui, discrètement, avait laissé les jeunes gens en tête à tête. La jeune fille alla rejoindre sa mère chez une vieille amie des Rocheverne.

Mme de Guisarney habitait un petit hôtel, au fond d’une cour spacieuse, plantée de pavés du temps de Colbert. La façade qui s’élevait dans cette cour avait la couleur des vieux monuments ; l’autre façade donnait sur plusieurs de ces jardins, qui agonisent sinistrement dans ce qui fut le faubourg Saint-Germain.

Mme de Guisarney avait perdu ses deux fils à la guerre, mais, blindée par un stoïcisme qui prenait sa source dans un juste amour de soi, elle supportait son malheur mieux qu’elle ne supportait une gastrite protéiforme.

Au moment où Denise entra, la vieille dame était en train de dire :

— Ne calomniez pas le charbon. C’est encore le seul semblant de remède contre les gaz… et les gaz sont une chose formidable ! Vous croyez avoir mal au cœur, ou dans les membres… ou dans les poumons ; vous croyez à du rhumatisme, à de la congestion et même à la hideuse angine de poitrine… Point. Ce sont les gaz, ces malandrins de gaz… Eh bien ! une demi-cuillerée de charbon, au moment d’une crise, et le mal disparaît devant la baguette de la bonne fée… Préventivement, deux ou trois fois par mois, une même demi-cuillerée le matin, avant le petit déjeuner… Mais, hélas ! si cela jugule, cela ne guérit pas… Rien ne guérit ! Rien… Dès qu’on a un mal chronique, quel qu’il soit, c’est pour toute la vie…

Ces paroles n’étonnaient pas les habitués de la maison, presque tous accoutumés aux discours de cette dame gastralgique… Mais Denise s’étonna de la présence d’Arsène Picquerol, dont le visage groseille sourit allègrement en la voyant :

— Un jour de pierre blanche ! Et que vous êtes photogénique ! s’écria-t-il tandis que ses yeux indigo marquaient une ardeur indécente. Vous faites de la lumière !

— Une chandelle !

— Une torche, plutôt. Vos cheveux… vos yeux… votre teint… vos dents !…

— Mon Dieu ! fit-elle avec un petit haussement d’épaules, puisque vous aimez ces comparaisons de tout repos, je ne veux pas vous en priver…

— Vous ne les aimez pas ?

— Je les comprends si mal !

— Ça fait partie d’un langage… et vous savez bien ce que ça veut dire…

— Alors, pourquoi le dire ?

— Parce que ça vous est agréable ! Ne dites pas non… même à vous… et même venant de moi !

— Ce n’est qu’à moitié vrai. Je n’essaierai pas de vous faire croire que je suis insensible à la flatterie… ce serait contre nature… mais je n’aime pas cette manière-là… ou, du moins, elle m’est indifférente !

— C’est contre nature. Les sauvages parlent déjà comme je vous ai parlé… et tous les poètes, depuis je ne sais combien de milliers d’années… Toutes les femmes y prennent plaisir. Quand je dis que vous jetez de la lumière, parbleu ! cela signifie simplement que vos cheveux sont plus brillants, que vos yeux ont plus d’éclat, que vos dents sont plus reluisantes, que votre teint est plus blanc, que les cheveux, les yeux, les dents, le teint de la plupart de vos concurrentes… Si vous voulez que je vous dise simplement que vous êtes jolie et que les hommes vous admirent, – et moi très particulièrement, – voilà qui est dit…

— C’est bien plus gentil comme cela ! fit-elle en riant.

Il rit aussi, d’un rire mal rythmé, puis, sardonique :

— J’en ai appris de belles sur votre compte !

— Ah ! vraiment…

— On m’a dit… non, n’est-ce pas ?… on m’a dit que vous vouliez faire des affaires !

Elle prit un petit air froid et, très distante :

— Si ça me plaisait, pourquoi n’en ferais-je point ?

— Parce que votre vraie affaire… votre grande affaire… qui doit largement suffire à occuper votre jeunesse, c’est d’être belle.

— Oui, mais c’est une affaire à laquelle je ne puis rien changer, sinon pour le pire.

— Votre devoir est de vous en servir…

— Dans quel but ?

— Pour être aimée… pour…

Il hésita, quasi intimidé par l’air gouailleur de la jeune fille :

— Pour être aimée ! Cela doit aller tout seul, ou sinon le jeu n’en vaut pas la chandelle !

— Soit… Mais, selon moi, la beauté donne droit à toutes les bonnes et belles choses de la vie…

— À quel prix ?

— Pour Mlle de Rocheverne, c’est absolument limpide… Son mari doit lui apporter tout ce qu’elle désire !

— Tout ! Et si je ne veux pas, moi, tenir la fortune d’autrui, fût-ce de mon mari ? Si le premier bien que je convoite, c’est l’absolue liberté de ma personne ? Et si j’ai du goût pour les affaires ?… Même riche, je ne m’en désintéresserais pas plus que Mlle Lenglen ne se désintéresse du tennis ou que Mlle Sorel ne se désintéresse de la poésie !

— Alors, vous êtes un aimable monstre !…

Et, la regardant bien en face :

— J’avais toujours pressenti que vous étiez énergique et un peu téméraire. Reste à savoir si vous avez du bon sens et du flair… Tenez… je serais très heureux de vous donner des conseils et, le cas échéant, des tuyaux…

Le regard de l’homme lui déplaisait sans qu’elle le craignit, et elle était sûre que, bien plus que Pierre Goulard, il devait connaître les voies de la fortune.

— Je ne refuse pas, dit-elle. Je n’accepte pas non plus… Nous verrons.

— Tant pis pour vous, si c’est non ! grogna-t-il. Car je puis vous être extrêmement utile, soit pour vous guider… soit même pour vous décourager… Si vous avez la volonté ferme de savoir, vous ne refuserez pas mon concours !

— Je n’ai rien fait pour le mériter !

— Le plaisir qu’on peut avoir à vous rendre service n’en est que plus grand !

— Pourquoi ?

— Mais parce que vous êtes vous, parbleu !… Cela suffit, allez !

— Prenez garde ! Vous n’auriez rien en échange… que ma gratitude…

— C’est immense, jeune fille !

— Et stérile !

Il continuait à la regarder : il y trouvait un plaisir presque pathétique, tellement elle correspondait à des goûts profonds, à des voluptés farouches et aussi à je ne sais quelle harmonie qui rendait cet homme dur capable d’une sorte de tendresse pour Denise.

— Stérile… on ne sait pas !

Il avait parfois songé à la demander en mariage : outre qu’il était à peu près sûr d’être éconduit, il prévoyait toutes les misères d’une telle union. Mais la Denise qui se révélait, avec des goûts insoupçonnés, faisait entrevoir de nouvelles perspectives. Il rêvait confusément d’une femme qui saurait concevoir de l’estime pour un homme qui avait transformé un maigre patrimoine en une fortune puissante… Elle devenait, en somme, une créature de sa race, donc capable d’éprouver d’autres sentiments que ceux d’une mondaine. En la guidant, en lui montrant les ressources de son intelligence pratique, qui sait si elle ne finirait point par le trouver préférable à d’autres mâles impuissants à lutter contre les forces et les pièges sociaux. Il en venait à souhaiter qu’elle ne se trompât pas sur elle-même, qu’elle eût vraiment la vocation commerciale : alors, en un sens, ils pourraient communier.

— Savez-vous quoi ?… fit-il. J’irai vous voir, le jour que vous voudrez… et nous causerons…

Elle eut une crispation légère et sentit, avec un peu de rancune, la servitude de son sexe, toutes les barrières qu’une trop vieille société élève autour des jeunes filles… Oui, mais c’est bien aussi parce qu’elle était jeune et d’un autre sexe que cet homme offrait son aide, et encore qu’elle se sentit choquée, elle eût jugé stupide de refuser des conseils dont la valeur pouvait être inestimable.

— J’accepte, dit-elle.

— Et vous avez bien raison… Car, ou vous glissez sur une mauvaise pente, et j’essaierai de vous ramener… où vous avez le don, sans quoi on ne fait rien qui vaille dans les affaires, pas plus que dans autre chose… Quel jour choisirons-nous ? Je propose mercredi matin, vers dix heures.

— J’y serai.

Elle ajouta, en riant faiblement :

— Il y aura un tiers…

— Et qui donc ?

— Mlle Tourbeuse, la gouvernante… mais elle ne demeurera qu’un moment…

VII

Le mercredi matin, Denise trouva, sur un plateau d’argent, une de ces joies sociales qui tiennent dans une feuille de papier :

Goulard lui écrivait :

« La seconde tranche du stock est vendue ferme, avec un gain de huit mille francs environ pour chacun de nous. J’espère, mademoiselle, que cela vous paraîtra satisfaisant et je vous prie de croire à mon respectueux dévouement. »

Elle était trop jeune pour échapper à la griserie et son visage fut si riant que le vicomte lui demanda :

— Que t’arrive-t-il ? Je t’ai entendue rire toute seule.

C’était au petit déjeuner du matin que Mme de Rocheverne consommait avec une pieuse gourmandise : l’âme charmante du café errait dans la salle.

Denise n’avait aucune raison pour cacher la bonne nouvelle : elle tendit la lettre à Rocheverne qui la lut, un peu vexé.

— Et la première tranche, qu’est-ce qu’elle avait rapporté ? demanda-t-il.

— Sept mille francs.

— En sorte que tu as gagné quinze mille francs en deux mois… Ça va bien, mon petit. Seulement, méfie-toi !

— Je me méfie, mon père.

Il la considérait en-dessous, soupçonneux, avec une nuance de jalousie qui avivait le prestige du succès…

— Très dangereuses, les premières chances ! déclara-t-il en étendant furieusement du beurre sur son petit pain… On croit qu’il n’y a qu’à continuer, puis, un beau jour, le malheur tombe comme un renard dans un poulailler. Enfin ! va toujours… l’expérience des autres n’a jamais servi à personne…

Mme de Rocheverne écoutait avec une sérénité merveilleuse et constatait que le beurre était exquis ce matin, les petits pains juste à point… à la fois croustillants et tendres…

Elle songeait une fois de plus que les choses tournent toujours mieux qu’on ne l’appréhende, et d’ailleurs ses propres appréhensions étaient, en toute circonstance, si légères !…

Dans ce moment, ses yeux tombèrent sur un journal mi-déplié à côté de Rocheverne ; elle poussa une petite exclamation :

— Capus est mort !… Capus !

Cette fois, un peu d’ombre se mêla à la douceur délicate du café au lait. Elle ne connaissait pas d’homme dont elle aimât autant le théâtre et la philosophie… Capus l’avait confirmée dans toutes ses tendances… Et voilà que cet aimable consolateur mourait comme les plus désolantes créatures… Elle se fût volontiers écriée, à peu près comme les Juifs au trépas de Judas Macchabée : « Comment est mort cet homme qui donnait tant de courage et d’espérance à ses semblables ! »

— Capus… Pourquoi Capus ne serait-il pas mort ? demanda Rocheverne avec une pointe de goguenardise amère. C’est très conforme à sa philosophie. Tout s’arrange, oui, mais rien aussi parfaitement que par la mort… Il devait en être persuadé…

— Il était trop jeune pour mourir.

— Mourir entre soixante et soixante-dix ans, c’est peut-être bien le meilleur moment… On n’a plus rien à attendre… Les jeux sont faits… rien ne va plus… Ma chère, il a fort bien choisi son heure !

— Peut-être ! fit Mme de Rocheverne pensive en songeant qu’elle n’avait que quarante-trois ans.

Malgré la mort de Capus, elle prit plaisir à savourer un second petit pain, aussi croustillant et aussi tendre que le premier.

Arsène Picquerol se présenta à l’heure dite. Rocheverne, à qui Denise avait annoncé cette visite, ne manifesta pas le dédain hargneux qu’il montrait pour Goulard. Il respectait en Picquerol un homme d’affaires de vaste envergure et qu’il redoutait un peu.

— Ça va ! fit-il, lorsque Denise lui en eut parlé. C’est un monsieur !… Pourtant ne pousse pas la candeur jusqu’à croire qu’il arrive en homme désintéressé ou en simple curieux. Même dans les moindres choses, il ne fait rien pour rien !

— Que pouvait-il espérer de moi ?

Rocheverne se mit à rire, car il crut à la naïveté de sa fille.

— Oh ! rien d’incorrect… il a tout de même le sentiment de certaines convenances… Mais il est à un âge dangereux, il pourrait bien rêver, plus ou moins vaguement, de t’épouser !…

— Eh bien ! mais… je ne vois pas que ce soit dangereux…

— Tu l’épouserais ?

— Oh ! non… non ! fit Denise qui riait à son tour. Il est plus âgé que vous, mon père.

— Pas une raison… Et puis, si riche !… Quand on l’est à ce point, on fait un peu tout ce qu’on veut dans notre satané monde !… Bien des gens trouveraient ça très bien ou même t’envieraient…

— Je crois que leur opinion ne m’empêcherait pas de dormir… Mais il y a vous… ma mère, et puis un peu moi-même !…

— Maintenant, dit Picquerol, après un baisemain assez insistant et quelques paroles préliminaires… à la disposition de usted… Vous pouvez compter sur ma discrétion sans limites. Où en sont vos affaires ?

— Finies pour le moment… J’ai de nouvelles décisions à prendre.

— Finies ? Comment… perte ou gain ?

— Gain. J’ai fait, comme ils disent, une quinzaine de mille francs.

— On saura plus tard si c’est un bien ou un mal. Voulez-vous me raconter ça ?

Elle lui raconta l’affaire en omettant de nommer explicitement Goulard.

— Affaire simple, dit-il, et pas plus mal conçue que cela. C’est même une règle de chercher le simple… de simplifier autant qu’on le peut… Et qu’avez-vous en vue ?

Elle le lui dit sommairement.

— Quelques détails ? fit-il.

Elle les donna. Il réfléchit un instant, puis :

— Faisable… Si vous le voulez bien, je vais faire vérifier et j’étudierai « l’écoulement ». Enfin, faisable… Et vous vous exprimez nettement. Avec des protections, il est possible que vous arriviez – mais les protections même ne vous mettent qu’à l’abri des oscillations du marché. Pour agir presque à coup sûr, il faut, outre le sens des affaires, le gros capital. Alors, on marche un peu comme les tenanciers d’un grand établissement de jeux : on peut tabler sur les moyennes. Je vais faire tout mon possible pour vous faciliter l’affaire, sans pourtant intervenir… et sans même vous offrir d’association. Vous en voulez bien pour soixante-quinze mille ?

— Pour soixante-quinze mille ! dit-elle sans broncher.

— Le bénéfice permis ira jusqu’à vingt-cinq mille… mais il faudrait peu de chose pour que la perte fût égale…

— Je n’en ai jamais douté… Au juste, je ne risque pas plus de dix mille francs, puisque j’en ai gagné quinze mille…

— Dangereux paradoxe de joueur ! N’en abusez pas !… Je vous enverrai les renseignements aussitôt que je les aurai, mais il ne sera pas inutile, ensuite, que je vous revoie… J’espère ne pas vous ennuyer…

— C’est moi qui crains d’être importune !

— Ne me craignez pas ! fit-il avec une fine pointe de mélancolie… À l’âge où me voici, je n’ai rien de mieux à faire…

Il la considéra avec une douceur qu’elle ne lui connaissait point et murmura :

— C’est égal… je persiste à croire que vous feriez mieux de vous bien marier !

— Il est presque impossible que je me marie bien.

— Je ne comprends pas.

— C’est d’une simplicité enfantine… Ou bien c’est la vie pauvre : il y faudrait un bien grand amour et une confiance profonde ! Pour le moment, cela ne correspond à aucune réalité. Ou bien c’est l’amour et la fortune, ou encore la fortune sans l’amour… Je suis fière jusqu’à en être orgueilleuse : je prétends ne pas dépendre de mon mari.

— Même si vous échouiez ?

— Je ne sais pas… J’attendrai pour voir ! Il me semble que je puis disposer de quelques années encore…

— Nul n’est maître, nulle n’est maîtresse de l’heure !

— Bon ! ça veut dire qu’une catastrophe est possible. Vous prêchez une convertie. Il n’y a qu’à ouvrir un journal pour se convaincre qu’aucune chose n’est sûre sous le soleil. Voyez ces pauvres gens du Chili !… Un petit tremblement de terre… et voilà des milliers d’infortunés sans demeure !… Alors, si j’ai mon tremblement de terre, il sera temps de voir !

— Pas sûr du tout ! Si vous étiez… je l’entends au sens figuré… si vous étiez sans demeure… votre beauté même serait sans doute une maigre ressource… On peut être, enfin, démonétisé de toutes les façons.

— Je ne vous savais pas si funèbre… À ce compte, mon Dieu ! tout étant également précaire, peu importe ce qu’on fera ou ce qu’on ne fera pas !…

— Bien dit ! fit-il avec un sourire sardonique. Et, d’ailleurs, je crois que dans un cas extrême, il y a toujours quelqu’un pour qui vous ne seriez pas démonétisée… Je ne vous dirai pas qui !

— Gardez-vous-en bien ! répondit-elle avec une gravité inattendue et qui déconcerta l’homme.

Elle lui tendit la main qu’il baisa assez humblement.

VIII

Le lendemain, au moment où Denise terminait sa correspondance, la femme de chambre vint lui dire :

— Mme de Rocheverne désire parler à mademoiselle.

Denise trouva sa mère en compagnie de Jacques.

— M. Vérone vient nous faire ses adieux, fit Mme de Rocheverne. Il part pour un long voyage.

Denise remarqua que Jacques avait maigri : ses yeux semblaient plus grands et plus creux, son attitude était molle et morne, il parlait à mi-voix.

— Un long voyage ? répéta Denise.

Une tristesse soudaine s’abattit sur elle et la sensation que, peut-être, en voulant affermir son sort, elle l’avait gâché.

— Où allez-vous ? demanda-t-elle.

— J’irai d’abord au Maroc et en Algérie, puis sans doute en Égypte… Je compte passer quelque temps dans l’Inde et aller jusqu’au Japon…

— Mais c’est le tour du monde ! fit Mme de Rocheverne.

— Si je vais jusqu’au bout, oui, madame. Car je compte aussi visiter l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Du moment que j’entreprends un long voyage, mieux vaut qu’il soit complet.

— Alors, murmura Mme de Rocheverne, il faut visiter les îles de l’Océanie… Stevenson m’a persuadé qu’elles étaient la merveille du monde et je regrette infiniment de ne pas les avoir connues.

— Pourquoi pas ? acquiesça Jacques.

Un silence. Mme de Rocheverne se leva :

— Ne partez pas encore, dit-elle, je suis à vous dans quelques minutes.

Lorsqu’elle fut sortie, Jacques pâlit, ses oreilles blanchirent et, d’une voix plaintive :

— Que je suis malheureux !

Le contre-choc de cette émotion fit souffrir Denise.

— Il ne faut pas ! chuchota-t-elle.

— Ah ! c’est que vous ne pouvez comprendre… Vous n’aimez pas… et même si vous aimiez, vous ne souffririez pas autant que moi…

— Croyez-vous ? dit-elle un peu surprise, mais non choquée.

— J’en suis sûr, Denise. Ma nature est plus tendre que la vôtre… ne m’en veuillez pas de vous le dire. Je vous aime telle que vous êtes et je sais bien que je vous aimerai encore… lorsque je reviendrai… tandis que vous m’aurez oublié ou presque !

— Peut-être est-ce vous, au contraire, qui aurez oublié…

— Non, Denise. Je suis un esclave… un esclave fidèle ! Mes affections sont des câbles. Elles s’amarrent solidement ! Ah ! je suis trop sûr de vous aimer encore, à mon retour ! Et je voudrais vous demander quelque chose.

Il avait un air humble, soumis, un air « pauvre » qui troublait positivement Denise.

— Je voudrais vous demander… à moins que vous n’aimiez ailleurs… auquel cas ma demande n’aurait plus aucun sens… je voudrais vous demander de m’attendre, deux ans.

— Vous attendre ?

— Oui… enfin… ne pas épouser un homme sans amour… Car, si je vous crois – sentimentalement – moins constante que moi, je sais que votre parole est sûre !

— C’est aussi pour cela que je n’aime guère de m’engager… Car enfin, si je me ruinais… si des circonstances inévitables me forçaient au mariage ?…

— Mais alors, cria-t-il avec une véhémence subite, il n’y aurait qu’à me rappeler !…

— J’ai promis à votre mère que jamais, pauvre, je ne deviendrais votre femme…

— Oui, vous avez fait cela… et c’est affreux, Denise, mais elle peut vous dégager de votre parole…

— Et si je ne le veux pas ?

— Denise, ah ! Denise… vous n’êtes tout de même pas un monstre… vous me laisserez une espérance… Promettez de me rappeler à temps. Vous n’en garderez pas moins votre liberté.

— Toute ma liberté ?

— Oui, toute… Mais attendez deux ans, ou rappelez-moi… C’est tout ce que je demande.

— Eh bien, je le promets !

Il saisit humblement et avidement la main de Denise.

— Et maintenant, dit-il avec un faible sourire, je vais vous rendre un service pratique… D’abord, j’ai obtenu de mon père qu’il mettrait son expérience à votre disposition… puis j’ai parlé à un personnage singulier… qui nous aime beaucoup… qui s’est attaché à moi… C’est l’homme de France et peut-être du monde qui est le mieux au courant du mouvement de nos ports… il sait tout sur les arrivages et les départs… il peut vous fournir des tuyaux, qui vous permettraient de proposer des affaires à des spéculateurs… car même les plus fins ne savent naturellement pas tout.

— Mais je ne vois pas quel intérêt aura notre homme dans cela… Il trouverait lui-même les spéculateurs…

— Pas toujours… non, pas toujours ! Il paraît que tout est limité… qu’il y a beaucoup de fissures… et souvent il préfère des intermédiaires peu visibles, comme il dit. Enfin, c’est compliqué… Il vous expliquera s’il le juge convenable. Toujours est-il qu’il s’intéressera à vous.

— Pas gratuitement, toutefois ?

— Ah ! non… il a ses primes… mais modérées… sinon il se brûlerait. Outre ses primes, il prend un intérêt d’amateur à son travail… il se passionne…

— C’est très gentil ce que vous avez fait là !

— Je serais joliment content si je vous avais rendu service ! Et si vous vous en souveniez…

Il jeta sur elle un regard mystique et désespéré.

— Tout aurait pu être si simple… mais vous voulez que ce soit compliqué. Vous croyez à la force… à la volonté… à l’argent… Des bêtises !

Et reprenant la main de Denise :

— Petite main, dites-lui que j’aime comme on ne l’aimera peut-être plus… que j’avais mis sur elle toute ma fortune de rêves… Petite main, dites-lui que les choses pratiques sont des chimères !

Il se pencha, il baisa les doigts, la paume et le poignet. On entendit un pas léger et Mme de Rocheverne se montra.

— Vous nous enverrez de temps en temps une carte, fit-elle.

Quand Jacques fut sorti, les deux femmes demeurèrent pensives.

— Je crois qu’il t’aime ! dit Mme de Rocheverne. Denise ne répondit pas.

IX

Ce matin-là, Denise reçut une dépêche de Picquerol :

« Les renseignements sont favorables. Aléa restreint, plus restreint que je ne le croyais, mais il faut compter sur l’imprévu. C’est une affaire que j’aurais faite moi-même, en d’autres temps, mais pour l’heure d’autres projets m’occupent. Quoi qu’il en soit, je me tiens à votre disposition pour vous faciliter les débouchés. Si vous pouviez trouver un associé sûr, ce ne serait pas à dédaigner… Vous aurez les fiches demain.

« Veuillez croire à mes sentiments très dévoués.

« ARSÈNE PICQUEROL. »

Elle relut plusieurs fois la lettre. L’associé sûr ? Elle ne voyait que Goulard. Cette fois, d’ailleurs, l’entreprise était déjà épluchée ; elle pouvait l’offrir directement.

Au téléphone, Goulard proposa un rendez-vous pour le jour même.

Il vint, illisible comme de coutume, et, comme elle n’avait donné aucun détail précis, il demanda :

— Alors, vous allez vous remettre en marche ?

— Vous en déciderez peut-être.

— Voyons ça.

Elle crut préférable de ne rien lui cacher et, après les préliminaires, avoua qu’elle avait consulté Picquerol.

— Pourquoi pas moi, demanda-t-il sans trahir son dépit.

— Simplement parce que je ne voulais pas abuser. Vos heures sont précieuses.

— Alors, je ne comprends pas… puisque vous me faites venir tout de même…

— C’est que je crois pouvoir vous proposer une affaire déjà éclaircie.

— Une affaire de vous à moi… ou pour les deux ?

— Pour les deux.

— Une association, alors ?

— Comme la première fois.

Au fond, cela ne déplaisait pas à Goulard, pourvu que l’affaire fût acceptable, même si elle devait être médiocrement fructueuse. Dans le clair-obscur de sa conscience, des espérances glissaient, tantôt précises, tantôt confuses, – tout l’archipel des bonheurs apparus sur le tard, lorsque déjà l’on entrevoit la fin du périple.

Il lui était singulièrement doux de reparaître dans l’atmosphère de cette fille aux cheveux clairs et à la peau lumineuse.

— Nous allons bien voir ! dit-il, évasif, – car rien ne pouvait l’empêcher d’être évasif avant d’avoir fait ses enquêtes.

— Si l’affaire vous paraît bonne, accepterez-vous ?

— À coup sûr.

— Lisez ! dit-elle en tendant la lettre de Picquerol.

Il lut méticuleusement. Picquerol lui inspirait une confiance presque parfaite et il l’estimait incapable d’abuser une jeune fille comme Denise.

— C’est rassurant, mais encore vague !

— Voici le projet et mes notes, dit-elle. Dès que j’aurai les fiches de M. Picquerol, je vous les ferai tenir.

Avec la même lenteur qu’il avait mise à lire la lettre, il lut le petit mémoire de Denise et, à vrai dire, il le trouva satisfaisant.

— Je commence à croire que nous allons encore une fois nous associer ! fit-il avec un petit rire qui, chez lui, équivalait presque à une promesse.

L’affaire fut conclue le surlendemain : elle paraissait assez bonne à Goulard pour qu’il y risquât deux cent mille francs.

— Ce sera sans doute moins long que la première fois, remarqua-t-il.

— Et peut-être plus sûr.

— Ne nous portez pas la guigne ! s’exclama Goulard, qui toucha le dossier d’une chaise.

— Je ne crois pas à la malchance… Mais dites…

Elle s’arrêta, indécise.

— Quoi donc ? demanda-t-il.

— Si cela marche bien… ne voulez-vous pas m’aider à tirer mon père d’embarras ?

— Sa situation est très chargée… et périlleuse. J’ai bien cru qu’il allait recevoir le coup de matraque au commencement du mois… Mais il a eu une petite chance. Sa position peut tenir encore quelques semaines.

— Je ne la crois pas si désespérée que cela.

— Elle serait plus rassurante avec un homme moins têtu et moins orgueilleux… Il veut garder toutes ses positions… C’est impossible. Il faut absolument qu’il liquide une partie pour maintenir l’ensemble… et encore à condition d’opérer avec méthode, de ne rien risquer de nouveau… S’il s’obstine à tout conserver, ce sera le krach… Ah ! s’il m’avait écouté…

— Je sais, murmura-t-elle avec amertume… Si j’osais lui dire…

— Il faut oser… S’il consentait à ne prendre aucune initiative, en dehors de vous et moi… je serais positivement prêt à courir un risque… je veux dire à lui consentir un prêt de consolidation… Vous, qui le voyez chaque jour… qui sait si, petit à petit, vous ne pourriez pas le décider. Alors, je crois être à peu près sûr que nous lui garderions des restes appréciables, car, de rattraper ce qui a été perdu auparavant, ce serait fou de seulement y songer !

— Je lui parlerai… mais pas avant que l’affaire actuelle n’ait donné des résultats.

— Vous avez raison… Si elle réussit – comme on peut l’espérer – vous aurez plus de chances…

Il se leva, il la regarda en-dessous avec une timidité ambiguë.

— Je n’oublierai pas, dit-elle, vous avez vraiment été un ami pour lui et pour moi.

— Ah ! soupira-t-il… je ne demande qu’à l’être plus encore.

Elle sourit en lui tendant la main et, après qu’il eut disparu, elle voyait encore sa silhouette en muid, ses pattes de tamanoir, son cou trop bref. Seul l’œil bleu de paon avait une espèce de charme très lointain…

Tel quel, il n’apparaissait pas ridicule à la jeune fille, il représentait une puissance que la spéculatrice était apte à évaluer, – et même à admirer, – mais sa personne physique s’opposait presque autant aux instincts de la femme que celle d’un Tartare ou d’un Peau-Rouge.

X

Mlle Tourbeuse classait des papiers. Elle avait de l’ordre, de la méthode, de la discrétion et de l’honnêteté. Denise en faisait, somme toute, sa secrétaire et constatait chaque jour qu’elle était perfectible. Sans connaître par le détail les affaires de sa maîtresse, elle les connaissait assez pour y prendre de l’intérêt : son âme n’était pas méchante ; une vie sans joie l’avait ensevelie dans sa coquille.

Mlle Tourbeuse, avec un sens fort exact de l’insignifiance et de la fadeur de sa personne corporelle, depuis longtemps ne comptait plus plaire aux hommes, mais elle n’avait pas renoncé à toute sympathie, et, parce qu’il lui semblait que Denise la traitait avec plus de bienveillance, elle était prête à un brin de dévouement.

Un bulletin commercial apprenait à Denise que les pétroles étaient indécis et les cuivres agités, ce dont elle ne se souciait guère ; mais, en constatant une baisse sur l’étain et sur l’iridium, elle eut un tressaillement désagréable…

La baisse ne l’atteignait guère encore, les prix d’achat laissant une ample marge pour les bénéfices, mais si cela continuait… Les paroles de Picquerol lui revinrent à la mémoire :

— Ah ! soupira-t-elle… je n’ai pas… je n’ai pas encore les moyens de perdre ! Elle hésita quelque temps avant de dire à Mlle Tourbeuse :

— Voulez-vous demander M. Goulard au téléphone !

— Bien, mademoiselle.

Goulard fut là et, interrogé, il répondit :

— Assez grave… j’ai des tuyaux… il y a un mouvement des baissiers sur l’étain et l’iridium… Ils peuvent réussir… temporairement…

— Temporairement !

— Je ne crois pas que cela puisse durer…

— Je le crois comme vous… mais des jours, des semaines !

— Je suppose quelques jours… sans garantie, mademoiselle. Avec un effort, ils peuvent aboutir à une crise et la prolonger…

— Pourtant, la demande dépasse l’offre.

— Exact. Aussi suffira-t-il, probablement, d’avoir de la patience et de l’estomac.

— Ne pas bouger ?

— Ne pas bouger. Coucher sur nos positions. Toute manœuvre dangereuse… quand le mérinos aura fini…

Des jours coulèrent, pleins de mélancolie d’abord, puis de détresse. L’étain et l’iridium baissaient encore. Il y avait des reprises, des sursauts, des offensives de la hausse qui ne duraient jamais plus d’une ou de deux séances… À mesure, le doute envahissait la jeune fille. Elle se sentait une petite créature perdue dans un monde dont elle s’exagérait les puissances néfastes. Son âge, son sexe, tout l’accablait, tout lui reprochait d’avoir engagé sa vie dans une voie absurde, alors qu’il eût été possible de vaincre les parents de Jacques et de conquérir, sans un effort véritable et sans aléa, cette fortune qu’elle rêvait de ne devoir qu’à elle-même. Comment avait-elle osé, – alors qu’elle voyait, malgré une expérience sûre, s’embourber Rocheverne ?…

Éveillée la nuit par tressauts, avec de vertigineuses palpitations, les moindres faits prenaient des significations redoutables dans le drame de l’insomnie.

Le dix-huitième jour, la baisse justifiait les pires prévisions : en réalisant, Denise aurait perdu plus de vingt-cinq mille francs…

Un matin, après avoir consulté les cours, elle résolut de parler à Picquerol, car Goulard commençait à faiblir et se demandait s’il ne vaudrait pas mieux liquider l’affaire.

Picquerol, qui attendait l’appel, se hâta de rendre visite à la jeune fille et, la trouvant pâle, même amaigrie, il constata :

— Nous avons perdu le nord !

— J’espère que non, fit-elle, avec un mince sourire, mais je suis inquiète.

— Pas encore d’estomac ! L’âge… le sexe… et puis, pour vous, un risque à peu près capital !…

Il tenait la main de Denise, avec une légère insistance :

— Vous avez compté sur moi pour vous remonter le moral ! ajouta-t-il. C’est gentil, ça… Qu’est-ce que je puis faire ?

Elle avait dégagé sa main ; un faible afflux de sang atténuait sa pâleur.

— Me donner votre avis, murmura-t-elle.

— Sur la baisse de l’étain et de l’iridium ?

— Oui.

— Je n’ai pas encore d’opinion nette. Ou plutôt mon opinion est d’ordre très général… La voici du reste : la situation du marché général et du marché français continue à être, au fond, favorable aux étains et à l’iridium. Elle doit le rester, pour l’iridium surtout ! Il devrait y avoir demande partout. Donc les offres qui déterminent la baisse semblent factices. Pour peu qu’on ait le temps, il convient d’attendre, l’arme au pied. Avez-vous le temps ?

— Une baisse plus importante est-elle possible ?

— Assurément ! En affaires tout est à peu près possible.

— Peut-elle durer ?

— Mais oui… Seulement, c’est improbable !… Voyez-vous, mon enfant, si j’avais fait cette affaire… j’attendrais imperturbablement, car je pourrais me rendre cette justice que tout la justifiait. J’attendrais, à moins que je ne fusse en mesure de truster… Avec un petit trust bien ferme, bien outillé, bien munitionné, l’étain et l’iridium rebondiraient en huit jours à leurs plus hauts cours.

Son regard se vrilla sur les yeux de Denise avec une telle intensité qu’elle se dégagea en abaissant les paupières.

— Il faudrait que j’eusse un motif grave pour organiser cela, insinua-t-il.

Elle fit mine de ne pas comprendre.

— Si j’ai bonne mémoire, reprit-il, vous avez engagé quatre-vingt mille francs.

Il laissa transparaître, en énonçant le chiffre, une ironie dédaigneuse.

— Exactement, fit-elle.

— Au cours actuel, vous devriez perdre à peu près vingt mille francs… Il n’est pas possible que vous perdiez plus de trente mille…

— Alors, je garde ma position ?

— C’est le conseil que je vous aurais donné. Au point où vous en êtes, dix mille de plus, dix mille de moins, ce n’est guère… Ne m’en veuillez pas si finalement cela tournait mal.

— De quelque manière que cela finisse, je vous dois de la gratitude…

— J’aimerais que vous m’en deviez davantage !

Sa chaise sournoisement rapprochée, il observait la jeune fille, non qu’il eût aucune intention reprochable, mais il cédait à la gravitation impérieuse qui entraîne nos destinées.

— Vous savez, dit-il soudain, – et un trouble creusait sa voix, – si cela vous faisait plaisir, je vous garantirais volontiers contre la perte…

Une petite pâleur se répandait sur les joues de l’homme et qu’elle était tout de même assez femme pour interpréter. Elle éprouva d’abord une indéfinissable et d’ailleurs faible appréhension, puis une satisfaction dédaigneuse, tellement, malgré son énorme force sociale, Picquerol lui apparaissait négligeable dans la guerre des sexes.

— Je ne comprends pas bien, dit-elle. Vous me garantiriez comment ?…

— En reprenant, le jour où ça vous plairait, l’affaire à mon compte… à votre prix d’achat.

— Et c’est vous qui perdriez ?

— J’ai le temps… moi.

Elle secoua la tête ; la malice féminine parut dans le sourire qui frôla ses paupières :

— Vous êtes tout à fait gentil… mais, ça, ce ne serait pas de jeu !… Je n’aurais plus aucune confiance en moi… et j’ai besoin d’avoir confiance. Sinon à quoi ça rimerait-il de m’être engagée dans les affaires ? J’ai la vocation ou je ne l’ai pas. Si je ne l’ai pas, eh bien, tant pis, je succomberai !

— En affaires, mademoiselle, dit-il, avec une certaine solennité, les plus malins peuvent avoir besoin de temps… Je connais bien des hommes, aujourd’hui puissants, qui ont été à la merci d’une échéance. S’ils n’avaient pas trouvé alors le crédit nécessaire, ils étaient cuits !… Je ne vous offrais, au fond, que du temps et… aussi, mon Dieu, un peu de ma bonne volonté… en ce sens que je ne serais pas spontanément entré dans cette spéculation.

— Est-ce que vous avez jamais eu besoin de temps ? demanda Denise suivant sa pensée.

— À plusieurs reprises… et deux fois au moins dans des circonstances sombres… À moins de partir avec des millions, et encore ! tout le monde a passé par là… Je vous souhaite de ne pas connaître des jours trop dramatiques…

Il s’était levé, il pressait doucement la main de Denise :

— En somme, vous avez des amis… qui vous aiment !

Il la laissait pensive. Picquerol, Goulard ! Les hommes étaient autour d’elle, pour qui elle restait une femme convoitée, et si leurs désirs étaient encore un appui, Dieu sait si, quelque jour, ils ne deviendraient pas une menace… Elle ne s’en inquiéta guère, trop jeune pour s’appesantir sur des futurs lointains. Les soucis du présent suffisaient à absorber ses craintes et ses espérances…

Ce n’était pas encore la fin du jour, mais de grandes nuées en lutte avec le soleil figuraient un étrange crépuscule d’or fin, de soufre et d’ambre jaune. Mlle Tourbeuse, qui avait l’âme poétique, se retournait par intervalles pour voir la vitre étincelante comme une verrière.

Elle ne put s’empêcher de dire :

— C’est admirable, mademoiselle.

— Admirable ? murmura Denise. Oui… peut-être…

Elle considéra un instant cet éclatant épisode de la lumière et des vapeurs, mais elle n’y prenait pas de plaisir : son cœur était triste comme la défaite.

Dans ce moment, on lui apporta un bristol où elle lut ce nom : « Charles Gemeste ».

Un espoir léger comme un fil de la Vierge flotta devant elle :

— Faites entrer M. Gemeste.

M. Gemeste montra un visage suraigu, avec un nez si fin qu’il semblait d’abord dépourvu de narines ; les yeux, couleur de hanneton, aux sclérotiques presque invisibles, rappelaient les yeux des freux, et le corps était aussi maigre que le visage.

— J’aurais dû, réglementairement, vous écrire ou vous téléphoner au préalable, fit le visiteur. Ç’aurait une perte de temps et, dans l’espèce, le temps a une valeur sérieuse…

Pour l’avoir rencontré peu de temps après le départ de Jacques, Denise n’ignorait pas M. Gemeste. Il l’avait accueillie avec bénévolence, mais c’était une période où il n’avait « aucun tuyau disponible », comme il disait. Il le lui rappela :

— Cette fois, mademoiselle, j’ai les mains pleines… grâce à la grève du Havre… Je tiens plusieurs cargaisons de café, épices, bois précieux… Comme la grève vient d’être déclenchée aussi à Bordeaux, et qu’elle le sera infailliblement dans le turbulent Marseille, le sort des cargaisons est précaire… Il y a de grands rachats à faire… Je cherche des hommes.

Comme elle le regardait, interrogative :

— Vous pensez que je suis mieux que vous placé pour en trouver ? C’est exact. Mais je suis handicapé par un trust qui entend racheter, sinon à vil prix, du moins à un bon marché dérisoire… Sur la place, rien à faire. Il faut frapper ailleurs… Et, bien entendu, je tiens quelques habitués… pas assez pour l’heure… Sans compter que je ne serais pas fâché de m’ouvrir des voies nouvelles…

— Je n’ai aucune autorité… ni aucune compétence !…

Il laissa entendre un rire sec comme un craquement.

— Je le suppose… et, mon Dieu ! je puis chercher ailleurs ! On peut toujours chercher ailleurs… mais on prend d’abord ce qu’on trouve, et puis il y a Jacques Vérone à qui je ne serais pas fâché de faire plaisir… Votre compétence n’a rien à voir, provisoirement, dans l’affaire… Votre autorité viendra des pièces que je vous confierai…

— Vous ne craignez pas… le risque ?

— Quel risque ? Vous ne vous adressez, je pense, qu’à d’honnêtes gens… Et puis, le risque… on le court toujours ! Je vous demande seulement ceci : connaissez-vous un ou deux hommes qui pourraient répondre d’un achat de six à sept millions… gros bénéfice à peu près certain, assurances en bon ordre… prime pour moi… prime pour vous ?

— Prime ?

— Oui, ce serait pour vous un minimum de cinquante mille francs !

— Des hommes que je connais pourraient risquer l’affaire… Mais qu’ils y soient disposés, je n’en sais rien…

Le rire sec reprit, plus bas, plus ambigu.

— Ah ! mademoiselle… la seconde partie de votre réponse est superflue !… Voulez-vous tenter la démarche ?

— Sans aucun doute !

— Alors, permettez-moi de vous demander de faire les choses très rapidement… Cette affaire, née des grèves, mourrait avec elles. Donc, urgence…

— Je m’en occuperai tout de suite.

— Bon ! Je vous confie les pièces… et j’attends votre réponse. Bonne chance pour tous deux.

Cette fois, il se borna à sourire et il ajouta :

— Pour vous surtout !

Il remit une grosse enveloppe brune à Denise.

Elle demeura quelques minutes dans un état de stupeur hypnotique, puis elle examina rapidement les pièces, qui étaient des relevés accompagnés de notes… Alternativement, elle subissait le tourbillon de l’espoir et la dépression de la défiance, mais elle ne permit pas à son trouble de lui faire perdre du temps, et bientôt un taxi la mena chez Arsène Picquerol, en compagnie de l’inaccessible Mlle Tourbeuse.

Picquerol la reçut sans tarder.

— Chance ! dit-il… Pour moi, bien entendu… Cinq minutes plus tard, j’étais sorti… Toujours inquiète, hein ? Eh bien, vous pouvez commencer à vous rassurer ! J’ai des « tuyaux » de gros calibre… ça va remonter. À l’heure où je parle, ça remonte déjà, surtout l’iridium. Contente ?

— À coup sûr !… Quoique…

Elle essayait de sourire, mais une trépidation violente, un double flux d’émotion courait en elle, qui roidissait les muscles du visage.

— Ce peut n’être qu’un feu de paille… mais je ne crois pas, reprit-il. Les meneurs doivent maintenant pousser à la hausse et, comme cette hausse est normalement indiquée par l’offre et la demande… je crois qu’elle sera continue… et assez sérieuse… Je suis au poste d’écoute… Un peu plus contente ?

— Presque rassurée.

— À la bonne heure ! C’était pour ça, votre visite ?

— Pour tout autre chose.

— Ah ! bah !…

— Je viens moi-même vous proposer une affaire.

Il secoua la tête avec un sourire où se mêlaient l’indulgence et l’ironie.

— Ça me paraît invraisemblable.

— À moi aussi…

— Alors, tout va bien ! Vous savez que, en principe, je ne désire rien faire au-delà de mon trantran. C’est l’âge du repos : je me borne à maintenir ma maison… en attendant, que fatigué, je la transmette à des successeurs.

— Aussi je n’espère pas beaucoup vous convaincre… Mais l’affaire paraît bonne et sûre… le bénéfice considérable.

— Je vous écoute, dit-il résigné.

Troublée, elle répéta ce que lui avait dit Charles Gemeste. Quand elle eut fini, Picquerol demeura silencieux.

— Vous avez le dossier ? fit-il enfin.

— Voici.

Il parcourut rapidement le mémorandum de Gemeste sans trahir aucune impression, puis :

— Oui… c’est bon… et comme les assurances sont en bon ordre et très précises, l’aléa est faible et ne porte que sur des différences de gain. Vous avez confiance en moi ?

— Oh ! une confiance absolue.

— Vous le pouvez… je vais examiner ça… voir si je marche… et dans ce cas, si je marche seul…

— Peut-être M. Goulard ?…

— Si je ne voulais que la moitié, le morceau serait un peu gros pour lui, mais sans doute trouverait-on un biais…

Les yeux de proie s’attardèrent sur les yeux de Denise… et soudain, avec un rire équivoque :

— C’est assez comique ce que je fais là !… Enfin… demain matin, je serai fixé. J’ai entendu dire que ce Charles Gemeste est un as dans sa partie et qu’il joue franc jeu. Tout de même, il faut que je m’informe. Sitôt mon opinion faite, le téléphone ou une visite.

Comme elle semblait inquiète :

— Oui… oui, vous auriez voulu une réponse tout de suite… Eh bien ! en voici du moins une : si tout est comme je le crois, l’affaire sera faite. Au cas où je dirais non, c’est qu’il y aurait une paille… et alors, n’est-ce pas, vous vous consoleriez…

Comme d’habitude, il s’attardait à embrasser la main de Denise : toutefois, il n’insista pas trop, pensant que, si la spéculation se faisait, il y aurait plus d’intimité entre lui et la jeune fille.

Elle passa une soirée énervante. C’était, croyait-elle, le nœud de sa destinée. Si elle réussissait, tous les espoirs lui seraient permis et elle aurait une ample provision de courage.

Après une nuit trouble, son sommeil s’approfondit et elle s’éveilla plus tard que d’habitude.

— Tu es pâlotte ! insinua Rocheverne. Est-ce que ça tourne mal ?

— Je le saurai tout à l’heure !

Il devina qu’elle traversait une mauvaise passe et se tenait à quatre pour ne pas lui faire la leçon, mais comme d’autre part, si un revirement se produisait, ses paroles se retourneraient contre lui, il préférait attendre l’événement décisif.

Toutefois, il ne put s’empêcher de dire :

— Ah ! cette chose-là ne va pas toute seule !… Sinon les imbéciles feraient fortune !…

Ses propres affaires stagnaient ; la baisse semblait arrivée à ses limites, et ses pertes ne se seraient pas aggravées par elles-mêmes, mais les reports lui coûtaient gros et ses créanciers montraient une impatience énervante.

— Combien risques-tu de perdre ? demanda-t-il soudain.

— Si je vendais actuellement ? À peu près ce que j’ai gagné… mais depuis hier, il y a une reprise.

— N’y compte pas trop… c’est comme ça qu’on se perd !

Il en savait quelque chose. Par moments son orgueil blessé lui faisait souhaiter, dans le fond obscur du moi, où nos désirs s’entourent de brouillard, que Denise connût une déception…

— J’espère que tu n’as rien engagé d’autre ! fit-il en mâchant assez rudement son petit pain.

— Non ! mais… j’ai…

— Mais quoi ?

Elle hésita, puis, ne voulant pas mentir :

— J’ai autre chose en vue… où je ne risque rien !

— Et où tu gagnerais tout de même quelque chose ?

— Oui.

— Ben ! C’est une chance que je n’ai jamais eue… Aux innocents les mains pleines… Un courtage alors ?

— À peu près.

Il la regarda de travers :

— Et ça vaudrait la peine ?

— Je l’espère.

Il se tut, plutôt maussade, – ce qu’elle n’attribua qu’à ses soucis, – acheva rapidement sa tasse de café et disparut.

Mme de Rocheverne demanda :

— Alors, ça t’amuse vraiment… ces choses lamentables…

— Ça m’amusera peut-être plus tard, maman, si je réussis ; actuellement, cela me passionne surtout.

— Fantastique !… Je n’aurais jamais imaginé que ces manigances pussent intéresser une jeune fille… surtout la mienne ! Rien au monde ne m’apparaît plus morne et plus ennuyeux…

— Je crois, en effet, que cela vous ennuierait terriblement… si, par hasard, vous y étiez condamnée…

— Grands dieux ! autant m’envoyer en prison ! cria la mère avec un geste d’effroi… Le ciel m’a délivrée de tout instinct pratique… et comme je l’en remercie ! Tout ce qui est pratique est hideux.

Charles, le valet de chambre, se montra à l’entrée de la salle, porteur de deux enveloppes :

— C’est pour mademoiselle… On dit qu’il y a une réponse.

Denise prit avec un frémissement les deux enveloppes, dont l’une était volumineuse.

— Vous permettez, maman ?

Mme de Rocheverne hocha nonchalamment la tête. Denise décacheta la petite enveloppe et lut, le cœur battant :

« Chère mademoiselle,

« C’est convenu. Je fais l’affaire. J’ai cru comprendre que vous aimeriez réserver un tiers ou un quart pour M. Goulard. Voyez s’il accepte. Sinon, je ferai le complément. Veuillez trouver ci-joint les pièces et croire à mes sentiments dévoués.

« A. PICQUEROL.

« P.-S. – Les métaux sont en bonne voie. »

Les mains de la jeune fille tremblaient un peu.

— Pas de mauvaises nouvelles, mon petit ? fit Mme de Rocheverne.

— Non, de bonnes nouvelles, maman… peut-être très bonnes !

— Vois-tu, Denise, il y a beaucoup plus de bonnes nouvelles que de mauvaises… Mais on n’y prend pas garde… Capus avait raison pour l’âme… et ce médecin américain pour le corps… ce qui d’ailleurs est encore l’âme !

— Quel médecin américain ?

— Celui qui prêche que, pour bien se porter, il faut avant tout en être convaincu…

Denise n’écoutait guère ; la tête lui tournait et un grand étonnement se mêlait au choc des idées et des sensations.

— Il faut maintenant que je voie Goulard.

Au téléphone on lui apprit que l’homme d’affaires s’était absenté pour quelques heures. Elle essaya de travailler, mais ses calculs s’embrouillaient, ce dont elle ne laissait pas d’être humiliée, comme d’une marque de l’infériorité féminine.

L’arrivée de Goulard ramena du calme.

— Je suis venu au galop… vous rassurer, dit-il, car je suppose que vous êtes encore inquiète… Hier, il y avait du ballottage… mais je viens d’assister à une grosse avance de l’iridium et à un bond de l’étain. On peut à peu près affirmer que la crise est finie… Nous reverrons les plus hauts cours…

Elle le laissait aller, heureuse de ce complément de bonnes nouvelles.

— Merci, fit-elle. Ce n’est pourtant pas pour cela que je désirais vous parler.

Elle se mit à lui exposer la spéculation imaginée par Gemeste. Goulard écoutait, les yeux ronds :

— Vous m’avez déjà pas mal étonné ! avoua-t-il enfin. Jamais encore comme aujourd’hui… Je marche, naturellement… du moment que Picquerol marche. Cependant, pour le principe, voyons ces pièces.

Elle les lui remit et il les compulsa sur-le-champ.

— Ça va ! dit-il, un quart d’heure plus tard… L’aléa est faible et les chances considérables.

— Y a-t-il même un aléa ?

— Oui… malgré les assurances… mais il se réduirait à peu près à un manque à gagner… Et vous, mademoiselle, vous ne pouviez rien faire de mieux… puisque vous ne risquez pas un liard… Enfin, c’est entendu ! Je vais aller trouver Picquerol.

Les dix jours qui s’écoulèrent furent assez dramatiques. L’étain et l’iridium oscillèrent, montant et redescendant au gré de ces volontés inconnues qui manœuvrent les marchés. Puis, la hausse fit des bonds continus et les cours se stabilisèrent.

De même la grève parut d’abord s’étendre sur tout le littoral ; les cheminots s’agitèrent ; les mineurs firent chorus. Brusquement, tout rentra dans l’ordre. Sur une augmentation égale à la moitié de leurs revendications, les dockers se soumirent, et Denise reçut coup sur coup des télégrammes de Picquerol et de Goulard… Les deux affaires étaient réglées et, dans l’après-midi, la jeune fille apprenait que, tant en primes qu’en bénéfices, elle gagnait près de cent mille francs…

Dans une heure de joie merveilleuse, une de ces heures où l’être croit à l’harmonie des choses et de soi-même, elle résolut sur-le-champ de faire, avec l’aide de Goulard, un grand effort pour sauver son père…

Au dîner, Rocheverne montra une humeur fort sombre, tourmenté par une échéance de trente mille francs qui le menaçait dans ses œuvres vives et à laquelle il ne pouvait faire face que par des moyens ruineux. Denise le savait bien et cherchait un biais pour lui offrir son aide, tout en ménageant son humeur ombrageuse.

La fin des grèves était défavorable au vicomte ; en se prolongeant, elles auraient fait monter le cours de ses stocks. Coup sur coup, il avala de larges rasades de vin, mais il ne réussissait qu’à rendre son inquiétude plus fiévreuse. Au dessert, il demanda brusquement à sa fille :

— Ça ne t’a pas fait de mal toutes ces histoires ? L’Europe se liquéfie…

— Non ! dit-elle… je n’y ai rien perdu… au contraire.

— Au contraire ? grogna-t-il… Veux-tu dire que tu y as gagné ?

— Oui, fit-elle en baissant les yeux.

Il la regardait fixement, en proie à des sensations contradictoires qui enténébraient sa pensée.

— Beaucoup ? demanda-t-il à voix basse, singulièrement ému.

— Beaucoup pour moi…

— Ce n’est pas un chiffre, mon petit.

— Eh bien, une centaine de mille francs !

— Hein ? cria-t-il abasourdi… Tu as dit cent mille ?

Elle inclina la tête, affirmative.

Un sourire farouche grimaça sur la face du père. La jalousie passa, puis quelque chose qui ressemblait à du respect et à quoi se mêlait la superstition des joueurs.

— C’est fabuleux ! dit-il enfin. Je commence à croire à ta chance… et la chance, ma fille, c’est le grand moteur des affaires. Voir, pourtant, si ça continuera…

Un silence, assez dur… puis Denise demanda d’une voix tremblante :

— Est-ce que ça vous paraîtrait bien présomptueux, mon père, si je vous demandais, dans une faible mesure, de m’associer avec vous ?

Rocheverne tressauta sur sa chaise, au comble de la stupéfaction.

— Comment dis-tu ça ? fit-il avec une nuance de persiflage… T’associer… dans une faible mesure… à mes affaires ? Mais tu sais bien qu’elles vont mal… que la chance ne consent pas à m’être favorable… que tout enfin, depuis deux ans, tourne contre moi. Alors ?

— Alors, je crois que rien n’est désespéré… si vous consentiez seulement à quelques…

Elle hésita, puis, très doucement :

— … À quelques sacrifices.

— Tu parles comme Goulard… comme cet imbécile de Goulard…

— Enfin… mon père… si je vous demandais cependant une part de trente mille francs ?

— Ah ! gémit-il.

En un moment, sa vanité, son orgueil et sa jalousie s’effondrèrent, un immense attendrissement l’envahit, mêlé à l’amour pour sa fille qui, même aux plus mauvais moments, n’avait pas fléchi.

— Tu es bonne créature ! dit-il avec une douceur plus émouvante chez cet homme sombre… Tu veux me tirer de cette maudite échéance… qui m’étouffe… Mais, moi, puis-je accepter sans être lâche ?

— Si vous pouvez accepter, se récria-t-elle… Mais s’il vous arrivait malheur, est-ce que tout ne retomberait pas sur nous… est-ce que nous pouvons séparer notre sort du vôtre ?…

— Je veux réfléchir… je te répondrai tout à l’heure ! Sois remerciée, ma chérie… Quoi que je décide, je n’oublierai jamais… jamais.

Il détourna la tête, honteux de son trouble, et chercha fiévreusement une cigarette.

Elle l’attendait encore à onze heures, en proie au rongement de l’incertitude. Parce que nul ne le connaissait aussi bien qu’elle, elle concevait fortement les sursauts de son amour-propre heurté par la nécessité ; elle sentait le choc en retour de ses souffrances comme de ses révoltes et elle ressentait une pitié accablante où se mêlait on ne sait quel obscur effroi. Elle l’aimait, pleine du souvenir d’une enfance très heureuse, où le père avait joué un rôle plus actif et presque plus maternel que Mme de Rocheverne. Ses formidables défauts n’empêchaient point le vicomte d’avoir un sens de la famille, naguère plein de charme, et qui le serait resté s’il n’eût senti sur lui la menace de la ruine.

À onze heures, Denise désespéra de le revoir ce soir-là et pensa que l’orgueil allait l’emporter. Elle rangea ses papiers, demeura un instant pensive, le menton appuyé sur sa main, et résolut enfin de se coucher.

C’est alors qu’il parut, le visage si vague qu’il ne fallait pas tenter d’y lire. Elle ne le tenta point : elle attendit, tandis que, après les premières paroles, il marchait de long en large, à son habitude. Soudain arrêté, il dit :

— Veux-tu m’exposer ta situation ?

Elle la lui exposa, simplement, avec précision. Il écoutait, avide :

— C’est bien ! dit-il, quand elle eut terminé. Il se peut que tu aies de l’avenir et même je le crois… J’ai réfléchi à ta proposition… j’y ai réfléchi toute la soirée… J’accepte.

— Ah ! s’exclama-t-elle. Cela me fait bien plaisir.

— Attends, mon petit… Si j’accepte, c’est d’abord pour les raisons que tu as dites… il est trop certain que cette échéance est capitale… Pour y parer, pour faire rapidement de l’argent, il faudrait consentir à de lourds sacrifices… et cela retomberait en fin de compte sur ta mère et toi. Donc, j’accepte… mais en te reconnaissant désormais des droits d’associée… par conséquent des droits de contrôle. Je crains positivement d’avoir commis quelques imprudences… Cette damnée situation d’après-guerre en fut la cause, et j’ai aussi eu, à coup sûr, de la malchance. Je ne refuse pas de faire les sacrifices nécessaires pour alléger la pression… Nous les examinerons avec toi… j’écouterai même cet imbécile de Goulard, si cela te paraît utile.

— Je suis heureuse, cria-t-elle.

Elle prit une main de son père entre les siennes et la serra doucement. Alors, d’un geste soudain, il l’attira vers lui, il l’embrassa avec la tendresse d’antan, et une sorte de sanglot soulevait sa poitrine.

— Petite Denise !

DEUXIÈME PARTIE

I

À la droite de Jacques, on parlait grec ; à gauche, italien, et, à l’arrière, on ne sait quel sabir levantin auquel le jeune homme et son compagnon n’entendaient goutte. Ce compagnon était un jeune homme immodérément chauve, de petite taille et fort trapu, au visage coaltar, aux yeux havane.

— Marseille, porte de l’Orient… c’est bien vu ! murmura-t-il. Une porte défoncée par le susdit Orient et par les voisins de la botte… Pas de remède… faut s’y faire.

— Vous souvenez-vous du livre de Bertrand ? C’est bien la conquête… presque totale.

— Aggravée par une marmaille irréductible…

Les hommes et les tramways pullulaient dans la lumière de quatre heures et l’on discernait un coin de la Bourse où des êtres noirs et trépidants évoquaient une réunion de blattes.

— La vie est démesurément grotesque ! reprit le jeune homme trop chauve, après une pause.

— Quelquefois, Robert !

— Toujours, camarade… toujours, toujours !

— Non ! fit résolument Jacques. Je la trouve aussi très passionnante.

— Moi aussi, hélas !… parce que je suis un pauvre imbécile… Et même… mon Dieu ! pourquoi ne pas l’avouer ? même belle… Mais je sais bien que ce n’est pas vrai : je sais que c’est atroce, je sais que c’est ignoble, je sais que tout l’effort des êtres aboutit à des abominations… Je sais que tout fut irrémédiablement condamné du jour où il y eut des créatures à peu près conscientes qui s’entre-dévorèrent…

Il saisit sa tasse d’un geste comiquement affligé et conclut :

— Si, du moins, je n’étais pas chauve !… Non ! ça ne peut pas continuer comme ça… il faut que ça finisse… et ça finira ! Ça finira par une perruque !

Il déposa sa tasse et regarda narquoisement deux silhouettes féminines qui s’avançaient.

— Hé ! fit-il, pas d’erreur… voilà la duperie suprême qui s’avance… sous la forme tolérable de Mariquita…

Il chantonne :

Mariquita, ma bien-aimée,

Allons tous deux sous la ramée,

Au fond du bois silencieux !

Quand les promeneuses furent assez proches, il se leva, leur fit signe et elles s’arrêtèrent avec beaucoup de soumission et de naturel.

Robert proféra :

— Nécromanciennes des asphaltes, ce café renferme exactement tout ce que des petites femmes peuvent souhaiter à quatre heures de l’après-midi ! Est-ce du Porto, du Malaga, du Syracuse, des larmes du Christ ? Est-ce plutôt du chocolat, du thé, du café au lait avec des gâteaux innommables ? Il y a tout, vous dis-je, tout ce qui peut tenter des filles de la mer ou de la terre… Mariquita très charmante, et vous, Léone aux yeux vifs… voici des cathèdres sans bras !

La jeune Mariquita avait le poil chevelu plus noir que les merles, des yeux géants, les yeux de la Junon homérique, dans un visage d’or pâle, mat, elliptique, où bayait une bouche fraiche autant que sensuelle, avec des dents de jeune panthère. Une jupe écarlate, un corsage olivâtre, un peu barbare, lui seyaient.

La jeune Léone, qui portait une chevelure paille de maïs mélangé de cuivre, décelait un teint du Nord à peine hâlé, des yeux étoilés d’émeraude, des lèvres couleur pomme d’amour. Elle s’enveloppait d’un costume glauque, plissé comme les vagues de la mer.

— Waiter ! appela Robert en tendant la main vers un garçon qui rappelait Teglath-Phal-Azar, roi de Ninive. Daignez exaucer les vœux de ces saintes femmes.

— Moi, dit Mariquita, ce serait un chocolat crémeux et des pâtisseries.

— Je préférerais une glace, avoua Léone.

Teglath-Phal-Azar exauça ces vœux et les petites savourèrent l’existence sensuelle, sous sa forme fondamentale, cependant qu’elles examinaient avec une envie minutieuse les passantes bien vêtues et dédaignaient les autres.

Par intervalles, elles causaient avec les deux hommes, d’une voix aussi légère que leurs idées.

Jacques regardait Léone avec complaisance et l’estimait désirable. Par ce jour tendre et dans cette ville chaude, il se sentait enclin à des douceurs. L’amour, qu’il avait emporté à travers les océans et les terres, persistait dans les régions pathétiques de l’âme, mais fallait-il ne pas vivre ? Il avait connu des passagères un moment fondues dans une intimité violente et primitive et ne s’en faisait pas reproche, ayant en lui les lois naturelles et sociales de l’homme.

Imperceptiblement d’abord, il marqua de l’intérêt à la jeune femme. Ses yeux clairs tournés vers lui, elle prenait mesure de son image et ne la trouvait pas désagréable. Par instants, elle avait une ressemblance avec Denise, qui attirait plus vivement Jacques, puis elle en différait tellement qu’il était étonné de voir soudain reparaître cette ressemblance.

Doué d’une faconde souple et variable, Robert palabrait copieusement : même lorsqu’il sortait du cercle mental des deux femmes, ses jeux de physionomie les intéressaient encore. Parce qu’il avait traînassé dans des cabarets et des restaurants sans nombre, pratiqué des légions de camarades et de compagnonnes, il se mettait sans fatigue à tous les niveaux. Ses aventures d’amour étaient légères, sans durée, car, s’il plaisait aux femmes, il ne les passionnait guère.

— Je suis l’enfant des passades ! proclama-t-il.

Quand ces demoiselles eurent consommé leur glace et leur chocolat, Robert insinua quelques syllabes dans l’oreille de Jacques et, lesté d’un assentiment :

— L’ombre qui s’allonge sur les rues n’est pas encore celle de l’heure où les humains vont brouter… Voulez-vous, filles de Téthys, visiter l’exposition ? Nous paîtrons au restaurant annamite et nous dégusterons des acteurs et des actrices jaunes, devant d’admirables tours en carton-pâte.

Un doux enthousiasme éclaira le visage de Mariquita et fit sourire Léone.

— Waiter ! dit Robert en lestant le garçon d’un pourboire, voulez-vous avoir l’extrême obligeance de faire quérir une voiture par le groom…

— Une auto ?

— Waiter, vous êtes sorcier.

Trois minutes plus tard, tous quatre filaient vers Castellane et l’exposition. Encore que, par longues bouffées, des senteurs fortes s’exhalassent de la ville et du faubourg, un charme tendre s’infiltrait dans la brise. Des cahots rapprochaient par intervalles la jeune Léone de Jacques : il goûtait le contact d’un corps flexible et, se tournant un peu, il distinguait une nuque merveilleusement jeune, un cou d’enfant, un visage sans tare où les yeux brillaient d’un plaisir confiant. Ce qui montait au cœur du jeune homme, c’était, après tout, de l’amour, de l’amour furtif, aussi éphémère que le parfum d’une fleur, de l’amour tout de même, qui ne faisait aucun tort à ce grand amour qu’il avait pour Denise et qui ne voulait pas mourir…

Hélas ! Denise ne lui devait rien et il ne devait rien à Denise : il l’aimait gratuitement, l’espérance refoulée au fond des nues, prêt à tout abandonner et à tout sacrifier pour elle.

Au restaurant annamite, sous les pankas aux grandes ailes, Robert composa le menu : hors-d’œuvre inconcevables, homards aux crevettes, pigeonneaux garnis d’une farce aux truffes, cèpes tendres comme du beurre, joyeux vin rosé et le champagne, sans quoi, aux petites, la fête eût paru tronquée. Créées pour les aubaines du hasard, elles prirent du bonheur à fines bouchées et à belles rasades.

Comme celle des enfants, leur joie conseillait l’insouciance ; Jacques, évadé de sa mélancolie, riait sans cause, troublé gentiment lorsque la main ou le genou de Léone le frôlait. À l’issue du dîner, il saisit furtivement la petite main, sous la table, et ils échangèrent une première promesse.

— Allons maintenant voir les vedettes mongoliques ! s’exclama Robert. Voici les invitations que m’a départies une huile coloniale… Et vous verrez, petites chattes, des huiles plus considérables encore, ni plus ni moins que M. Long, gouverneur de l’Indochine, et M. Brieux, de l’Académie française… Hé ! hop !

Dans la tendresse d’un crépuscule béryl et cuivre, les tours d’Angkor élevaient leurs mélancolies extrêmes orientales sous le clignotement des premières étoiles. Une gerbe de lumière ayant jailli du néant, les Bêtes et les Géants parurent, une musique d’insectes et de foudre assourdie salua les danseuses jaunes du fond des ténèbres. Une histoire très désuète et très naïve déroula ses péripéties un peu fadasses. Mais la vedette jaune était si jolie que Jacques en demeurait abasourdi. Chacun de ses gestes suivait un rythme, si bien qu’aucune dissonance n’éclatait lorsqu’elle passait des scènes parlées aux scènes mimées et dansées. Un mystère léger enveloppait ses grâces, un mystère qui semblait encore sourire dans le pathétique et caresser dans le meurtre. Devant les hautes tours noires, les marches géantes qui s’élevaient dans les ténèbres bleu et topaze, des choses lointaines erraient, l’âme vague d’un monde où nos ancêtres n’avaient jamais pénétré.

Jacques reprenait furtivement la petite main de Léone. À quoi bon sortir de l’heure ? Pourquoi ne pas vivre les gouttes de l’heure fugitive, avec cette fille aux belles joues et aux yeux d’enfant ? Une douceur d’oubli soufflait dans la brise très grêle, brise de la terre phocéenne vers la petite mer du Milieu, et conseillait de ne pas refouler les rêves dans le décevant avenir.

La fête finissait. M. Long applaudissait avec un grand sourire, sans deviner que la mort, déjà tapie dans ses entrailles, allait le dévorer ; Brieux frissonnait dans un costume trop léger ; Ajalbert manifestait un enthousiasme contagieux, et, de la multitude obscure, la vie s’exhalait pleine de vœux et troublante d’incertitude.

— Nous nous séparerons à la sortie ! fit Jacques à l’oreille de Robert.

— Carpe noctem… Je t’approuve, jeune Carnute ! Mais, comme tu connais mal Marseille et qu’au Noailles ils feraient vraisemblablement la petite bouche, voici une adresse idoine… Tu y trouveras une retraite propre, même confortable, et des victuailles succulentes, en sorte que tu offriras un médianoche à Léone, ce qui, de tout temps, fut une proposition honorable.

Dans la voiture, Jacques dit à sa compagne inconnue :

— Le dîner est loin, n’est-ce pas. Vous me ferez le plaisir de souper avec moi ?

Elle ne simula aucune hésitation et l’automobile les déposa, non loin du port, devant une maison parée de lanternes versicolores.

Un garçon levantin les mena dans un petit appartement qui eût pu être bourgeois et où ne tarda pas à paraître un maître d’hôtel. Ce qu’un appartement étranger recèle de froideur et de confuse malveillance fut dissipé par la nappe neigeuse, les huîtres fraîches, le perdreau au foie gras en terrine, l’âme rouge et blanche des vins…

Léone ne cesse d’embellir, parce qu’elle a réellement des grâces, que Jacques les découvre une à une et qu’aussi, selon la règle, il la recrée à chaque minute. Le plaisir qu’elle prend à manger demeure délicat ; sa jeunesse brillante, sa nuque aux cheveux vagabonds, le piment de ses lèvres, cette innocence des êtres qui seront inoffensifs toute leur vie, la parent de séduction tendre.

Il sait qu’il ne faut pas interrompre la joie du médianoche et il échange avec elle des paroles si simples que, ce semble, elles ne dépassent guère la mentalité des chimpanzés ou des caniches. Puis, le temps arrive où l’on peut pousser le verrou. Il approche sans hâte, avec une douceur extrême, il cède à la tentation qui le tient depuis quelques minutes et, retirant les épingles et le peigne, il fait couler la chevelure fauve. Elle se répand en sa sauvagerie magnifique, sur le visage, sur les épaules et, au travers, il embrasse la petite, sur les yeux, sur le cou, sur les lèvres éclatantes…

Elle n’est point là pour se défendre, elle accepte les caresses avec le même plaisir innocent qu’elle prenait au médianoche…

Elle s’est endormie dans une sécurité aussi profonde qu’un jeune animal. Il la contemple avec attendrissement, touché de l’avoir sentie si naturelle et si douce ; l’amour est en lui qui frôle l’adolescente perdue et rejoint, dans l’espace insondable, celle dont il emporte partout un double avec lui… Et il semble, étrangement, qu’en aimant un peu la pauvre petite Léone, c’est encore Denise qu’il aime.

II

À mesure que se déroulaient les rites du dîner, Jacques voyait s’évanouir cette brume qui, tantôt, le séparait de sa maison et de ses parents. La salle reprenait sa forme et son étendue ; les figures des plats, des assiettes, des tableaux et des meubles redevenaient familières, et son oreille ne s’étonnait plus des intonations tantôt presque étrangères de M. et de Mme Vérone.

Ils lui avaient posé maintes questions, parfois fatigantes, parfois un peu baroques, puis s’étaient mis à le renseigner à son tour : il n’osait pas en venir à la seule chose qui le passionnât. Ils y vinrent, eux, tandis qu’on servait le café.

— Tu sais que Denise de Rocheverne a fait de bonnes affaires, dit Mme Vérone.

— Je le sais d’une manière vague.

— Elle a fondé une maison d’exportation et d’importation… et qui marche bien.

— Vous pouvez dire qui marche très bien, intervint le père. Cette jeune fille a positivement des capacités commerciales… Elle a su relever la situation de son père qui était terriblement embrouillée… Tout porte à croire qu’elle fera une belle fortune… C’est quelqu’un, allez !

Un émoi mixte, tantôt agréable, tantôt angoissant, agitait le jeune homme. Puisque Denise faisait fortune, elle n’avait plus aucune raison d’orgueil ou de sagesse pour repousser Jacques. Mais peut-être avait-elle des raisons psychologiques, une manière de dédain pour un homme dénué d’activité et de caractère ? Quand il se le fut demandé plusieurs fois, une lassitude chagrine l’appesantit, un grand découragement « vida » son âme.

— L’avez-vous revue ? demanda-t-il d’une voix molle.

— Rarement, dit Mme Vérone… Elle ne va guère dans le monde.

— Et c’est dommage, fit Vérone, car elle est plus éblouissante que jamais… la plus jolie fille du commerce parisien…

Mme Vérone, qui regrettait confusément de s’être naguère opposée au mariage de Jacques, tourna vers son mari un visage réprobateur.

— Est-ce que vous ne fréquentez plus les Rocheverne ? demanda Jacques.

— Nous ne les avons jamais beaucoup fréquentés… C’est plutôt toi, mon petit, qui allais là ! remarqua la mère.

— Le mercredi… À ton départ, ce jour languissait… Il y a presque cohue maintenant… et on y rencontre des hommes d’affaires… Tu comptes y aller ?

— À coup sûr ! murmura Jacques. La maison m’a toujours plu. Mme de Rocheverne est charmante…

— Et c’est pour elle que tu y allais ? fit le père avec un sourire.

Une pause. L’image de l’enfant se recréait plus familière, l’attendrissement des parents s’approfondissait avec l’aura de cet insaisissable bonheur que peut-être même les animaux ressentent auprès de leurs petits.

— Je voudrais, dit Jacques, vous demander quelque chose…

— Vas-y ! dit M. Vérone.

Jacques se troubla, plein de ce respect soumis qu’il avait pour ses parents :

— Vous opposeriez-vous encore à ce que j’épouse… si elle m’acceptait… ce qui est bien incertain… Mlle de Rocheverne ?

Les parents se regardèrent. Mme Vérone avait un petit air renfrogné qui dénonçait un reste de résistance, mais elle garda le silence, soucieuse de ne pas contrarier l’enfant qui, à cause de Denise, avait quitté la maison paternelle et n’y revenait qu’après une si longue et si mélancolique période. Mais Vérone, levant les bras, répondit :

— Je crois que nous pourrions accepter maintenant…

Et, se tournant vers sa femme :

— Oui, acquiesça-t-elle, presque maussade.

Cette réponse ne satisfit qu’à moitié Jacques :

— Accepter ne serait pas suffisant, dit-il. Il y a deux ans, Denise refusait positivement ce que je lui demandais… et vous le savez bien, maman, puisqu’elle vous a confirmé son refus.

— Oui… oui… concéda dubitativement la mère… Mais elle savait bien que je ne le désirais pas… Alors !

— Elle était sincère ! affirma énergiquement Jacques… Ah ! je ne le sais que trop…

— Je n’en serais pas surpris ! intervint Vérone.

— Ce qu’il faudrait… c’est que j’aie votre approbation entière, repartit Jacques un peu nerveusement… entière… et que vous vouliez bien, mon père, si elle acceptait, aller demander sa main à M. et à Mme de Rocheverne.

— Euh ! fit Vérone. Moi je ne…

Il regarda encore Mme Vérone et, soudain :

— Eh bien, oui, je suis prêt à faire cette demande !

Le visage de Mme Vérone s’assombrit, ce qui fut bref.

— Soit ! dit-elle. Dieu veuille, cher petit, que tu ne le regrettes point.

— Ce n’est pas fait ! soupira Jacques… et j’ai bien peur que cela ne se fasse pas… Je prends une précaution, voilà tout… afin qu’aucun obstacle à côté ne m’arrête…

— Merci d’être à côté, gouailla Vérone.

Jacques ne l’écoutait point.

— Elle ne m’aimait pas ! dit-il avec une nuance d’amertume… Du moins avait-elle de la sympathie pour moi ! Peut-être vais-je retrouver une étrangère…

Quand il eut quitté ses parents, Jacques erra par la ville. Il y cherchait des souvenirs tapis au coin des rues, perdus dans les monuments ou frémissants sur les chaussées trépidantes. Ils affluaient sans qu’il y trouvât du plaisir, trop occupé d’une image unique, qui sans cesse rebondissait devant lui, comme une flammerole. L’image l’entraîna mystérieusement vers la maison des Rocheverne, devant laquelle il s’arrêta, craintif jusqu’à en être sidéré.

Une horloge, quelque part, sonna cinq fois.

— Elle ne doit pas être chez elle !

Il ne put résister à l’attraction, il entra automatiquement dans l’ascenseur et se trouva devant la porte des Rocheverne.

— Je vais voir si madame est chez elle ! avait dit une femme de chambre aux cheveux de flamme, que Jacques reconnut tout de suite.

Mme de Rocheverne y était, et Jacques revit le salon aux nuances apaisantes, la femme encore pleine de grâces qui flottait si insoucieuse sur l’océan des êtres…

— Ah ! fit-elle de sa voix indolente et amicale, je suis très heureuse de vous revoir… Comment avez-vous trouvé le vaste monde ?

— Pas déplaisant, madame.

— Et vous revenez consolé ? Car vous aviez un peu de peine.

— J’avais beaucoup de peine ; je suis encore malade, fit-il en souriant, et je n’ai pas envie de guérir.

— Oh ! c’est merveilleux ! C’est ce qu’on nomme la fidélité… et combien c’est doux ! Alors, vous l’aimez toujours ?

— Du moins, je le crois, madame.

— Vous n’êtes pas sûr ?

— Je suis sûr de le croire.

— Je comprends… Vous voulez la revoir d’abord… Et c’est vrai qu’elle s’est métamorphosée… Qui sait si le retour ne sera pas plus efficace que le voyage !…

— Il me semble que j’en serais désolé.

— Non ! un peu mélancolique… on ne regrette pas violemment ce qui a disparu… sauf les morts… Enfin, vous verrez…

— A-t-elle changé physiquement ?

— Un peu… Ses traits flottaient encore… ils se sont raffermis… Son regard est plus précis, si j’ose ainsi dire… il a l’habitude du commandement… Le caractère… ah ! le caractère… a pris des contours si nets que j’en suis parfois intimidée… Oui, ma fille m’intimide ! C’est une guerrière… Du matin au soir, elle fait face à l’ennemi… Et moi, j’ai toujours laissé faire et laissé passer… je suis une libre échangiste de la vie. Comme elle sait vouloir… comme elle sait prévoir… et comme elle sait exécuter ! C’est accablant… Il paraît qu’elle nous a sauvés… M. de Rocheverne en est sûr ; moi, je doute… Une tasse de thé, n’est-ce pas ?… Ou bien du Porto… du Chypre ?

La femme de chambre venait d’apporter la théière et des rôties.

— Un peu de thé très faible.

— Je ne prends que du thé de Chine, comme disent les Anglais… c’est-à-dire très clair… Oui, il paraît qu’elle nous a sauvés. M. de Rocheverne avait échoué dans des entreprises mystérieuses et il allait – c’est lui qui le dit – à une défaite écrasante : la ruine ! Eh bien, cette enfant a tout arrangé… et, de plus, elle a commencé elle-même de faire fortune. C’était écrit !… Le pauvre Capus a une fois de plus raison : tout s’arrange… Pour mon compte, je n’en ai jamais douté… et j’ai réussi à bannir, presque complètement, l’inquiétude de mon existence !

— Ah ! soupira-t-il, c’est un don divin !

— Surtout pour moi… Qu’aurais-je fait de l’inquiétude ? Elle peut servir aux gens qui savent parer les coups du destin et des êtres… mais je suis plus désarmée qu’un roseau ! Et, voyez, j’ai vécu sans crainte, sans souci, goûtant le charme et le comique de l’existence !

Après un silence, il demanda :

— Quand pourrai-je la revoir ?

— Mais tantôt. Elle est ponctuelle. Entre six heures dix et six heures un quart, elle sera ici, à moins d’anicroche.

— Vous me permettez d’attendre ?

— Quelle question !

Tout en parlant, Mme de Rocheverne avait pris aux rôties et au thé tout le plaisir qu’on y peut prendre. Elle considérait avec sympathie ce jeune homme dont la constance lui semblait merveilleuse.

La petite horloge, qui marquait le temps local, commençait à inscrire les minutes qui dépassent la sixième heure. Jacques la consultait en-dessous, avec une impatience naïve.

— Je crois que la voilà, fit Mme de Rocheverne. Pourquoi pâlir ? Tout est écrit !…

Denise entra, vêtue avec une simplicité agréable, jupe gris bleuté et corsage vieil argent, mais l’ajustement perdait toute importance sous le visage aussi finement nué que l’églantine naissante et la lumière vivante de la chevelure. Il la regardait avidement, il ne trouvait qu’en partie la Denise d’antan. Celle-ci était plus séduisante encore, magnifique guerrière blonde, grave, fine et portant avec elle l’atmosphère du commandement.

Il sentit à l’ancienne admiration s’ajouter une admiration neuve, qui l’emplissait d’une ivresse effarée et peureuse.

Elle aussi le trouvait changé, sans qu’elle eût pu dire si celui qui était là semblait préférable à celui qui venait la voir autrefois. Une sympathie douce se réveillait, qui ne la troublait aucunement et qui n’était en rien annonciatrice de l’avenir.

— On dirait, fit-elle, que vous avez grandi…

— On dirait que vous êtes plus belle encore !

Elle sourit, vaguement dédaigneuse, pourtant contente.

— Savez-vous quoi ? dit Mme de Rocheverne avec bénévolence, vous devriez dîner avec nous…

— Ah ! je le voudrais bien, fit-il involontairement, mais on m’attend à la maison.

Mme de Rocheverne n’insista point, mais ne tarda pas à prétexter un travail à faire pour laisser les jeunes gens en tête à tête.

Alors, il osa dire :

— M’aviez-vous tout à fait oublié ?

— Je ne suis pas oublieuse… j’ai souvent songé à vous…

— Ah ! murmure-t-il… moi, j’ai songé à vous tous les jours… plus qu’à toute chose au monde.

— C’est exagéré… et un peu morbide ! Il ne faut pas tant songer aux êtres…

— Vous ne diriez pas cela si vous m’aimiez comme je vous aime !

— Je crois que si ! Quelle que fût mon affection pour quelqu’un, je m’efforcerais toujours – et j’y réussirais sans doute – à subordonner les rêves à l’action.

— Mais penser, à quelqu’un n’est pas rêver.

— Si on y pense sans excès, non. Si l’on y pense trop, oui, c’est rêver… et rêver dangereusement.

— Pourquoi dangereusement ?

— Parce que cela devient une idée fixe… et toute idée fixe est bien un peu de la folie.

— Alors, je suis un peu fou, fou de Denise de Rocheverne.

— Cela n’en vaut pas mieux.

— Vous êtes abominable, dit-il tendrement… Vous n’entendez rien à l’amour… Et l’amour, c’est bien plus fort que l’action, à supposer que ce ne soit pas la principale action du monde !

— Mais alors une action qui dure peu de jours dans une année… Ne m’écoutez pas ! Je suis une ignorante… une hérétique… Peut-être que je parlerai autrement plus tard.

— Vous m’avez dit, avant mon départ, fit-il d’une voix tremblante, que c’était tout de même moi que vous préfériez… Le diriez-vous encore ?

Elle réfléchit un moment, puis :

— Oui, encore.

— Alors, pourquoi ne nous marierions-nous pas ?

— Je vous l’ai dit vingt fois.

— Jadis !… mais tout est changé ! Vous vouliez ne devoir votre vie qu’à vous-même et vous avez réussi…

— Je ne voulais pas entrer en intruse dans une famille.

— Vous ne seriez plus une intruse.

— Croyez-vous ?

— J’en suis absolument sûr. Et même mon père le désire.

— Parce que vous le désirez !

— Sans doute… Mais aussi parce qu’il a une véritable admiration pour vous. Il trouve que vous avez une manière de génie.

— Ah ! fit-elle, flattée malgré qu’elle en eût. Et Mme Vérone ?

— Elle ne ferait aucune opposition.

— Mais elle n’approuverait pas absolument tout de même.

— Elle vous accueillerait à bras ouverts.

Denise souriait mystérieusement.

— Je ne suis pas aussi matérielle que vous le croyez, dit-elle. J’ai mes jours de nuage… Si c’était possible, je voudrais ne pas me marier sans amour… L’inquiétude m’a enchaînée jusqu’ici… mais, à mesure qu’elle se dissipe, qui sait ? L’amour, c’est aussi une conquête à faire.

— La plus précieuse, Denise ! N’est-ce pas, vous voulez bien que je revienne maintenant ? Vous voulez bien que je vous aime et que je vous le dise ?

Il parlait d’une voix implorante qui touchait la jeune fille.

— Je dirais « oui » sans hésiter, mais j’ai peur un peu pour vous… Vous avez souffert… il serait dur que vous souffriez encore.

— Allez ! ma plus grande souffrance sera de ne pas vous voir… Denise, je vous supplie de m’accueillir.

— Soit ! dit-elle avec un faible soupir. Revenez… pas trop souvent… Espérez aussi peu que vous le pouvez.

— C’est déjà une espérance.

— Non ! s’écria-t-elle avec une sorte d’effroi. Surtout, ne croyez pas cela… je ne sais rien de moi… rien… rien !

Le bruissement d’une robe annonça le retour de Mme de Rocheverne.

— Eh bien, fit Mme de Rocheverne lorsque le jeune homme fut parti, il est gentil, ce garçon !

— Oui.

— Tu n’as pas l’air convaincue.

— Oh ! si maman… je le trouve très bien… je l’ai toujours trouvé bien !

— Je l’aime beaucoup. Et, à ton âge, comme j’aurais été sensible à sa fidélité ! C’est une âme très haute, Denise.

— Mais que fait-il dans la vie ?… Il y flâne… Je veux qu’on y fasse quelque chose.

— Alors, mon petit, je dois te paraître une pauvre petite chose inutile. Moi, je crois qu’il faut des gens qui flânent… L’activité, c’est admirable, oui… mais, si on l’exagère, on s’abrutit.

— Je ne demande pas qu’on l’exagère.

— Tu le demandes sans le savoir… Tu as trop dédaigné la vie sentimentale… elle est pourtant le signe le plus sûr de la supériorité humaine… Les grands sentimentaux sont aussi grands que les grands travailleurs… Ce jeune homme est un sentimental d’élite. Je voudrais que tu l’aimes…

— Cela ne dépend pas de ma volonté.

— Plus que tu ne crois… Il te plaît, n’est-ce pas ?

— Je te l’ai dit.

— C’est le commencement… Un peu de rêve, et te voilà au but !

— Je crains l’incompatibilité…

— À tort !… Tu serais heureuse, après le travail, de trouver le repos auprès de lui… Et, ce repos, il lui donnerait une douceur que tu ne trouveras jamais… jamais… auprès d’un homme d’action.

— Je trouverais autre chose… Enfin ! je ne sais pas… J’ai donné toutes mes forces à ma petite œuvre… Je crois que je puis songer maintenant à la vie intime de Denise de Rocheverne.

La jeune fille demeura pensive. Quelques souvenirs s’élevèrent. Elle avait fini par décourager Pierre Goulard et Arsène Picquerol, avec qui son sort eût été odieux, mais un autre était venu qui n’était point, comme eux, un laissé pour compte de l’espèce.

Max Rovannes figurait le self made man, jailli non du peuple, mais de cette bourgeoisie incertaine qui, depuis plusieurs générations, se maintient par des efforts continus, médiocres et mélancoliques. Petits commerçants, avocats sans envergure, officiers dont aucun n’a porté les trois étoiles, fonctionnaires, ses ascendants avaient péniblement flotté sur les vagues sociales. De leurs aïeux confus, le père et la mère de Rovannes avaient hérité cent mille francs amassés par trois générations. Pour le père, chef de division aux Travaux publics, et pour la mère, ces cent mille francs étaient le bien du fils. Dans sa vieillesse, le père apporterait les annuités de sa retraite, la mère une rente viagère léguée par une tante. Ils comptaient que le fils se marierait et, par le mariage, triplerait l’avoir ancestral.

Max n’adopta point cette tactique familiale non plus que les autres vues des siens. Renonçant à l’administration où un siège tout chaud l’attendait, avec un solide contingent de protecteurs, il manifesta pour le commerce des prédilections qui refoulaient l’ardente soif de sécurité, l’énergique instinct prévoyant des Rovannes. Ces gallinacés luttèrent contre l’animal aquatique qu’ils avaient élevé, mais leur volonté était flasque, celle du fils âpre, dure et opiniâtre. Ils lui permirent d’essayer ses forces chez Blandin, Mussart et Cie, grands importateurs d’épices, de thés, de cafés, de conserves, où ce jeune homme étudia aussi avidement la stratégie commerciale que le fils Bonaparte avait étudié la stratégie militaire.

Il sut bientôt qu’il avait le don et le vieux Mussart le sut aussi qui, célibataire et sans famille, s’intéressait parfois à son prochain. Employé avec discernement, Rovannes se tira d’affaire et eut de la chance.

Au bout d’un an d’expérience, Mussart dit :

— Bon, mon garçon… pas à dire, vous êtes né pour ça… vous êtes doué !

Dès lors, le vieux prit le jeune en amitié, lui confia des tâches délicates et finalement lui concéda, avec l’approbation de Blandin, une petite part dans les affaires.

À la mort de Mussart, Rovannes fit son coup d’État : il consacra ses économies à s’établir et recourut au crédit pour élargir ses affaires. Ce fut le passage dangereux ; à plusieurs reprises il crut qu’il sombrait, mais chaque fois il sut concevoir les manœuvres utiles et sauver son navire.

Par la suite, il y eut encore des passes difficiles, mais jamais la situation ne fut compromise ; à quarante ans, Max Rovannes valait cinq ou six millions qui, presque infailliblement, devaient s’accroître d’année en année.

Le hasard des affaires le mit en rapport avec Denise de Rocheverne ; le hasard des affinités le rendit amoureux de la jeune fille, à qui lui-même ne déplaisait pas.

De taille plutôt haute, et bien planté, Max Rovannes se rangeait dans la race des Ligures. Son visage marquait une énergie confiante, sans tension, sans fièvre, et plaisait par des yeux bien taillés, couleur tourmaline, des méplats agréables, une belle bouche aux dents de jeune loup. De ses années de collège et de son éducation, en somme affinée, il gardait de l’élégance dans l’esprit, l’allure et les paroles.

Son amour, qui naquit presque aux premières entrevues avec Denise, ne fut d’abord qu’un penchant assez vif. À mesure qu’il voyait la jeune fille, le penchant croissait, ce qui était selon la norme de Rovannes. Il ne voulut d’abord pas convenir de son sentiment par devers soi-même et, quand il se fut avoué qu’il aimait positivement Denise, il ne le lui montra qu’après des débats prolongés.

Lié dans l’intervalle avec le vicomte, et la différence de leurs natures n’étant pas de celles qui créent l’incompatibilité, au bout de quelques mois, Rovannes fut l’ami assez intime de Rocheverne. L’imprudent vicomte avait plus de flair psychologique que de flair commercial : la réserve de Max ne le trompa à aucun moment, – il vit grandir l’inclination de l’autre et rêva pour Denise un mariage qui rendrait la situation de la famille inébranlable.

Au reste, il ne montra aucun empressement insolite et ne devint familier qu’à l’heure favorable, lorsque Rovannes fut « ferré ». Le négociant cédait à la double fatalité intime et externe ; la jeunesse de cet homme se retrouva intacte, avec un furieux arriéré et une inexpérience quasi totale. Max découvrit l’amour aussi naïvement que les adolescents ; il confondit le principe et le prétexte : Denise fut la révélation d’un monde.

Elle s’avisa de l’événement plus tard que Rocheverne, parce qu’elle rencontrait sans relâche, plus ou moins vive, la convoitise des mâles. Sa beauté avait trop d’éclat, trop de blancheur et de lumière pour ne pas fasciner les phalènes. Elle s’efforçait de ne pas s’en apercevoir, agacée par la bêtise des hommages. Outre qu’elle prétendait ne pas être entravée dans son action, rien ne pouvait la tenter chez la plupart des hommes.

Elle préférait Jacques et, puisqu’elle avait réservé l’avenir avec lui, il lui eût paru stupide de songer à ceux-là. Loin d’observer, elle se détournait, elle se voulait ignorante dans la science sentimentale, toute son énergie et sa perspicacité condensées sur son travail.

Pourtant, lorsque Max Rovannes fut venu quelquefois chez les Rocheverne, elle ne put s’aveugler sur les circonstances et, reconnaissant que cet homme semblait grandement épris, elle en fut d’abord importunée. Mais il montrait une discrétion sûre, il laissait en quelque manière voir sa prédilection malgré lui. Seuls des regards furtifs, des silences mélancoliques et l’empressement qu’il mettait à répondre aux invitations de Rocheverne trahissaient son état de cœur. Sa réserve toucha Denise et lui fit observer Rovannes. Physiquement, elle le trouva bien mieux que les autres, sauf Jacques, et sa conversation décelait de l’intelligence, de la culture, un naturel agréable. Concevant la sûreté de son caractère et la loyauté de son énergie, elle eut bientôt de la sympathie pour lui, elle s’avoua qu’il pouvait être un bon compagnon de route, dont elle partagerait les goûts et les travaux.

C’est en songeant à leur « association » qu’elle en vint à admettre que son avenir pût se lier à celui de cet homme… Mais ce n’était là qu’un acquiescement confus et très lointain. Serait-il possible qu’elle eût du goût pour lui ? Oui, mais pour l’heure, elle n’éprouvait que des sentiments amicaux… et rien ne présageait que ces sentiments dussent devenir moins paisibles.

C’est à cela qu’elle rêvait en même temps qu’au retour de Jacques, lorsqu’elle entendit la voix de Rocheverne et, un moment après, celle de Rovannes. Une fois de plus, le vicomte avait invité Max à l’improviste ; une fois de plus, celui-ci n’avait pas résisté. Il suffirait à Mme de Rocheverne de faire ajouter un couvert : le menu admettait un convive supplémentaire.

Denise ressentit une nuance d’orgueil ou de vanité, tout en trouvant la conduite de Rocheverne maladroite : Rovannes semblait assez fin pour y voir clair. Qu’importait après tout ? Le dénouement dépendait d’elle et son attitude, quoi qu’il arrivât, compenserait l’attitude du père… Ici, comme en affaires, elle se sentait supérieure à Rocheverne.

Elle n’alla pas au salon, elle attendit le moment de se mettre à table…

Il lui parut découvrir un changement dans la physionomie de Rovannes et une sorte d’agitation dans celle de Rocheverne. Celui-ci, comme d’habitude, parla plus à lui seul que les trois autres. Cependant, Max n’était pas silencieux, il répondait autant qu’il le fallait et maintenait le vicomte en haleine.

Après le dîner, quelques familiers du jeudi se présentèrent, les femmes formèrent un groupe, les hommes organisèrent des parties de bridge et de poker. Denise se trouva en tête à tête avec Rovannes.

— Figurez-vous que je ne connais aucun jeu de cartes, dit-il. J’ai le jeu en horreur… sauf les dames et les échecs qui ne sont jeux que de nom…

— Est-ce que les affaires ne sont pas, plus ou moins, un jeu ?

— Oui, si la chasse, la pêche et même la science le sont !…

— La vie aussi ! Chaque être court sa chance.

— Vous avez raison… et justement vous définissez ma pensée… Les affaires ne sont pas un jeu, parce qu’elles intéressent directement la vie…

— Même la spéculation ?

— Même la spéculation… que du reste je n’aime pas lorsqu’elle s’exerce à vide ou lorsqu’elle multiplie les intermédiaires… Le risque est à la base de tout ce qui est fort et nécessaire… Mais je veux que le risque soit fécond. C’est ce que Carnegie entendait quand il répudiait la spéculation.

Un petit silence. Rovannes parut hésitant et nerveux et, quand il reprit la parole, il eut un peu l’air d’un homme qui se lance dans une aventure dangereuse.

— Ce que je vais vous dire vous sera peut-être désagréable, fit-il. Mais je ne puis me taire plus longtemps. Croyez bien que j’ai tenu tout d’abord à avertir M. de Rocheverne, qui ne me désapprouve pas…

Il s’arrêta, assez pâle, les paupières vacillantes, et Denise n’avait aucun doute sur ce qui allait suivre.

— Vous devinez, naturellement, reprit-il d’une voix incertaine. Je vous demande de réfléchir à la possibilité d’unir votre vie à la mienne… Oh ! de réfléchir seulement… je sens bien que vous n’êtes pas prête à me répondre… Puis-je ajouter cependant que je vous aime… que je n’ai jamais vraiment aimé que vous ?… non jamais… Ce ne sont pas des mots… c’est une vérité absolue… Enfin, voulez-vous réfléchir ?

Elle écoutait avec une sympathie évidente, – mais trop paisible pour que Rovannes conçût la plus microscopique illusion.

— Je suis, dit-elle, réellement flattée et touchée… mais, comme vous l’avez entrevu, pas prête à vous répondre… Vous m’inspirez – c’est trop naturel – une sympathie fort vive, une estime plus vive encore. Je suis sûre qu’une femme serait heureuse avec vous… à condition de vous aimer… Mais je ne trouve rien en moi qui ressemble à de l’amour.

— Je l’avais prévu, et c’est à peine si j’osais espérer autant, fit-il avec un air craintif qui parut charmant chez cet homme d’action… En somme, vous ne me repoussez pas ?

— Non, sans doute.

— Vous me permettez de vous revoir… d’essayer ma chance ?

— Je n’envisage pas que rien s’y oppose !

— Eh bien, c’est beaucoup… c’est assez, non pour espérer, mais pour ne pas désespérer.

— Oh ! désespérer !

— Si vous m’aviez repoussé, c’eût été un grand, un très grand chagrin… un des plus grands de ma vie.

— Cela m’effraie pour l’avenir ! J’aime mieux croire que vous vous exagérez votre penchant…

— Non ! fit-il avec véhémence… Je n’exagère pas. Mon amour n’est pas un caprice ni une illusion… Il n’est pas né en un moment, il ne pourrait disparaître – s’il disparaissait – qu’après un temps très long.

— Alors, vous souffririez beaucoup si vous…

Elle s’interrompit, gênée et consternée.

— Si je ne réussissais pas ? J’en suis sûr… Mais qu’importe ! Je vous ai demandé de me laisser courir ma chance… et puisque vous n’avez pas dit non, je la courrai jusqu’au bout… Vous avez été si franche et si nette que je ne pourrai jamais me plaindre…

Cette conversation laissa Denise inquiète. Elle y pensa pendant les jours qui suivirent, elle ne laissa pas d’être tentée par la puissance que lui offrait cet homme.

Rocheverne ne dit rien d’abord, mais un soir il demanda :

— Rovannes t’a parlé ?

La question ennuya Denise ; elle répondit un « oui » presque morose.

— On dirait que cela te déplaît ?

— Cela ne me plaît ni ne me déplaît, père.

— Tu ne trouveras jamais mieux.

— Je ne cherche pas…

— Rovannes est bien de sa personne… il a de la distinction. Ce n’est pas un primaire… Sa situation est formidable.

— Peut-être trop.

— Comment, trop ? se récria-t-il choqué.

— Oui, je risquerais d’être noyée dans ces affaires énormes… En tout cas, je passerais à l’arrière… J’ai pris de mauvaises habitudes, acheva-t-elle avec une pointe d’orgueil… J’aime à être maîtresse de mes mouvements.

— Tu le serais… J’ai le sentiment que tu dominerais cet homme… qu’il serait trop heureux de te laisser agir à ta guise.

— Eh bien, c’est ce qu’il faudra voir d’abord… et cela prendra du temps. Puis, qu’entendez-vous par me laisser agir à ma guise ? Je ne doute pas qu’il me laisserait maîtresse à la maison, mais précisément je ne me sens pas encline à diriger une maison. J’aime ce que je fais ! Et ce que je fais exige que mon foyer soit aux mains d’une autre personne. Je serais étonnée si M. Rovannes et vous-même, mon père, y aviez pensé…

— C’est vrai, dit le vicomte interloqué… Mais, alors, ce ne serait plus un ménage.

— Peut-être que non ! Je ne sais trop. Il ne doit pas être difficile de trouver une personne apte à gouverner une maison…

— Ce ne sera jamais aussi intime… Mais je répète que je n’y avais pas songé. En fait, tu voudrais continuer les affaires ?

— Oui, fit-elle avec un rire bizarre… Et ces affaires, je souhaiterais que ce fussent les miennes… ou, alors, il faudrait une association bien étroite, un accord complet entre deux associés ! Vraiment, ce doit être difficile.

— Il me semble que Rovannes serait heureux de trouver une collaboratrice dans sa femme.

— Une collaboratrice subordonnée ! Il se pourrait que cela ne me soit pas désagréable, si nous nous entendions tout à fait bien. Mais comment le savoir d’avance ?

— Cette grande fortune !… suggéra le père avec un air de convoitise.

— J’aime la fortune… mais je préférerais cent fois ma situation actuelle à la situation d’une milliardaire asservie.

— Ah ! fit le père impatienté, tu es trop exigeante !

— Pas tant… mais j’ai beaucoup réfléchi à tout cela, et c’est bien naturel…

— Tu réfléchis trop… on dirait une aïeule.

— Mais non, je suis très naïve, père… et je m’en rends compte. Seulement, le cas est si exceptionnel ! Ma vocation m’est chère… C’est une vocation passionnée… Si on la contrarie, je serai malheureuse !

— Une vocation… et passionnée ! cria-t-il en levant les bras.

Il se mit à tourner autour de la chambre, selon son habitude, et son agitation confinait à la colère.

— Enfin, est-ce que Rovannes n’est pas à ton goût ?

— Il m’est sympathique.

— Mais l’homme ?…

— Je le trouve plutôt agréable !

— Tu sais qu’il reviendra assez souvent ?

— Il me l’a dit.

— Tu ne l’accueilleras pas mal ?

— Pourquoi l’accueillerais-je mal ?

— Alors, ne désespérons pas, fit Rocheverne rasséréné. Je me fie à ton bon sens !

— Je serai contente, père, si mon bonheur peut se faire selon vos souhaits !

Il secoua la tête, incapable de s’adapter complètement au caractère de cette enfant qu’il avait cru, jadis, si bien connaître.

Denise revit Rovannes, mais elle revit aussi Jacques. Ce furent deux aspects vivants de ces « Possibles » qui se dressent sans cesse devant nous et parmi lesquels il faut choisir. Jusqu’à la fin, les routes s’enchevêtrent et nous ne savons jamais bien où elles nous mènent…

Denise comparait les deux hommes. Ils lui plaisaient différemment, l’un par sa force et sa persévérance, l’autre par son abandon et sa fidélité, – mais c’était au temps où des affaires nombreuses la préoccupaient, si bien que ni Jacques ni Rovannes ne parvenaient à l’émouvoir.

Tous deux surent vite qu’ils étaient rivaux et connurent les rongements de la jalousie. Mais Rovannes, dominateur de soi-même, refoulait ses sentiments, tandis que tous les mouvements de Jacques étaient des aveux.

Un soir de mélancolie, il dit à Denise :

— N’aviez-vous pas promis de m’avertir si, à vos propres yeux, quelqu’un devenait mon rival ?

— Ce n’est pas tout à fait cela… Je n’ai fait de promesse que pour le temps de votre absence.

— Tout de même, Denise, si je vous demandais ?

Il la regardait d’un air pauvre et suppliant et, à voix basse :

— Le préférez-vous ?

Elle haussa doucement les sourcils :

— Je ne vous préfère personne. Je vous aime bien… comme auparavant…

— Comme auparavant ! Et vous ne m’aimerez jamais autrement ?

— Le sais-je ? Je reste un mystère pour moi-même.

Elle le regarda partir et, reconnaissant qu’il avait beaucoup de grâce, elle se sentit émue…

Quelques jours plus tard, les Rocheverne donnèrent un dîner. Rovannes y assista. Jacques vint au cours de la soirée : ils s’épiaient avec une jalousie plus naïve chez l’homme mûr, pauvre d’expérience sentimentale, que chez le jeune homme. Ils ne se dénigraient point ; plutôt se surestimaient-ils. Rovannes enviait sans détour la jeunesse, la fraîcheur et l’élégance « épurée » de Jacques ; Jacques s’avouait la prestance équilibrée et le prestige du quadragénaire.

Sans le bien savoir, instinctivement, Denise les comparait l’un à l’autre. Elle s’intéressa plus vivement au mystère qu’ils évoquaient, à la vie une et double de la femme qui mêle son sort au sort de l’homme. Ce qui semble si simple à d’autres lui semblait complexe et étrange jusqu’à en être fantastique. Qu’elle choisit l’un de ces hommes, combien tout devenait différent de ce qui serait avec l’autre ! Mille choses formidables, et surtout ces êtres miraculeux, ineffables et terribles : les enfants. Comme ceux qui viendraient de Rovannes différeraient des enfants de Jacques, et pourtant ces races incompatibles pouvaient toutes deux être de sa race à elle. De l’amour sans forme pour son imagination, elle eut un pressentiment plus vif et, peu à peu, elle le désira en le redoutant… Choisir, aimer celui-là seulement qu’on aura choisi ?… S’il le fallait absolument, auquel donner la préférence ? Elle ne le savait guère. Parfois, Jacques semblait plus séduisant, puis la nature combative de Rovannes l’emportait.

Rovannes réalisait ce qu’elle-même voulait réaliser. Mais serait-il possible de joindre leurs énergies ? Chacun demeurerait-il étranger aux efforts de l’autre ou faudrait-il que Denise subordonnât son activité à celle du compagnon ?

Jacques n’était qu’un être jeune, sans volonté, sans carrière, mais charmant et si fidèle ! Avec lui, non seulement maîtresse de son propre sort, elle dominerait la destinée commune. Ç’eût été tentant, si elle n’avait ressenti du dédain pour une faiblesse qui intervertissait les rôles naturels.

« Attendons ! songeait-elle. Les circonstances décideront… »

Dans ce moment, Rovannes venait vers elle :

— Il faut bien que les réunions mondaines aient une véritable utilité sociale, fit-il, sinon…

Il avait suivi sa pensée et s’en aperçut avec confusion.

— Sinon ? demanda-t-elle.

— J’allais dire une sottise.

— Vous alliez dire que, sinon, on ne s’expliquerait pas leur persistance… parce que vous les trouviez ennuyeuses…

— Oh ! pas celle-ci ! protesta Rovannes.

— Naturellement !

— Je suis sincère… vous le savez bien ! Aucun ennui n’est possible… pour moi… lorsque vous êtes présente !… Un peu de tristesse, soit… un peu d’inquiétude ou même, soyons franc, de jalousie…

— Tristesse, inquiétude, jalousie… Je comprends mal.

— Parce que vous n’aimez pas et que vous n’avez, je crois, jamais aimé ?

Il s’arrêta, interrogateur.

— Non, jamais ! dit-elle.

— Alors, vous pouvez deviner confusément, mais pas sentir réellement qu’une crainte continuelle accompagne l’amour non partagé…

— Je veux bien ! dit-elle avec une douceur indifférente… Mais n’esquivez point le débat… Comme vous, je trouve les réunions mondaines, et presque toutes les réunions, ennuyeuses… mais je les crois nécessaires… depuis la plus ennuyeuse qui est la conférence… jusqu’aux soirées comme celle-ci… pour lesquelles on a, du reste, inventé le bridge et les danses. D’abord, leur ennui sauve beaucoup de gens d’un ennui plus noir… Ensuite, elles sont une discipline… et enfin elles expliquent pourquoi vous êtes ici.

— Je suis ici pour vous !

— Justement… et vous n’allez pas croire que vous êtes seul à y être pour quelqu’un !…

— J’ai parlé comme un adolescent.

— Tant mieux… et moi comme une vieille dame ! Je crois, du reste, que nous avons exagéré l’ennui des réunions. Il existe pour vous… et pour moi… il n’existe pas pour beaucoup d’autres… à qui la fréquentation du prochain et l’accomplissement des règles du monde sont agréables, voire indispensables… Tenez, voilà M. Jacques Vérone… Je serais surprise qu’il s’ennuyât aux thés, aux dancings, aux soirées…

Jacques, malgré tous ses efforts pour lutter contre l’impulsion, s’était rapproché des causeurs et Denise, obéissant à une suggestion féminine – rare chez elle – se tourna vers lui pour le mêler à la causerie :

— N’est-ce pas, demanda-t-elle, vous ne vous ennuyez pas dans le monde ?

— M’ennuyer ? Je m’ennuie très rarement, répliqua le jeune homme en épiant avec malveillance l’interlocuteur de Denise, dans le monde ou ailleurs… Je suis gai ou triste, de bonne ou de mauvaise humeur… Mais l’ennui m’est à peu près inconnu…

— Tout de même, fit Rovannes, il y a dans la vie beaucoup de choses ennuyeuses : des cérémonies ridicules, des devoirs puérils, des papotages…

— Je pense à autre chose ! Presque toujours, un incident quelconque m’intéresse !

Il eut un sourire faiblement ironique :

— C’est que je suis un oisif… Alors, n’est-ce pas ? l’adaptation…

Les deux hommes échangèrent un regard froid et la causerie devint si gênante que Rovannes, admettant qu’il avait eu sa part de tête-à-tête, profita du passage de Rocheverne pour s’éloigner.

— Est-ce lui que vous préférez ? soupira Jacques.

— Vous en savez autant que moi-même.

— Je sais qu’il ne vous déplaît pas.

— C’est vrai ! Et puis ? Vous non plus, Jacques, ne me déplaisez pas… vous me plaisez même depuis très longtemps… et pourtant ! Qui sait si je ne suis pas créée pour devenir vieille fille ?

— Ce serait odieux.

— Odieux !

— Oui, d’après ma conception de la vie, ce serait un affreux gaspillage.

— Je n’y vois aucun mal.

— J’y vois un péché mortel contre la vie !…

— Voulu par la vie ! Car si je n’étais, par hasard, pas faite du tout pour l’amour… ce ne serait tout de même pas ma faute. Me suis-je créée ?

— Pleine de force et de vie, Denise, vous fûtes destinée à donner du bonheur…

— Ou du malheur…

— À moi, si vous me rejetez !

— Ah ! que vous avez tort d’attribuer tant d’importance à ma personne !… Je le mérite si peu… il y en a tant d’autres qui valent mieux…

— Pas pour moi.

— Surtout pour vous ! Leur conception de la vie est la vôtre ; la mienne devrait vous faire peur !

Arsène Picquerol montra son visage cramoisi et ses yeux vieil or. Deux années avaient approfondi les plis de son visage et accru la boursouflure des paupières. Il darda sur les jeunes gens un coup d’œil cynique et gouailla :

— Je parie que ça finira mal !

Jacques le regarda de travers : de tout temps, l’homme lui avait été un peu plus qu’antipathique.

— Avec elle, ça finira toujours mal ! reprit le quinquagénaire. Dans les temps antiques, elle aurait pris l’arc et les javelots des Amazones.

— Vous me calomniez… la guerre me fait horreur.

— C’est que vous ne vous connaissez pas !… Vous la faites, la guerre.

— Pacifique !

— En apparence…

Jacques, agacé, céda la place.

— En réalité ! fit-elle en haussant les épaules. Rien n’est détestable et faux comme ces comparaisons qu’on fait entre des industriels, des marchands, des banquiers et des soldats…

— Croyez-vous ? Moi, je crois que les grands industriels et les grands marchands sont les causes essentielles des guerres. Je ne les en blâme pas.

— Je les trouverais odieux, si c’était vrai !

— Vous avez bien dit ça ! Mais revenons à nos… à notre mouton… Je suis sûr que vous lui faites beaucoup de peine. Au reste, c’est votre fonction de faire souffrir les hommes… et de n’y rien comprendre ! Moi-même, n’ai-je pas souffert par vous ?

— Par votre faute…

— Mea maxima culpa !… Eh non !… par la faute de votre existence… Vous êtes coupable dès que vous paraissez… si ceux-là sont en faute chez qui vous éveillez, hélas ! tout ce qui fait le prix de l’existence !

— Tout !…

— Enfin, presque tout ! À coup sûr, ce qu’elle a de plus beau, cette chienne d’existence !

— À combien de femmes avez-vous dit cela ?

— À très peu jadis… à une seule depuis bien des saisons.

— C’est que vous êtes aveugle… Je suis un pur néant devant certaines femmes.

— Dites tout ce que vous voulez, mais pas ça ! grogne Picquerol avec concupiscence… Vous êtes – inutilement et même malheureusement – un fruit trop savoureux ! Pour faire ce que vous faites, bon Dieu ! vous auriez pu avoir la mâchoire carrée, un peu de poil sur la lèvre ; ça ne vous aurait pas nui… et vous n’auriez pas gaspillé des dons qui sont faits pour autre chose que pour acheter et vendre des produits plus ou moins coloniaux. Pour moi, vous êtes pire qu’une force perdue… vous êtes une beauté gaspillée !… Et voulez-vous que je vous parle franchement ? Ça me révolte et ça me dégoûte !

Elle se mit à rire, mais elle était un peu vexée.

III

Quelques jours plus tard, voyant Jacques déposer, d’un air morne, un roman qu’il avait commencé de lire, Mme Vérone déclara :

— Mon cher petit, je n’ai pas seulement renoncé à faire la moindre opposition à ton mariage, mais je suis prête à toutes les démarches – fussent-elles humiliantes – pour t’épargner un chagrin. Tu peux me croire : ton bonheur m’est plus cher que le mien… Seulement, voudrais-tu d’un mariage où tout l’amour viendrait de toi seul ?

— Ce n’est pas à craindre ! répondit désespérément Jacques. Elle ne m’acceptera que si elle m’aime !

— T’accepter ! cria Mme Vérone d’une voix de tête où passaient toutes ses vanités et tous ses orgueils.

Elle conçut sur-le-champ l’inanité de sa révolte et, radoucie :

— Alors, qu’espères-tu ? Il y a tant d’années que ça dure.

— Je n’espère presque plus ; il y a des jours où je suis sûr qu’elle ne m’aimera jamais !

— Tu ne fais aucun effort pour te guérir !

— J’ai voyagé pendant plus de deux ans !

— En emportant partout ton illusion… et, mon Dieu ! je le comprends… mais mieux à présent que tu t’es heurté à une réalité plus dure encore qu’auparavant ! Tu nous rends malheureux, ton père et moi, plus malheureux que tu ne l’imagines… Ne veux-tu pas te prêter à un essai ? La petite Yvonne Margères ?…

— Une enfant…

— Une enfant, oui, quand elle est partie pour l’Angleterre avec ses parents après l’armistice… Aujourd’hui, dix-huit ans, très jolie, pleine de grâce… ce qui ne serait rien, mais jolie de la manière que tu as de tout temps préférée… blonde comme Denise… et brillante de blancheur… et qui a gardé de toi un souvenir très doux… si doux que si tu voulais… Pourquoi n’essayerais-tu pas ?

— Quoi ? de l’aimer ?

— Oui…

— Essayer d’aimer… ça peut sembler naturel à d’autres : je sens que je n’y réussirais jamais ! Denise et toi… mon père aussi, sans doute, vous avez tous raison de me considérer comme un faible… Je n’ai proprement aucune volonté… sinon dans les petites choses… et surtout aucun contrôle sur mes sentiments. Ils naissent et se développent sans que j’y puisse rien… Je suis aussi incapable de les orienter que d’orienter un cyclone. Vouloir aimer Yvonne… ce serait le meilleur moyen de ne l’aimer jamais !

— Eh bien ! n’essaie pas… ne t’efforce à rien… Consens seulement à la rencontrer un peu souvent… Il ne t’en coûtera que deux ou trois heures par quinzaine…

— La pénitence sera douce, fit Jacques avec un petit rire mélancolique.

La jeune Yvonne se montra aux thés de Mme Vérone, et Jacques ne refusa pas de reconnaître qu’elle était pleine de grâce et réunissait les qualités d’éclat qui l’éblouissaient chez Denise, mais l’allure était différente et surtout le regard.

« C’est incontestablement une humaine de choix ! se dit Jacques, et qui ne saurait manquer de pêcher l’amour à la ligne… »

Il l’examina avec minutie : les imperfections qui se mêlaient au charme de la jolie jeune fille lui parurent légères et propres à faire mieux valoir le reste… Cette jeune créature n’était pas « à la page ». Elle ne flirtait point, montrait une humeur soumise et semblait ignorer les licences permises à ses congénères. C’était – selon le code de ses parents – une oie blanche très vieux style, merveilleusement innocente et fraîche.

La première entrevue fut embarrassante. L’oie blanche, en se montrant timide et taciturne, réduisit Jacques à une timidité et à une taciturnité presque égales. Il la jugea provisoirement insignifiante, avec beaucoup d’agrément, et, au fond, il ne s’était jamais proposé un idéal de fille supérieure ni même aucune sorte d’idéal.

Comme il le disait lui-même, il ne conduisait pas ses sentiments, c’est eux qui le conduisaient et le goût qu’il avait pour Denise ne participait d’aucun principe.

Aussi céda-t-il à la séduction encore légère d’Yvonne et le vit-on, assidu et découragé, aux réunions où paraissait cette jeune fille. Ce fut une esquisse d’idylle incertaine et délicate : ils dansaient discrètement quelque tango, fox ou shimmy, échangeaient des paroles sans prestige sur des choses sans importance et rêvaient un peu l’un à l’autre, sans en être obsédés…

Yvonne aida pourtant Jacques à ne plus guère revoir Denise – et trois mois coulèrent dans le sablier éternel. Ces mois peu significatifs influèrent toutefois sur le destin du jeune homme et de Mlle de Rocheverne. Celle-ci crut que Jacques se lassait enfin d’une trop longue et trop vaine aventure. Malgré qu’elle en eût, elle ressentit un peu de mélancolie, peut-être un léger dépit. Rovannes se montrait assidu et le goût qu’elle avait pour lui se développant sans entraves, il commença de prendre cet aspect privilégié que nos préférences confèrent aux êtres. Illusion ou réalité, elle lui découvrit des qualités et un charme qu’il n’avait pas eus encore : l’enchantement qui fait fleurir les roses enveloppa Max de mirages…

Au mois de mai, Rovannes proposa une randonnée : on déjeunerait, en passant, à Fontainebleau, et l’on continuerait au hasard de l’inspiration. Le vicomte accepta et il eut raison de l’hésitation de Mme de Rocheverne. Une limousine les emporta par des routes détournées, entre des paysages pacifiques, pareils à des eaux vertes ou grises, sous un ciel couleur d’illusion :

— C’est encore un peu la vieille France… dit Rocheverne… la vieille France plate et sans apparat…

— Elle a du charme ! fit Rovannes.

— Un charme fané !

Quoiqu’on fût en semaine et point encore à l’époque des migrations, l’hôtel d’Angleterre regorgeait d’une humanité hétérogène.

— La France n’eut jamais autant d’amateurs, remarqua Rocheverne. Tous les peuples de la planète…

— Parmi lesquels ces étrangers de l’intérieur qui vivent du cadavre !

Sous le fin soleil tamisé par les nues, devant le vieux palais du vainqueur de Marignan et du joyeux parpaillot, la vie parut plus généreuse, pacifique et délectable…

— Quel pays ! s’exclama Rovannes avec admiration. Rien n’a su l’abattre.

— Et rien ne l’abattra ! La joie y pousse avec les herbes ! Rovannes vit en Denise la fleur étincelante du printemps humain, nimbée de la grâce des belles, en qui le mystère de la croissance s’achève, et qui détient encore, à la limite délicate où la montée va finir, l’énergie prodigieuse qui refoule l’univers. Les lueurs des pétales blancs et des pétales roses émanaient de son visage, ses yeux évoquaient les fluides brillants et les pierres scintillantes… Tout l’univers de Rovannes sembla perdu sans elle. Elle-même subissait l’appel ambigu des ramures tressaillantes et de cette étendue qu’ils venaient de franchir, mère de l’aventure, du voyage et de l’existence tragique que l’humanité mena mille fois plus longtemps que l’existence sociale. Des souvenirs très anciens montaient en tumulte, souvenirs d’ancêtres immémoriaux, perdus dans les gouffres du Temps.

— Nous laisserons aujourd’hui, si vous le voulez bien, les rois volages et les carpes centenaires, fit Rovannes. La route est assez longue encore…

L’auto pénètre l’étendue verte et les tribus d’arbres, la forêt mystérieuse, les colosses taciturnes, les monstres fabuleux et les légendes abolies.

Avant tout, c’est la forêt celtique où l’affreux César lance ses assassins, où le Gaulois cache ses huttes, ses bêtes et ses dieux…

C’était hier. La vie de deux chênes très vieux, dont l’un put naître de l’autre, nous en sépare ; et ces âmes sauvages, par les soirs, par la brume, aux jours de violence, s’éveillent en nous, nous replongent dans la profondeur des futaies où les manipules pourchassent les hordes incohérentes des brenns. Le ciel rutile en haut, les profondeurs abyssales, où sillent les mondes, les escadres des nébuleuses, des soleils et des planètes, où notre terre chétive et frileuse, dans sa couverture diaphane, mène une aventure minuscule…

— Nous direz-vous maintenant où nous allons ? demanda Rocheverne.

— Pas encore ! fit Rovannes d’un air quasi mystérieux… Et pourquoi le dire avant l’arrivée ?

— Vous êtes bien un peu romanesque aujourd’hui.

— Je le suis plus souvent que vous ne le croyez…

— À la bonne heure ! Toute vie est un roman, approuva Solange.

Jamais Denise n’avait autant rêvé. La vie active, la vie où l’on cherche, où l’on s’efforce, où l’on réalise, semblait évanouie ; la jeune fille était aussi insoucieuse que Mme de Rocheverne, comme elle soumise au destin et comme elle abandonnée à l’indolent optimisme.

La plaine, les prairies, des bêtes qui paissent, la rivière, la source et la mare, les peupliers gothiques, les vernes, les saules, les glaives verts des roseaux, tout le décor que les hommes voyaient sous le grand roi et pendant la guerre de Cent Ans. De-ci de-là, un village passe devant la machine comme un village de cinématographe, une ville paraît et s’efface. De nouveau, le pays des arbres.

— Voilà ! dit Rovannes, nous arrivons.

Vision ancienne, très douce, très claire : un château de l’époque charmante et terrible, où les rires préparaient la Terreur, une demeure spacieuse, très simple, d’un beau rythme, qui chante la lumière et promet le bonheur. Une pelouse vaste comme un pâturage, deux étangs turquoise, le jardin classique où l’antique fleur de France, la luxueuse rose rose domine les glaïeuls, les iris, les œillets, les jasmins, les muguets et les syringas.

Rocheverne regardait le site avec étonnement :

— Ici ?… demanda-t-il. Mais quels sont nos hôtes ?

— Absents, riposta l’autre… Nous sommes chez nous cet après-midi, ce soir, cette nuit si nous le voulons et même les jours qui vont suivre !…

— C’est exquis ! s’exclama Mme de Rocheverne. Tu vois, Denise, tout se réalise, même les vieux contes. Nous pénétrons dans un autre siècle !

Un domestique était apparu sur le perron, un grand valet qui ouvrit au large la double porte, et Denise se trouva dans un salon blanc, où avaient pu paraître une Lamballe, un Soubise, à moins que ce ne fût une Clairon ou une Sophie Arnould.

Deux vieux hommes en livrée servirent un goûter sur la terrasse : thé, chocolat, fraises, crème fraîche.

— Comme ces temps sont proches ! murmura Mme de Rocheverne. Aussi proches que l’époque où le général Boulanger caracolait sur son cheval noir !

— Mais pourquoi le général Boulanger ? demanda le vicomte.

— Parce que ce fut un temps de griserie… À la pension, nous cachions toutes un portrait du beau général. Je l’ai encore… On lui avait fait une tête merveilleuse… comme les vrais grands hommes n’en ont pas. Aussi classique que la tête de Napoléon, mais combien plus poétique !… Nous en étions toutes folles… Et comme nous souhaitions qu’il balayât les parlementaires, qu’il devint un frémissant et magnifique empereur !

— Est-ce que ce n’était pas un serin ? fit Rocheverne.

— On l’ignorera toujours. Il a su se taire.

Un silence. De nouveau tous quatre contemplaient le doux, voluptueux et noble paysage. Mme de Rocheverne seule le comprenait bien. Il lui racontait de vieilles histoires, les contes de Mme d’Aulnoy plus encore que ceux de Perrault, la vie lente, large et savoureuse, les rêves luxueux, sensuels et pétris de tradition…

Rocheverne n’y entendait rien, homme de vitesse, d’automobiles et d’avions, lancé dans l’existence comme un bolide et dont l’intelligence roulait rapide et étroite, comme un ruisseau de montagne ; plus fin, vaguement classique, Rovannes saisissait en vrac une harmonie qu’il n’analysait point et Denise, presque étrangère aux fables des poètes, des romanciers et des peintres, toutefois, dans ce moment, sentait entrer en elle une séduction ambiguë, un charme inattendu, qu’elle jugeait étranges.

— Savez-vous quoi ? dit Rovannes. Si vous le vouliez, nous passerions le soir ici… et la nuit. En partant de bon matin, nous serions tous de retour demain, avant midi.

C’était une de ces heures où l’imprévu tente les êtres. Ici, il prenait un petit air nomade qui pouvait convenir à Rocheverne comme à Denise… et qui, en tout temps, eût captivé Mme de Rocheverne.

Le vicomte acquiesça d’abord :

— Je suis libre… et je ne demande pas mieux !

— Moi, je suis libre chaque jour de l’année et chaque heure du jour ! fit Mme de Rocheverne.

Denise seule hésitait, parce qu’elle était surprise, ce qu’elle n’aimait point, et parce qu’elle s’attendait à être, le lendemain matin, aux prises avec ses affaires…

Pourtant, elle aussi fut entraînée par la sournoise poésie d’un beau déclin et l’invitation latente d’un beau paysage :

— Pourrai-je envoyer un télégramme ? demanda-t-elle.

— Il n’est que cinq heures… et il faut cinq minutes, avec l’auto, pour atteindre le bureau de poste.

— Alors, j’accepte et je vous remercie ! fit-elle en regardant Rovannes.

Il la jugea aussi fraiche, aussi lumineuse que la roseraie, et son âme de marchand ne fut plus qu’une âme d’amoureux.

Le goûter fini, Denise rédigea son télégramme. Rovannes le fit remettre au chauffeur :

— Maintenant, vous voici ma prisonnière !

Et, se reprenant :

— Non, je suis votre prisonnier… Vous êtes la maîtresse de ce domaine, ce soir… et, si vous le désiriez, pour toujours…

Une petite nuée rose se répandit dans le cou et sur les joues de la jeune fille…

Le dîner, servi de bonne heure, satisfit pleinement Rocheverne, qui cultivait la gourmandise avec conscience : brochet à la reine très tendre et aussi savoureux qu’une truite, chapon aux truffes blanches, pâté de perdreau au foie gras de Doyen, du Beaune, du Nuits, du Laffite…

— Quelle légende, la légende du raisin ! fit Mme de Rocheverne, qui ne prenait qu’un doigt de chaque vin, mais le goûtait en virtuose… Depuis cinquante siècles, il garde l’ascendant !… Lui seul, parmi les fruits, enchanta toutes les générations d’Europe !

— Et d’Asie ! fit Rovannes. Je crois qu’il est célébré dans la Bible !

— À maintes reprises… et puis Homère ? La guerre de Troie est asiatique… Grecs et Troyens, à l’envi, glorifient le vin noir doux au cœur… On n’avait pas omis de lui réserver un dieu et des bacchantes immortelles. Il servait aux sacrifices… en même temps que le sang… et il y sert encore, avec le pain. Le pain, le vin, murmura-t-elle… la France est leur meilleure patrie…

Un crépuscule interminable étalait ses mirages et faisait, avec les vapeurs légères, des contrées plus vastes, plus brillantes et plus variées que toutes les contrées terrestres… L’odeur charmante des herbes avivait le parfum des pollens et Vesper palpita, puis la petite lampe bleue de Vega.

Des vœux inconnus s’élevaient en Denise, une griserie de plantes et d’étoiles ; il semblait qu’une révélation descendit avec la chute tiède des ténèbres… Déjà, à travers l’ombre, se répandait une lumière cendrée et languissante, qui caressait les pelouses et ne révélait pas la couleur des roses.

— Oh ! le clair de lune, balbutia Mme de Rocheverne, le divin clair de lune… toute la jeunesse et tous les songes !…

Elle regardait monter un orbe rouge, puis orange, vaste d’abord comme la colline lointaine, plus petit et plus brillant à mesure qu’il s’élevait.

— Allons nous baigner dans la légende ! proposa-t-elle.

Rovannes, Rocheverne et Denise se levèrent pour l’accompagner.

Après peu de temps, Max et Denise se trouvèrent seuls. Il l’avait peu à peu entraînée près du plus proche des étangs, avec la complicité de Rocheverne. Tandis qu’ils contemplaient le site inversé dans l’eau immobile, Rovannes demanda :

— Aimeriez-vous venir ici l’été… chaque été ?

— Il me semble que je m’y plairais, dit-elle.

— Vous n’auriez qu’un mot à dire !… Ne direz-vous pas ce mot, Denise ?…

Elle baissait la tête, troublée, saisie par l’instinct comme jamais encore elle ne l’avait été… Aimait-elle ? N’aimait-elle point ? La présence de Max lui était douce. Dans l’argenture lunaire, il avait plus de grâce, une grâce un peu imprécise qui convenait au mystère de ce soir et aux effluves de la terre.

— Denise ! Denise, supplia-t-il. Je voudrais pouvoir vous dire… Ah ! si vous saviez comme je suis à vous… comme je consacrerais toutes mes forces à vous faire une vie brillante et bonne…

— Encore un moment ! soupira-t-elle.

Car elle essayait de réfléchir et de voir clair en elle. Mais les pensées fuyaient à tire-d’aile, elle ne trouvait que des impressions et cette phrase qui revenait toujours :

— Il m’aime !

De larges nénuphars s’étendaient sur l’eau immobile, le cri des grenouilles s’élevait par intervalles dans le grand silence. Était-ce l’heure du destin ? Trouverait-elle mieux que cet homme qui avait la même volonté qu’elle, avec qui elle pourrait sans doute poursuivre, plus puissamment, sa vocation singulière ?… Cette question même s’évanouissait… La volontaire Denise ne fut qu’une petite créature perdue dans l’espace, presque pareille aux humbles bêtes qui passaient dans les pénombres. Et le bruit de ses artères s’élevait en elle comme la rumeur lointaine des vagues.

Comme il lui prenait lentement la main, elle fut soudain vaincue, elle entreferma les paupières et, tout bas :

— J’ai confiance en vous !

Ébloui, un moment immobile, bientôt il couvrait de baisers la main et le poignet de la jeune fille :

— Vous ne reprendrez pas votre parole, Denise ?

— Je ne reprends jamais ma parole…

— Ah ! s’écria-t-il… je ne savais pas ce qu’était la vie, la vraie vie !…

IV

L’impatience de Rovannes, secondée par celle de Rocheverne, abrégea la période des fiançailles… Au reste, Denise ne fit aucune opposition aux vœux des deux hommes… Si elle n’avait pas retrouvé intégralement le charme, la sorcellerie du premier soir, elle aimait pourtant Rovannes d’un amour tiède et doux. L’idylle, traversée par quelques éclairs, fut en somme séduisante. Max savait se montrer discret à ces heures de mélancolie où les jeunes filles s’inquiètent de quitter le home de leur enfance pour un home inconnu…

Elle rencontra deux fois Jacques et ne lui parla guère ; elle ne vit pas sa pâleur et sa tristesse sans une nuance de remords. Malgré tout, il lui semblait l’avoir un peu trahi et qu’il était cruel d’avoir repoussé une si constante tendresse…

Un soir qu’elle était seule avec Mme de Rocheverne, elle dit, sans presque savoir ce qu’elle disait :

— Je voudrais que Jacques ne souffrît point.

— Vain souhait ! répondit Solange. Il devait souffrir par destination… Il a souffert avant… il souffre encore maintenant, il souffrira demain encore ! C’est le mal des cœurs fidèles… Et il n’y en a pas de plus fidèle que celui de Jacques…

— Tu ne crois pas qu’il m’aime encore ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ? Tu le sais mieux que moi, fit presque âprement Mme de Rocheverne.

Elle avait toujours eu une prédilection pour ce jeune homme timide, obstiné dans son amour comme un mystique dans son culte… Sa prédilection s’augmentait de ce que – encore qu’elle n’en eût pas souffert, consolée par sa merveilleuse insouciance – Rocheverne n’avait pas été le compagnon fait à sa mesure. Elle aurait mieux accompli sen pèlerinage avec un homme comme Jacques ; elle ne pouvait concevoir que Denise l’eût repoussé…

— Je l’ai pourtant toujours découragé ! remarqua rêveusement Denise.

— Et c’est ton excuse… car si tu l’avais encouragé, tu aurais commis une très mauvaise action… N’importe ! C’est dommage.

— Dommage ?… Puisque je ne l’aimais pas.

— C’est cela même qui est dommage.

— Maman ! J’aime Max…

Mme de Rocheverne baissa la tête. Elle avait été plus loin qu’il n’eût fallu, et sans le regretter positivement, elle se le reprocha :

— Max Rovannes est un très galant homme ! acquiesça-t-elle. Et toi, tu peux être heureuse avec lui…

— Tu soulignes le toi ! ne put s’empêcher de dire Denise.

— Parce que je tiens compte de ta nature…

— Qui n’est pas selon ton évangile.

— Ah tu ne l’ignores pas… Il n’y a pas un seul point, je le crains, où tes goûts rencontrent les miens : c’est une raison pour que je n’essaie pas même de comprendre ! Allons ! parlons d’autre chose… Tu seras la femme forte, tu trouveras ton bonheur dans la lutte et dans le commandement. Ainsi tout s’arrange très bien… Et, pour être la poule qui a couvé une petite cane, je ne t’en aime pas moins ardemment, chère petite !

Elles s’étreignirent, tandis que se levaient les temps délicieux qu’elles avaient vécus ensemble, et Mme de Rocheverne murmura :

— Il fallait que ce jour arrivât… ce jour où celle-là me quitte que j’aime plus que toutes les choses du monde !…

Comme le matin de Fontainebleau, c’est une auto qui emporta Denise et Max vers le mieux ou vers le pire. Elle dévora la même étendue, si l’étendue peut jamais être la même, et la jeune fille s’efforça de retrouver les mêmes sensations. Elle en retrouvait quelques répliques affaiblies, et le présent les imprégnait d’une mélancolie où le charme et l’anxiété tantôt se combinaient, tantôt se succédaient.

Parce qu’il percevait cet état de cœur, Max se montra tendre avec retenue, et elle lui en sut gré. Dans cette voiture aux vitres limpides, avec la présence muette du chauffeur, elle ne se sentait pas isolée des humains : une familiarité trop étroite lui eût paru indiscrète et même un peu brutale…

Peu à peu, elle s’adapta. L’espèce de peur qui lui était venue, le déchirement du départ, la vue de sa mère en larmes s’effacèrent… Par ce jour chaud, l’air qui envahissait la cabine roulante apportait la force apaisante des feuillages et des herbes…

Après Fontainebleau, ils furent souvent seuls sur la route ou sous les ramures, et la paix apparente de la nature, le calme qui ne laissait pas apercevoir l’éternelle destruction de la bête par la bête, pénétra Denise. Elle aspira au bonheur et songea que c’est un essai de bonheur qu’elle allait faire. Pourquoi ne réussirait-il point ? L’homme qui l’emmenait apparaissait doux, fort et même séduisant ; rien n’annonçait qu’ils ne pussent satisfaire leurs vocations sans se heurter ; au rebours, elle croyait que son caractère s’adapterait au caractère de Max…

Alors, comme naguère dans le fin jardin français, elle l’aimerait sans doute, et d’ailleurs ne l’aimait-elle point ? Déjà des souvenirs les unissaient, qui eussent été plus nombreux si leurs fiançailles n’avaient été si brèves… Elle l’aimait ; elle l’aimerait davantage…

Pour la première fois, elle désira que l’arrivée fût prochaine :

— Arriverons-nous tard ?

— Un peu tard, oui, ma très chérie, malgré la vitesse de notre course : il fera presque nuit.

Où allaient-ils ? Max, puérilement, se plaisait à en faire un petit mystère et elle ne le questionnait point, – mais elle croyait avoir deviné… On suivait la même direction que le jour de printemps, encore qu’on évitât le crochet de Fontainebleau et qu’on suivît d’autres routes… Elle eût été un peu déçue, si l’on avait débarqué ailleurs.

Elle ne le fut point. Le long crépuscule d’été venait seulement de commencer lorsque parut le domaine.

— C’est là-bas ! murmura-t-il en montrant le château Louis XV.

Elle ne put s’empêcher de dire :

— Je le savais… et je suis contente !

— Vraiment contente, ma Denise ?

— Très… Ici, j’ai fait mon beau rêve ; nulle part, ce premier soir ne pouvait être plus doux…

— Ici a commencé le vrai bonheur de Max Rovannes.

Ainsi s’exprimaient ces âmes commerciales et naïves.

— J’ai voulu le consacrer, reprit-il en pressant tendrement le bras de Denise… Cette terre, est la nôtre.

— Oh ! que c’est gentil, s’exclama-t-elle avec un rire de fillette… Un conte de fées…

Les mêmes valets parurent que le soir des fiançailles et, comme ce soir-là, Denise et Max dînèrent dans la véranda, devant l’imposture charmante des nuages et de la lumière… Mais il n’y avait pas d’imposture pour eux. Ils croyaient à la réalité des images qui se mirent dans les étangs, à la réalité des vitraux de cathédrale du couchant et surtout à la réalité de leur amour…

Elle voulut refaire la promenade par la pelouse, le long des miroirs d’eau. Les cendres s’épaississaient dans la lumière rouge, les grands peupliers répétaient plus mélancoliquement leurs images dans l’onde immobile, les brochets voraces cessaient de poursuivre la proie et les tristes grenouilles élevaient par intervalles leurs voix de vieillardes édentées… Eux ne voyaient que la grâce fraîche du site, aspiraient les odeurs fines et leurs esprits positifs se perdaient dans le roman éternel des jeunes créatures…

Alors, il dit tout bas :

— Denise chérie… belle petite Denise… le plus beau trésor de la terre… si vous saviez comme mon cœur est plein de vous !…

Elle laissa couler sa tête blonde sur l’épaule de l’homme et prendre ses lèvres en signe de consentement.

V

Quelques beaux jours dans le pèlerinage de Denise, moins beaux pourtant qu’elle ne l’avait imaginé. Tous les matins et tous les soirs, elle attendait on ne sait quelle révélation qui confirmât ce qu’elle avait espéré le soir de l’aveu et le soir du mariage. En vain, elle se disait :

« C’est très bien ainsi. Jadis je ne croyais pas que ce serait aussi doux… Il faut être raisonnable. »

Être raisonnable, cela ressemblait à de la résignation : elle ne s’y résolvait pas sans une petite amertume.

Max, aux aguets, aux écoutes, cherchait dans les circonstances quelque moyen nouveau de plaire. Il apparaissait patient, tendre, passionné, gentiment timide ; il connaissait dans sa plénitude l’enchantement d’un amour qui était son grand amour.

Ce qui rassurait Denise, c’est que leur intimité croissait. « Par-là, pensait-elle, viendrait la révélation. »

Ils demeurèrent une semaine aux « Jacinthes ». Deux courriers et des télégrammes les tenaient au courant des affaires : à cette époque, elles étaient ralenties, en sorte qu’il suffisait de quelques instructions précises pour faire fonctionner les rouages.

Le matin, ils s’étonnaient de la nouveauté du monde. Nouveauté plus réelle qu’on ne l’imagine. Pour avoir plongé dans l’éther noir, dans la mort éternelle, la face de la terre est plus apte à subir la fécondation du soleil. Incapables de concevoir de telles choses, ils percevaient la jeunesse du jour sans plus d’analyse que les animaux. Selon leur caprice, ils se perdaient dans une étendue que leur lenteur immobilisait ou ils goûtaient l’espace multiplié par la vitesse, trempés dans les flots d’une atmosphère impétueuse…

Les soirs commençaient luxueusement et les crépuscules semblaient interminables. Aux dernières lueurs de la forge occidentale, il venait une petite angoisse qui accroissait la volupté d’être jeune et qui se dissipait quand les légions stellaires apparaissaient toutes, rangées en bon ordre dans l’abîme.

Alors, ils rêvaient un peu, surpris de leurs pensées qui étaient très anciennes et qu’ils croyaient neuves parce que, doués pour l’action, ils avaient rarement médité. Ils sentaient leur petitesse et leur brièveté, ils n’en souffraient point…

Elle s’accoutumait lentement à la présence de cet étranger, quoique, chaque matin, elle éprouvât une petite surprise à se trouver seule avec lui, loin des siens, dans un pays aussi inconnu que s’ils eussent été aux antipodes. Chaque jour, elle découvrait un geste, un tic, une habitude, une inflexion de voix encore inaperçue ; elle notait une locution souvent répétée, une phrase familière et des particularités de structure. Bientôt, elle se réadaptait et, dans de tels moments, il semblait qu’ils vécussent ensemble depuis des années.

Elle n’eut pas le temps de s’apercevoir qu’il avait peu de ressources dans la conversation, – en dehors des affaires dont, systématiquement, ils ne s’entretenaient guère, – car, après huit jours, il fallut retourner à Paris.

Le retour fut plutôt agréable : sans qu’ils se l’avouassent, l’inaction leur pesait et ils furent presque joyeux de se remettre aux petits problèmes de leurs entreprises.

Le soir, ils se retrouvaient avec plus de plaisir et il eut soin d’emmener sa jeune femme au théâtre de peur qu’elle ne s’ennuyât. Au fond, ni l’un ni l’autre n’aimaient des sorties aussi fréquentes et un peu fatigantes. Non que le théâtre les ennuyât : ils le goûtaient comme la plupart des humains, mais par doses massives ils en étaient incommodés.

Elle lui demanda un soir :

— Tu aimes tant que ça le théâtre ?

La question ne l’étonna qu’à demi.

— Je l’aime bien, dit-il, mais ce n’est pas une passion.

— Je le pensais… Je crois que nous y allons plus que nous n’en avons envie… et je sens que tu le fais pour me faire plaisir !

— C’est vrai ! avoua-t-il.

Elle eut un petit rire cordial :

— Parfois on est mieux chez soi !

Il se le tint pour dit, et ils espacèrent leurs sorties. Le home convenait toutefois mieux à Max qu’à Denise. Elle s’ennuyait dans le tête-à-tête ; elle avait envie de courir chez sa mère ou simplement de s’isoler dans sa chambre.

Par intervalles, non lui, mais elle se mettait à parler affaires. Il supporta facilement quelques menues discussions nées de vues divergentes ou contradictoires. Pourtant, il lui arriva de montrer de très légères impatiences ou de prendre, à son insu, un ton péremptoire qui ne laissait pas de la choquer. Elle craignait alors qu’il n’eût un caractère despotique : comme il se reprenait gentiment, bientôt elle n’y pensait plus.

Il y pensait moins encore. Alors que l’adaptation de la jeune femme ne s’était pas accomplie sans quelques heurts, chez lui l’étonnement de la posséder, d’avoir avec lui cette ravissante étrangère n’éveillait que des sensations victorieuses. Tous les gestes, toutes les habitudes et les manies même de Denise le charmaient : à l’approche de son parfum, il était saisi d’une griserie qui le confondait.

La seule chose qu’il n’aimait pas en elle était celle par quoi elle lui ressemblait. Confusément choqué lorsqu’elle parlait affaires, il détournait la conversation aussi aimablement qu’il le pouvait. Ce fut longtemps instinctif : il ne s’en apercevait guère ou feignait, par devers lui-même, de ne pas s’en apercevoir…

Elle, au rebours, eût préféré ces causeries-là, mais elle admit qu’il préférât d’abord tout oublier auprès d’elle. À la longue, elle connut un vague dépit. Elle insista lorsqu’il essayait de se dérober ; il acceptait alors, avec un sourire indulgent, d’écouter et de répondre… Quand elle émettait une idée juste, il en était plus contrarié que frappé…

De surcroît, lorsqu’il rentrait à midi et le soir, il arrivait presque toujours avant Denise, et l’idée lui venait qu’elle était moins occupée de lui que de son entreprise, et le chagrinait. Bientôt, cela lui causa une manière d’irritation ; il se retenait pour ne pas dire à Denise qu’il eût mieux valu qu’elle s’occupât de la maison.

Quelque désordre y régnait. On avait dû en confier la direction à une gouvernante qui la menait assez mal et sans cesse renouvelait un personnel indocile ou chapardeur. Parce que c’était une très honnête femme, Denise et Max hésitaient à la congédier. D’ailleurs, une autre eût-elle été meilleure ? Le mal ne venait-il pas du chaos ancillaire de l’époque ? Tels jours, Max, en proie à des impressions d’inconfort et presque d’insécurité, rêvait la douceur d’un home géré par la seule Denise.

Elle se résignait plus facilement au désordre ; en fait, elle n’y songeait guère et son insouciance consternait Max qui se contenait pour ne pas dire : « Il faut une maîtresse dans une maison… »

Car les efforts extérieurs de sa compagne lui semblaient inutiles, alors qu’il gagnait lui-même tant d’argent.

Elle le devina obscurément ; de brèves discussions le lui firent mieux comprendre ; elle s’aperçut enfin que, en affaires, il avait un caractère exclusif jusqu’à en être tyrannique. Deux ou trois fois, elle avait donné des pronostics contraires à ceux de son mari : il se montra morose quand les événements montrèrent qu’elle avait raison.

Un soir, ils trouvèrent la gouvernante désemparée… Elle venait de renvoyer sans préavis la cuisinière et une femme de chambre.

— C’étaient des voleuses !… dit la gouvernante. Depuis quelque temps des objets disparaissaient ; la cuisinière présentait des comptes extraordinaires… J’ai pu les prendre toutes deux en flagrant délit… Il n’était plus possible de les garder… même pour quelques heures.

— Vous avez bien fait ! répondit Max. Le contact des voleurs est odieux.

— Du reste, la cuisinière était capable de jeter quelque chose dans les aliments… C’est une ivrognesse… sournoise et rancunière…

— Il vaudra peut-être mieux aller dîner ce soir au restaurant.

— Le dîner sera bientôt prêt, monsieur. J’ai pu engager un extra…

— Bientôt ? Cela fait combien de minutes ?

— Un quart d’heure…

— Nous attendrons.

La gouvernante sortie, Max ne put s’empêcher de dire :

— Tout va à vau-l’eau…

Il s’était levé, il piétinait, ce qui énervait un peu Denise.

— Mlle Vermaines n’a pas d’ordre dans l’esprit ! remarqua-t-elle.

— Peut-être. Mais je ne suis pas sûre qu’une autre vaudra mieux. Elle pourra avoir plus d’ordre, elle aura d’autres défauts… Ah ! les perles sont rares… Il n’y a, au fond, que l’œil du maître… ou de la maîtresse !…

L’allusion choqua Denise :

— Croyez-vous ? J’en doute. J’entends des plaintes partout. Les cuisinières surtout, quand elles connaissent bien leur métier, entendent être maîtresses dans leur domaine.

— Pourtant, chez les Dennevoux…

— Mme Dennevoux a la vocation… Mais, chez ma mère, les domestiques sont maîtres de l’heure… Maman n’a aucun goût pour les comptes de ménage, aucune aptitude au commandement !

— Mais toi, chère Denise, tu sais commander et organiser.

— Peut être ! fit-elle avec un petit rire agacé… Seulement, que veux-tu ! je suis occupée ailleurs… avec beaucoup, beaucoup plus de profit !…

— Et tu te donnes bien de la peine.

— Avec quel plaisir, mon cher mari !

— J’aurais presque voulu que tu ne te fatigues pas tant…

Elle retint à grand’peine une crispation.

— Je me fatiguerais peut-être plus à veiller sur des serviteurs qu’à veiller sur mes bureaux… et quel dégoût ! Je ne me sens aucune vocation pour conduire ces créatures… Et quand il n’y aurait que la question de fortune…

— Ne suis-je pas assez riche pour deux ?

Elle prit un ton très doux, mais extrêmement ferme :

— Je veux t’aimer pour toi… et donc ne pas dépendre de toi… ni de personne. Tu le savais hier que le goût des affaires est chez moi une vocation… Ma vie oisive me dégoûterait…

— Elle est moins inutile que tu ne crois.

— Utile ! Inutile ! Cela m’est complètement indifférent… J’aime à lutter, je désire passionnément faire fortune… Mon bonheur est là.

— Tu n’aimes tout de même pas mieux tes affaires que moi ? fit-il avec un dépit naïf.

— Non ! repartit-elle avec une indulgence ironique.

— Moi, je t’aime par-dessus toutes choses !

À la voir étincelante, nimbée de sa grande chevelure, pleine d’une grâce qu’il jugeait d’essence aristocratique et qui, au fond, lui semblait incompatible avec les affaires, il s’humilia, ébloui :

— Denise… chère Denise ! Elle accepta et lui rendit son baiser, et leurs dissentiments devinrent imperceptibles…

Pourtant, elle devait s’en souvenir : la pensée qu’il eût aimé lui voir mener une vie de loisir l’humiliait et la troublait. Elle attachait une importance croissante à ses travaux, tellement que, sans qu’elle se l’avouât, elle les préférait à l’amour. Au reste, l’amour perdait ses nuances éclatantes ; elle ne regrettait guère ces songes surgis dans le vieux domaine, au bord des étangs, avec la complicité odorante des pollens. Comme avant son mariage, elle ne comprenait pas ; ses émotions de jeune mariée s’évaporaient une à une et elle ne se sentait pas le désir de les évoquer.

C’était l’époque où une tendresse profonde aurait pu naître, plutôt amicale chez Denise, amoureuse chez Max. Il aurait fallu qu’il le comprit. Mais il n’avait pas reçu les dons intuitifs ni la subtilité qui lui eussent dévoilé l’âme de sa femme. S’il l’avait devinée, quelle déception ! Attaché mystiquement aux souvenirs essentiels, il s’efforçait, avec une naïve ferveur, à ne pas les laisser perdre. L’idée qu’elle ne serait qu’une amie lui eût été odieuse. Au rebours, il souhaitait se faire aimer davantage et que Denise devint une créature de luxe, soucieuse uniquement d’être belle, pour être aimée et pour aimer… Il avait du moins appris qu’il ne fallait pas le dire et qu’elle lui en voudrait s’il le montrait nettement…

L’été passa, l’automne amena ses nuées et le destin de ces deux êtres se tissait maille à maille. Il y eut encore des jours de Terre promise, pour lui sinon pour elle. Pendant les semaines où les affaires languissent, il chercha à retrouver, avec la nature complice, les exaltations primitives, et il y réussit. Mais Denise ne les retrouva point ; elle éprouvait même une vague lassitude lorsqu’il s’obstinait à rappeler des souvenirs qu’elle était toute prête à trouver puérils. Il ne s’en apercevait pas et la moindre parole tendre éveillait en lui des échos merveilleux.

Dans la pénombre, l’incompatibilité croissait comme ces tiges souterraines qui ravivent le sceau de Salomon. Il ne se résignait pas à voir en elle une femme d’affaires. Puis, si amoureux fût-il, son caractère de chef se faisait jour par cent fissures. Malgré le soin qu’il prenait de les éviter, il y eut des propos désagréables et qui venaient de lui, non d’elle. Un incident fut presque grave.

Elle lui avait dit un soir :

— Tu ne crois pas que c’est le moment d’acheter du café ?… La hausse est probable, aggravée par une crise de changes.

— Eh ! non, fit-il un peu nerveux… Rien de plus demain qu’hier.

— Les stocks sont réduits !

— Manœuvre ! Les stocks brésiliens surabondent. Il faudra bien qu’on les lâche… et alors…

Trois semaines plus tard, il dut convenir, par devers lui-même, que la hausse, non seulement était déclenchée, mais que les hauts prix se maintiendraient, et il se réapprovisionna dans des conditions bien moins avantageuses qu’au soir où Denise avait donné son avis. Du reste, pour son compte, elle avait bénéficié des circonstances, et elle ne put s’empêcher de dire :

— Le café montera encore !

Il répondit, avec une sécheresse où éclatait une sorte de mauvaise humeur :

— Possible ! Mais il y a tout autant de chances pour qu’il y ait prochainement une baisse. Le franc s’est amélioré…

— De peu.

— Il y a de gros stocks… Ma chère, ce sont des questions de moyenne… En affaires, on n’a jamais raison que sur des ensembles.

— Sans doute. Il y a pourtant des cas où l’on peut prévoir.

— Tu crois que tu as prévu ? grommela-t-il avec une ironie dure qui la choqua.

Elle se tut, boudeuse : il eut la maladresse de bouder à son tour. Parce qu’ils avaient des caractères entiers, il leur fallut plusieurs jours pour se refamiliariser complètement, mais l’incident laissa des traces, surtout chez Denise.

Elle songea avec amertume qu’en affaires ils étaient irrémédiablement séparés. Le rêve d’une vie où ils partageraient les joies et les soucis se perdait dans le brouillard : trop évidemment Max eût préféré une femme qui mènerait une existence sans but, sinon de s’habiller, de luire et d’organiser le home. Elle s’en indignait, assurée d’être habile, ingénieuse et prévoyante. Les districts âpres de son être s’exaspérèrent ; elle commença de se tourner vers un passé qui, chaque jour, apparaissait plus délectable… Du moins se félicitait-elle d’avoir évité la servitude en n’englobant pas son entreprise dans celle de son mari.

Elle ne se douta point que, plus souple, elle eût pu vaincre, par gradations infinitésimales, les répugnances de Max. Il aurait fallu le sens du temps, l’intuition, les détours patients, et prendre de l’autorité par insinuation. Mais elle n’avait pas le sens des manœuvres féminines : à louvoyer, elle eût pensé déchoir… Elle n’y songea même point. Sa vie se divisa en deux parts, mais elle ne se donnait vraiment qu’à l’une. Dans l’intimité, l’ère de la contrainte était venue…

Un dimanche, jour de Mme de Rocheverne, elle revit Jacques. Il revenait de la Scandinavie et il avait le même visage mélancolique qu’à leur ultime entrevue. Ils se parlèrent à peine, également entravés par leurs souvenirs, et, quand les derniers visiteurs furent partis, Denise demanda à sa mère :

— Jacques ne se marie donc pas ?

— Je crains qu’il n’en ait aucune envie…

— Tu crains ?

— Eh ! Oui… Ce garçon vit dans une planète funeste. Mon amie Verney l’appelle un Saturnien. C’est bien dommage. Il est charmant !

— Le mariage le distrairait.

— Ah ! vraiment ?… fit Mme de Rocheverne avec une nonchalante ironie.

— Tu ne crois pas ?

— Je crois qu’il aura raison de ne pas se marier, tant que son illusion ne sera pas dissipée…

Parce que nous ne sommes pas maîtres de notre pensée, Denise songea à ce qu’aurait pu être sa vie avec Jacques. Cela ne l’intéressa qu’une minute, et très légèrement. Elle était aussi loin de lui que s’il eût vécu chez les Esquimaux. Elle se sentait plus positive que jamais, et la déception encore inavouée de son mariage, loin de l’incliner à des mirages, l’en éloignait indéfiniment.

D’ailleurs, il y eut une période stagnante. Max montrait une humeur d’autant plus tendre qu’ils ne parlaient plus jamais affaires. Incapable de discerner les sentiments qui se précisaient dans cette accalmie, il espéra qu’un jour elle consentirait à être simplement la maîtresse de sa maison. Guère plus clairvoyante que Max, elle savait pourtant qu’il lui était chaque jour un peu plus étranger. Un travail de sape, imperceptible, se faisait dans les sous-sols de l’inconscient. Ces deux êtres n’avaient littéralement rien à se dire.

Lui, en qui les flammes n’étaient pas mortes, s’abandonnait au fil de la vie. Il lui suffisait de parler de choses à la fois incohérentes et uniformes, mais elle, en qui s’était éteint ce feu mal alimenté, dont la chaleur un moment avait été vive, s’ennuyait auprès de lui et cherchait tous les prétextes pour s’isoler.

À son indifférence croissante se mêlait une rancune froide, qui se répandait sur sa propre personne, car elle s’en voulait d’avoir cru à des choses inexistantes.

Puis vint une période de souffrance et de révolte. Elle se sentit étrangement seule, et pis que seule, la présence de Max créant une atmosphère de gêne. Leurs causeries lui semblaient de plus en plus lointaines, causeries de gens d’autres races et d’autre éducation, que le hasard a rassemblés dans un paquebot.

Elle eut la nostalgie de la maison, le regret des tendresses natales, la brusquerie affectueuse de Rocheverne, la douceur chimérique de la mère.

Avec eux aussi, les idées ne se raccordaient guère, mais cela n’avait aucune importance. Il y avait les souvenirs ; les silences n’étaient jamais gênants ; pour s’entendre avec les siens, qu’importent les divergences : l’entente vient des profondeurs de l’enfance, de l’au-delà du temps…

Le vicomte et Solange furent étonnés de la revoir si souvent, et c’est lui, le plus impulsif des trois, qui posa la première question :

— Je m’ennuie de vous ! fit-elle avec un faux rire. N’est-ce pas naturel ?

— Très naturel… Mais tu t’ennuies souvent ?

— Oui… après l’agitation du commencement, je sens mieux ce que j’ai perdu !…

— Et ce que tu as gagné ? demanda-t-il un peu inquiet. N’en serais-tu pas contente ?

— Si, mais ça ne m’empêche pas de regretter votre absence… On ne peut pas tout concilier !

Il n’insista pas, peu fait pour les distinguo psychiques, et il demeura quelque temps avec les deux femmes qu’il enveloppait de la fumée de son énorme cigare…

Quand il fut sorti, Solange demanda :

— Mon petit a des ennuis ?

— Je ne sais pas, maman.

— Va ! Tu peux tout me dire.

— C’est très difficile… La vérité est que je ne m’acclimate pas !…

— Le temps !

— J’en doute… J’étais mieux acclimatée d’abord.

— Parce que tu étais en pleine aventure… l’aventure de ceux qui ne se connaissent point, mais que le plus vif des instincts rapproche. Puis, vous vous êtes mieux connus, et pas assez… Il faut maintenant vous connaître à fond.

— Nous ne nous connaîtrons jamais mieux que nous ne nous connaissons. Je n’en ai plus envie, et lui, je le crains, ne le désire pas du tout.

— Je comprends mal.

— Je croyais que toutes nos préoccupations seraient communes… le bien… le mal… les espoirs et les soucis… Je me suis trompée.

— Ce qui veut dire que chacun garde pour soi une partie de ses préoccupations ! Beaucoup de gens s’entendent ainsi et il arrive que ce soit un bien.

— Quand ce n’est pas essentiel ! Ce qui m’intéresserait le plus chez Max, ce sont les goûts qui nous sont communs… et c’est ceux-là qui sont réservés. Pour tous les autres, – ou à peu près, – nos natures ne concordent pas…

— C’est des affaires que tu parles ?

— Oui.

— Il ne t’entretient pas des siennes ?

— Jamais.

— Ni toi des tiennes ?

— Elles le laissent indifférent… pis peut-être : il leur est un peu hostile. Il préférerait que je sois une simple maîtresse de maison.

— Je comprends ! fit Solange avec mélancolie… Je suppose que tu as tenté la fusion.

— Comment ne l’aurais-je pas tentée ? C’est ce qui m’intéressait le plus dans mon mariage. Je voulais un associé… j’ai trouvé, non pas un maître, mais un chef autoritaire… qui ne souffre guère la contradiction et ne fait aucune confidence…

— Pauvre petit !… Quoique tes penchants me soient aussi étrangers que pourraient l’être les penchants d’un anthropophage ou d’un habitant de la planète Mars, je vois, en transposant, ce qui te blesse. Et tu ne peux te rabattre sur autre chose ?

— Sur rien. Incompatibilité sans remède, non par antagonisme, mais par manque. Le vide… le désert… Max n’est rien pour moi… en dehors de sa personne physique.

— C’est lamentable, ma Denise…

— C’est pire !…

— Tu ne peux pas réagir ?

— Voyons, maman !

— Tu l’aimais ?

— Je ne l’aime plus. Au fond, l’ai-je aimé ? C’est un peu votre faute à tous… avec vos idées d’amour… de mariage… avec ce Jacques obsédant… Je me suis prise au mirage… un soir de printemps… J’ai cru à ce qui est peut-être pour d’autres, pas pour moi…

— Mais tu n’es pas un monstre !

— Peut-être que si… En tout cas, malgré Jacques, malgré toi, malgré tous, ces choses ne m’intéressaient pas… Si on ne m’avait pas suggestionnée, je n’aurais pas cru que j’aimais ; et si je n’avais pas cru que j’aimais, je serais restée au nid… à travailler aux seules choses qui m’intéressent. Tu m’as souvent fait entendre que je n’avais pas d’idéal… et je n’ai pas su te répondre… Eh bien, j’en ai un… les affaires !

— Les affaires, un idéal ! s’exclama Solange… J’ai toujours cru…

— Que c’était le contraire d’un idéal ! Pas pour moi… Alors, tu vois bien, je suis un monstre ! acheva Denise avec un rire sardonique.

— Tout de même, je voudrais me faire une espèce d’idée de ce que tu aimes là-dedans. Est-ce l’argent ? Est-ce le jeu ? Est-ce la nature du travail ?

— Mon Dieu, l’argent, je l’aime beaucoup… tout le monde l’aime, ou du moins tout le monde désire ardemment le posséder… et ceux qui disent le contraire mentent ou ne savent pas ce qu’ils disent… Comment ne pas vouloir une force qui donne tout ce que la société peut donner aux hommes, comment ne pas aimer un pouvoir presque féerique ?

— Bon ! si tu en usais… Mais tu ne prends de plaisir à rien… qu’à ton travail même… Pour travailler, on n’a pas besoin d’argent.

— Ah, pardon, maman… plus j’en gagne, plus je veux me livrer à mon sport… moral.

— Ou immoral ! Enfin, c’est ce que tu aimes.

— Ah ! passionnément !

— Plutôt qu’un sport, n’est-ce pas un jeu ?

— Oui et non… En tout cas, c’est l’amour du risque !

— Non ! ça ne me dit rien. Je déteste le jeu, je déteste le risque et je ne pense pas à l’argent… sans, bien entendu, le mépriser… Et je trouve fantastique que tu sois malheureuse parce que tu ne peux pas parler de cela avec ton mari.

— Malheureuse est un trop gros mot ! Je m’ennuie chez moi le soir… j’y suis mal à mon aise… étrangère, enfin… Ce n’est pas au fond parce que j’ai envie de parler d’affaires… Avec toi je n’en ai aucune envie… je n’en aurais aucune envie avec un mari homme du monde, médecin, avocat… Mais avec lui, ne pas pouvoir en parler librement, alors que nous y pensons toujours, c’est intolérable ! Voilà ce que je sentais et ce que je comprends mieux après tes questions !

— Je commence à comprendre aussi… un peu ! Et tu penses que ça ne s’arrangera pas ?

— Jamais. Nous avons tous deux trop de raideur dans le caractère. Moi, je ne veux pas qu’il m’écoute par condescendance… et lui ne saurait m’écouter autrement.

— Et le remède ?

— Je ne sais pas ! fit évasivement Denise.

Max commençait à sentir ce malaise qui éloignait Denise, mais il n’en démêlait pas la cause. Parce que Denise ne faisait entendre aucune récrimination, il croyait naïvement qu’elle ne lui reprochait rien : son inexpérience de la femme, jointe à son incapacité psychique, le laissait désarmé et ignorant. Il ne songeait plus à des incidents qu’il jugeait sans importance. D’autant plus fut-il frappé, lorsqu’il s’aperçut nettement de la froideur de sa jeune femme. Il n’était pas dans son caractère de solliciter des explications pour des faits mal définis et il ne se trouvait pas même devant des faits. Comment reprocher à Denise des nuances, des attitudes, une tendance toujours plus marquée au silence et à l’isolement ? Le seul point qui prêtait à des questions assez précises était le plus intimidant : pourquoi Denise se dérobait-elle aux caresses, pourquoi cherchait-elle continuellement des prétextes pour les éviter ? Il sentait que, s’il abordait ce trop troublant sujet, il serait terriblement maladroit. Et, d’ailleurs, cela l’humiliait…

Cependant, un soir, il osa dire :

— Tu n’es donc pas heureuse, Denise ?

Encore qu’elle attendit depuis longtemps la question, elle se trouva très embarrassée.

Après un silence :

— Heureuse ?… je ne sais pas… Est-ce qu’on est jamais heureux ?

— Absolument, non… mais on dirait que tu t’ennuies.

— Je m’ennuie toujours un peu quand je ne fais rien.

— Tu ne t’ennuyais pas au commencement. Est-ce ma faute ? Qu’ai-je fait ? Surtout que puis-je faire pour te rendre aussi heureuse que possible ?

Elle écoutait avec une froide amertume :

— Tu ne peux rien faire de plus que tu ne fais !

— Alors, tu ne me reproches rien ?

— Rien !

— C’est pire.

Elle tressaillit, elle faillit dire la vérité :

— Pire ? Je ne vois pas…

— Si tu n’as rien à me reprocher et si tu t’ennuies tout de même, c’est que je te déplais ?

Un grand découragement envahit Denise, mais elle ne se sentit pas le droit, pas encore, de désespérer cet homme. Elle pouvait ergoter, car il ne lui déplaisait pas ; en somme, il avait seulement cessé d’avoir aucun intérêt :

— Non, tu ne me déplais pas…

Et tentant de sourire :

— Seulement, cette conversation me fatigue un peu. J’aimerais mieux ne pas la continuer.

— Nous ne la continuerons donc pas, fit-il, à la fois décontenancé, chagrin et vexé… J’espère que, si tu crois avoir des griefs, tu me le diras : je ferai tout au monde pour réparer des torts involontaires.

— J’en suis sûre ! Et je te remercie…

Cette conversation induisit Denise à faire un nouvel examen de conscience. Elle eut plus d’une fois l’idée de tout avouer à Max, mais, outre que cela l’eût humiliée, elle pensait que les efforts qu’il ferait contre son gré pour la satisfaire, seraient vains et factices.

Que faire cependant ? D’évidence, il n’était pas responsable. Pourquoi ne pas se résigner ? Mais la résignation n’est qu’une révolte comprimée, qui falsifie complètement les rapports des créatures. Peut-être, comme avait dit Mme de Rocheverne, la durée…

La durée n’arrangea rien. La présence et la conversation de Max n’apportaient que de l’ennui à la jeune femme ; dans les meilleurs moments, elle se sentait indifférente.

Parce qu’elle s’était confessée une première fois à sa mère, elle ne pouvait manquer de se confesser encore, mais elle s’en défendit pendant bien des semaines. Un jour, Solange ne put s’empêcher de dire :

— Eh bien, mon petit, ça s’arrange un peu ?

— Pas du tout. Je crains même que cela empire.

Mme de Rocheverne contempla rêveusement cette tête brillante où s’agitaient tant d’instincts et de goûts qu’elle ne comprenait point.

— Faut-il continuer ? reprit assez brusquement Denise.

— Tu ne songes pas à… à… fit la mère abasourdie.

— À divorcer ? Mais si, maman… j’y songe même nettement. Pourquoi mentir à soi-même ? Nous ne nous entendrons jamais, Max et moi… Nous vivrons toujours fermés l’un pour l’autre : pour lui, c’est la tristesse, pour moi, un ennui sinistre… Il est ridicule de demander ce qui aurait pu être, mais ne sera point… Je n’ai jamais aimé les solutions menteuses.

— Tu n’es que trop résolue !… Mais ceci, ma petite !

— Eh bien ? Puisque c’est ainsi ? Puisque rien n’y changera rien ?

— Il n’y a pas un an que tu es mariée !

— Je dirai presque tant mieux !… C’est plus facile à défaire… Tu ne penses tout de même pas que j’hésiterai le jour où je croirai la séparation nécessaire ? Ce serait stupide !

— À ton âge, soupira Mme de Rocheverne, une telle décision m’eût épouvantée…

— Tu aurais accepté une union malheureuse ?

Solange regarda singulièrement sa fille. Dans les brumes de l’amont, elle revit les jours pénibles, l’adaptation lente aux sursauts, aux caprices de Rocheverne… Cela s’était arrangé tout de même. Réfugiée dans son moi, ouatée d’insouciance et cuirassée d’optimisme, elle avait été plus heureuse que le troupeau…

— Je crois que j’aurais accepté… à moins de circonstances trop violentes. Or, tu ne fais valoir que des raisons négatives ! Max n’est pas d’humeur rude… il ne t’impose pas ses goûts… ni aucune servitude !

— Si je suis malheureuse, pourtant ?

— Le serais-tu moins après ?

— Il me suffira d’être libre.

— Tu hésites pourtant.

— Je veux même hésiter quelque temps encore !

— Si tu avais des enfants ?

Denise y avait songé et, pourtant, elle eut un petit saisissement.

— J’accepterais tout !

— Ah ! je le souhaite…

Les deux femmes demeurèrent un temps silencieuses, puis Mme de Rocheverne reprit :

— Que dirait ton père ? Il est si content de ton mariage !…

— Il ne peut pas vouloir que je me sacrifie à son contentement !

— Ce n’est pas sous cet angle qu’il verra les circonstances ! Selon lui, tu dois être heureuse… et si tu ne l’es pas, c’est ta faute. Tes griefs contre Max lui paraîtront absurdes…

— Et subversifs !

— Oui, fit Solange avec un mince sourire. Ses opinions sont bien plus fermes que les miennes.

— Et plus tyranniques !

Le silence ne nous cache pas seulement aux autres, il nous dérobe à nous-mêmes, et d’innombrables hésitations humaines cessent chaque jour parce qu’on a parlé, – comme des résolutions que nous croyons fermes s’évanouissent pour avoir été exprimées à haute voix…

Denise se sentit plus prête à braver les coutumes et à tenir tête à Rocheverne, dont elle redoutait le mécontentement et que d’ailleurs elle répugnait à faire souffrir – car il souffrirait positivement de la rupture du mariage – autant que d’une grosse perte d’argent…

Le sentiment qui devait tout retarder fut, par un phénomène connu des psychologues, ce qui hâta les événements. À force de songer à la difficile explication qu’elle aurait avec le vicomte, Denise finit par trouver l’attente insupportable. Elle faillit maintes fois demander à Mme de Rocheverne d’intervenir, mais cela lui parut plutôt lâche et n’empêcherait pas une explication directe…

Un soir, elle marcha résolument à l’ennemi.

C’était après le dîner. Elle sortit sans donner aucun prétexte à Max et alla trouver son père.

— Je voudrais vous parler, fit-elle.

Cet homme ombrageux ne manqua pas de s’inquiéter.

— Des choses sérieuses ?

— Très sérieuses, mon père !

— Pas d’accroc dans le ménage ? fit-il avec l’espoir d’être tout de suite rassuré.

— Je crains que si !

La face de Rocheverne devint sombre comme une face de Ninivite.

— On ne peut donc pas vivre tranquille ! grogna-t-il. Enfin ! puisqu’il le faut ! J’écoute… !

Effrayée, Solange disparut furtivement.

Dans le silence très court qui suivit, Denise chercha un préambule et n’en trouva point. Alors, ex abrupto :

— Je suis mal mariée, dit-elle. À ces mots, comme des aiguillons s’enfoncèrent dans la tête de Rocheverne.

Il cria, abasourdi :

— Mal mariée !… Mal mariée !… Qu’est-ce que ça signifie ?

— Rien d’autre que ce que j’ai dit.

— Ce n’est pas possible ! gronda le vicomte qui commença sa rôderie de fauve. Ton mariage est magnifique… et tu l’as librement accepté.

— C’est exact… et pourtant c’est un mauvais mariage !

— Allons ! fit-il, affectant la bonhomie et tentant de se rassurer… Vous aurez eu une petite dispute… Ça ne compte pas dans une vie !

— Nous n’avons eu aucune dispute.

— Aujourd’hui… mais auparavant ?

— Auparavant, non plus. À peine, il y a déjà longtemps, un petit dissentiment…

— Alors, mon petit, c’est absolument fou. Est-ce qu’il n’est pas gentil avec toi ?

— Autant que sa nature le comporte.

— Qu’est-ce qu’il te refuse ?

— Rien.

— Tu me casses la tête… Pas de griefs, et tu te trouves mal mariée ?

— Très mal… Il n’y a pas d’intimité entre nous.

— Pas d’intimité ! Qu’est-ce que tu en sais ?

Il marchait maintenant à grands pas et, par intervalles, semblait chercher une issue dans la muraille.

— Oui, qu’est-ce que tu en sais ? repartit-il en voyant un peu d’effarement sur la face de Denise. L’intimité, ça ne vient pas comme ça. Il faut le temps… beaucoup de temps… Entre ta mère et moi, il a bien fallu cinq ans !…

— Entre lui et moi, une vie ne suffirait pas !

— Encore un coup, qu’est-ce que tu en sais ? Tu changeras… tout le monde change… la Denise de demain ne sera pas du tout la Denise d’aujourd’hui… Max aussi sera un autre Max… Non ! vois-tu… du vent ! Il est très gentil, ce garçon-là… je sais qu’il t’aime… et beaucoup ! Tu avoues que vous ne vous disputez pas. Alors, qu’est-ce que tu me parles d’intimité ! N’as-tu pas tout ce que peut désirer une femme… la richesse, la jeunesse, la beauté, la tranquillité ?… Et tu te mêles d’être malheureuse ! Dire que je te croyais une fille positive… même plus positive que moi, car j’ai des côtés capricieux… je le reconnais. Et voilà que, par je ne sais quelle idée absurde, tu songes à sacrifier une des plus belles situations de Paris.

— Elle ne me sert à rien !

— Non, mais… entendre cela ! C’est comme si tu disais que la beauté et la santé ne servent à rien… Enfin ! songe à nous ! Car, enfin, nous aussi nous existons. Ça va faire une sorte de scandale… les gens se moqueront… On supposera des choses… des choses abominables… Je ne veux pas, moi, qu’on soupçonne la conduite de ma fille… Ne sois pas égoïste, Denise !

— Un mois après tu n’y penseras plus !

— Tu crois ça ? Un an après… dix ans après, je regretterais cette misérable rupture. Enfin ! rien n’est fait. Tu vas réfléchir ! Tu penseras à tes vieux parents. Tu te diras que tu ne sais rien de la vie… qu’il faut tenir compte du temps… et que, parbleu ! tu ne perdras rien pour attendre…

— Non, je…

Il l’interrompit d’un geste impétueux :

— Ne dis plus rien… les paroles sont aggravantes… Promets-moi d’attendre quelques semaines avant, je ne dis pas de prendre une résolution, ce serait excessif, mais de m’en parler… N’est-ce pas, chérie ?

Il avait pris une voix caressante, il la contemplait avec une tendresse mêlée de cautèle, sentant bien qu’il ne servirait à rien de la brusquer.

— J’attendrai un mois ! dit-elle.

Elle le dit d’un ton si net et si tranquille qu’il sentit toute la force de cette volonté à laquelle il s’était toujours vainement heurté.

— Soit… un mois ! Oh ! si tu pouvais tout peser… te rendre compte de ce qu’est une existence… comme ça passe vite et comme c’est inutile de changer quand il n’y a pas de nécessité profonde…

Elle se donna pour tâche de réfléchir loyalement aux paroles du vicomte, de s’observer elle-même et d’observer Max avec minutie. Intelligente et logique, elle réussit à dériver, vers la vie psychique, un peu de cet effort qu’elle consacrait aux combinaisons commerciales.

Cet effort la délivra de son ennui. Intéressée à sa tâche, elle fit un relevé moral de la situation.

Il fallut bien tenir comme certaine une incompatibilité native entre elle et lui. Sur un seul point l’intimité aurait pu s’établir : le goût de Max pour sa femme qui demeurait toujours aussi vif ; par malheur, loin de partager ce goût, elle en était excédée. L’analyse lui montrait en outre je ne sais quelles divergences irréparables, pareilles aux divergences de races.

En somme, elle ne s’était pas trompée. Il gardait pour lui seul tout ce qui eût intéressé sa jeune femme, tout ce qu’il aurait pu et dû partager avec elle… Donc, jamais le dissentiment ne cesserait, seule pouvait exister une intimité de second plan, à fond de résignation

« Me résigner ? se disait-elle. Pourquoi ? En vertu de quel devoir réel ?… Sacrifier une jeunesse à peine commencée pour une fin maussade ? Il faudrait des motifs profonds… Je n’en vois aucun !… La fortune de Max ? Elle est à lui seul… je n’en veux pas ! Ce que j’ai me suffit… »

Ainsi, l’observation et l’analyse n’aboutissaient qu’à lui certifier la justesse de son instinct. Dès qu’elle en fut bien persuadée, elle cessa un effort qui ne cadrait guère avec sa nature, et l’ennui recommença à tisser ses toiles. Suivant les lois de son caractère, elle ne voulut pas tarder davantage…

Une nouvelle discussion avec Rocheverne lui parut inutile autant que rebutante. Elle se fixa un jour et, ce jour venu, elle lui écrivit :

« Cher père,

« Je suis désolée. Après avoir réfléchi sincèrement, longuement, avec le plus grand désir de ne vous faire aucune peine, je crois qu’il vaut mieux en finir. J’espère que vous voudrez bien de moi à la maison dans quelques jours. Sinon, je m’arrangerai.

« Excusez-moi, pardonnez-moi, j’aurais été si heureuse de ne pas vous contrarier… mais c’est impossible… »

Quand la lettre fut mise à la poste, il fallut informer Max de cette résolution. Ne valait-il pas mieux en finir là aussi par une lettre ? Cela lui parut brutal et lâche. Cependant, quand l’heure fut venue, elle sentit un tel battement de cœur qu’elle faillit tout remettre à plus tard ; mais, songeant qu’elle ne ferait ainsi qu’accroître la somme des émotions inutiles, elle dit, dès qu’elle fut seule avec lui :

— Vous m’avez posé, il y a quelque temps déjà, une question à laquelle je ne pouvais répondre alors. Je puis y répondre aujourd’hui…

Il avait trop souvent pensé à cette question pour ne pas comprendre et il tourna vers Denise un visage anxieux.

— Vous demandiez, dit-elle, si j’étais heureuse…

Et, plus bas :

— Je ne le suis pas !

Il était si ému que ses bras et ses jambes en tremblaient.

— Est-ce ma faute ? balbutia-t-il. Ai-je, à mon insu, des torts envers toi ?… Rien ne me coûtera pour les réparer.

— Des torts seraient en effet réparables… je suis sûre que vous les répareriez au centuple… mais vous n’avez pas de torts !

— Alors, c’est pire ! gémit-il, et il semblait qu’il n’eût plus une goutte de sang dans le cœur et le visage. Tu ne m’aimes plus !… tu ne m’as peut-être jamais aimé…

— Je vous ai aimé ! Je vous aurais sans doute aimé toujours si nous nous étions entendus.

— En quoi ne nous entendons-nous pas ?

— Votre question même est une réponse accablante. Elle prouve que vous n’avez jamais eu seulement l’idée de ce qui nous séparait. Ainsi, tout est plus irréparable encore.

— Mais enfin… pourquoi ? Pourquoi ? cria-t-il avec désespoir.

— Parce que vous n’avez jamais songé à m’associer à vos efforts, jamais songé que nous pourrions avoir les mêmes soucis et les mêmes joies… parce que tout ce qui vous passionne dans la vie, vous le gardez pour vous seul… Et pourtant, souvenez-vous, avant le mariage, vous m’aviez fait espérer tout autre chose !

— C’est cela ? Cela seulement ? fit-il, abasourdi.

— Oui… cela seulement… qui pour moi était tout ! Cela qui nous faisait étrangers l’un à l’autre… cela qui nous séparait pour la vie…

Il écoutait, dans une stupeur telle qu’il ne trouvait rien à répondre.

Enfin, après un silence :

— Tu aurais dû me le dire.

— Le pouvais-je ? Je ne parle pas de ma fierté, légitime après tout… Mais comment demander une chose si intime et que vous désiriez si visiblement éviter ?…

— Si j’avais su, je ne l’aurais pas évitée.

— Vous auriez alors agi par contrainte.

— Je t’en supplie, Denise… essayons encore !… Je comprends… et puisque je comprends, je puis réparer.

— Comprendre ne suffit pas ! Il fallait que ce fût spontané… Comment concilier l’intimité et la contrainte !

— Ce ne serait pas une contrainte !

— Les caractères ne changent pas… surtout à votre âge…

— Denise, ne me quitte pas ainsi !… et pas maintenant…

— Ce serait peut-être pire plus tard !

— Ah ! cria-t-il d’une voix pathétique… est-ce seulement possible ? Moi qui t’aime tant… Denise, quelques jours, quelques semaines !

Une grande compassion envahit le cœur de la jeune femme, mais qu’elle sentait vaine. Tout lui apparaissait révolu ; l’idée que, après l’explication, elle demeurerait avec lui, qu’elle le verrait s’efforcer à faire ce qui allait contre tous ses instincts, lui était insupportable… Elle n’avait aucun doute : l’incompatibilité rendrait tout rapprochement plus triste que la séparation, mais elle n’eut pas le courage de prononcer la parole décisive, elle se borna à dire :

— Je crois qu’il est inutile de réfléchir… je réfléchirai pourtant… jusqu’à demain…

— Aie pitié de moi, Denise !

— J’ai pitié de vous !

Mais elle était sûre que le lendemain, ils seraient à jamais séparés.

VI

Huit mois déjà ! Les cloches de Saint-Augustin chantaient les matins innombrables ; le miracle de la lumière créait une fois encore les mystères du Monde visible… Denise ne pensait pas à ce mystère, elle n’y avait jamais pensé : pour elle les choses existaient, la lumière était une réalité éternelle et les beaux accents des cloches ne la ramenaient qu’à son propre destin.

Elle n’imaginait pas le monde noir et glacial qui enveloppe la planète, l’épouvantable éther qui, sans le secours de l’Astre, en quelques jours transformerait tous les hommes en pierres. Cette fille positive avait, devant la nature, l’imagination sommaire des sauvages et des enfants ; son raffinement ignorait les reflets du moi sur le moi ou de l’univers sur l’univers… Mais sa chair n’était point insensible aux grâces du mois de mai, et le mois de mai entrait victorieusement par les baies ouvertes. De quelles forêts, de quelles prairies, de quels océans viennent les odeurs fugitives et charmantes qui semblent des confidences de la terre ressuscitée ? Elles apportent les désirs sans forme et la mélancolie nébuleuse…

Denise ne les admet pas sans résistance. Elle a décrété qu’elle ne fait aucun vœu, sinon de réussir dans ses entreprises, et pourtant, un peu révoltée, elle sent passer des souvenirs qui tout à coup sont trop délicieux…

Là-bas ! L’étendue verte, les ramures, la sournoise complicité des choses qui croissent et se multiplient… le beau château dans le soir tiède, l’insinuante promesse des étangs étoilés, et qui ne fut pas tenue. Elle ne veut pas regretter, mais elle regrette. Ce n’est pas Max… ce n’est aucun être, c’est l’Inexprimable, l’Indicible, le tourment d’une âme positive qui est aussi une jeune âme ignorante et innocente.

Comme jadis, le père, la mère, le café du matin, la halte embaumée dans l’oasis. Rocheverne s’est adapté à la déception, encore qu’il eût des heures de maussaderie. Pour Solange, ce ne fut qu’une ride, vite dissipée, à la surface de sa vie insoucieuse.

— Où va ce pays ? grommela le vicomte entre deux petits pains… La victoire a-t-elle seulement servi à quelque chose ?

— Eh ! oui ! affirma Solange… Nous serions sous la botte du Cimbre !

— Et demain ?…

— On n’a jamais rien pu prédire. Les prophètes jouent à pile ou face. Qu’aurait prédit Vergniaud en 1791 ? Certes pas que Robespierre lui ferait trancher la tête. Et Robespierre en 1793 ? Pas Thermidor et la venue de Bonaparte, les voyages de la Grande Armée… Qu’aurait prédit Bismarck ? Que les Français auraient garnison sur la rive gauche du Rhin en 1920 ?

— Alors, tu as confiance ?

— Je ne le sais pas !… Je vis… Le présent suffit aux insectes que nous sommes… Il est possible, voire probable, que tout ce que les prévoyants redoutent n’arrivera point !

Rocheverne, au fond, trouvait du réconfort dans la sécurité de sa femme. Jusqu’alors, elle avait toujours eu raison, – finalement.

Seule la rupture de Denise et de Max jetait une ombre longue.

Lorsque, en tête à tête, il s’en affligeait ou se fâchait, Solange se bornait à dire :

— Cela finira très bien…

— Mais le monde ?

— Il a déjà tout dit… et ce qu’il a dit a moins d’importance qu’une tuile détachée par la tempête… Il suffit d’y être indifférent !

— Un si beau mariage !

— Dieu sait si elle n’en fera pas un meilleur !

Ainsi, à petits coups, elle apaisait cet homme ombrageux.

— Tu es, dit-il, de cette race de gens qui vivent tranquilles auprès d’un volcan !

Il se retira le premier ; comme toujours, Solange et Denise causèrent.

— Ma Denise s’ennuie ?

— Je crois que je ne m’ennuie jamais !

— Des soucis ?

— Un peu.

— Des regrets ?

— Peut-être.

Mme de Rocheverne, dressant à peine sa tête indolente :

— Regretterais-tu ?…

— Je voudrais le savoir…

— Si c’était à refaire ?

— Si c’était à refaire, maman, je m’abstiendrais.

— Eh ! quoi, tu serais restée avec Max ? s’exclama faiblement Solange.

— Ah ! non… pas cela. Je ne me serais pas mariée… et je n’aurais aucune sorte de regret.

— Autant traduire à livre ouvert, ma chérie ! C’est d’avoir été mariée… et cela seulement que tu regrettes ?

— C’est aussi une promesse qui ne s’est pas réalisée… À livre ouvert, comme tu dis, je croyais avoir vu quelque chose de très charmant… j’avais été émue et séduite !… Je ne suis pas très adroite à m’expliquer moi-même.

— Je t’entends, chérie… j’imagine même que j’avais deviné. Ça se nommait jadis une illusion perdue ! Tu as perdu la tienne par ta faute. Peut-être ne te rappelles-tu rien de nos conversations avant le mariage ?

— Je me rappelle.

— Je sentais qu’il y avait maldonne… je sentais que tu ignorais tes propres goûts et presque ton caractère… surtout que tu ne voyais pas Max comme il était… Tu as choisi la mauvaise carte… et la bonne était là… rien que la main à étendre.

— Pas impossible, mais c’est le passé : un poids mort.

— Est-ce tout le passé, cela ? Le vieux Virgile s’étonnait de voir jaillir la racine de l’olivier d’un bois mort… Pour toi, il ne s’agit peut-être que d’attendre de nouvelles feuilles d’un arbre vivant… Ça ne serait pas prodigieux…

— Je sais bien ce que tu veux dire ! Je n’y crois pas.

— J’y crois, moi… je suis très sûre qu’il n’y aurait aucun risque à courir.

— Sinon, une nouvelle mésentente !

— Aucune mésentente ! Ton caractère tyrannique, car il est tyrannique Denise, ton sens absurde de l’autorité ne rencontrerait qu’une obéissance molle, une tendre inertie !

— Trop d’inertie !

— Eh bien, non ! Sans doute, il te laisserait une liberté absolue, il ne s’opposerait jamais à tes désirs… mais, pour le reste, je le crois parfaitement capable de résistance… et, s’il s’agissait de toi, la résistance irait jusqu’à l’héroïsme !… Un homme qui aime avec cette énergie, que rien n’a pu détourner de son amour, a du caractère tout de même… le caractère le mieux fait pour rendre une femme heureuse !… Puis, tu le connais bien… il ne t’a jamais déplu… il y a des affinités sûres entre vous… les plus sûres… celles qui viennent de contrastes agréables.

— Bon ! mais qu’est-ce qui prouve qu’il tienne encore à moi ?…

— J’en suis certaine.

— Il ne te l’a pas dit.

— Il me le dira, si je le lui demande…

— Ne le lui demande pas, fit Denise vaguement troublée.

— Oh ! je puis le lui faire dire sans que j’aie seulement l’air de le questionner… et surtout sans t’y mêler !…

Nouveau silence. Les cloches s’étaient tues, mais la brise entrait par la fenêtre, messagère de l’étendue qui portait les nouvelles de l’éternelle aventure…

L’image de Jacques se précisait dans le miroir intérieur.

— Je pense aussi, reprit Mme de Rocheverne…

Denise tressauta, comme au sortir d’une transe :

— … Quoique cela soit sans doute secondaire pour toi… que si tu épousais Jacques, ce serait une manière de consolation pour ton père, qui souffre beaucoup de la rupture.

— Il n’y a pas que mon père, Jacques et moi ! Il y a encore M. et Mme Vérone, surtout madame, qui, déjà, ne m’était pas favorable… Que sera-ce quand je serai une divorcée ?

— J’ai su qu’ils n’y attacheront pas d’importance… l’inertie de Jacques a vaincu même la mère !

Soit que Mme de Rocheverne aidât les circonstances, soit que le hasard jouât seul sa partie, Denise rencontra Jacques durant les semaines qui suivirent…

Elle ne pouvait s’empêcher de l’épier, à la manière des femmes qui, même naïves, savent regarder de biais.

Il n’échangea avec Denise qu’une menuaille de paroles. Mais il ne s’attardait auprès d’aucune femme et il avait incontestablement une attitude mélancolique. Étonnée d’avoir été une si grande chose pour cette jeune vie, elle n’éprouvait, pensait-elle, qu’un charme rétrospectif. Qu’avait-il été pour elle, sinon un passant privilégié, et pas tout à fait un ami ? Mariée, elle souhaitait sincèrement qu’il l’oubliât, mais à présent, sans trop le savoir et sûrement sans le vouloir, il lui plaisait d’être une image vivace dans ses souvenirs…

Au fond, cela ne lui semblait qu’une légende.

Réduits à eux-mêmes, ils étaient fatalement, et pour toujours, séparés. Lui n’eût jamais osé faire appel d’un jugement qu’il pensait irrévocable : elle était incapable de faire aucune démarche, si indirecte fût-elle, ou même d’y songer. Ainsi chacun formait pour l’autre un petit univers inaccessible.

C’est ce que Mme de Rocheverne était seule à comprendre, comme elle était seule à rêver l’intervention d’une « ligne de force » qui rétablit la communication. Toutefois, elle se méfiait. Une fausse orientation chasserait à jamais les possibles… Incertaine, de surcroît indolente, elle hésita longtemps ; mais un soir, elle dit à Jacques :

— Si vous étiez libre demain après-midi, et si cela ne vous ennuyait pas trop, je voudrais vous parler.

Un faible tressaillement, un regard étonné, et Jacques répondit :

— Je serai trop heureux, madame…

Il se présenta le lendemain à trois heures, pâle et l’air fatigué.

— Vous n’êtes pas souffrant ? demanda-t-elle.

— Non, fit-il avec un sourire « plaintif »… j’ai seulement mal dormi.

Il y avait toujours eu entre eux une sympathie de race, tellement qu’il se sentait plus à l’aise auprès d’elle que même auprès de Mme Vérone.

Il ajouta sans embarras :

— J’ai un peu trop songé à ce qui n’est plus… et qui n’a guère été, en somme.

— Si c’était pourtant de cela que je désirais vous parler ?…

— J’en aurais peut-être de la peine… mais c’est une peine que je recherche. J’aime trop mes mauvais souvenirs… D’ailleurs, je ne regrette rien… Que pourrais-je regretter ? Tout s’est passé en moi seul…

— Tout aurait pu se passer autrement.

— Je ne le pense pas, madame… Il aurait fallu changer le fond même d’une conscience. J’ai toujours admis, en outre, que ce qui est devait être. Le hasard ne joue que sur l’avenir !

— Eh bien, ne parlons que de l’avenir… c’est-à-dire du présent. Puis-je vous questionner franchement ?

— Je le désire…

— Sur tout ?

— Sur tout.

— Que faites-vous ? Quels sont vos projets ?

— Je ne fais rien et n’ai point de projets… sinon pour les vétilles. Je suis positivement comme le brin d’herbe emporté par la rivière…

— J’ai cru que vous alliez vous marier.

— Je l’ai cru aussi.

— Eh bien ?

— Eh bien, je n’ai pas pu… Ç’aurait été, de ma part, une mauvaise action. Mon apport sentimental était nul… pis, négatif. Je me suis retiré… ou plutôt je n’ai pas laissé poursuivre ce qu’on poursuivait pour moi. Comme on dit en justice : il n’y avait aucun commencement d’exécution… Ainsi, personne n’a été trompé… et j’en suis bien sûr, personne n’a souffert.

— Enfin, c’est sans doute la plus indiscrète de mes questions, pourquoi n’avez-vous pas pu ?

Les épaules du jeune homme frémirent : il tourna vers Mme de Rocheverne un visage plaintif et sincère :

— Parce que je n’aimais pas… Et je n’aimais pas, je suis à peu près sûr que vous le savez, parce que je n’ai pas pu me guérir…

— Et maintenant ?

— Je n’ai pas changé et, ce qui me paraît souvent singulier à moi-même, je ne désire pas changer. La beauté de ma vie est là !

— Oui, et c’est vraiment très beau, – selon moi. Je m’en étonne à peine, il me semble que j’ai une intuition exacte de votre âme… Et, puisque nous sommes allés jusque-là… allons jusqu’au bout ! Vous n’avez aucune rancune contre elle ?

— Aucune.

— Ce que vous vouliez jadis, vous le voudriez encore ?

— Comment ne le voudrais-je pas ! s’exclama-t-il avec une véhémence pathétique. Ai-je jamais désiré autre chose ?…

— Mais… ce qui est arrivé ? Ne vous paraît-elle pas inconstante ?… Elle ne l’est pas. Elle s’est trompée… et je l’avais pressenti… elle s’est trompée complètement… Elle n’a rien trouvé de ce qu’elle cherchait.

— Il n’importe, madame… Je ne la juge pas… je l’aime !

Mme de Rocheverne tendit la main au jeune homme. Elle avait les yeux pleins de larmes, et, tout bas :

— Que j’aimerais un fils comme vous !…

— Allo !

Denise écoute, l’oreille au téléphone.

— …

— Entendu !… livraison dans cinq jours francs…

— …

— Oui, oui… bien d’accord… trois cents net…

— …

— Le thé est calme… on ne prévoit aucune baisse…

— …

Elle reprend la cote, mais un employé vient d’apparaître, triste et vigilant :

— C’est réglé madame avec Boussard… et voici le dossier Jeanselme.

L’employé se retire ; Denise regarde distraitement le bureau grave comme un fonctionnaire, luisant, anguleux et monotone.

Puis elle parcourt le dossier Jeanselme.

— Ça s’arrangera… bon !

Coup d’œil sur la cote. Le café, cent quatre-vingt-huit… le sucre, cent soixante-dix-neuf… Coton, cent quarante… Mais les achats sont faits, la hausse peut venir, l’inévitable hausse d’une crise éternelle. En somme, tout va. Denise a la sensation du cavalier qui tient sa bête bride en mains… Et, parce qu’elle est faite pour cette vie-là, son succès ne l’étonne point : il lui semble qu’elle a toujours vendu, acheté, prévu…

C’est presque une fin de jour. Déjà Denise classe ses papiers pour le départ et enferme ceux qu’elle doit enfermer. Puis, un relevé mental de la journée, les prévisions, sa propre personne…

La porte se rouvre :

— Madame, c’est M. Rovannes…

Elle fait le geste qui refuse, puis, mécontente et troublée :

— C’est bien. Faites entrer…

Max est là, pâle jusqu’à en être jaune. Guère émue, elle le juge vieilli, elle a vaguement pitié, une pitié inerte, qui ne rebondira pas ; et lui, hésitant, balbutiant :

— J’ai voulu… vous faire… une dernière visite…

Une pause : elle se tait, si lointaine qu’il en a froid.

— Il n’est pas trop tard encore… si vous vouliez… Ah ! rien que je ne fasse pour vous ravoir… Hélas ! vous ne voulez pas…

Si cela ne s’adressait à elle, elle jugerait la démarche piteuse. Mais c’est pour elle… Peut-être est-elle flattée ; elle voudrait répondre doucement, mais sa voix jaillit assez sèche :

— Parce que je ne peux pas vouloir !…

— Comme vous me détestez !

— Ah ! pas du tout !… j’aurais voulu rester votre amie… Je n’ai contre vous aucun mauvais sentiment… aucune rancune.

— J’essaie de comprendre… J’y pense constamment… et avec quelle affliction ! J’ai commis une grave erreur… mais facilement réparable.

— Irréparable.

— Non ! non ! c’est vous qui commettez l’erreur maintenant ! Vous ne comprenez pas ce que vous êtes pour moi… Denise, il n’est rien que je ne vous sacrifie.

— On ne sacrifie pas sa nature… Puis, je ne veux pas de sacrifice. Il me serait odieux de penser que vous êtes contraint d’agir contre votre caractère.

— Je le ferais si naturellement !

— D’abord, peut-être… Ensuite, non.

— Denise ! Denise ! Je meurs de vous perdre.

Le cri secoua la femme ; elle fut si troublée qu’un moment la parole lui fut refusée. De biais, elle évaluait l’homme : il apparaissait pâle, triste et pourtant vigoureux ; elle pensa que le temps suffirait à le guérir… Et, très mélancoliquement :

— Je suis touchée de votre démarche bien plus que je ne pourrais le dire… Elle augmente mes regrets, car vous ne doutez pas que j’aie regretté profondément de vous avoir fait de la peine. Vous ne le méritiez pas ! Hélas ! le mal ne vient pas de nos actes… il est en nous et il nous dépasse ! Je sens qu’il m’est impossible de dire oui !…

— Accordez-moi encore quelques jours d’espérance…

— De l’espérance !…

Elle trouvait touchant et ridicule cet homme si énergique dans ses entreprises. En ce moment, il apparaissait aussi faible que Jacques. Mais rien ne parlait plus en sa faveur ; l’atmosphère séduisante qui l’avait enveloppé était à jamais évanouie.

Saisie d’une impatience étrangement mêlée de pitié et de gêne, et voulant en finir :

— Puisque vous le désirez, et si inutile que cela me paraisse, je réfléchirai… je vous écrirai !…

Il saisit la main légère, il regarda profondément, pathétiquement, ce visage où éclataient les grâces mystérieuses, et sans doute illusoires, dont nous avons paré la femme, puis balbutiant un adieu, il se retira.

Elle demeurait dans un accablement qui était comme une émanation de la tristesse du pauvre homme.

La tristesse dura : elle pesa lourdement pendant le dîner, elle fut semblable à un remords lorsque Denise se trouva seule avec sa mère. Mais c’était un de ces remords qu’on éprouve en songeant aux êtres disparus et qui ne comportent aucune réparation.

Elle en parla spontanément à Mme de Rocheverne :

— Oui, lui aussi t’aimait sincèrement ! fit Solange… C’est ton destin… on t’aime et tu n’aimes pas.

— Je l’aurais aimé ! affirma Denise… Et même je l’aimais… mais il fallait que nous menions une même vie. Ce n’est pas ma faute, et pourtant je me repens. Son chagrin m’a fait beaucoup, beaucoup de peine !

— Il aurait été inhumain que tu ne souffres pas de le faire souffrir…

— N’est-ce pas inutile ?

— Pour lui, sans doute. Pour toi, non. Tu as tout de même ta part de coulpe… Sans doute, il ne fallait pas que tu te sacrifies, mais enfin ta volonté est intervenue… Tu n’es pas innocente.

— Donc coupable ?

— J’ai peine à exprimer mon idée… Suppose que tu aies accepté l’épreuve de vivre avec celui que ton départ désespère ?… Tu vaudrais mieux que tu ne vaux… C’est tout de même une infériorité de n’avoir pas fait aussi bien qu’on le pouvait…

— Alors, tu retournerais auprès de Max ? Moi, je suis sûre qu’il se consolera…

— J’en suis sûre aussi. Il a trop d’énergie à dépenser pour regretter longtemps une femme qui ne vaut pas qu’il la regrette ! fit presque rudement Solange.

— Vous êtes dure, ma mère !

— Ma chérie, cela ne veut pas dire que tu ne te serais pas mieux conduite envers un autre homme. Nous avons des valeurs différentes selon les êtres… Pour Jacques, ta valeur est bien plus grande que pour Max…

Denise regarda attentivement Mme de Rocheverne.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il s’adapterait mieux à ta volonté… À moins que tu ne veuilles vivre solitaire : il n’est pour toi que deux bonnes issues : un mariage où deux volontés rigides se confondent… et c’est presque un mythe ; un mariage où l’un des deux n’introduise aucun élément de conflit… Entre tes mains, Jacques serait parfaitement malléable et heureux de l’être…

— Il faudrait tout de même l’aimer.

— Ce n’est pas nécessaire. Il a beaucoup de grâce… il est tendre… il est fidèle… il possède cette petite qualité exquise entre toutes, le tact, avec le désir continu de ne froisser personne. Un faible ! sans doute… un faible plein de charme… J’ai peine à croire que, tout en le dédaignant un peu, tu ne le retrouverais pas sans plaisir, le soir, quand tu aurais fini tes « travaux d’homme »…

— Tu ne parles pas sans raison ?

— Non… J’ai vu Jacques, tu n’as qu’un geste à faire pour arranger sa vie, la tienne, celle de ton père, et un peu la mienne aussi… car, sans être aussi mécontente que ton père, je n’aime pas ta situation actuelle !

Denise demeura pensive. Un peu de l’âme de sa mère venait d’entrer en elle et, surprise de l’influence de cette femme insouciante, et aussi faible que Jacques, elle sentait remonter en elle le renouveau que chantaient les cloches.

VII

Des jours d’ennui… des jours d’incertitude… Un grand vide, le trou de cette aventure qui avait failli être toute sa destinée, parfois une sorte de vertige et surtout le regret de ce qui aurait dû être, qu’elle retrouvait chaque jour à son réveil et que le travail le plus dur assoupissait à peine.

Trois ou quatre fois, elle revit Jacques. Elle l’observait avec une curiosité méfiante et pourtant sympathique… Mais elle était plus émue après que pendant ces rencontres… Alors, songeant que le sort de cet homme était entre ses mains, elle sentait une douceur soudaine et chaude, et le souvenir de Jacques devenait une sorte de réalité intérieure plus vivante que sa présence. Parfois, elle essayait d’évoquer des êtres qui seraient préférables au jeune homme, mais cette évocation se perdait dans le vide. Elle ne convoitait plus les hommes d’action qui, jadis, lui semblaient ses compagnons naturels. Qu’avait-elle besoin d’énergie ? La sienne ne lui suffisait-elle point, et au-delà ?

Ils se retrouvèrent un dimanche, chez une dame Palangues, qui possédait « un paysage » au fond d’Auteuil. C’était un très vieux jardin où l’on trouvait un orme du temps de Henri II, où d’autres arbres vieillissaient jusqu’à n’avoir plus que des lambeaux de tronc, vêtus de guenilles d’écorce ; l’herbe était libre, et la broussaille, mais un jardinier nonchalant entretenait quelques sentiers praticables. Des statues plus décrépites que les dernières statues de Rodin étaient livrées aux météores et montraient des visages ravinés par les pluies, crevassés par les gels, dévorés par les lichens…

La dame Palangues, vieille veuve démesurément riche, excentrique et douce, donnait de solides dîners par les soirs tièdes, le plus souvent au clair de la lune. Ce soir-là après le repas, un chanteur debout sur la terrasse emplit l’étendue de sons formidables.

Jacques, s’étant rapproché de Denise, murmura :

— Je crois que, à distance, cette voix serait plus agréable… Voulez-vous que nous nous éloignions un peu ?…

Elle ne refusa point. Ils se trouvèrent parmi la désuétude des arbres ; le léger clair de lune semblait un clair de lune des autres siècles et, soudain, le site de vieille France se ranima, la princesse s’éveilla dans le Bois Dormant…

Nos grands événements sont en nous, mais de faibles incidences suffisent à les déclencher. Il se fit dans la jeune femme une concentration de tous les regrets, de tous les possibles morts et de toutes les aspirations éparses…

La voix du chanteur, idéalisée par la distance, s’adaptait aux ramures antiques et aux herbes sauvages.

Ils s’arrêtèrent sous le chêne, où les rayons neigeaient dans les ombres ; ce faible et charmant compagnon amollissait la jeune femme ; avec lui, ni heurts des vouloirs, ni chocs d’amour-propre : elle le mènerait à sa guise ou, plutôt, il s’adapterait si naturellement qu’elle ne sentirait de sa présence que de la douceur et de la tendresse…

Elle fut si près de l’aimer et si sûre qu’il suffirait de le vouloir que l’enchantement du soir de mai, au bord des eaux immobiles, entra dans elle avec toutes les fables et tous les printemps.

Lui, servi par une intuition féminine, murmura :

— Denise, Denise, ne voudrez-vous jamais ?

— Mais je veux… fit-elle tout bas.

Elle le vit trembler comme une homme frappé d’épouvante et, chancelant, ébloui, il saisit la main de Denise…

Elle le sentit tellement heureux qu’elle en était heureuse elle-même.

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