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L’ Élève du conservatoire - Jean-Joseph-Louis Couailhac  (1810 – 1885)

Si quelquefois, vers les dix heures du matin, vous avez flâné du côté de la rue du Faubourg-Poissonnière (cela peut arriver à tout le monde), vous avez incontestablement rencontré, entre les rues Richer et de l'Échiquier, un bataillon de jeunes filles appartenant à la gent trotte-menu dont a parlé le bon La Fontaine.—Toutes, les coudes serrés au corps, l'air empressé, le nez au vent, toutes portant sous le bras un solfège de Rodolphe ou un volume dépareillé du répertoire de la Comédie-Française, elles se dirigeaient vers un édifice sans prétention, dont la porte s'ouvre presqu'au coin de la rue Bergère.

Vous vous êtes peut-être souvent demandé ce que pouvaient être ces jeunes filles; et cependant, si vous aviez été observateur par goût, ou, ce qui est un peu plus triste, par état; si vous les aviez examinées avec attention, peut-être quelque signe indicateur fût-il venu vous révéler leur position sociale.

Le voulez-vous? prenez place avec moi sur le trottoir qui fait face à l'édifice sans prétention; nous allons les étudier ensemble.

Vous les prenez pour des grisettes? A cette heure les grisettes sont à l'atelier, où elles travaillent depuis le petit jour. Pour des demoiselles de la société riche et élégante? Celles-là sont encore dans leur lit et vont bientôt se préparer à recevoir à domicile leur professeur de grammaire. Et d'ailleurs examinez bien la toilette de toutes ces jeunes filles. Elles sont vêtues de façon à dérouter longtemps les suppositions les plus ingénieuses. Elles n'ont pas le tablier noir, le bonnet coquettement posé et la robe si propre et si gentille de la grisette; elles sont vêtues de soie et de velours, et se pavanent sous un chapeau de paille. Mais la soie est éraillée, mais le velours montre la trame, mais le chapeau de paille sert depuis bien longtemps! La pauvreté perce à travers tout cela! Pourquoi cette pauvreté ne se contente-t-elle pas du tartan et de la simple indienne? Dans quel but s'épuise-t-elle en efforts malheureux pour prendre les dehors de l'aisance?

Vous jetez votre langue aux chiens, comme dit énergiquement le proverbe populaire. Eh bien!... je vais d'un seul mot trancher la difficulté.

Toutes ces jeune filles sont des élèves du Conservatoire, et elles vont prendre leur leçon de tous les jours dans l'établissement lyrico-comique que nous avons devant les yeux.

Vous comprenez tout maintenant... Vous comprenez cette promenade matinale; vous comprenez ces solfèges et ces brochures; vous comprenez surtout cette toilette de juste milieu entre l'élégance riche et l'élégance pauvre, cette misère de tenue, ce mauvais goût forcé d'accoutrement? Presque toutes ces jeunes filles appartiennent à ces familles intermédiaires qui ne sont pas encore bien classées dans la société: anciens comédiens, peintres, musiciens, compositeurs, sculpteurs, enfin toute la grande Bohême des artistes médiocres; tous ceux qui, sur les planches ou l'archet, ou le ciseau à la main, ont eu juste assez de capacité pour assurer leur existence de tous les jours, mais pas assez de talent pour se conquérir un nom et une fortune. Ces parents-là, qui souvent, dans leur vie, ont, par position, coudoyé les grandes existences, sont orgueilleux comme des parvenus, et ne peuvent se décider à revenir franchement au peuple du sein duquel ils sont sortis. Ils rougiraient de faire de leurs filles d'honnêtes ouvrières; il faut absolument qu'elles soient artistes. On ne consulte ni leurs dispositions, ni leurs goûts. Il faut absolument qu'elles soient artistes. Comme si les artistes, à l'exemple des notaires, des huissiers, des apothicaires et des gardes du commerce, formaient une corporation dans laquelle il fût loisible aux pères de transmettre leur place à leurs enfants ou ayants droit.—Cela vous explique pourquoi nos théâtres sont infestés de tant de médiocrités héréditaires.

Il faudrait une langue de fer et des poumons d'airain pour faire le dénombrement de cette armée en jupons, pour en dire les variétés nombreuses, pour en signaler les individus, pour en esquisser les physionomies. Aussi je déclare d'avance ne me dévouer qu'à une partie de cette tâche. Si je ne l'accomplis pas tout entière, vous vous en prendrez à notre honorable éditeur qui me crie, au bout d'un certain nombre de pages pleines: «Tu n'iras pas plus loin;» ou plutôt vous pourrez en accuser la paresse et l'inexpérience de mon pinceau.

Suivez-moi bien.

Cette demoiselle au pas majestueux et à la tête romainement portée, qui s'avance de notre côté, et que sa mère suit à trois pas de distance, se nomme Herminie Soufflot. Elle est née d'une flûte de l'orchestre de l'Opéra. Comme dès sa première enfance elle avait des airs fort dédaigneux, et traitait de haut en bas tout ce qui l'approchait, on jugea qu'elle était éminemment propre à la tragédie. Elle fut placée au Conservatoire, et changea dès lors son nom vulgaire de Jeannette pour le nom plus cornélien d'Herminie.—Herminie est toute radieuse de sa grandeur future. Elle jette sur notre pauvre monde des regards de pitié, et semble vivre avec les héros et les princesses de la Melpomène antique. Son père, la flûte, et sa mère, ancienne mercière du passage des Panoramas, et aujourd'hui buraliste de première classe au théâtre royal de l'Opéra-Comique, sont en admiration devant elle. Ils respectent comme des ordres souverains les moindres volontés d'Herminie. Il lui suffit de froncer le sourcil pour faire trembler toute la maison.—Son père, la flûte, a coutume de dire, en jouant aux dominos au café Minerve:

«Voisin Mignot, vous avez entendu ce matin Herminie... Hein! comme elle a déclamé son monologue!... Quel œil et quel nez! Ah! si elle avait vécu du temps de ce farceur de Racine, bien sûr qu'il ne se serait pas accoquiné à la Champmeslé.»

Herminie est toujours en dehors de la vie réelle; elle affecte d'être absorbée par l'art. On vient lui dire que la table est servie, et elle répond en roulant de gros yeux:

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice,
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.

«Herminie, il est deux heures, veux-tu faire un tour aux Tuileries avec ta cousine Fibochon?

Herminie s'écrie en posant une main sur son cœur et en élevant l'autre vers le ciel:

Oui, vous l'aimez, perfide!
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme.

«Elle est folle! dit la cousine Fibochon.

—Mais non, cousine, reprend la mère Soufflot; vous ne voyez pas qu'elle est en plein dans l'aspiration.

Herminie est ordinairement courtisée par plusieurs clercs de notaire et autant de commis-marchands en nouveautés, qu'elle tient à une respectueuse distance. Parmi tous ces Lovelaces en herbe, elle finit par en distinguer un. Il lui a plu, parce qu'il a une chevelure noire et épaisse qui rappelle celle du bouillant Achille. A celui-là elle permet de se trouver quelquefois sur son passage et de ramasser son éventail ou son bouquet lorsqu'il lui arrive de le laisser tomber; mais rien de plus. La muse tragique est une vierge forte et altière, qui dédaigne les hommages des mortels.

Herminie va en soirée dans son quartier; elle est fort recherchée par la famille du bonnetier du coin et par celle de l'escompteur de papier qui demeure au premier étage de sa maison. Ce mot de théâtre a tant de puissance sur la population parisienne! Ce n'est plus à Paris que les comédiens seraient bien venus à se plaindre du préjugé. Il suffit que l'on tienne de près ou de loin aux coulisses pour être considéré, fêté, choyé! les machinistes mêmes, le souffleur et les habilleuses ne sont pas exempts de la faveur publique. Le faubourg Saint-Denis et la rue du Temple les accaparent: on leur demande des détails sur ces messieurs et sur ces dames. A quelle heure se couche M. Francisque? combien mademoiselle Théodorine met-elle de temps à revêtir son beau manteau du Manoir de Montlouvier? M. Saint-Ernest mange-t-il comme tout le monde? Est-il vrai que dans les entr'actes mademoiselle Georges prenne des sorbets et des glaces qui lui sont servis par trois nègres en grande livrée?

On comprend l'effet que produit mademoiselle Herminie dans ces réunions bourgeoises. Elle trône, elle règne. Lorsqu'elle veut bien lire des vers, toutes les bouches sont suspendues à la sienne; chaque fin de tirade est accueillie par plusieurs hourras, et si les enfants effrayés se mettent à pleurer, on les envoie coucher sans miséricorde. Mais lorsque mademoiselle Herminie consent à jouer une scène d'Esther ou de Bajazet, quelle joie! Les parties d'écarté sont arrêtées, on fait trêve aux conversations les plus intimes, les petits chiens sont recueillis sur les genoux des grand'mamans, pour qu'il ne leur prenne plus fantaisie de se disputer avec le chat de la maison. On coupe le salon en deux... Une moitié figurera la salle, l'autre moitié le théâtre. Des chandelles placées sur des chaises remplacent la rampe. Herminie se drape dans son châle français, et son interlocuteur ordinaire, M. Michonneau, donne un coup de peigne à sa perruque blonde. M. Michonneau est un ancien employé de la caisse d'amortissement, qui a passé la moitié de sa vie à l'orchestre de la Comédie-Française. Il est fanatique d'art théâtral, et son plus grand regret est de n'avoir jamais pu, pendant sa longue carrière, faire connaissance avec un seul artiste dramatique. Il était à son bureau depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir; puis venait le dîner. Et pendant la soirée ces messieurs de la Comédie étaient sur les planches. Donc nul moyen de rapprochement pendant la semaine. Restait le dimanche; mais M. Michonneau avait à un degré extraordinaire la faiblesse de la pêche à la ligne, et il consacrait ses loisirs hebdomadaires à parcourir, un frêle roseau à la main, les bords fleuris de la Marne, depuis Saint-Maur jusqu'à Petit-Brie.—Aussi voyez comme M. Michonneau, parvenu au déclin de sa vie, est fier de pouvoir se mêler aux jeux du théâtre, et d'être appelé à donner la réplique à une jeune personne qui est l'espérance de la scène française, et qui en doit être un jour la gloire. (Style officiel de messieurs les professeurs de déclamation.)

Chut! Herminie est en place. Elle s'agite comme la pythonisse sur son trépied. M. Michonneau vient se placer en tremblant à côté d'elle; il sera l'Antiochus de cette nouvelle Bérénice. On veut lui donner une brochure: il répond fièrement qu'il sait par cœur tout le grand répertoire.

Le plus grand silence s'établit. Le maître de la maison lui-même fait trêve à la mauvaise habitude qu'il a contractée de ronfler dans un coin pendant que ses hôtes se livrent à divers genres de divertissements. Michonneau frappe trois coups sur le plancher avec le talon de sa botte: le spectacle commence.

 

BÉRÉNICE-HERMINIE.

Hé quoi! seigneur, vous n'êtes point parti?

ANTIOCHUS-MICHONNEAU.

Madame.... je vois bien que tous êtes déçue,
Et que c'était César... et que c'était César...
(Pause d'un demi-soupir)... que cherchait votre vue.
Mais n'accusez que lui... mais n'accusez que lui...

Pause d'un soupir)... si malgré mes adieux...

De ma présence...

Ici Antiochus-Michonneau commence à perdre la mémoire; il passe lentement la main le long de la couture de son pantalon nankin, se gratte le front, puis enfin, faisant un effort extraordinaire, retrouve à peu près le fil de son discours et poursuit:

De ma présence encor j'empoisonne vos yeux...
Peut-être en ce moment... peut-être en ce moment...
(Avec volubilité)... je serais dans Ostie...
(Plus lentement)... S'il ne m'eût... s'il ne m'eût... de sa cour... de sa cour... de sa cour...
(Très vite)... défendu la sortie.

BÉRÉNICE-HERMINIE.

Il vous cherche vous seul, il nous évite tous.

ANTIOCHUS-MICHONNEAU.

Il ne m'a retenu... (Temps d'arrêt prolongé)... il ne m'a retenu...

Ici la mémoire d'Antiochus-Michonneau le trahit tout à fait. Un murmure de désapprobation à peine comprimé circule dans l'auditoire. Herminie se pose en victime; la maîtresse de la maison prend pitié du pauvre comédien de société et lui apporte la brochure de Bérénice et une bougie. Michonneau saisit avec désespoir d'une main la bougie et de l'autre la brochure, et, dans cette position peu dramatique, continue:

Il ne m'a retenu que pour parler de vous.

BÉRÉNICE-HERMINIE.

De moi, prince?

ANTIOCHUS-MICHONNEAU, avec chaleur.

Oui, madame.

 

Un cri perçant retentit dans le salon; il est aussitôt suivi de mille cris non moins perçants. C'est que M. Michonneau, tout entier à son rôle et à l'action qu'il exige, a trop approché la bougie de ses tempes, et a mis le feu aux boucles de sa blonde perruque. L'incendie fait des progrès rapides... Madame Michonneau se précipite sur la tête de son mari et l'enveloppe d'un pan de sa robe.—Désolation générale mêlée de quelque hilarité.—Enfin Michonneau sort sain et sauf de cette dangereuse épreuve; sa perruque seule a succombé dans la lutte.

Il est impossible de continuer la scène de Bérénice en face du crâne chauve de M. Michonneau. On y renonce. L'assemblée, que les malheurs de l'infortuné Antiochus ont désarmée, le salue de trois bordées d'applaudissements, puis se met à jouer aux petits jeux innocents. Herminie va bouder dans un coin; elle ne peut pardonner à Michonneau de lui avoir coupé ses effets, et se promet bien de ne jamais prodiguer les trésors de la poésie tragique devant des bourgeois incapables d'apprécier son talent; ce qui ne l'empêchera pas de recommencer à la première occasion. Le jeune clerc de notaire à la chevelure ondoyante, qu'elle a distingué parmi tous les prétendants à son cœur, et qui est parvenu à s'introduire dans toutes les maisons où elle est reçue, s'approche d'elle pour lui prodiguer les compliments les plus flatteurs; elle l'appelle petit niais et lui demande ses socques.

Au Conservatoire, Herminie est la favorite de son professeur; il répète sans cesse qu'elle a un port de reine, et la donne pour modèle à ses compagnes.

Voici quel sera l'avenir d'Herminie:

Son professeur, qui joue les troisièmes rôles comiques à la Comédie-Française, lui obtiendra des débuts sur la scène de la rue de Richelieu. Elle jouera un dimanche devant quelques amis, plusieurs parents, beaucoup de claqueurs et 120 francs de recette. Elle sera fort applaudie, mais le directeur ne l'engagera pas, et il aura raison. En effet, Herminie est une de ces petites merveilles d'école qui n'ont ni cœur, ni passion, ni entrailles, mais qui chantent les vers sur une musique assez monotone, et qui savent lever le bras droit ou le bras gauche à un moment donné: machines fort bien réglées, mais fort déplaisantes pour les gens de goût.

Herminie, déboutée de ses hautes espérances, se plaindra des jugements erronés du public, accusera les grandes puissances de la Comédie d'avoir cabalé contre elle, et ira même jusqu'à mettre en doute les chastes vertus de monsieur le directeur, de monsieur le commissaire du roi et de messieurs les sociétaires les plus influents. C'est ainsi qu'elle se consolera de sa défaite; puis, se réservant pour un avenir meilleur, elle en appellera des spectateurs de Paris aux spectateurs de la banlieue. Escortée de quelques acteurs de province en disponibilité, ou de quelques amateurs qui auront pris ces jours-là un congé à leur atelier de menuiserie ou de bijouterie, apprentis Britannicus, Pyrrhus en herbe, Agamemnon à l'état de fœtus, elle parcourra triomphalement les petites villes des environs de la capitale. Elle jouera Hermione à Saint-Germain, Iphigénie à Pontoise, Junie à Meaux, Roxane à Saint-Denis. L'affiche sera ordinairement ainsi conçue:


THÉATRE DE SAINT-GERMAIN EN LAYE.

Avec la permission de monsieur le maire et des autorités constituées,

La troupe des Enfants de Melpomène donnera aujourd'hui........ un spectacle extraordinaire.

PREMIÈRE REPRÉSENTATION.

MITHRIDATE

OU

LE PÈRE ROI ENTRE SES DEUX FILS,

Tragédie en cinq actes par feu Racine
de
l'Académie-Française.

Mademoiselle HERMINIE SOUFFLOT, ÉLÈVE DU CONSERVATOIRE ROYAL DE FRANCE, PREMIER PRIX DE LA CLASSE DE M***, débutante à la Comédie Française, jouera le rôle de Monime.

PREMIÈRE REPRÉSENTATION.

LES PLAIDEURS

OU

CE QUE PEUT LA MANIE DES PROCES,

Comédie en trois actes du même feu Racine.

M. Narcisse, du théâtre de Carpentras, remplira le rôle de Dandin.

INTERMÈDES.

Dans un entr'acte, mademoiselle Herminie Soufflot chantera Man p'tit Pierre et la Folle de Grisar.

Dans un autre entr'acte, mademoiselle Herminie Soufflot dansera la Cachucha.

Après la première pièce, combat au sabre entre mademoiselle Herminie Soufflot et M. Narcisse.

Dernier intermède. Jeux de physionomie qui feront jouir les spectateurs de la ressemblance des premiers artistes de la capitale, à savoir: M. Auguste imitera M. Alphonse; M. Victor imitera MM. Charles et Alfred.

Le prix des places ne sera pas augmenté. Les enfants et messieurs les dragons du 7e ne paieront que demi-place.


Savez-vous quel est ordinairement, pour les pauvres comédiens nomades, le bénéfice de ces pompeuses représentations?—Il faut donner l'entrée gratuite au maire et à ses adjoints, à leur famille, à leurs connaissances, aux membres du corps municipal, à la gendarmerie royale, au garde champêtre, au bedeau et au sonneur de la paroisse, au percepteur des contributions, au directeur des messageries, au maître de l'hôtel garni et à tous ses garçons. Restent, pour tout public payant, quelques amis des arts aux premières loges, deux ou trois muses de province aux baignoires, à l'avant-scène quatre ou cinq gants jaunes qui ont suivi les actrices depuis Paris, enfin une vingtaine de vignerons et de marins d'eau douce au parterre. A peine y a-t-il là de quoi payer les frais de voyage et de séjour.

Herminie, à mesure qu'elle prendra des années et de l'embonpoint, se fatiguera de ces rares et infructueuses représentations devant un public de banlieue. Elle commencera à songer aux intérêts de sa fortune autant qu'à ceux de son amour-propre. A vingt-cinq ans, elle se présentera chez l'un de ces correspondants dramatiques, que la gent comique a brutalement flétris du sobriquet de marchands de chair humaine; elle sera engagée pour aller représenter, à Rouen ou à Bordeaux, les reines de tragédie, les premiers rôles du drame moderne, les grandes coquettes de la comédie. Comme Molière, Corneille, Racine et Marivaux sont un peu tombés en disgrâce dans notre belle France, et que le parterre des plus grandes villes veut le ballet d'abord, puis l'opéra, puis le drame en lever de rideau, elle jouera cent fois la Tour de Nesle, la Chambre ardente, et tous les ouvrages de M. Anicet-Bourgeois. Puis à ce rude travail ses moyens s'useront; elle passera des troupes sédentaires dans une troupe d'arrondissement, et finira, belle qu'elle est encore et vertueuse qu'elle a été toujours, par épouser un capitaine de recrutement de Carcassonne, ou un entreposeur de tabacs de Clermont en Auvergne. Et alors, au front de la nouvelle demeure champêtre qu'elle se sera choisie, on pourra écrire ces mots:

«Ici gît Herminie Soufflot, élève du Conservatoire, etc., etc.»

Gare... gare... voici Frétillon... Frétillon était fleuriste... mais à force d'avoir vu jouer Déjazet, à force d'avoir entendu chanter Achard, elle s'est sentie prise d'un goût singulier pour le théâtre... Elle fut admise au Conservatoire par la protection de la concierge de l'établissement, qui est sa propre tante... On lui trouva le minois piquant et la jambe bien faite... On ne désespéra pas de la voir un jour,

«Un peu trop forte en gueule et trop impertinente!...»

Elle fut classée dans les tabliers. Elle étudie les Dorine, les Madelon, les Lisette, les Fanchon, toutes les soubrettes de Marivaux, toutes les servantes de Molière! Elle serait incontestablement appelée à faire de rapides progrès dans son emploi, si elle n'aimait pas tant les parties d'âne à Montmorency, les promenades au bois de Boulogne en cabriolet de régie, les toilettes élégantes et les petits repas. Son début à la Comédie-Française ne sera pas plus heureux que celui d'Herminie Soufflot. Un feuilletoniste, auquel elle aura été recommandée, dira qu'elle a de l'avenir, et ce sera tout. Mais ne craignez pas que nous la perdions, ne craignez   pas qu'elle aille comme Herminie s'enterrer dans une ville de province! Frétillon quitter Paris! Frétillon, ne plus voir le boulevard Montmartre, ne plus souper au café Anglais, ne plus parader aux avant-scènes des théâtres, ne plus étaler ses grâces et ses dentelles au bal Musard!... Non... non!... Frétillon restera à Paris! Elle profitera de ses études du Conservatoire pour jouer les amoureuses sur une scène de vaudeville, et longtemps encore elle fera l'orgueil et la joie des Lions littéraires et des Lions de la mode!

Quel est ce groupe d'où sortent des fioritures, des roulades et des points d'orgue? C'est celui de mesdemoiselles de la classe de chant. Toutes elles rêvent des débuts au grand Opéra, et les succès des Falcon et des Damoreau les empêchent de dormir! Combien d'entre elles échoueront au port et seront réduites à aller à Angers ou à Bayonne, tenir l'emploi des Dugazon! Heureuses encore quand elles ne tomberont pas dans l'une de ces troupes ambulantes, où la prima donna est obligée de venir, dans la même soirée, chanter la Rosine du Barbier et débiter les longues tirades de l'héroïne du mélodrame en vogue!

Passons maintenant à l'intéressante division des pianistes.—Les pianistes!—Essayez de les compter; elles sont aussi nombreuses que les étoiles au firmament?—Quelle est aujourd'hui la maison où l'on ne rencontre pas un méchant piano dans quelque coin? Quelle est la mère qui se refuse le plaisir de faire apprendre le piano à sa fille? Le piano n'est-il pas l'assaisonnement obligé de tous les maussades programmes des maisons d'éducation? Trouverez-vous une demoiselle à marier qui ne fasse pas tant bien que mal retentir les touches d'un piano sous ses doigts agiles?

Au Conservatoire, la division des pianistes a cela de particulier, qu'elle ne se compose pas seulement d'enfants des familles bohémiennes, ou de quelques intelligences d'élite entraînées vers l'art par une vocation irrésistible; elle compte dans son sein beaucoup de jeunes personnes de la classe moyenne et aisée. En effet, le bourgeois, être essentiellement positif et calculateur, se fait à part lui cette réflexion:—«Je paie trois ou quatre cents francs de contribution par an. C'est l'argent des contribuables qui défraie les dépenses du Conservatoire, qui y entretient les meilleurs professeurs de Paris, y propage les méthodes les plus parfaites! N'ai-je donc pas le droit d'envoyer ma fille Lili au Conservatoire pour y apprendre le piano... le piano que moi et ma femme aimons tant! D'ailleurs cela m'épargnera un maître à domicile, et diminuera d'autant le chiffre de la somme que je verse tous les ans dans la caisse du percepteur de mon arrondissement.»

Profondément calculé, n'est-ce pas?—Le bourgeois, qui est juré, électeur, capitaine de la garde nationale et qui jouit d'une grande considération dans son quartier, trouve facilement le moyen d'obtenir pour sa fille l'entrée de l'école royale, et voilà pourquoi, lorsque par hasard vous allez acheter un briquet phosphorique le soir chez votre épicier, vous entendez retentir dans l'arrière-boutique le son d'un piano qui soupire la romance de Guido.

Les pianistes du Conservatoire font l'orgueil de leurs parents, la joie des fêtes de familles, les délices des concerts à trois francs par tête et le désespoir des infortunés qui demeurent au même étage qu'elles.

Je me croirais coupable, si je n'esquissais pas la silhouette de la harpiste.—Au Conservatoire, la harpiste est presque toujours seule de son espèce; aussi, lorsqu'à la distribution des prix, M. le ministre de l'intérieur recommande aux élèves une noble émulation, elle n'est pas forcée de prendre ces paroles pour elle. Une nouvelle harpiste succède tous les dix ou vingt ans à la harpiste qui se retire; mais il est inouï que deux harpistes se soient trouvées en même temps sur les bancs de l'école. Et, comme la harpe est un instrument fort difficile et qui exige de longues études, ordinairement la harpiste qui est entrée au Conservatoire dans la fleur de la jeunesse, en sort avec des cheveux gris et sans savoir pincer de cet instrument fatal auquel elle a voué son existence. Il est vrai qu'il lui reste une ressource pour ses vieux jours; la harpe exige des attitudes fort gracieuses et fort artistiques, et l'ex-élève du Conservatoire peut gagner sa vie en posant dans les ateliers. Les Corinne au cap Mysène lui sont naturellement dévolues.

La harpiste s'appelle Éloa. Elle porte une robe blanche, une ceinture bleue, qui flotte au gré des vents, et des cheveux bouclés. Son âme est pure comme l'azur d'un ciel pur, son œil erre dans l'espace, l'inspiration réside sur son front large et radieux... Elle est toujours dans les nuages, au-dessus des choses de la terre... On ne lui connaît d'autre faiblesse humaine que d'aimer la galette qui se vend à côté du Gymnase.

Je ne sais vraiment pas pourquoi messieurs les administrateurs de l'art dramatique en France ont, dans leur haute sagesse, séparé les classes de danse des classes de chant et de déclamation; les classes de danse ressortissent de l'Académie royale de musique, et sont justiciables de la haute surveillance de M. Duponchel. Je ne m'arrêterai pas à mettre en saillie ce qu'il peut y avoir de peu convenable à jeter de jeunes enfants dans toutes les agitations de la vie de coulisses; il serait hors de saison de prendre ici la grosse voix d'un moraliste. Je dirai seulement qu'il eût été raisonnable de réunir sous le même toit, sous la même main, sous la même direction, les trois branches de l'éducation scénique; on y eût gagné en progrès et surtout en ensemble.

Je veux réunir ce que messieurs les administrateurs ont séparé; et pour achever le tableau, je dirai quelques mots de mesdemoiselles les élèves de la classe de danse. Ce ne sont plus ici les mêmes physionomies, ce n'est plus la même nation.

Vous avez entendu parler de cette colonie de jeunes et jolies femmes qui peuple certains quartiers de la Chaussée d'Antin. Par une belle soirée d'été, toutes les fenêtres de la rue Notre-Dame-de-Lorette, de la rue de Bréda, de la rue de Navarin, de toutes ces rues élégantes que l'industrie des entrepreneurs vient de jeter comme par enchantement sur la colline Saint-Georges, s'ouvrent avec mystère, et se garnissent de mille jolis visages, de mille bouches souriantes, de mille tailles divines, de mille regards bleus, noirs, verts, bruns; le vent se joue dans les longues boucles des chevelures, et de jolies petites mains blanches se dessinent coquettement sur le fond grisâtre des jalousies entrebâillées. Au premier coup d'œil, on s'imaginerait, pour peu que l'on ait l'imagination poétique, avoir découvert tout à coup des échappées inconnues sur le paradis de Mahomet.

Parmi ces houris, les unes sont choristes des théâtres de vaudeville, les autres, danseuses ou coryphées au grand Opéra; les autres, grisettes des hauts magasins de modes et des grands ateliers de couture; les autres enfin mènent une existence douce et oisive. Aucune de ces dames n'a de rentes sur l'état, et cependant elles dînent chez Véry, soupent au café Anglais, ne sortent qu'en voiture, ont des toilettes éblouissantes, et sont entourées de toutes les jouissances du luxe.

D'où viennent toutes ces femmes de loisir, ou plutôt ces femmes aimables, comme elles s'appellent elles-mêmes? La classe ouvrière de Paris en fournit quelques-unes; la plupart nous sont envoyées par les départements. Dès qu'à Strasbourg ou à Bayonne une fille jeune et jolie a écouté avec trop de complaisance les doux propos d'un Lovelace de l'endroit ou de quelque bel officier de la garnison, dès qu'il lui devient matériellement impossible de dissimuler sa faute aux yeux indiscrets de ses excellentes voisines, vite elle prend la diligence et vient se cacher dans Paris, ce grand désert si peuplé. Là son éducation se fait vite, et bientôt elle brille au milieu des lionnes de la fashion!—Mais l'enfant?—Ah! tant que ce fruit d'une première erreur est encore jeune et tendre, la mère le tient enfermé dans quelque pension du voisinage et va tous les mois pleurer en l'embrassant. Mais l'âge vient; l'enfant grandit. Si c'est un garçon, il prend sa volée de bonne heure et sans demander la permission de personne: il devient sous-officier de lanciers, acteur de province, commis voyageur pour la partie des spiritueux, ou premier dentiste de sa majesté l'empereur de toutes les Chines à l'usage des paysans de la Beauce et du Forez, et n'écrit de temps en temps à sa respectable mère que pour lui rappeler l'exemple du Pélican et lui demander, au nom de la nature, quelques écus sonnant et ayant cours. La mère s'afflige peu de l'absence de ce mauvais sujet, et ne parle jamais de lui à ses amis des deux sexes.

Mais si elle a une fille, oh! sa conduite est bien différente. Elle n'est point jalouse d'elle, comme certaines mères du monde bourgeois. Non.... elle a assez aimé, elle a été assez aimée, pour savoir au juste ce que vaut la passion, ce que valent les plaisirs, ce que valent les hommes, et pour n'avoir plus rien à craindre, ni à envier de ce côté-là. Ce qu'elle rêve maintenant, c'est un brillant avenir; ce qu'elle redoute, après sa vie de luxe et de jouissances, c'est la misère; et la fortune qu'elle n'a pas su faire, elle veut que sa fille, sa chère Corinne, la fasse. Grâce à ses liaisons avec le corps diplomatique, Corinne entre dans la classe de danse de l'Académie royale de musique, où elle retrouve toutes les filles des amies de sa mère, Néala de Saint-Remy, Lisida de Barville, Antonia de Sainte-Amaranthe, Maria de Bligny, Fenella de Saint-Victor, etc., etc. Là elle apprend la cachucha et les choses du cœur. Sa mère suit ses progrès avec une admiration toujours croissante, elle vante partout le développement hâtif de ses formes, le perlé de ses pirouettes, la blancheur de son teint, la grâce de ses ronds de jambe, la délicatesse de ses traits et l'élévation de ses pointes. Pour obtenir des débuts pour elle, elle fait une cour assidue à toutes les puissances de l'Opéra, depuis le concierge jusqu'au maître de ballets. Enfin le grand jour est arrivé; Corinne, riche de ses quinze ans, doit danser un pas de trois dans un ouvrage en vogue. Toutes les fées du quartier Notre-Dame-de-Lorette, tous les beaux du jockey's-club se donnent rendez-vous rue Lepelletier. La gentillesse et les jetés battus de Corinne ont un succès fou. La mode salue ce nouvel astre qui se lève à l'horizon. Quinze jours après, Corinne se promène au Bois en galant équipage avec son protecteur, sa mère et l'amant de sa mère.

Mais toutes les élèves de la classe de danse n'ont pas le même bonheur que Corinne. Beaucoup d'entre elles végètent assez longtemps dans le corps de ballet, et ne sont que des sylphides à la suite: cela vient ordinairement de ce que leur première inclination a été mal placée; elles ont eu la faiblesse de se laisser séduire par un étudiant en droit qu'elles ont rencontré au Ranelagh, ou par un musicien allemand qui les menaçait de s'empoisonner avec de la potasse! Pour relever ces anges déchus, il ne faut rien moins que la protection d'un journaliste influent ou d'un banquier cosmopolite.

Une physionomie assez curieuse est celle du professeur de danse à l'Académie royale de musique. Quand un danseur, après trente ans de loyaux services, n'a plus la force de s'enlever et de piquer avec vigueur l'entrechat classique, quand il est fatigué, éreinté, fourbu, on en fait un professeur: ce sont là ses invalides. Il a des cartes de visite sur lesquelles on lit: Polydore Larchet, ex-premier sujet de l'Académie royale de musique, professeur de danse à l'Académie royale de musique.

Polydore Larchet est un petit vieillard qui marche la tête haute, le jarret tendu et les bras arrondis. Il porte une perruque blonde, un habit bleu barbeau, un pantalon jaune collant et des escarpins en toute saison. C'est un partisan frénétique de la danse noble; il ne fait qu'en soupirant des sacrifices aux méthodes nouvelles. Il rappelle sans cesse qu'il a eu l'honneur de danser à Erfurth devant leurs majestés les empereurs Napoléon et Alexandre, et que les grandes dames du temps ne pouvaient se rassasier de le voir en fleuve Scamandre. Il se découvre quand il prononce le nom de M. Vestris, et soutient que Louis XIV est le plus grand roi que nous ayons eu, parce qu'il était le plus beau danseur de son époque.

C'est au milieu de sa classe qu'il faut voir M. Polydore Larchet: il est beau de dignité concentrée, ne se fâchant jamais, ne se servant que d'expressions choisies. Il ne parle à aucune de ses élèves, même à la plus jeune, qu'avec les formules les plus polies et les plus étudiées.—«Mademoiselle Julia, voulez-vous avoir la bonté de mettre les pieds en dehors.—Mademoiselle Amanda, voulez-vous être assez aimable pour lever davantage le bras gauche.» Polydore est le dernier représentant de la vieille galanterie française.

On ne veut plus de danseurs; on les proscrit au nom du goût. Bientôt l'art chorégraphique ne sera plus cultivé que par la plus belle moitié du genre humain. Le professeur de danse à l'Académie royale de musique est donc une figure, qui dans peu de temps sera effacée de la collection des caricatures nationales. Il était, je crois, utile de l'esquisser dans notre recueil. 

Maintenant si vous me demandez combien le Conservatoire produit, par année, de grands talents, je vous engagerai à parcourir les différents théâtres de la capitale. Rachel, Duprez, Frédérick-Lemaître, ne sont pas élèves du Conservatoire. Je me contente de constater ce fait, sans vouloir entrer dans une discussion théorique qui pourrait vous endormir et vous laisser de moi un souvenir très-affligeant.

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

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