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BIBLIOBUS Littérature française

Pierre Bayle (1647 – 1706) - Émile Faguet (1847 – 1916)

 

 

 

I- BAYLE NOVATEUR

Il est convenu que le Dictionnaire de Bayle est la Bible du XVIIIe siècle, que Pierre Bayle est le capitaine d'avant-garde des philosophes, et cela, encore que généralement admis, n'est pas trop faux; cela est même vrai; seulement il faut savoir que jamais éclaireur n'a moins ressemblé à ceux de son armée, et que, s'il les eût connus, il n'est personne au monde, non pas même les jésuites et les dragons de Villars, qu'il eût, j'en suis sûr, plus cordialement détesté que ses successeurs.

Au premier regard il paraît bien l'un d'eux, très exactement. On feuillette, et voici les principaux traits distinctifs du XVIIIe siècle, tant littéraire que philosophique et «religieux», qui apparaissent. Bayle est «moderne», admire froidement Homère, le trouve souvent un peu «bas», et, du reste, est aussi fermé à la grande poésie, et même à toute poésie, qu'il soit possible. Voltaire aura le goût plus large et plus élevé que lui.—Bayle a l'esprit d'examen minutieux, étroit et négateur; il ne croit qu'au petit fait et aux grandes conséquences du petit fait, comme Voltaire; il a comme Voltaire, une sorte de positivisme historique, et là où nous trouvons, sans nul doute, ce nous semble, l'explosion d'un grand sentiment et le déploiement soudain de grandes forces d'âme, il ne voit qu'une intrigue habile et une supercherie bien conduite. Savez-vous où est, à peu près, le sommaire de la Pucelle de Voltaire? Dans un passage de Haillan, amoureusement transcrit et encadré par Bayle dans son dictionnaire.—Bayle a l'esprit de raillerie bouffonne et irrévérencieuse, et cette méthode du burlesque appliqué à la métaphysique et aux religions, qui est celle du XVIIIe siècle tout entier, depuis Fontenelle jusqu'à Béranger. Les plaisanteries sur le système de Spinoza (Dieu modifié en Gros-Jean est un imbécile, et Dieu, modifié en Leibniz est un grand génie; Dieu modifié en trente mille Autrichiens a assommé Dieu modifié en dix mille Prussiens), ces plaisanteries de Voltaire ne sont pas de Voltaire; elles sont de Bayle, ou plutôt elles ont commencé par être de Bayle.

—«Les idées de l'Eglise gallicane touchant le concile et sur le Pape parlant ex cathedra peuvent être comparées à celles du paganisme touchant les oracles de Jupiter et celui de Delphes. Le Jupiter olympien répondant à une question trouvait dans l'esprit des peuples beaucoup de respect; mais enfin son jugement, quand même il aurait été rendu ex cathedra, ou plutôt ex tripode, ne passait pas pour irréformable. Voilà le Pape de l'Eglise gallicane. L'Apollon de Delphes était le juge de dernier ressort: voilà le concile.» —Cela est-il assez voltairien? C'est du Bayle.

Il a, non seulement l'esprit irréligieux, rebelle au sentiment du surnaturel, mais le goût de l'agression, et de la polémique, et de la taquinerie irréligieuses. Non seulement il ne cesse pas... je ne dis point de nier Dieu, la providence, et l'immortalité de l'âme; car il se garde bien de nier; je dis non seulement il ne cesse pas d'amener subtilement et captieusement son lecteur à la négation de Dieu, à la méconnaissance de la providence, et à la persuasion que tout finit à la tombe; mais encore il prend plaisir à bien montrer aux hommes, patiemment, obstinément, avec la persistance tranquille de la goutte d'eau perçant la pierre, qu'ils n'ont aucune raison de croire à ces choses sinon qu'ils y croient, qu'autant la foi y mène tout droit, autant tout raisonnement, quel qu'il puisse être, en éloigne, et qu'ainsi ils font bien de croire, ne peuvent mieux faire, sont admirablement bien avisés en croyant. Ce détour malicieux, tactique absolument continuelle chez lui, sent le mépris et un peu d'intention méchante; c'est un moyen d'intéresser l'amour-propre dans la cause de la négation, et, si l'on n'y réussit point, d'indiquer au rebelle qu'on le tient doucement pour un sot, ce qu'on le félicite d'être d'ailleurs, et de vouloir rester, puisque aussi bien il ne pourrait être autre chose. C'est du plus pur XVIIIe siècle.

Et dix-huitième siècle encore le goût très marqué et aussi désobligeant que possible de l'obscénité. Les détails scabreux recherchés avec soin et étalés avec complaisance, abondent dans ces volumes de forme austère. Le cynisme cher au XVIe siècle, contenu et réprimé au XVIIe, recommence à couler de source et à déborder, et en voilà pour un siècle; en voilà jusqu'à ce que la réaction de la satiété et du dégoût y mette, pour un temps, une nouvelle digue.

La défense de Bayle sur ce point est significative; c'est une accusation très grave, dans le plus grand air de bonhomie et d'innocence, à l'adresse des contemporains. Bayle fait remarquer, avec le plus grand sang-froid, qu'un livre, pour être utile, doit être acheté, et pour être acheté doit contenir de ces choses qui plaisent à tout le monde, intéressent tout le monde, éveillent, entretiennent et satisfont toutes les curiosités. Autrement dit, ce n'est point Bayle qui est cynique, mais ses contemporains qui le sont trop pour ne pas l'obliger à l'être un peu, et même énormément, dans le seul but de ne point leur rester étranger. Un savant même est bien forcé d'être à peu près à la mode.

Et voilà bien toute la physionomie du XVIIIe siècle qui se dessine à nos yeux, au moins de profil. Il n'y a pas jusqu'à ce que j'appellerai, si on me le permet, le primitivisme, je ne sais quel esprit de retour aux origines de l'humanité, et je ne sais quel sentiment que l'humanité en s'organisant s'est éloignée du bonheur, en se civilisant s'est dénaturée et pervertie, idée familière au XVIIIe siècle même avant Rousseau, et devenue populaire après lui, que l'on ne trouvât encore dans Bayle, à la vérité en y mettant un peu de complaisance. Ne croyez pas, nous dit-il, que l'effort, humain ou divin, pour éloigner progressivement le monde de l'état primitif et naturel, soit un bien, et soit signe, ou de la bonté de l'homme, ou d'une bonté céleste. C'est une idée singulière des Platoniciens que, par exemple, Dieu ait créé le monde par bonté. La création est plutôt une première déchéance. Le chaos c'était le bonheur. «Tout était insensible dans cet état: le chagrin, la douleur, le crime, tout le mal physique, tout le mal moral y était inconnu... La matière contenait en son sein les semences de tous les crimes et de toutes les misères que nous voyons; mais ces germes n'ont été féconds, pernicieux et funestes qu'après la formation du monde. La matière était une Camarine4 qu'il ne fallait pas remuer.»(Note : Ville de Sicile, ruinée par les Syracusains, qui la surprirent en traversant un marais desséché par les habitants, malgré la défense de l'oracle.)

—Bayle s'amuse, car il s'amuse toujours; mais cette théorie de polémique n'est pas autre chose que la doctrine de Rousseau poussée à l'extrême, en telle sorte qu'elle pourrait être ou page d'un disciple de Rousseau logique et naïf, ou parodie de Jean-Jacques dans la bouche d'un de ses adversaires.

Ce goût de critique négative, ce goût de faire douter, cette impertinence savante et froide à l'adresse de toutes les croyances communes de l'humanité, cet art de ne pas être convaincu, et de ne pas laisser quelque conviction que ce soit s'établir dans l'esprit des autres; cet art, délicat, nonchalant et charmant dans Montaigne; rude, pressant, impérieux et haletant, en tant que visant à un but plus élevé que lui-même, dans Pascal; cauteleux, insidieux, tranquille et lentement tournoyant et enveloppant dans Pierre Bayle; conduit à une sorte de désorganisation des forces humaines et à une manière de lassitude sociale. Bayle le sait, et le dit fort agréablement: «On peut comparer la philosophie à ces poudres si corrosives qu'après avoir consumé les chairs baveuses d'une plaie, elles rongeraient la chair vive et carieraient les os, et perceraient jusqu'aux moelles. La philosophie réfute d'abord les erreurs; mais si on ne l'arrête point là, elle réfute les vérités, et quand on la laisse à sa fantaisie, elle va si loin qu'elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s'asseoir.»

Voilà une belle porte d'entrée au XVIIIe siècle, et où l'inscription ne laisse rien ignorer de ce qu'on a chance de trouver dans l'enceinte. Nous savons d'avance ce qui sera, du reste, la vérité, que l'Encyclopédie et le Dictionnaire philosophique ne sont que des éditions revues, corrigées et peu augmentées du Dictionnaire de Bayle, que dans ce dictionnaire est l'arsenal de tout le philosophisme, et le magasin d'idées de tous les penseurs, depuis Fontenelle jusqu'à Volney. Le XVIIIe siècle commence.

II- BAYLE ANNONCE LE XVIIIe SIÈCLE SANS EN ÊTRE

Et il n'en est pas moins vrai que rien ne ressemble si peu que Bayle à un philosophe de 1750. Presque tout son caractère et presque toute sa tournure d'esprit l'en distinguent absolument. Et d'abord c'est un homme très modeste, très sage, très honnête homme dans la grandeur de ce mot. Laborieux, assidu, retiré et silencieux, personne n'a moins aimé le fracas et le tapage, non pas même celui de la gloire, non pas même celui qu'entraîne une influence sur les autres hommes. De petite santé et d'humeur tranquille, il a horreur de toute dissipation, même de tout divertissement. Ni visites, ni monde, ni promenades, ni, à proprement parler, relations. La vita umbratilis a été la sienne, exactement, et il l'a tenue pour la vita beata. Il a lu, toute sa vie—une plume en main, pour mieux lire, et pour relire en résumé—et voilà toute son existence. Il ne s'est soucié d'aucune espèce de rapport immédiat avec ses semblables. L'idée n'est pas pour lui un commencement d'acte, et il s'ensuit que ce n'est jamais l'action à faire qui lui dicte l'idée dont elle a besoin; et c'est là une première différence entre lui et ses successeurs, qui est infinie. Il n'a pas de dessein; il n'a que des pensées.

Ajoutez, et voilà que les différences se multiplient, qu'il n'a pour ainsi dire pas de passions. Son trait tout à fait distinctif est même celui-là. Il n'est pas seulement un honnête homme et un sage—on l'est avec des passions, quand on les dompte—il est un homme qui ne peut pas comprendre ou qui comprend avec une peine extrême et un étonnement profond qu'on ne soit pas un sage. Le pouvoir des passions sur les hommes le confond. «Ce qu'il y a de plus étrange, dans le combat des passions contre la conscience, est que la victoire se déclare le plus souvent pour le parti qui choque tout à la fois et la conscience et l'intérêt.» Il y a là quelque chose de si monstrueux que le bon sens en est comme étourdi, et il ne faut pas s'étonner que «les païens aient rangé tous ces gens-là au nombre des fanatiques, des enthousiastes, des énergumènes et de tous ceux en général qu'on croyait agités d'une divine fureur.» Certes Bayle ne se fait aucune gloire, il ne se fait même aucun compliment d'être un honnête homme: il croit simplement qu'il n'est pas un fou. Entre les Diderot, les Rousseau et les Voltaire, il eût été comme effaré, et se serait demandé quelle divine fureur agitait tous ces névropathes.

Enfin il est homme de lettres, et rien autre chose qu'homme de lettres. Les hommes du XVIIIe siècle ne l'étaient guère. Ils étaient gens qui avaient des lettres, mais qui songeaient à bien autre chose, gens persuadés qu'ils étaient faits pour l'action et pour une action immédiate sur leurs semblables, gens qui avaient la prétention de mener leur siècle quelque part, et ils ne savaient pas trop à quel endroit; mais ils l'y menaient avec véhémence; gens qui étaient capables d'être sceptiques tour à tour sur toutes choses, excepté sur leur propre importance; gens qui faisaient leur métier d'hommes de lettres, à la condition, avec le privilège, et dans la perpétuelle impatience d'en sortir.

—Bayle n'en sort jamais. Il est homme de lettres sans réserve, sans lassitude, sans dégoût, sans arrière-pensée, et sans autre ambition que de continuer de l'être. Rien au monde ne vaut pour lui la vie de labeurs, de recherches désintéressées et de tranquille mépris du monde qu'il a choisie. Il a ce signe, cette marque du véritable homme de lettres qu'il songe à la postérité, c'est-à-dire aux deux ou trois douzaines de curieux qui ouvriront son livre un siècle après sa mort.

«Que craignez-vous? Pourquoi vous tourmentez-vous?.. Avez-vous peur que les siècles à venir ne se fâchent en apprenant que vos veilles ne vous ont pas enrichi? Quel tort cela peut-il faire à votre mémoire? Dormez en repos. Votre gloire n'en souffrira pas... Si l'on dit que vous vous êtes peu soucié de la fortune, content de vos livres et de vos études, et de consacrer votre temps à l'instruction du public, ne sera-ce pas un très bel éloge?... Les gens du monde aimeraient autant être condamnés aux galères qu'à passer leur vie à l'entour des pupitres, sans goûter aucun plaisir ni de jeu, ni de bonne chère... Mais ils se trompent s'ils croient que leur bonheur surpasse le sien; il (un savant, François Junius) était sans doute l'un des hommes du monde les plus heureux, à moins qu'il n'ait eu la faiblesse, que d'autres ont eue, de se chagriner pour des vétilles...»

Voilà Bayle au naturel. Considéré à ces moments-là, il apparaît aussi peu moderne que possible, et tel que ces artistes anonymes de nos cathédrales qui passaient leur vie, inconnus et ravis, dans le lent accomplissement de la tâche qu'ils avaient choisie, au recoin le plus obscur du grand édifice. Aussi bien, il ne voulait pas signer son monument. Des exigences de publication l'y obligèrent. «A quoi bon? disait-il. Une compilation! Un répertoire!» Et, en vérité, il semble bien qu'il a cru n'avoir fait qu'un dictionnaire.

Et, par suite, ou si ce n'est pas par suite, du moins les choses concordent, aussi bien que toutes les vanités des hommes du XVIIIe siècle, tout de même les orgueilleuses et ambitieuses idées générales des philosophes de 1750 sont absolument étrangères à Pierre Bayle. Il ne croit ni à la bonté de la nature humaine, ni au progrès indéfini, ni à la toute-puissance de la raison. Il n'est optimiste, ni progressiste, ni rationaliste, ni régénérateur. Le monde pour lui «est trop indisciplinable pour profiter des maladies des siècles passés, et chaque siècle se comporte comme s'il était le premier venu». L'humanité ne doute point qu'elle n'avance, parce qu'elle sent qu'elle est en mouvement. La vérité est qu'elle oscille, «Si l'homme n'était pas un animal indisciplinable, il se serait corrigé.» Mais il n'en est rien. «D'ici deux mille ans, si le monde dure autant, les réitérations continuelles de la bascule n'auront rien gagné sur le coeur humain.» Ce serait un bon livre à écrire «qu'on pourrait intituler de centro oscillationis moralis, où l'on raisonnerait sur des principes à peu près aussi nécessaires que ceux de centro oscillationis et des vibrations des pendules».

On eût étonné beaucoup cet aïeul des Encyclopédistes en lui parlant du règne de la raison et de la toute-puissance à venir de la raison sur les hommes. Personne n'est plus convaincu que lui de deux choses, dont l'une est que la raison seule doit nous mener, et l'autre qu'elle ne nous mène jamais. Elle est pour lui le seul souverain légitime de l'homme, et le seul qui ne gouverne pas. Il est très enclin, sur ce point, à «soutenir le droit et nier le fait»; à soutenir «qu'il faut se conduire par la voie de l'examen, et que personne ne va par cette voie». La raison en est (dont Pascal s'était fort bien avisé) dans l'horreur des hommes pour la vérité. Un instinct nous dit que la vérité est l'ennemie redoutable de nos passions, et que si nous lui laissions un instant prendre l'empire, d'un seul coup nous serions des êtres si absolument raisonnables et sages que nous péririons d'ennui. Plus de désir, plus de crainte, plus de haine, vaguement l'homme sent que la vérité, le simple bon sens, s'il l'écoutait une heure, lui donnerait sur-le-champ tous ces biens, et c'est devant quoi il recule, comme devant je ne sais quel vide affreux et désert morne. Comment veut-on que jamais il s'abandonne à celle qu'il devine qui est la source de tout repos et la fin de toute agitation et tourment?

Remarquez, du reste, que l'homme, s'il a une horreur naturelle et intéressée de la vérité, n'en a pas une moindre de la clarté. Il peut approuver ce qui est clair, il n'aime passionnément que ce qui est obscur, il ne s'enflamme que pour ce qu'il ne comprend pas. Certains réformateurs fondent leur espoir sur ce qu'ils ont détruit ou effacé de mystères. C'est une sottise. C'est ce qu'ils en ont laissé qui leur assure des disciples, joint aux nouveaux sentiments de haine et de mépris dont, en créant une secte, ils ont enrichi l'humanité. «C'est l'incompréhensible qui est un agrément.» Quelqu'un qui inventerait une doctrine où il n'y eût plus d'obscurité, «il faudrait qu'il renonçât à la vanité de se faire suivre par la multitude».

Cela est éternel, parce que cela est constitutionnel de l'humanité. L'homme est un animal mystique. Il aime ce qu'il ne comprend pas, parce qu'il aime à ne pas comprendre. Ce qu'on appelle le besoin du rêve, c'est le goût de l'inintelligible. L'humanité rêvera toujours, et d'instinct repoussera toujours toute doctrine qui se laissera trop comprendre pour permettre qu'on la rêve. La raison est donc comme une sorte d'ennemie intime que l'homme porte en soi, et qu'il a le besoin incessant de réprimer. C'est Cassandre, infaillible et importune. «Je sais que tu dis vrai; mais tais-toi.»— Il est donc d'un esprit très étroit de travailler à fonder le rationalisme dans le genre humain; c'est une faute de psychologie et une ignorantia elenchi, comme Bayle aime à dire, tout à fait surprenante.

Certes Bayle ne songe point à un tel dessein, et personne n'a cru plus fort et n'a dit plus souvent que l'humanité vit de préjugés, qui, seulement, se succèdent les uns aux autres et se transforment, comme de sa substance intellectuelle.

Bayle est encore d'une autre famille que les philosophes du XVIIIe siècle en ce qu'il adore la vérité. J'ai dit qu'il n'a point de passion; il a celle-là. Aucune rancune, aucune blessure ne peut gagner sur lui qu'il croie vrai ce qu'il croit faux. Il a des sentiments très vifs contre le catholicisme, cela est certain; jamais cela ne le conduira à faire l'éloge du paganisme et du merveilleux esprit de tolérance qui animait les religions antiques. Il laisse ce panégyrique à faire à Voltaire. Il sait, lui, qu'il est difficile à une doctrine d'être tolérante quand elle a la force, et qu'en tout cas, si cela doit se voir un jour, il est hasardeux d'affirmer que cela se soit jamais vu.—Il penche très sensiblement pour le protestantisme, et jamais il n'a dissimulé l'intolérance du protestantisme. Il insiste même avec complaisance sur celle de Jurieu, parce que, sans qu'on ait jamais très bien su pourquoi, il a contre Jurieu une petite inimitié personnelle; mais d'une façon générale, et qu'il s'agisse ou de Luther ou de Calvin, ou même d'Erasme, la rectitude de sa loyauté intellectuelle et de son bon sens fait qu'il signale l'esprit d'intolérance partout où il est. Il l'eût peut-être trouvé jusque dans l'Encyclopédie, et l'eût dénoncé. Je dirai même que j'en suis sûr.

Il faut indiquer un trait tout spécial par où Bayle se distingue des héritiers qui l'ont tant aimé. L'intrépidité d'affirmation des philosophes du XVIIIe siècle leur vient, pour la plupart, de leurs connaissances scientifiques et de la confiance absolue qu'ils y ont mise. Bayle ne s'est pas occupé de sciences, presque aucunement, et sa Dissertation sur les comètes est un prétexte à philosopher, non proprement un ouvrage scientifique. Dans son Dictionnaire, deux catégories d'articles sont d'une regrettable et très significative sécheresse: c'est à savoir ceux qui concernent les hommes de lettres et ceux qui concernent les savants. Encore sur les hommes de lettres, si sa critique est superficielle, hésitante, ou, pour mieux dire, assez indifférente, du moins est-il au courant. Pour ce qui est des savants, il me semble bien qu'il n'y est pas. Il en est resté à Gassendi. Inutile de dire que c'est là une lacune fâcheuse. A un certain point de vue ce lui a été un avantage. La certitude scientifique a comme enivré les philosophes du XVIIIe siècle, la plupart du moins, et leur a donné le dogmatisme intempérant le plus désagréable, le plus dangereux aussi. Nous y reviendrons assez. Je ne sais si c'est par peur du dogmatisme que Bayle s'est tenu à l'écart des sciences, ou si c'est son incompétence scientifique qui l'a maintenu dans une sage et scrupuleuse réserve; mais toujours est-il qu'il n'a rien de l'infaillibilisme d'un nouveau genre que le XVIIIe siècle a apporté au monde, que le pontificat scientifique lui est inconnu, et que, rebelle à l'ancienne révélation, ou il n'a pas assez vécu, ou il n'avait pas l'esprit assez prompt à croire pour accepter la nouvelle.

Aussi toutes ses conclusions, ou plutôt tous les points de repos de son esprit, sont-ils toujours dans des sentiments et opinions infiniment modérés. En général sa méthode, ou sa tendance, consiste à montrer aux hommes que sans le savoir, ni le vouloir, ils sont extrêmement sceptiques, et beaucoup moins attachés qu'ils ne l'estiment aux croyances qu'ils aiment le plus. Il excelle à extraire, avec une lente dextérité, de la pensée de chacun le principe d'incroyance qu'elle renferme et cache, et non point à arracher, comme Pascal, mais à dérober doucement à chacun une confession d'infirmité dont il fait un aveu de scepticisme. Il tire subtilement, pour ainsi dire, et mollement, le catholicisme au jansénisme, le jansénisme au protestantisme, le protestantisme au socinianisme et le socinianisme à la libre pensée. Il aimera, par exemple, à nous montrer combien la pensée de saint Augustin est voisine de celle de Luther, combien il était nécessaire que le calvinisme finît par se dissoudre dans le socinianisme, et comment, après le socinianisme, il n'y a plus de mystères, c'est-à-dire plus de religion.—Il n'y a pas jusqu'à Nicole qu'il n'engage nonchalamment, qu'il ne montre, sans en avoir l'air, comme s'engageant dans le chemin de pyrrhonisme.

Non point «qu'en fait», je l'ai indiqué, il ne voie d'infinies distances entre les hommes; mais c'est entre les hommes que sont ces espaces, non point du tout entre les doctrines. Ce sont abîmes que creuse entre les hommes leur passion maîtresse, qui est de n'être point d'accord; mais, en raison, il n'y a point de telles divergences, et leurs passions désarmant, leurs vanités disparues, ils s'apercevraient qu'ils pensent à peu près la même chose. Il est vrai que jamais les passions ne désarmeront, ni ne s'évanouiront les vanités.

Ainsi Bayle circule entre les doctrines, les comprenant admirablement, et merveilleusement apte, merveilleusement disposé aussi, et à les distinguer nettement pour les bien faire entendre, et à les concilier, ou plutôt à les diluer les unes dans les autres, pour montrer à quel point c'est vanité de croire qu'on appartient exclusivement à l'une d'elles. On l'a appelé «l'assembleur de nuages», et voilà une singulière définition de l'esprit le plus exact et le plus clair qui ait été. Personne ne sait mieux isoler une théorie pour la faire voir, et jeter sur elle un rayon vif de blanche lumière; mais il aime ensuite, cessant de l'isoler et de la circonscrire, à la montrer toute proche des autres pour peu qu'on veuille voir les choses d'ensemble, et à mêler et confondre l'étoile de tout à l'heure dans une nébuleuse.

Au fond il ne croit à rien, je ne songe pas à en disconvenir, mais il n'y a jamais eu de négation plus douce, moins insolente et moins agressive. Son athéisme, qui est incontestable, est en quelque manière respectueux. Il consiste à affirmer qu'il ne faut pas s'adresser à la raison pour croire en Dieu, et que c'est lui demander ce qui n'est pas son affaire; que pour lui, Bayle, qui ne sait que raisonner, il ne peut, en conscience, nous promettre de nous conduire à la croyance, niais que d'autres chemins y conduisent, que, pour ne point les connaître, il ne se permet pas de mépriser.— Il se tient là très ferme, dans cette position sûre, et dans cette attitude, qui, tout compte fait, ne laisse pas d'être modeste. Ce genre d'athéisme n'est point pour plaire à un croyant; mais il ne le révolte pas. Bien plus choquant est l'athéisme dogmatique, impérieux, insolent et scandaleux de Diderot; bien plus aussi le déisme administratif et policier de Voltaire, qui tient à Dieu sans y croire, ou y croit sans le respecter, comme à un directeur de la sûreté générale.

Quand Bayle laisse échapper une préférence entre les systèmes, et semble incliner, c'est du côté du manichéisme. Il n'y croit non plus qu'à rien, mais il y trouve, manifestement, beaucoup de bon sens. C'est qu'avec sa sûreté ordinaire de critique, sûreté qu'il tient de sa rectitude d'esprit, mais aussi qui est facile à un homme qui n'a ni préjugé, ni parti pris, ni parti, il a bien vu que tout le fond de la question du déisme, du spiritualisme, c'était la question de l'origine du mal dans le monde, que là était le noeud de tout débat, et le point où toute discussion philosophique ramène. C'est parce qu'il y a du mal sur la terre qu'on croit en Dieu, et c'est parce qu'il y a du mal sur la terre qu'on en doute; c'est pour nous délivrer du mal qu'on l'invoque, et c'est comme bien créateur du mal qu'on se prend à ne le point comprendre. Et il en est qui ont supposé qu'il y avait deux Dieux, dont l'un voulait le mal et l'autre le bien, et qu'ils étaient en lutte éternellement, et qu'il fallait aider celui qui livre le bon combat.— C'est une considération raisonnable, remarque Bayle. Elle rend compte, à peu près, de l'énigme de l'univers. Elle nous explique pourquoi la nature est immorale, et l'homme capable de moralité; pourquoi l'homme lui-même, engagé dans la nature et essayant de s'en dégager, secoue le mal derrière lui, s'en détache, y retombe, se débat encore, et appelle à l'aide; elle justifie Dieu, qui, ainsi compris, n'est point responsable du mal, et en souffre, loin qu'il le veuille; elle rend compte des faits, et de la nature de l'homme et de ses désirs, et de ses espoirs, et, précisément, même de ses incertitudes et de son impuissance à se rendre compte.

—Je le crois bien, puisque cette doctrine n'est pas autre chose que les faits eux-mêmes décorés d'appellations théologiques. Ce n'est pas une explication, c'est une constatation qui se donne l'air d'une théorie. Il existe une immense contrariété qu'il s'agit de résoudre, disent les philosophes ou les théologiens. Le manichéen répond: «Je la résous en disant: il existe une contrariété. Des deux termes de cette antinomie j'appelle l'un Dieu et l'autre Ahriman. J'ai constaté la difficulté, j'ai donné deux noms aux deux éléments du conflit. Tout est expliqué.»

Si Bayle penche un peu vers cette doctrine, c'est justement parce qu'elle n'est qu'une constatation, un peu résumée. Ce qu'il aime, ce sont des faits, clairs, vérifiés et bien classés. Le dualisme manichéen lui plaît, comme une bonne table des matières, sur deux colonnes. Du reste, sa démarche habituelle est de faire le tour des idées, de les bien faire connaître, d'en faire un relevé exact, et d'insinuer qu'elles ne résolvent pas grand'chose.

En politique Bayle ne se paie pas plus qu'en autre affaire de nouveautés ambitieuses et de théories systématiques. Il semble même persuadé qu'il ne faut écrire nullement sur la politique, tant les passions des hommes rendront vite défectueuses et funestes dans la pratique les plus subtiles et les plus parfaites des combinaisons sociologiques (Note: Article sur Hobbes.). Il est à l'opposé même des écoles qui croient qu'un grand peuple peut sortir d'une grande idée, et, là comme ailleurs, rien ne lui paraît plus faux que la prétendue souveraineté de la raison. Il est très franchement monarchiste, conservateur et antidémocrate. Sans étudier à fond la question, car la politique est au nombre des choses qui ne l'intéressent point, quand il rencontre la théorie de la souveraineté du peuple, il lui fait la suprême injure: il ne la tient pas pour une théorie. Il la prend pour un appareil oratoire à l'usage de ceux qui veulent assassiner les souverains, et complaisamment nous la montre reparaissant dans les ouvrages des tyrannicides appartenant aux écoles les plus diverses.—Seulement son impartialité ordinaire est ici un peu en défaut. M. de Bonald, non sans bonnes raisons, attribuait le dogme de la souveraineté du peuple aux écoles protestantes, et c'est surtout aux jésuites que Bayle l'impute de préférence. Il n'ignore pas, et connaît trop bien pour cela la Justification du meurtre du duc de Bourgogne par Jean Petit en 1407, que la théorie est antérieure aux jésuites aussi bien qu'aux luthériens, et il déclare même que «l'opinion que l'autorité des rois est inférieure à celle du peuple et qu'ils peuvent être punis en certains cas, a été enseignée et mise en pratique dans tous les pays du monde, dans tous les siècles et dans toutes les communions»

(Note : Article Loyola.); mais il assure que si ce ne sont pas les jésuites qui ont inventé ces deux sentiments, ce sont eux qui en ont tiré les conséquences les plus extrêmes; et il s'étend longuement sur l'apologie du crime de Jacques Clément et sur le De Rege et regis institutione de Mariana.

(Note : Article Mariana.)—Evidemment, chose bien rare dans Bayle, notre auteur, ici, s'intéresse personnellement dans l'affaire. C'est un homme tranquille et timide qui a besoin d'une autorité indiscutée et inébranlable pour protéger la paix de son cabinet de travail, qui en affaires philosophiques se contente de mépriser la foule illettrée, brutale et incapable de raisonner juste, même sur ses intérêts; mais qui en choses politiques en a peur, n'aime point qu'on lui fournisse des théories à exciter ses passions, à décorer d'un beau nom ses violences et à excuser d'un beau prétexte ses fureurs; et qui, sur ces matières, est tout franchement de l'avis de Hobbes.

Enfin, en morale pratique, Bayle n'est pas un modéré; il est la modération même. L'excès quel qu'il soit, sauf celui du travail, qu'il ne considère pas comme un excès, le choque, le désole et le désespère. Son idéal n'est pas bien haut, et on peut dire qu'il n'a pas d'idéal; mais il semble avoir voulu prouver, et par ses paroles et par son exemple, quelle bonne règle morale ce serait déjà que l'intérêt bien entendu, avec un peu de bonté, qui serait encore de l'intérêt bien compris. Labeur, patience, égalité d'âme, contentement de peu, tranquillité, absence d'ambition et d'envie, et conviction qu'ambition et envie sont plus que des fléaux, étant des ridicules du dernier burlesque, respect des opinions des autres, sauf un peu de moquerie, pour ne pas glisser à l'absolue indifférence, c'est son caractère, et c'est sa doctrine. La mitis sapientia Læli revient à l'esprit en le lisant, en y ajoutant cum grano salis.

Tout cela en fait bien un homme qui a frayé la voie au XVIIIe siècle et qui n'a rien de son esprit. Il eût bien haï les philosophes, et les aurait raillés un peu. Un seul se rapproche de lui par beaucoup de points: c'est Voltaire, parce que Voltaire, en son fond, est ultra-conservateur, ultra-monarchiste et parfaitement aristocrate; aussi parce que Voltaire, s'il est intolérant, est partisan de la tolérance, et, s'il est assez dur, est partisan de la douceur. Ils ont des traits communs. Quand on lit Voltaire, on se prend à dire souvent: «Un Bayle bilieux.» Mais voilà précisément la différence. Aussi emporté et âpre que Bayle était tranquille et débonnaire, Voltaire, avec tout le fond d'idées de Bayle, a voulu remuer le monde, et a donné, à moitié, dans une foule d'idées qui étaient fort éloignées de ses penchants propres, si bien qu'il y a dans Voltaire une foule de courants parfaitement contradictoires; et Voltaire, dans ses colères, ses haines et ses représailles, a donné aux opinions mêmes qu'il avait communes avec Bayle, un ton de violence et un emportement qui les dénature.

Bayle représente un moment, très court, très curieux et intéressant aussi, qui n'est plus le XVIIe siècle et qui n'est pas encore le XVIIIe, un moment de scepticisme entre deux croyances, et de demi-lassitude intelligente et diligente entre deux efforts. L'effort religieux, tant protestant que catholique, du XVIIe siècle s'épuise déjà; l'effort rationaliste et scientifique du XVIIIe n'a pas précisément commencé encore. Bayle en est à un rationalisme tout négateur, tout infécond, et tout convaincu de sa stérilité. Il est du temps de Fontenelle, et Fontenelle a continué sa tradition. Trente ans plus tard, Fontenelle dira: «Je suis effrayé de la conviction qui règne autour de moi.» C'est tout à fait un mot de Bayle. Il l'aurait dit avec plus de chagrin même que Fontenelle, et personne n'aurait pu lui persuader que gens si convaincus fussent ses disciples, encore qu'il y eût bien quelque chose de cela.

III- LE «DICTIONNAIRE» LU DE NOS JOURS

A le lire maintenant pour notre plaisir, et sans chercher autrement à marquer sa place et à déterminer son influence, il est agréable et profitable. Il est très savant, d'une science sûre, et qui va scrupuleusement aux sources, et d'une science qui n'est ni hautaine, ni hérissée, ni outrageante. Figurez-vous qu'il n'injurie pas ceux qu'il corrige. Très modeste en son dessein, il n'avait, en commençant, que l'intention de faire un dictionnaire rectificatif, un dictionnaire des fautes des autres dictionnaires, et il a toujours poursuivi ce projet, tout en l'agrandissant. Et, nonobstant ce rôle, il es très indulgent et aimable. Il manque rarement de commencer ainsi son chapitre rectificatif: «'ai peu de fautes à relever dans Moréri...» sur quoi il en relève une vingtaine; mais voilà au moins qui est poli.

Son livre est mal composé; il est éminemment disproportionné. La longueur des chapitres ne dépend pas de l'importance de l'homme ou de la question qui en fait le sujet; elle dépend de la quantité de notes qu'avait sur ce sujet M. Bayle. Des inconnus, dont tout ce que Bayle écrit sur eux ne sert qu'à démontrer qu'ils étaient dignes de l'être et de rester tels, s'étalent comme insolemment sur de nombreuses pages énormes. Des gloires sont étouffées dans un paragraphe insignifiant. D'Assouci tient dix fois plus de place que Dante. C'est que Bayle est sceptique si à fond qu'il l'est jusque dans ses habitudes de travail. Il est si indifférent qu'il s'intéresse également à toutes choses; et Aristote ou Perkins, c'est tout un pour lui. L'un n'est autre chose qu'une curiosité à satisfaire et une rechercher à poursuivre—et l'autre aussi. Personne n'a été comme Bayle amoureux de la vérité pour la vérité, sans songer à voir ou à mettre entre les vérités des degrés d'importance. Il en résulte, sauf une petite réserve que nous ferons plus tard, que son livre va un peu au hasard, comme il croyait qu'allait le monde. Il ne semble pas qu'il y ait beaucoup de providence ni beaucoup de finalité dans cet ouvrage.

Ce dictionnaire devrait s'intituler: ce que savait M. Bayle. Ce qu'il savait, c'était la mythologie, l'histoire et la géographie ancienne, l'histoire des religions (très bien, admirablement pour le temps), la théologie proprement dite, la philosophie, l'histoire européenne du XVIe et du XVIIe siècle.—Ce qu'il savait moins et ce qu'il aimait peu, c'était la littérature, la poésie, l'histoire du moyen âge.—Ce qu'il ne savait pas du tout, c'étaient les sciences. Ce qu'on trouve dans ce dictionnaire, c'est donc une histoire à peu près complète, et souvent d'un détail infini et très amusant, de l'Europe et surtout de la France de 1500 à 1700, une mythologie intéressante, des particularités d'histoire ancienne, et presque une histoire complète du développement du christianisme, et presque une histoire complète des philosophies; et ni Voltaire, quand il travaille à son Dictionnaire philosophique, ni Diderot quand il travaille à la partie philosophique de l'Encyclopédie, n'ignorent ces deux derniers points.

Le trésor est donc beau, si les lacunes sont considérables. Quelque chose est plus désobligeant que les lacunes: ce sont les commérages et les obscénités. Le mépris bienveillant de Bayle pour les hommes et la conviction où il est qu'ils ne liraient point un livre où il n'y aurait ni polissonneries ni propos de concierge, ne suffit vraiment pas à excuser l'auteur. Nous savons lire, et nous ne prenons pas le change sur ces choses. Il est parfaitement clair que Bayle se plaît personnellement et bien pour son compte à ces récits ridicules, ou scabreux. Il goûte ces plaisirs secrets de petite curiosité malsaine qui sont le péché ordinaire, sauf exceptions, Dieu merci, des vieux savants solitaires et confinés. Il lui manque d'être homme du monde. Il ne l'est ni par le bon goût, ni par la discrétion ou brièveté dédaigneuse sur certains sujets, ni par l'indifférence a l'égard des choses qui sont la préoccupation des collégiens et des marchandes de fruits. Il devait bavarder avec sa gouvernante en prenant son repas du soir. Son livre, comme souvent ceux de Sainte-Beuve, sent quelquefois l'antichambre et un peu l'office. Et voyez le trait de ressemblance, et voyez aussi qu'il faut s'attendre à la pareille: la principale question qui a inquiété Sainte-Beuve en son article sur Bayle a été de savoir si M. Bayle a été l'amant de Madame Jurieu.

Sans trop les lui reprocher, il faut signaler encore ses artifices et ses petites roueries de faux bonhomme. Il use d'abord de la classique ruse de guerre employée, ce me semble, déjà avant Montaigne, et, depuis Montaigne jusqu'à nos jours, tellement pratiquée, qu'elle ne trompe personne, et même que personne n'y fait attention. Elle consiste, comme vous savez bien, à présenter l'impuissance de la raison à démontrer Dieu comme une preuve de la nécessité de la foi, et par conséquent tout livre rationnellement athéistique comme une introduction à la vie dévote. A ce compte, on est bien tranquille. Bayle a abusé de ce détour. Ce lui devient une clausula et comme un refrain. On est toujours sûr à l'avance que tout article sur le platonisme, le manichéisme, le socinianisme, la création, le péché originel ou l'immortalité de l'âme, finira par là.

Il a d'autres stratagèmes, j'ai presque envie de dire d'autres terriers. C'est là où l'on cherche sa pensée sur les questions graves et périlleuses qu'on ne la trouve pas, le plus souvent. C'est dans un article portant au titre le nom d'un inconnu, que Bayle, comme à couvert, et protégé par l'obscurité du sujet et l'inattention probable du lecteur, ose davantage, et traite à fond un problème capital, au coin d'une note qui s'enfle et sournoisement devient une brochure. Aussi faut-il le lire tout entier, comme un livre mal fait; car son livre est mal fait, moitié incurie (au point de vue artistique), moitié dessein, et prudence, et malice. Sainte-Beuve dit que c'est un livre à consulter plutôt qu'à lire. C'est le contraire. A le consulter on croit qu'il n'y a presque rien; à le lire on fait à chaque pas des découvertes là précisément où l'on se préparait à tourner deux feuillets à la fois. C'est le livre qu'il faut le moins lire quatre à quatre.

Et à lire jusqu'au bout on découvre une chose qui est bien à l'honneur de Bayle: c'est que tous ces défauts que je viens d'indiquer diminuent et s'effacent presque à mesure que Bayle avance. Les histoires grasses ou saugrenues deviennent plus rares, les questions philosophiques et morales attirent de plus en plus l'attention de l'auteur, la commère cède toute la place au philosophe, l'ouvrage devient proprement un dictionnaire des problèmes philosophiques. On le voit finir avec regret.

Tout compte fait, c'est une substantielle et agréable lecture. C'est le livre d'un honnête homme très intelligent avec un peu de vulgarité. Son impartialité, relative, comme toute impartialité, mais réelle, sa modestie, sa loyauté de savant, nonobstant ses petites ruses et malignités de bon apôtre, surtout son solide, profond et plein esprit de tolérance, le font aimer quoi qu'on en puisse avoir. La tolérance était son fond même, et l'étoffe de son âme. Quand il s'anime, quand il s'élève, quand il oublie sa nonchalance, quand il montre soudain de l'ardeur, de la conviction, une manière d'onction même, c'est qu'il s'agit de tolérance, c'est qu'il a à exprimer son horreur des persécutions, des guerres civiles, des guerres religieuses, du fanatisme, de la stupidité de la foule tuant pour le service d'une idée qu'elle ne comprend pas, et en l'honneur d'un contresens. Il n'a pas dit: «Aimez-vous les uns les autres»: mais il a répété toute sa vie, avec une véritable angoisse et une vraie pitié: «Supportez-vous les uns les autres.» C'est là qu'est la différence, et pourquoi il ne faut pas dire comme Voltaire: «C'était une âme divine.» Mais c'était une âme honnête, droite et bonne.

Malgré sa prolixité, il est extrêmement agréable à lire; car si ses articles sont longs, son style est vif, aisé, franc, et va quelquefois jusqu'à être court. Il a deux manières, celle du haut des pages et celle des notes. En grosses lettres il est sec, compact, tassé et lourd; en petit texte il s'abandonne, il cause, il laisse abonder le flot pressé de ses souvenirs, il plaisante, avec sa bonhomie narquoise, malicieuse et prudente, et très souvent, presque toujours, il est charmant. On dirait un de ces professeurs qui en chaire sont un peu gourmés, contraints et retenus, mais qui vous accompagnent après le cours tout le long des quais, et alors sont extrêmement instructifs, amusants, profonds et puissants, à la rencontre, et se sentent tellement intéressants qu'ils ne peuvent plus vous quitter. C'est au sortir du cours qu'il faut prendre Bayle; tout le suc de sa pensée et toute la fleur de son esprit sont dans ses notes, dont certaines sont des chefs-d'oeuvre. Ici encore on retrouve la timidité un peu cauteleuse de Bayle, qui ne se décide à se livrer que dans un semblant de huis-clos, dans un enseignement au moins apparemment confidentiel.

Il a beaucoup d'esprit, et un esprit très particulier, une manière d'humour naïve, de malice qui semble ingénue, avec toutes sortes d'épigrammes qui ressemblent à des traits de candeur. C'est le scepticisme joint à la bonté qui produit de ces effets-là: «Desmarets avait raison contre Boileau, mais Boileau avait pour lui d'avoir amusé (Note : J'abrège le texte). Les raisons de Desmarets avaient beau être solides; la saison ne leur était pas favorable. C'est à quoi un auteur ne doit pas moindre garde qu'un jardinier.» Voilà sa manière. Elle est bien aimable. Voyez-vous le geste arrondi et paternel et le demi-sourire dans une demi-moue?—De même: «Nous regardons la stupidité comme un grand malheur. Les pères qui ont les yeux assez bons pour s'apercevoir de la bêtise de leurs fils s'affligent extrêmement: ils leur voudraient voir un grand génie. C'est ignorer ce qu'on souhaite. Il eût cent fois mieux valu à Arminins d'être un hébété que d'avoir tant d'esprit; car la gloire de donner son nom à une secte est un bien chimérique en comparaison des maux réels qui abrégèrent ses jours, et qu'il n'aurait point sentis s'il eût été un théologien à la douzaine, un de ces hommes dont on fait cette prédiction qu'ils ne feront point d'hérésie.» Ce ton de plaisanterie atténuée, adoucie et fourrée d'hermine, est admirable.—Voyez encore cette remarque pleine de gravité, et le beau sérieux avec lequel elle est faite: «La discipline du célibat paraît incommode à une infinité de gens: le mariage est pour eux celui de tous les sacrements dont la participation paraît la plus chère et précieuse; et qui voudrait faire sur ce sujet un livre semblable à celui de la Fréquente communion se rendrait aussi odieux que M. Arnauld le devint quand il publia, sur une autre matière, un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit.»—Quelquefois la plaisanterie de Bayle est plus lourde; quelquefois, très rarement, elle devient plus méchante.

Le scepticisme est désenchantement, et le désenchantement, de quelque bonté qu'il s'accompagne, ne peut pas aller toujours sans amertume. M. Renan a une page, une seule, qui est du Swift. Bayle a la sienne, peut-être en a-t-il deux; mais je dois exagérer: «Les disputes, les confusions excitées par des esprits ambitieux, hardis, téméraires, ne sont jamais un mal tout pur... Il en résulte des utilités par rapport aux sciences et à la culture de l'esprit. Il n'est pas jusqu'aux guerres civiles dont on n'ait pu quelquefois affirmer cela. Un fort honnête homme l'a fait à l'égard de celles qui désolèrent la France au XVIe siècle. Il prétend qu'elles raffinèrent le génie à quelques personnes, qu'elles épurèrent le jugement à quelques autres, et qu'elles servirent de bain aux uns, aux autres d'étrille... A la vérité, le public se passerait bien de telles étrilles ou de telles limes.» Voilà, à peu près, jusqu'où va l'amertume de Bayle; elle n'est pas rude; il n'aurait pas écrit Candide. Mais on voit très bien qu'il aurait été très capable de le concevoir.

Il suffit pour montrer combien la lecture de Bayle est non seulement instructive et suggestive, mais combien agréable, attachante, enveloppante et amicale. C'est un délicieux causeur, savant, intelligent, spirituel, un peu cancanier et un peu bavard. Il dit souvent qu'il écrit pour ceux qui n'ont pas de bibliothèque et pour leur en tenir lieu. Je le crois bien, et il a fort bien atteint son but. Il était lui-même une bibliothèque, une grande et savante bibliothèque, incomplète à la vérité, et un peu en désordre, avec de mauvais livres dans les petits coins.

IV

C'est l'homme dont les hommes du XVIIIe siècle ont fait comme leur moelle et leur substance, et cela est amusant. Cela prouve (et j'ai trop dit que Bayle s'en fût irrité, il s'en fût amusé un peu lui-même) que le scepticisme est absolument inhabitable pour l'homme. L'homme est un animal qui a besoin d'être convaincu. Voilà un auteur qui, d'un solide bon sens et d'une rectitude d'esprit surprenante, détruit tous les préjugés, ne laisse debout que la raison, et ajoute, en le prouvant, que la raison ne mène à rien, et n'est qu'un dernier préjugé plus flatteur et séduisant que les autres. Ses disciples font de la raison une nouvelle foi, une nouvelle idole et un nouveau temple, et du scepticisme de leur maître trouvent moyen de tirer un dogmatisme aussi impérieux, aussi orgueilleux, aussi batailleur et aussi redoutable au repos public que tout autre dogmatisme. De cet homme qui ne croyait à rien ils tirent des raisons à démontrer qu'il faut croire à eux; et de ce contempteur de l'humanité ils tirent des raisons à prouver que l'humanité doit s'adorer elle-même, puisqu'elle n'a plus autre chose à adorer, ce qui est une conséquence un peu ridicule, mais parfaitement naturelle. Et Bayle, par le plus singulier détour, mais à prévoir, se trouve être le promoteur d'une croyance et le fondateur bien authentique, encore que bien involontaire, d'une religion. Imaginez Montaigne—currente rota, cur urceus exit? car il faut citer du latin quand on parle de Montaigne—devenant chef de secte. La roue aurait pu tourner ainsi; personne n'est le potier de soi-même.

Ce qui eût consolé Bayle, si tant est qu'il en eût eu besoin, car il était peu inconsolable, c'est qu'il avait réfuté à l'avance ses disciples dévots jusqu'à le travestir; c'est qu'il n'y a guère aucune de leurs théories dont il n'ait, comme par provision, dénoncé la témérité et raillé la vanité présomptueuse; et c'est qu'il est un précurseur de XVIIIe siècle qui en dégoûte.—Il eût pu très légitimement se laver les mains de ce qu'on tenait pour son ouvrage, et qui, tout compte fait, l'était un peu. Une dernière chose l'eût fait sourire sur la terre, à savoir son influence, et la direction, très inattendue de lui, de son propre prolongement parmi les hommes. Il aurait considéré cette dernière aventure comme une de ces bonnes folies de l'humanité dont il se divertissait doucement, comme une des bonnes «scènes de la grande comédie du monde», comme un effet des «maladies populaires de l'esprit humain»; et il n'est pas à croire que son scepticisme désenchanté et malicieux en eût été diminué. - FIN

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021