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Marivaux - Émile Faguet (1847 – 1916)

 

Ce sera un divertissement de la critique érudite dans quatre on cinq siècles: on se demandera si Marivaux n'était point une femme d'esprit du XVIIIe siècle, et si les renseignements biographiques, peu nombreux dès à présent, font alors totalement défaut, il est à croire qu'on mettra son nom, avec honneur, dans la liste des femmes célèbres.—Si on se bornait à le lire, on n'aurait aucun doute à cet égard. Il n'y eut jamais d'esprit plus féminin, et par ses défauts et par ses dons. Il est femme, de coeur, d'intelligence, de manière et de style. Il l'était, dit-on, de caractère, par sa sensibilité, sa susceptibilité très vive, une certaine timidité, l'absence d'énergie et de persévérance, une grande bonté et une grande douceur dans une sorte de nonchalance, et après des caprices d'ambition, des retours vers l'ombre et le repos. Ses sentiments religieux, des mouvements de tendresse pour ceux qui souffrent, son goût pour les salons et les relations mondaines, complètent, si l'on veut, l'analogie.—Mais c'est par sa tournure d'esprit qu'il semble, surtout, appartenir à ce sexe, qu'il a, souvent, peint avec tant de bonheur. Son nom est fragilité, et coquetterie, et grâce un peu maniérée. Je n'ai pas dit frivolité, je dis fragilité, pensée fine, brillante et légère, incapable des grands objets, et se brisant à les saisir. Je n'ai pas dit mauvais goût, je dis coquetterie, démangeaison de toujours plaire, avec détours, manoeuvres et ressources un peu empruntées pour y atteindre. Faut-il ajouter encore un certain manque de suite dans les démarches de son esprit? Il quitte, reprend, et quitte encore les plus chers objets de son étude; il a comme de l'inconstance dans le talent.—Faut-il dire encore qu'un certain degré d'originalité lui manque, ou plutôt, car ici il y a lieu à de grandes réserves, qu'il ne sait pas bien se rendre compte de sa vraie originalité, et une fois qu'il l'a trouvée, s'y bien tenir?—Il y a toujours du je ne sais quoi dans Marivaux, et un très piquant mystère. Il inquiète. Il échappe. Il entre très difficilement dans les définitions toutes faites, et non moins dans celles qu'on fait pour lui. Il impatiente par une inégalité de talent qui semble une inégalité d'humeur. On le trouve quelquefois absurde, quelquefois ennuyeux, quelquefois exquis; et tout compte fait, on est amoureux de lui. Décidément c'est l'érudit du vingt-cinquième siècle qui a raison.

I- MARIVAUX PHILOSOPHE

Il était absolument incapable d'une idée abstraite. Comme le goût de son temps était à la philosophie, il a philosophé de tout son coeur, en plusieurs volumes; car il avait cela aussi de féminin qu'il obéissait à la mode. Il semble même avoir eu une grande inclination pour cette mode-là. A plusieurs reprises il a voulu courir la carrière de publiciste. Après le Spectateur français, l'Indigent philosophe; après l'Indigent philosophe, le Cabinet du philosophe, et les Lettre de Madame de M***, et le Miroir. C'étaient feuilles volantes, sorte de journal intermittent où il prétendait exprimer, au hasard des circonstances, ses idées sur toutes choses. La lecture en est cruelle. On préférerait l'abbé de Saint-Pierre, qui, du moins, provoque la discussion. Dans le Marivaux publiciste, il n'y a pas même une idée fausse. Quand ce ne sont point des anecdotes et petites histoires sentimentales, sur quoi nous reviendrons, ce sont des lieux communs entortillés dans des phrases difficiles, ou des banalités de sentiment délayées dans du babillage. Il n'y a rien au monde qui soit plus vide. On saisit là le fond de la pensée de Marivaux, qui était qu'il ne pensait point. On s'est efforcé de trouver dans ces volumes au moins des tendances philosophiques, intéressantes à relever, comme indication du tour d'esprit général de l'aimable écrivain. On le montre ennemi du préjugé nobiliaire, très touché de l'inégalité des conditions sociales, etc. A le lire sans parti pris ni pour ni contre lui, et même avec la complaisance qu'il mérite, on reconnaîtra qu'il ne nous donne sur ces sujets, faiblement exprimées, que les idées courantes, et qui couraient depuis bien longtemps. Ses dissertations sont démocratiques comme la satire de Boileau sur la Noblesse, et socialistes comme un sermon de Massillon. C'étaient là propos de salon, à remplir les heures, et rien de plus. Quand il ne raconte pas quelque chose, on ne saurait dire à quel point Marivaux, dans le Spectateur et ouvrages analogues, nous tient les discours d'un homme qui n'a rien à dire.—«Du moment qu'il se fait journaliste...», me répondra-t-on.—Sans doute; mais ce journaliste est Marivaux, et dans tout le fatras ordinaire des feuilles volantes, on s'attendrait à trouver, çà et là, quelque passage révélant un homme qui réfléchit, ou qui a, d'avance, certaines idées arrêtées sur les choses. C'est ce qui manque. L'absence d'idées générales, et probablement l'incapacité d'en avoir, est un trait important du personnage que nous considérons. À lire les autres oeuvres de Marivaux, on soupçonne cette lacune; à lire le Spectateur, on s'en assure.

La chose est peut-être plus sensible, quand on s'enquiert des idées littéraires de Marivaux. On sait que Marivaux est un «moderne», ce que je ne songe nullement à lui reprocher; car non seulement il est permis d'être «moderne», mais il n'est pas mauvais de l'être, quand on est artiste, pour avoir le courage d'être original. Marivaux est donc contre les anciens; mais rien ne montre mieux son impuissance à exprimer une idée, c'est-à-dire à en avoir une, que la manière dont il plaide sa cause. Tout à l'heure, il était diffus et vide, maintenant il est inintelligible et inextricable:

«Nous avons des auteurs admirables pour nous, et pour tous ceux qui pourront se mettre au vrai point de vue de notre siècle. Eh bien, un jeune homme doit-il être le copiste de la façon de faire de ces auteurs? Non! cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et fin dont l'imitation littérale ne fera de lui qu'un singe, et l'obligera de courir vraiment après l'esprit, l'empêchera d'être naturel. Ainsi, que ce jeune homme n'imite ni l'ingénieux, ni le fin, ni le noble d'aucun auteur ancien ou moderne, parce que ou ses organes s'assujettissent à une autre sorte de fin, d'ingénieux et de noble, ou qu'enfin cet ingénieux et ce fin qu'il voudrait imiter, ne l'est dans ces auteurs qu'en supposant le caractère des moeurs qu'ils ont peintes. Qu'il se nourrisse seulement l'esprit de tout ce qu'ils ont de bon (il faudrait indiquer à quoi ce bon se reconnaît) et qu'il abandonne après cet esprit à son geste naturel.»

Toutes les fois qu'il touche à cette question, c'est ainsi qu'il parle. Ce qui précède est à là fin de la septième feuille du Spectateur; le galimatias est plus terrible au commencement de la huitième.

—Voici de son style quand il se fait critique. Sur Ines de Castro:

«... Et certainement c'est ce qu'on peut regarder comme le trait du plus grand maître: on aurait beau chercher l'art d'en faire autant, il n'y a point d'autre secret pour cela que d'avoir une âme capable de se pénétrer jusqu'à un certain point des sujets qu'elle envisage. C'est cette profonde capacité de sentiment qui met un homme sur la voie de ces idées si convenables, si significatives; c'est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs à nos coeurs; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entraîner avec eux l'image de tout ce qui s'est déjà passé, et pour prêter aux situations qu'on traite ce caractère séduisant qui sauve tout, qui justifie tout, et qui même, exposant les choses qu'on ne croirait pas régulières, les met dans un biais qui nous assujettit toujours à bon compte; parce qu'en effet le biais est dans la nature, quoiqu'il cessât d'y être si on ne savait pas le tourner: car en fait de mouvement la nature a le pour et le contre; et il ne s'agit que de bien ajuster.»

Marivaux était de ceux, ou de celles, a qui l'idée pure, même très peu abstraite, échappe complètement, qui n'ont ni prise pour la saisir, ni force pour la suivre, ni langage pour l'exprimer. Il n'était un «penseur» à aucun degré, et le peu de cas qu'en ont fait les philosophes du XVIIIe siècle tient en partie à cette raison.

—Il était mieux qu'un penseur; il était un moraliste. —Ce n'est pas encore tout à fait le vrai mot, et c'est chose curieuse même, comme ce romancier si agréable, et cet auteur dramatique si rare, est peu moraliste à proprement parler. Il me semble qu'il observe assez peu, et qu'on ne trouverait guère dans Marivaux de véritables études de moeurs ni de copieux renseignements sur la société de son temps. Dans ses journaux, pour commencer par eux, on ne rencontre que très peu de détails de moeurs. Il trouve le moyen de faire des «chroniques» non politiques, rarement littéraires, et où la société qu'il a sous les yeux n'apparaît point. Il n'a pas même cette vue superficielle des choses environnantes qui rend lisible Duclos. Ses causeries, pour ce qui est du fond, et dans une forme abandonnée et languissante qui, malheureusement, n'est qu'à lui, annoncent beaucoup moins Duclos qu'elles ne rappellent les Lettres galantes de Fontenelle. Ce sont des mémoires pour ne pas servir à l'histoire de son temps. Il est juste de faire quelques exceptions. On a relevé avec raison ce passage où nous apparaît un pauvre jeune homme, distingué, aimable, causeur spirituel, et qui devient absolument muet, stupide et paralysé de terreur devant son père. Voilà qui est vu, et voilà un renseignement. Mais dirais-je qu'il me semble que cela a bien l'air d'un cas très particulier et exceptionnel, et forme un renseignement plutôt sur l'époque antérieure que sur celle dont est Marivaux?—J'aime mieux citer la jolie page sur l'admiration des Français pour les étrangers, parce que c'est là un travers qui paraît bien s'introduire en France précisément dans le temps que Marivaux l'observe et le dénonce. Le passage, du reste, est charmant:

«C'est une plaisante nation que la nôtre: sa vanité n'est pas faite comme celle des autres peuples; ceux-ci sont vains tout naturellement, ils n'y cherchent point de subtilité; ils estiment tout ce qui se fait chez eux cent fois plus que ce qui se fait ailleurs... voilà ce qu'on appelle une vanité franche. Mais nous autres, Français, il faut que nous touchions à tout et nous avons changé tout cela. Nous y entendons bien plus de finesse, et nous sommes autrement déliés sur l'amour-propre. Estimer ce qui se fait chez nous! Eh! où en serait-on s'il fallait louer ses compatriotes?... On ne saurait croire le plaisir qu'un Français sent à dénigrer nos meilleurs ouvrages, et à leur préférer les fariboles venues de loin. Ces gens-là pensent plus que nous, dit-il; et, dans le fond, il ne le croit pas... C'est qu'il faut que l'amour-propre de tout le monde vive. Primo il parle des habiles gens de son pays, et, tout habiles qu'ils sont, il les juge; cela lui fait passer un petit moment assez flatteur. Il les humilie, autre irrévérence qui lui tourne en profondeur de jugement: qu'ils viennent, qu'ils paraissent, ils ne l'étonneront point, ils ne déferreront pas Monsieur; ce sera puissance contre puissance. Enfin, quand il met les étrangers au-dessus de son pays, Monsieur n'a plus du paysan au moins: c'est l'homme de toute nation, de tout caractère d'esprit; et, somme totale, il en sait plus que les étrangers eux-mêmes.»

À la bonne heure! voilà surprendre en ses commencements une manie qui n'existait point à l'âge précédent, qui est un caractère assez important de tout le XVIIIe siècle, qui aura ses suites, bonnes, mauvaises, parfois heureuses, souvent ridicules, dans l'avenir, et dont le principe psychologique est très finement démêlé.

Cela est rare. Le plus souvent Marivaux n'observe point, ou fait des observations déjà faites, par exemple sur les financiers et les directeurs, sans les renouveler par le détail ou par la forme. Dans ses romans même, je ne le trouve point si profond connaisseur en choses humaines. Ce que je dis ici sera redressé par ce qui va suivre; mais je fais une remarque générale qui m'inquiète un peu: voici deux romans de moeurs, formellement et de profession romans de moeurs, qui se passent dans le temps où l'auteur écrit, dans le pays et dans la société où il vit, des romans où le petit détail des actions humaines a sa place, des «romans où l'on mange», comme on a dit spirituellement, enfin des romans de moeurs. Eh bien, j'en vois un où il n'y a guère que des gens parfaits, et un autre où il n'y a guère que de plats gueux et des femmes perdues. Je ne sais pas lequel (à les considérer en leur ensemble) est le plus faux. Dans Marianne, jusqu'aux loups sont tendres, sensibles et vertueux. Marianne est exquise de délicatesse; voici une dame qui a la passion du désintéressement, en voici une autre qui est l'idéal même. Le Tartuffe de l'affaire, M. de Climal, a une fin si édifiante et dans tout le cours de son histoire une attitude si piteuse dans le mal, qu'on en vient à se dire que ce n'est point du tout un Tartuffe, mais un homme bon et vraiment pieux, qui a eu une faiblesse, ou plutôt une tentation de quinquagénaire, très pardonnable quand on connaît Marianne. Savez-vous ce qu'aurait fait M. de Climal, s'il eût vécu, en présence de la résistance de la jeune fille? Je suis sûr qu'il l'eût épousée.

Voilà l'aspect général de Marianne; on y voit comme un parti pris d'optimisme et une indiscrétion de vertu. Et voici le Paysan parvenu où je ne trouve ni un honnête homme ni une femme sage, où tout roule, je ne dis pas sur les plus bas sentiments, mais sur le plus bas des instincts, sur l'appétit sexuel, sans que rien, absolument, s'y mêle, de ce qui, d'ordinaire, le relève, le déguise, ou au moins l'habille. Lui, rien que lui. Par lui les intérieurs sont troublés, les familles désunies, robe, finances et ministères en émoi; par lui on meurt, on épouse, on s'enrichit, on entre en place, on parvient à tout.

Je reviendrai plus tard sur ces choses; pour le moment, je ne montre que l'ensemble et le contraste entre ces deux oeuvres d'imagination, et je crois voir que ce sont bien des oeuvres, en effet, où l'imagination domine. La réalité n'est point si tranchée que cela, ni dans le bien ni dans le mal. Ces romans renferment, nous le verrons, des parties d'observation très distingués, qu'il faut connaître; mais, en leur fond, ils ne procèdent pas de l'observation; ils n'ont point été conçus dans le réel; un peu de réel s'y est seulement ajouté. Ils procèdent chacun d'une idée, et un peu d'une idée en l'air, d'une fantaisie séduisante, qui a amusé l'esprit de l'auteur. Ce n'est point un vrai moraliste qui a écrit cela.

C'est qu'en effet il l'était peu, et seulement comme par boutades. La preuve en est encore dans ce tour d'esprit singulier, dans cette humeur fantasque d'imagination, dans cette excentricité laborieuse qui le guide plus souvent qu'on ne l'a remarqué dans le choix de ses sujets. Il s'en ira écrire des comédies mythologiques où figurent Minerve, Cupidon et Plutus, échangeant des «discours sophistiqués et des raisonnements quintessenciés». C'est ce que disait La Bruyère de Cydias; et ce que ces singulières productions dramatiques rappellent le plus, c'est bien en effet les Dialogues des morts de Fontenelle, et leur banalité attifée de paradoxes. Voyez plutôt: Cupidon fait l'éloge de la Pudeur, ce qui est le fin du fin, le plus piquant ragoût, et il dit: «Moi! je l'adore, et mes sujets aussi! Ils la trouvent si charmante qu'ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m'appelle Amour; mon métier n'est point d'avoir soin d'elle. Il y a le Respect, la Sagesse, l'Honneur qui sont commis à sa garde; voilà ses officiers...»—Que tout cela est joli, et que voilà un rien bien travaillé!

Sur cette pente, il va jusqu'au bout, et quel est l'extrême en cela? Rien autre que la Moralité à allégories du moyen âge. Ne doutez point qu'il n'en ait écrit. Nous voici sur le Chemin de Fortune. Deux gentilshommes se rencontrent non loin du palais de Fortune. Ils voient de petits mausolées, avec des épitaphes: «Ci gît la fidélité d'un ami!»—«Ci gît la parole d'un Normand!» —«Ci gît l'innocence d'une jeune fille!»—«Ci gît le soin que sa mère avait de la garder», ce qui est bien plus finement imaginé encore, car il faut renchérir. —Et les deux gentilshommes avancent. Un seigneur qui s'appelle Scrupule sort d'un petit bois et les arrête; une dame qui se nomme Cupidité les soutient et les encourage, et le drame continue ainsi...

N'est-ce pas curieux ce retour au XVe siècle par-dessus toute la littérature classique, et qu'est-ce à dire, sinon, d'abord que Marivaux a une naturelle contorsion dans l'esprit, et ensuite qu'un esprit s'abandonne à ces singulières démarches parce qu'il n'est pas nourri et soutenu de connaissances solides et de vérité?—Il y a autre chose, certes, dans Marivaux; qu'il y ait cela, c'est un signe, non seulement de mauvais goût, mais d'un certain manque de fond. Le fond, ce sont les idées et les observations morales, et les grands siècles littéraires sont riches, avant tout, de cette double matière. Quand elle fait un peu défaut, il arrive qu'un homme de beaucoup d'esprit, et novateur sur certains points, recule tout à coup, par delà les grandes générations littéraires dont il sort, jusqu'au temps où les hommes de lettres pensaient peu, observaient moins encore, et où la littérature était une frivolité pénible, et une charade très soignée.

II - MARIVAUX ROMANCIER

Faible penseur et médiocre moraliste, qu'était-il donc?—Il avait de très grands dons de romancier et de psychologue. Car il ne faut pas confondre le psychologue et le moraliste. Ils sont très différents. Pascal dirait que le moraliste a l'esprit de finesse et le psychologue l'esprit de géométrie. Le moraliste a la passion de regarder et le don de voir juste. Il se pénètre de réalité de toutes parts. Il voit une multitude de détails, du menus faits, «principes» ténus et innombrables de sa connaissance, et c'est de la lente accumulation de ces multiples impressions du réel que se fait l'étoffe du son esprit. Il peut n'être pas psychologue: ces faits qu'il saisit si bien, et en si grand nombre, et qu'il garde sûrement, il peut ne pas les analyser, n'en pas voir les sources ou les racines, les causes prochaines ou éloignées, l'enchaînement, l'évolution, la secrète économie. Personne n'est plus sûr moraliste que Le Sage, personne n'est moins psychologue.—Le psychologue ne voit, ou peut ne voir que quelques faits moraux, assez sensibles, assez gros même, «principes» peu nombreux et facilement saisissables de son art. Il peut n'être pas plus informé que chacun de nous. Mais, ces principes, il sait en tirer tout ce qu'ils contiennent; ces faits moraux, il sait les creuser, les analyser, voir ce qu'ils supposent, ce qu'ils comportent, et d'où ils doivent venir, et où ils mènent, et pénétrer comme leur constitution, comme leur physiologie.

Le moraliste se prolongeant en un psychologue sera un romancier admirable. Le moraliste qui n'est que moraliste, le psychologue qui n'est que psychologue, pourra être un romancier de grand mérite, mais incomplet. —Tout romancier est l'un et l'autre, mais il tient plus de l'un que de l'autre, selon sa complexion naturelle. Marivaux est surtout psychologue, et il l'est presque exclusivement. Voilà pourquoi ses romans semblent faux dans leur ensemble: il n'a pas assez vu;—et ont des parties éclatantes de vérité: certaines choses qu'il a vues, il les a très profondément pénétrées.

Quant à être attiré vers le roman, et né pour cela, il l'était absolument. Le psychologue a toujours au moins la tentation d'être romancier. Le moraliste l'a souvent aussi, mais beaucoup moins. Réunir beaucoup de documents sur l'espèce humaine, c'est là son plaisir, et le plus souvent il se borne à écrire les Caractères. Coordonner ses documents dans un tableau d'ensemble et faire mouvoir ce tableau sous les yeux du lecteur par la machine simple et légère d'un récit un peu lent, l'idée peut lui en plaire, et il écrira le Gil Blas; mais il faut déjà qu'il ait d'autres dons, et partant d'autres sollicitations que ceux du simple moraliste.

Le psychologue, lui, va droit au roman, de son mouvement naturel, et sans se douter qu'il n'a pas tout ce qu'il faut pour l'achever; d'où, peut-être, vient que Marivaux a toujours commencé les siens et ne les a jamais finis. Il va droit au roman, parce que sa manière d'étudier est déjà une façon de se raconter quelque chose. Il n'est pas l'homme qui jette de tous côtés avec promptitude des regards exercés et puissants; il est l'homme qui, frappé d'un certain fait, le creuse et le scrute avec patience pour remonter à ses origines, quitte à redescendre ensuite à ses conséquences. Il suit l'évolution d'un sentiment, d'une passion, soutenant tel point de la chaîne d'une observation ou d'un souvenir, et comblant discrètement les lacunes avec quelques hypothèses. Il va, vient, induit, déduit, raccorde, et tout compte fait, c'est un petit récit de la naissance, du développement, de la grandeur et de la décadence d'un fait moral, qu'il s'expose à lui-même.—Que le roman sorte naturellement de là, c'est tout simple; qu'il en sorte complet, avec tous ses organes, et doué d'une vie, c'est une autre affaire. Quant à la tentation de l'écrire, elle est sûre.

Et c'est bien ce qui arrive à Marivaux. J'ai assez dit, et un peu trop, qu'il n'y a rien dans le Spectateur, et suites. Il n'y a presque rien dont le moraliste ou l'historien des idées puisse faire son profit. Mais il y a à chaque instant des commencements de roman, des nouvelles, des romans rudimentaires. A chaque instant Marivaux glisse au récit. Et quel est le caractère de ce récit? Ce sont toujours, non précisément des observations morales, mais des situations psychologiques. Une jeune fille lui écrit: «J'ai été séduite, et je suis bien malheureuse, et voici ce que j'ai senti, et ce que je sens pour le coupable...»—Un mari lui écrit: «Je n'ai pas de chance. Ma femme a telle conduite à mon égard. Je suis jaloux, et je suis perplexe. D'un côté... de l'autre... etc.»—L'Indigent philosophe devrait être, comme le Spectateur, un recueil de réflexions diverses: très vite il se tourne de lui-même en récit picaresque.

Ainsi partout. Quoi qu'écrive Marivaux, il ne va pas loin sans qu'on voie poindre le roman, et sans qu'on voie aussi, peut-être, que c'est roman très mince d'étoffe et qui ne comportera guère que l'histoire d'un seul sentiment traversant deux ou trois situations légèrement différentes, et entouré, pour qu'il y ait cadre, à peu près de n'importe quoi.

Marianne et le Paysan parvenu sont conçus ainsi, avec plus de prétentions, plus de suite, plus de succès aussi; mais au fond tout de même.

Marivaux a été frappé d'un trait du caractère féminin, l'amour-propre dans le désir de plaire. Il a vu une jeune fille française, assez froide de coeur et de sens, intelligente, avisée et fine, sans aucune passion, et même sans aucun sentiment fort, ni pour le bien ni pour le mal, incapable d'exaltation, à peu près fermée aux ardeurs religieuses et parfaitement à l'abri des emportements de l'amour, ne désirant que plaire et inspirer aux autres le culte très délicat qu'elle a d'elle-même, et puisant dans cette complaisance qu'elle a pour soi une foule de vertus moyennes qui la rendent très aimable et très recherchée. Elle est née avec des instincts de délicatesse, de précaution à ne point se salir, de propreté morale, et la coquetterie est chez elle comme une forme de son amour-propre: quel que soit le miroir où elle se regarde, que ce soit sa petite glace d'ouvrière, sa conscience ou le coeur des autres, elle veut s'y voir à son avantage.

En butte à la poursuite d'un vieux libertin, elle n'aura point le mouvement de dégoût violent d'un coeur orgueilleux, la nausée d'une patricienne. Elle feindra de ne pas comprendre le désir qui la poursuit, elle se persuadera à elle-même qu'elle ne s'en aperçoit pas. Tant qu'elle peut dire, ou se dire, qu'elle ne sait pas ce qu'on lui veut, l'amour-propre est sauf. Cet argent qu'on lui donne, ce trousseau qu'on lui achète, tant qu'on n'a rien demandé en échange, cela peut passer pour charités paternelles; qui sait si ce n'est pas cela? L'orgueil refuserait, l'amour-propre accepte, parce que l'amour-propre est un sophiste. Ce baiser sur l'oreille en descendant de voiture méritait un soufflet. Mais s'il peut passer pour un heurt involontaire? Il faut qu'il passe pour cela, qu'il soit cela: «Ah! Monsieur! vous ai-je fait mal?» Le sophisme est un peu fort; mais encore pour cette fois l'amour-propre s'est tiré d'affaire.

Mais quand M. de Climal en est venu aux déclarations franches, et aux propositions sans périphrases? —Cette fois, il n'est sophisme qui tienne. Il faut renvoyer l'argent. On le renvoie. Il faut renvoyer la robe. Ah! la robe, c'est plus difficile, et c'est ici que le coeur se gonfle. Marianne se sent si bien née pour porter cette robe-là, offerte autrement! Est-ce qu'elle ne devrait pas venir d'elle-même sur ses épaules? Enfin on la renvoie aussi; le sacrifice est fait, et l'on peut se regarder dans son miroir.

Voilà la conscience de Marianne. Elle est réelle, puisqu'elle ne capitule point; mais elle négocie. Elle ne fait point de sortie; elle s'assure, au plus juste, et sans sacrifices inutiles, les honneurs de la guerre. Elle est faite d'un fond de dignité où s'ajoute beaucoup d'adresse et de prudence: il n'est pas défendu d'être habile. Marianne la définit elle-même bien finement: «On croit souvent avoir la conscience délicate, non pas à cause des sacrifices qu'on lui fait, mais à cause de la peine qu'on prend avec elle pour s'exempter de lui en faire.»

Ses coquetteries auront le même caractère que ses défenses; et comme ses résistances étaient mesurées juste à ce que l'amour-propre exige, ses demi-provocations se tiendront dans les limites d'une dignité qui est ferme, sans se croire obligée d'être barbare. On est à l'église. On se place parmi le beau monde. Et pourquoi non? On s'y place, on ne s'y étale point. La modestie, c'est la dignité, et l'on est modeste; mais l'humilité ce n'est plus de la conscience; cela dépasse les bornes; c'est du christianisme.—On regarde les vitraux, non point parce que ce mouvement fait valoir les yeux et l'attache du cou, mais parce que ces vitraux sont de belles choses; et si les yeux et le cou en profitent, ce n'est pas de notre faute.—Il n'est pas bien de montrer la naissance de son bras; mais il n'est pas défendu de redresser sa cornette, et si, dans ce geste, le bras attire quelque regard approbateur, ce n'est point qu'il se montre, ce n'est point qu'il se laisse voir; c'est la faute de la cornette. Ce sont coquetteries innocentes, parce qu'elles sont involontaires, ou du moins qu'elles pourraient l'être.

Et en présence d'un amour sérieux qu'elle a fait naître, comment se comportera notre Marianne? Remarquez d'abord que les amours qu'elle inspire sont vifs mais non point ardents ni profonds. Les grandes passions ne vont point à des femmes comme Marianne; elles vont plus haut, ou plus bas. Trois hommes aiment Marianne: un libertin qui n'a vu que ses quinze ans; un Dorante qui a vu sa grâce; un homme mûr et sérieux qui a vu l'équilibre, l'assiette ferme de son esprit. Le libertin est repoussé; l'homme sérieux a le sort ordinaire des hommes sérieux: il a un grand succès d'estime; le Dorante, M. de Valville, est accueilli, sévèrement puni d'un instant d'infidélité, et, en définitive, serait épousé, si Marianne avait terminé son oeuvre23.

Note 23: (retour) Il épouse dans le dénouement que le continuateur de Marivaux a ajouté.

Marianne aime donc, mais comme elle fait toute chose: elle aime sur la défensive. Elle ne s'abandonne ni à l'amour, ni même au plaisir d'être aimée, parce qu'elle ne s'oublie jamais. L'amour-propre défend d'être dupe. Tant que Valville se montre empressé, elle se montre attentive, et rien de plus. Et comme elle a bien raison! Car voilà que Valville est infidèle, et où en serions-nous maintenant, si nous avions laissé voir que nous aimions? Mais nous n'avons point fait cette faute, et nous confondons le perfide par une petite scène de générosité dédaigneuse très bien conduite: «Allez! Monsieur, il vous est tout loisible...»—Et alors, comme nous sommes, sinon heureuse, du moins contente de nous, ce qui est la petite monnaie du bonheur! Comme nous puisons dans notre vanité satisfaite, dans notre amour-propre chatouillé, dans notre dignité qui se sent intacte et qui se rengorge un peu, une consolation que d'autres trouveraient amère, mais que nous trouvons très suffisante!

«Pour moi, je revenais tout émue de ma petite expédition; mais je dis agréablement émue: cette dignité de sentiments que je venais de montrer à mon infidèle; cette honte et cette humiliation que je laissais dans son coeur; cet étonnement où il devait être de la noblesse de mon procédé; enfin cette supériorité que mon âme venait de prendre sur la sienne, supériorité plus attendrissante que fâcheuse... tout cela me chatouillait intérieurement d'un sentiment doux et flatteur... Voilà qui était fait: il ne lui était plus possible, à mon avis, d'aimer Mlle Walthon d'aussi bon coeur qu'il l'aurait fait; je le défiais d'avoir la paix avec lui-même... et c'étaient là les petites pensées qui m'occupaient... et je ne saurais vous dire le charme qu'elles avaient pour moi, ni combien elles tempéraient ma douleur.»

Fort bien, Marianne, vous n'aimez point, voilà qui est clair; mais, d'abord, vous prenez le vrai chemin pour être aimée, et du reste, vous êtes une petite personne clairvoyante, très ferme, très sûre de soi, très forte, et qui le sait, et qui s'en félicite très complaisamment, et qui trouve dans ce sentiment tous les réconforts du monde; et c'est plaisir de voir avec quelle gratitude envers vous-même vous vous regardez dans votre miroir.

Voilà Marianne. Ce n'est guère qu'un portrait; ce n'est guère que l'étude minutieuse d'un seul sentiment, ou d'un groupe de sentiments qui ont ensemble étroit parentage, et qui s'entrelacent les uns dans les autres. Mais c'est une étude psychologique très poussée, et souvent très finement juste. Quelquefois on dirait du La Rochefoucauld un peu délayé. Marivaux connaît bien les femmes. Je crois qu'il ne connaît qu'elles; mais il s'y entend. Il démêle très heureusement les ressorts déliés et frêles d'un caractère féminin. À ne considérer dans Marianne que Marianne seule, la lecture de ce livre est d'un très grand charme. Sur le reste je reviendrai, et j'aurai bien à dire; mais ce que je crois voir pour le moment, c'est combien Marivaux a de pénétration psychologique pour aller jusqu'au fond intime d'un sentiment surprendre la structure secrète, compter les contractions, isoler les fibres.

Le Paysan parvenu, à ne regarder encore que le personnage principal, est beaucoup moins distingué. Ne crions pas trop vite à la pure convention. Il y a de la vérité dans M. Jacob. L'homme qui arrive par les femmes est un caractère saisi sur le vif, qui est particulièrement contemporain de Marivaux; mais qui est de tous les temps; et Marivaux en a bien saisi le trait principal, la confiance tranquille et presque béate, le laisser-aller, l'aimable abandon. Un tel homme se sent très vite une force naturelle, une puissance sereine et inévitable du monde physique, une sève. Il a la placidité d'un élément. Il en a l'inconscience. Les succès lui sont dus, comme au fleuve les vallées profondes; il s'y laisse aller d'un mouvement lent et sûr.

À cela s'ajoute, chez M. Jacob, un peu de finesse rustique, un patelinage de paysan madré, qui est un bon détail, et met un peu de variété dans la monotonie forcée, et comme essentielle, d'un tel personnage.

La progression même, dans le développement du caractère, est bien observée. Au commencement quelques scrupules, et aussi quelques timidités. Le propre d'une force comme celle qui fait le fond de l'honorable M. Jacob est de s'ignorer d'abord, et, tant qu'elle s'ignore, d'être contenue par les préjugés de l'éducation en usage chez les honnêtes gens. M. Jacob commence par n'accepter que quelques écus de la dame et de la femme de chambre; il refuse une forte somme, parce qu'elle est trop forte, et d'origine suspecte. Il refuse d'épouser la suivante, à certaines conditions que le maître de la maison veut imposer. On a son honneur, un honneur de valet, point trop délicat, mais qui ne s'accommode pas encore de tout.

Mais ensuite M. Jacob apprend peu a peu ce qu'il est, et il s'abandonne à son étoile; et il est admirable d'assurance sur le domaine qu'il sait qui est à lui. Distinction très fine: il est à l'aise, et très vite, beau parleur avec les femmes; mais les hommes l'intimident longtemps. À l'opera, au milieu des beaux marquis, il se sent gêné, voudrait se cacher; il rencontre le regard d'une marquise, et le voilà rétabli dans ses avantages. —Il y a des détails excellents. On lui offre une place; il est chez celui qui en dispose; il l'a acceptée. La pauvre femme de celui à qui on la retire arrive en larmes et supplie. Voyez-vous Gil Blas à la place de Jacob? Je crois l'entendre: «Je m'en allai très confus et faisant réflexion que le bonheur des uns est toujours formé du malheur des autres. Mais elle était arrivée un instant trop tard; j'avais accepté, el il eût été désobligeant de rendre.» M. Jacob, lui, rend la place. Ce n'est point un ambitieux ou batailleur dans le combat de la vie. Il ne se pousse pas, il arrive. Il fait cent fois pis que Gil Blas; mais point les mêmes choses. Leurs empires sont différents. Cette place, il a le sentiment qu'il n'en a pas besoin; il la retrouvera, ou mieux. Sa carrière est ailleurs que dans les antichambres ministérielles, et plus sûre. Chacun n'a d'assurance, d'énergie, et même d'effronterie que dans son métier.

Il est donc bon ce Jacob; mais il n'est pas conduit, ce me semble, jusqu'au terme logique et naturel de son développement (ce qui tient peut-être à ce que Marivaux n'a pas terminé lui-même le Paysan parvenu, non plus que Marianne). J'ai soupçon que l'assurance de l'homme doué de la puissance naturelle qui fait la fortune de M. Jacob, doit se tourner assez promptement, en une sorte de brutalité. Se sentir sûr de l'amour de toutes les femmes développe étrangement le fond de férocité qui est en l'homme. Si les mortels ordinaires ont tant d'aversion pour les Jacob, c'est un peu jalousie; un peu sentiment de dignité; surtout certitude que ces gens-là ne se bornent pas à être des misérables et deviennent très vite des coquins. Molière n'a pas manqué de faire son Don Juan méchant. Il faut un peu l'être pour être Don Juan, et surtout à faire comme Don Juan, on est sûr de le devenir. Le Leone-Leoni de George Sand, encore qu'un peu poussé au noir, est très bien vu à cet égard24. Marivaux ne l'a pas entendu ainsi et s'est peut-être trompé.

Note 24: (retour) Je n'ai pas besoin de rappeler le Bel Ami de Maupassant, qui pourrait être intitulé le Sous-officier parvenu, et où ce trait est très bien marqué, peut-être même avec excès.

Ainsi M. Jacob s'est marié. Il était dans son caractère de rendre sa femme horriblement malheureuse, la rencontrant comme un obstacle après l'avoir saisie comme un premier échelon. Marivaux est doux; il lui a épargné cette cruauté, en tuant sa femme à propos. C'est peut-être reculer devant le point délicat, difficile et intéressant.—Passons, et après tout, Mme Jacob a pu mourir. Mais M. Jacob ne montre nulle part le plus petit trait de cette dureté si naturelle à ses semblables, et dont il fallait au moins qu'il eût comme un germe. Il est bénin, et tout passif. Il est choyé, dorloté, engraissé et doucement papelard. Souvent on le prendrait plutôt pour un «directeur» que pour ce qu'il est, et il n'y a rien de plus différent. C'est que Marivaux est un génie féminin, et s'entend a peindre surtout les femmes et les personnages qui leur ressemblent. Il a fait un Jacob un peu adouci, un peu féminisé, sans songer que les Jacob réussissent auprès des femmes précisément parce qu'ils ne leur ressemblent pas; un Jacob qui n'est point faux, car le trait principal est bien saisi; mais qui s'arrête comme à mi-chemin de son évolution naturelle, qui bénite à s'accomplir, qui reste indécis parce qu'il resta inachevé, et qui devrait, ce me semble, ne pas réussir, du moins entièrement.

Jolie esquisse du reste, étude psychologique dessinée d'un trait délié et fin, à laquelle il manque, comme toujours, la vigueur, la plénitude, les dons, pour tout dire, du grand moraliste.

Et, enfin, sont-ce là des romans? Mon Dieu, non, et l'on voit bien que c'est à cette conclusion que je suis forcé de venir. Marivaux est un psychologue; il fait un bon «portrait» ou un bon «caractère»; il l'expose bien, dans un bon jour, il le fait deux ou trois fois pour montrer son modèle dans deux ou trois attitudes et dans le jeu nouveau de lumière et d'ombres que de nouveaux entours font sur lui, et il croit avoir écrit un grand roman. Mais il n'a pas assez de matière, une assez grande richesse d'observations pour que ce qui environne sa figure centrale ait autant de réalité qu'elle en a. Il s'ensuit que dans ses romans le personnage principal est vrai, et tout le reste conventionnel.

J'exagère un peu. Dans Marianne, après Marianne, il y a M. de Climal. Dans le Paysan, après Jacob, il y a Mlle Habert cadette. Je le veux bien. Et encore M. de Climal est-il d'une si puissante réalité? Deux ou trois discours de lui sont de petits chefs-d'oeuvre, mélanges infiniment heureux de fausse dévotion qui ronronne et de libertinage honteux qui balbutie. Mais il y a bien quelque incertitude dans le trait général, et je ne sais pas si c'est moi que je dois accuser quand j'hésite à son égard entre le dégoût, la pitié et presque l'estime, selon les circonstances. La complexité, dans la composition d'un personnage, est, suivant les cas, trait de génie ou signe d'impuissance. Le mal est que, pour M. de Climal, le doute au moins reste dans l'esprit.

Mlle Habert n'est point complexe; et elle a de la vérité; mais elle est pâle, elle est sans relief. Elle ne laisse presque rien dans la mémoire. Une figure pleine et grasse, des yeux qui luisent sous des paupières discrètes, les lignes arrondies d'une chatte gourmande, voilà ce que je me rappelle, et c'est quelque chose, mais c'est tout.

Je suis sûr que cette impuissance relative à fournir de matière ses personnages secondaires, Marivaux en a conscience, et que c'est pour cela qu'il les tue à mi-chemin, M. de Climal au tiers de Marianne, Mlle Habert à la moitié du Paysan. Sans doute il ne pouvait point les soutenir, et il s'en est débarrassé, et le vice de composition n'est peut-être qu'une indigence d'invention.

Quant à ce qui reste, quand on en parle, savez-vous ce qui arrive? C'est que ce n'est plus de Marivaux qu'on s'entretient. Ce n'est plus lui qui écrit, c'est son temps. Marivaux, dans ses romans, se trace un cadre assez vaste, y dessine, avec sa psychologie adroite, mais peu puissante, et son observation juste, mais peu riche, une, deux, trois figures, et surtout une, qui ont de la vérité; et il remplit les espaces vides avec ce que lui donnent le tour d'esprit, le tour d'imagination, le bel air, le goût général, les lieux communs et les manies intellectuelles de son époque. Or dans l'époque dont il est, il y a surtout deux goûts dominants en littérature d'imagination: c'est à savoir la vertu et le dévergondage.

Je dis le dévergondage, et c'est chose bien connue déjà du lecteur: il sait que Crébillon fils commence de très bonne heure au XVIIIe siècle, avec les Lettres Persanes et le Temple de Gnide. Ce qu'on oublie quelquefois, c'est que la «vertu», la vertu à la mode de Jean-Jacques, «l'âme vertueuse et sensible» n'est point née sous les auspices de Diderot et de Rousseau. Elle vient au jour, elle aussi, presque au commencement du siècle. On la trouve dans ces mêmes Lettres Persanes à l'épisode des Troglodytes; on la trouve dans tout le théâtre sentimental de La Chaussée, et ne perdons pas de vue que le théâtre de La Chaussée est exactement contemporain des deux romans de Marivaux.

Il faut bien se persuader, et que Diderot n'a inventé ni le libertinage, ni la sensibilité, et que l'un et l'autre sont venus à peu près ensemble, dès que l'influence du XVIIe siècle s'est affaiblie, comme frère et soeur, qu'ils sont en effet. Car ils sont de même famille, et se soutiennent l'un et l'autre, et même se supposent. Dès que la gravité chrétienne a cessé de remplir, ou de soutenir, ou, au moins, de réprimer les esprits, le libertinage s'y est insinué; et dès que le libertinage s'y est introduit, le respect humain, pour en tempérer la crudité, y a mêlé le goût de la vertu et le don de l'attendrissement. On est licencieux, on est lubrique; mais on a bon coeur, on est pitoyable, le spectacle du malheur vous arrache de généreuses larmes, et, sous ce couvert, on continue d'être libertin en toute décence. Et le lecteur peut lire sans rougir l'oeuvre où tant de vertu enveloppe un peu de cynisme; et l'auteur se sauve de ses écarts par la beauté morale de ses conclusions; et tout le monde trouve son compte; et vertu et dévergondage s'en vont de concert tout le long du siècle, jusqu'à Diderot et Rousseau, si enclins à l'un comme à l'autre, et qui ont à l'un et à l'autre, unis et enlacés jusqu'à se confondre, fait de si grandes fortunes, qu'ils passent pour les avoir inventés.

Le fait est constant; quant à la théorie, elle n'est pas de moi; elle est de Marivaux. C'est lui qui établit cette règle de l'union nécessaire de la licence et de l'honnêteté. Il gronde Crébillon fils: Vous êtes trop cru, lui dit-il. Il faut des débauches dans un bon ouvrage, mais tempérées par des tendances vertueuses; «nous sommes naturellement libertins, ou, pour mieux dire, corrompus; mais il ne faut pas nous traiter d'emblée sur ce pied-là. Voulez-vous mettre la corruption dans vos intérêts? Allez-y doucement, apprivoisez-la, ne la poussez point à bout. Le lecteur aime les licences, mais non point les licences extrêmes, excessives... Le lecteur est homme; mais c'est un bomme en repos, qui a du goût, qui est délicat, qui s'attend qu'on fera rire son esprit; qui veut pourtant bien qu'on le débauche, mais honnêtement, avec des façons, avec de la décence.»— Que disais-je?

Ces deux goûts dominants, ces deux lieux communs de l'esprit public au XVIIIe siècle, ils n'étaient guère, à la vérité, dans Marivaux. Là où Marivaux est supérieur, ils sont absents; mais c'est avec quoi il a comblé les vides et fait l'étoffe courante et commune de ses romans; c'est ce qu'on trouve dans son oeuvre quand il n'y intervient pas directement, et qu'il la laisse aller d'elle-même.

Sensibilité conventionnelle, toute la partie de Marianne (le second tiers) où la jeune fille est menée dans le monde, conduite chez le ministre, etc. Il y a là une scène dans le cabinet ministériel, avec larmes, génuflexions, genoux embrassés, et ministre la main sur son coeur, qui mériterait d'être peinte par Greuze. Il n'y manque qu'un huissier au second plan ouvrant les bras à demi étendus dans un geste qui veut dire: «Spectacle divin pour une âme sensible!»

Libertinage concerté et appuyé, toutes les dames qui veulent du bien à M. Jacob; détails scabreux, peintures lascives qui se répètent à satiété; une certaine gorge de madame de Fécourt qui reparaît régulièrement, toutes les dix pages... Et tout cela aussi très conventionnel, sans relief, sans individualité des personnes: mademoiselle Habert à part, je confesse que je confonds toutes les autres, et que j'attribue peut-être à madame de Fécourt la gorge de madame de Ferval ou de madame de Vambures.—Il y a même un peu de libertinage dans Marianne, et le, pied, déchaussé par accident, de Marianne est bien le pendant du pied, volontairement sans pantoufle, de madame de Ferval.

En vérité tout cela n'est pas de Marivaux; c'est de tout le monde qui est autour du lui; cela n'a pas d'originalité parce que ce n'est pas conception de l'auteur, substance de son esprit, mais matière commune dont il entoure et gonfle ses conceptions pour faire volume. Il a un bien joli mot quelque part: «... moins à la honte de mon coeur qu'à la honte du coeur humain; car chacun a d'abord le sien, et puis un peu celui de tout le monde...»—Et chacun aussi a d'abord son esprit, et puis un peu celui des autres, qu'on ajoute au sien pour étendre un peu son domaine; mais à ces biens d'emprunt on ne laisse pas sa marque et les traces d'une possession véritable.

Ce qui est bien de lui, ce sont des longueurs d'une autre espèce, d'interminables réflexions. «Je suis naturellement babillard», dit-il en une préface. Il l'est doublement, étant de complexion un peu féminine, et faisant état de psychologue. Il faut qu'il explique tout par le menu, et, quand il a tout expliqué, qu'il recommence. Il peint deux dévotes engloutissant des plats énormes avec des mines dégoûtées qui doivent donner le change, et convaincre le spectateur, et elles-mêmes, qu'elles n'y mettent point de concupiscence. Il suffisait de dire cela. Il le dit, déjà longuement, et ensuite:

«... Je vis à la fin de quoi j'avais été dupe. C'était de ces airs de dégoût que marquaient mes maîtresses, et qui m'avaient caché la sourde activité de leurs dents. Et le plus plaisant, c'est qu'elles s'imaginaient elles-mêmes être de très petites, de très sobres mangeuses. Et comme il n'était pas décent que des dévotes fussent gourmandes (sans doute, passons); qu'il faut se nourrir pour vivre et non pas vivre pour manger; que, malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de la gloutonnerie...»

Ah! c'est fini!—Non!

«... et c'était par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes; c'était par l'indolence avec laquelle elles y touchaient qu'elles se persuadaient être sobres, en se conservant le plaisir de ne pas l'être; c'était (allez! allez!) à la faveur de cette singerie que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l'intempérance.»

Voilà trop souvent sa manière. Il semble croire que son lecteur est très inintelligent et n'a jamais compris. Marianne ne veut pas avouer au jeune Valville qu'elle est fille de magasin chez Mme Dutour. Elle refuse de donner son adresse; elle retournera à pied, quoique blessée. Elle évite de prononcer le nom de la lingère. Puis, à un moment donné, perdant la tête: «Il faudra donc envoyer chez Mme Dutour.» Quel malheur! elle s'est trahie! «—Ah! cette marchande de linge...., répond Valville; c'est donc elle qui aura soin d'aller chez vous dire où vous êtes.» Quelle bonne fortune! Valville n'a pas compris!—Le revirement est joli, il est très clair, et le lecteur n'a pas besoin de commentaire. Mais Marivaux en a besoin; il est explicateur fieffé:

«... Y avait-il rien de si piquant que ce qui m'arrivait? Je viens de nommer Mme Dutour; je crois par là avoir tout dit, et que Valville est à peu près au fait. Point du tout. Il se trouve qu'il faut recommencer; que je n'en suis pas quitte; que je ne lui ai rien appris; et qu'au lieu de comprendre (le voilà parti!) que je n'envoie chez elle que parce que j'y demeure, il entend seulement que mon dessein est de la charger d'aller dire à mes parents où je suis; c'est-à-dire qu'il la prend pour ma commissionnaire: c'est là toute la relation qu'il imagine entre elle et moi.»

Cela est continuel. Il le sait lui-même, s'en accuse, s'en excuse, s'en amuse, et recommence. C'est la marque de la manie psychologique. Vauvenargues a de ce travers; Massillon aussi; Le Sage n'en a pas l'ombre. On voit les pentes différentes. Le roman, de Le Sage à Marivaux, d'oeuvre de moraliste, devient oeuvre de psychologue, avec les défauts et les qualités aussi que comporte ce genre. Il est fait de l'élude très minutieuse de quelques sentiments, avec beaucoup de réflexions et de considérations; et cela fait un fond un peu dénué, et, pour l'étoffer, l'auteur y ajoute des choses qui ne sont pas de lui, mais de ses voisins: un peu de ce réalisme des vulgarités qui avait commencé à poindre avec Le Sage, et qui devait être vite à la mode en France, où le réalisme n'a le plus souvent été qu'un certain goût de s'encanailler; un peu de sensibilité et de vertu larmoyante; un peu de polissonnerie.

Et voilà, ce me semble, les romans de Marivaux. Ils ont des disparates extraordinaires, et sont, selon les pages, excellents ou assommants. C'est qu'ils ont été écrits comme par deux hommes, l'un psychologue, contemporain de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette, qui est exquis, encore qu'un peu long, l'autre par un homme du XVIIIe siècle qui connaissait le goût du jour et qui expédiait, comme à la tâche, des pages de grivoiseries ou de sensibleries pour aider l'autre. Et il n'y a personne qui ressemble moins au premier que le second, d'où suit dans l'ouvrage commun quelque incohérence.

Trouve-t-on en quelque ouvrage Marivaux à peu près tout seul, et sans collaborateur trop apparent? Oui, et c'est là que nous allons le considérer pour achever de le bien connaître.

III - MARIVAUX DRAMATISTE

Il était né pour le théâtre, et plutôt le théâtre était l'endroit où ses qualités devaient se trouver dans tout leur jour,—où ce qui lui manquait n'est point nécessaire, —où, enfin, il se pouvait qu'il fût contraint de renoncer à ses défauts, justement parce qu'ils y sont plus graves qu'ailleurs.

Cet art psychologique où il était fin ouvrier, le théâtre en vit; c'est sa ressource propre. Ce ne sont point les grands moralistes qui réussissent à la scène, ce sont les grands psychologues. Ce ne sont point des tableaux très riches et abondants des moeurs humaines que le théâtre peut nous présenter, c'est l'analyse très nette, très diligente et bien conduite, d'une ou deux passions dans chaque pièce, et c'en est assez; c'est l'évolution, bien suivie en ces phases successives, d'un ou de deux sentiments, qu'on saura présenter et opposer d'une manière dramatique. Et tant s'en faut qu'il soit besoin d'une foule de personnages, tous bien saisis, c'est-à-dire d'une multitude de renseignements sur les moeurs des hommes, qu'il ne faut pas même de personnages trop complexes, sous peine de n'être plus clair. Au théâtre l'homme est comme dépouillé de tous les accessoires de son caractère, il est réduit à ses passions dominantes; et puis, en revanche, ces passions sont étudiées dans tout leur détail et étalées dans tout leur développement.

Essayez de mettre Gil Blas au théâtre. Vous vous apercevrez d'abord que tant de personnages si variés, tous si précieux pourtant, deviennent inutiles et gênants, fondent et s'effacent, et que Gil Blas seulement et ses amis intimes peuvent rester, et que Gil Blas prend une importance énorme; et que dès lors, en revanche, lui n'a plus assez de fond, est trop en surface pour les proportions que vous êtes contraint de lui donner; et qu'en fin de compte c'est tout le tableau de moeurs qu'il faut laisser tomber, et un caractère qu'il faut creuser davantage.

Eh bien, Marivaux était à son aise au théâtre précisément parce qu'il savait creuser un caractère, et parce que le grand tableau de moeurs, qu'il n'eût pas su remplir, ne lui était pas demandé là.

Il n'était qu'à demi réaliste, et comme par caprice. Ceci encore, au théâtre, n'était point mauvais. Le théâtre n'admet le réalisme qu'à légères doses, parce que le réalisme est tout fait de menus détails, et que le théâtre procède par grandes lignes. Une scène épisodique réaliste a de la saveur au théâtre; mais les grandes passions éternelles (sous de nouvelles couleurs et regardées d'un nouveau point de vue, tous les cinquante ans), voilà toujours le fond où il ne faut pas tarder à revenir, et où le spectateur vous ramène.

Ses complaisances pour le goût du temps, sensiblerie fade ou manie de libertinage, n'avaient guère leur place sur la scène, où la gauloiserie est bien reçue, mais où l'art de provoquer des mouvements honteux est absolument proscrit; où les sentiments délicats sont bien accueillis, mais où la comédie larmoyante n'avait pas encore pu s'établir en faveur. Si Marivaux avait eu, de son fond, ce goût de pleurnicherie sentimentale, il l'aurait apporté là, comme fit La Chaussée; mais j'ai cru voir qu'il n'est chez lui que ressource d'emprunt pour allonger ses volumes, et aussi n'y a-t-il pas songé en un genre d'ouvrages où la mode ne l'imposait point, et qui, du reste, doivent être courts.— Enfin ses défauts, bien personnels ceux-là, d'abstracteur de quintessence et d'explicateur à perte d'haleine, minutieux commentaires, analyses confuses à force d'être multipliées, et galimatias dans la finesse, pouvaient le perdre absolument au théâtre,—à moins que le théâtre ne l'en détournât. C'était partie de va-tout. Subsistant, ces défauts eussent été là odieux; mais précisément parce qu'ils devenaient odieux, ils pouvaient, là, lui sembler tels, et le dégoûter, et, à force d'apparaître extrêmes, être amenés à disparaître. Dans une circonstance où une sottise serait énorme, ou bien on la fait, ou bien son énormité vous avertit de ne point la faire. C'est ce dernier qui est arrivé, ou à peu près; car les défauts intimes ne s'abolissent point, mais il arrive qu'ils se contiennent.

Rien ne montre mieux que cet exemple combien le théâtre est une bonne discipline, en ses rigueurs salutaires, pour les hommes de lettres. Le théâtre a ramené les défauts de Marivaux à la mesure de demi-qualités, de dons aimables et un peu suspects, de grâces légèrement inquiétantes. Comme il faut être court au théâtre, ses longueurs se sont restreintes à de simples nonchalances;—comme il faut être vif, ses analyses se sont ramassées en traits rapides et pénétrants, et les coups de sonde ont remplacé les longues galeries souterraines;—comme il faut être clair, son galimatias est resté dans les honnêtes limites du précieux; et de tout cela s'est formé le marivaudage, dont on n'a jamais su s'il est le plus joli des défauts, ou la plus périlleuse des qualités, ou une bonne grâce qui s'émancipe, ou un mauvais goût qui se modère.

Le théâtre lui était donc un lieu favorable en somme, où ses dons avaient leur emploi, ses lacunes leur excuse, ses mauvais penchants leur correctif; et où il pouvait donner une note toute nouvelle, ce qu'il a d'original s'accommodant bien à la scène, et ce qu'il a de commun ne pouvant guère y trouver place.

Aussi ce théâtre de Marivaux est-il d'une qualité rare et précieuse. La première impression en est ravissante. Il est joli d'abord de tout ce qui n'y est point. On sent, au premier regard, un homme qui n'a point de métier (plus tard on s'apercevra que c'est un homme qui a un métier à lui). On ouvre le volume, on parcourt, et c'est une surprise aimable. Quoi! point d'intrigue; point de quiproquo; point d'obstacle extérieur au bonheur des amants, point de circonstance accidentelle qui les sépare, corrigée par une circonstance accidentelle qui les réunit;—et point de tuteur barbare, de père terrible, d'oncle sauvage et stupide;—et pas davantage de peinture de la société (oh! non!); point de traitants, d'agioteurs, de femmes d'intrigue, de chevaliers d'industrie, de «chevaliers à la mode», de valets flibustiers, de parvenus, de femmes galantes, de dévotes, de directeurs;—et point non plus de comédies de caractère: point de pièce qui s'intitule le distrait, l'inconstant, le maniaque, le disputeur, le décisionnaire, le grondeur, le grave, le triste, le gai, le sombre, le morne, l'acariâtre, le tranquille, l'amateur de prunes, et qui nous offre le divertissement de dix lignes de La Bruyère en cinq actes!—Quel singulier théâtre! Voilà qui ne ressemble à rien! Mais déjà c'est quelque chose que cela, et l'on en est comme tout reposé et rafraîchi.

On lit de plus près, et l'on s'aperçoit qu'il y a là un genre nouveau, une sorte de comédie romanesque, des ouvrages dramatiques qui sont des «nouvelles», ou bien plutôt, de petits romans traités dans la manière dramatique, du reste avec le moins de procédés dramatiques qu'il se puisse. Cette comédie n'emprunte presque rien—ayons le courage de dire rien du tout— à la vie courante; elle n'a la prétention ni de corriger les moeurs ni de les peindre; elle n'est ni une thèse ni un miroir; elle est faite d'une douce et légère aventure de coeurs entre gens qu'on n'a jamais rencontrés dans la rue. Les critiques qui veulent voir dans ce théâtre la comédie traditionnelle, et y chercher des renseignements sur les hommes du temps, ont le double malheur de n'y trouver rien, et de nous amener, par leurs analyses les plus laborieuses, à cette conclusion, très fausse, qu'il est nul. Les personnages y sont d'un pays qui n'est nullement géographique. Les suivantes sont des dames très bien élevées, et qui ne sont pas seulement spirituelles, qui sont ingénieuses. Et faites bien attention, souvent les grandes dames ont des naïvetés, de petites impatiences, de légers et adorables manques de réflexion ou de tenue qui en font de charmantes grisettes. Il n'y a pas une grande distance, non seulement d'allures, mais même de race, entre maîtres et valets. Au théâtre les acteurs jouent ces rôles chacun selon son «emploi» et rétablissent la différence; mais examinez, et vous verrez qu'elle est factice.—Et, pareillement, les mères (le plus souvent) sont aussi jeunes de coeur que leurs filles; les pères dressent des pièges joyeux où se prendront leurs enfants, d'une humeur aussi gaie et alerte que de jeunes valets.—Et tout cela est léger, capricieux, aérien, fait de rien, ou d'un rêve bleu, qui nous emmène bien loin, loin des pays qui ont un nom, dans une contrée où l'on n'a jamais posé le pied, et que pourtant nous connaissons tous pour savoir qu'on y a les moeurs les plus douces, les caractères les plus aimables, des imperfections qui sont des grâces, et que c'est un délice d'y habiter.

—Autrement dit, cette comédie est ultra-romanesque, et diffère de toutes les autres en ce qu'elle est plus conventionnelle qu'aucune d'elles.—Il faut voir. Relisons un peu. Ces gens-là ne sont que des âmes, cela est clair; mais des âmes peuvent avoir une certaine réalité, qui consiste à ressembler aux nôtres tout en étant beaucoup plus belles; elles peuvent avoir une certaine vie qui consiste à aimer, à désirer, à sentir, à se chercher, à se fuir, à se contracter douloureusement dans la tristesse, à s'épanouir délicieusement dans la joie, à hésiter dans l'incertitude, à se mouvoir enfin librement dans l'atmosphère légère et pure qu'elles habitent; et si le moraliste proprement dit, ou pour mieux parler l'historien de moeurs, n'a guère que faire ici, il me semble que le psychologue peut s'y trouver bien.—Marivaux n'a pas compris autrement la comédie. Il a considéré des âmes humaines parfaitement en dehors de quelque temps et de quelque lieu que ce fût, mais qui étaient bien des âmes humaines, et qu'il regardait de très près. Il n'est fantaisiste que de première apparence, et parce qu'il supprime à peu près le support matériel et l'habitacle ordinaire des esprits humains; mais avec les ressorts mêmes de ces esprits, il ne badine point; il n'invente pas, il est très informé et très diligent, et il arrive ainsi que ce théâtre, qui contient si peu de réalité, contient plus de vérité que beaucoup d'autres.—Il est très libre, très dégagé, très affranchi de toute imitation des choses de la rue ou de la maison; il paraît très imaginaire, et tout à coup on s'aperçoit qu'il est très profond. Figurez-vous qu'on dît à Racine: «Vos Grecs ne sont pas des Grecs. Ils sont du temps d'Homère et ils n'ont rien d'homérique.» Il eût répondu sans doute: «Ce ne sont guère des Français davantage. Ce sont des hommes. J'ai un goût pour l'étude des sentiments humains en eux-mêmes, et ce goût ne s'accommode guère du souci de la couleur des temps et des lieux. S'il me conduit à tracer des développements de passion qui ne soient ni d'un siècle ni d'un autre, mais qui soient vrais, il suffit peut-être.» A un degré inférieur, et dans un autre ordre, Marivaux procède de même. La couleur locale de la comédie, c'est le réalisme. Il n'en a souci, et d'autant plus peut-être, étant connaisseur en choses de l'âme, il nous donne l'impression de la vérité pure. Veut-on voir comment une idée de comédie lui vient en l'esprit, et d'où il part pour en faire une? Allons chercher une comédie qu'il n'a point faite, et dont il n'a jeté sur le papier que la matière:

«J'ai eu autrefois une maîtresse qui était savante. Sa folie était de philosopher sur les passions quand je lui parlais de la mienne. Cela m'impatienta... J'avais remarqué quelle était glorieuse de savoir si bien jaser; je pris le parti de la louer beaucoup et de faire le surpris de sa pénétration. Elle m'en croyait enchanté. Savez-vous ce qui arriva? C'est que pendant qu'elle définissait les passions, je lui en donnai en tapinois une pour moi, que sa vanité lui fit prendre par reconnaissance, et qui m'ennuya à la fin, parce que j'en méprisais l'origine. Elle fut fâchée de la retraite que je fis: mais elle ne perdit pas tout; car, comme elle aimait à philosopher, je lui laissai de la besogne pour cela en me retirant. Elle ne parlait des passions que par théorie. Il n'y avait que son esprit qui les connût, et je les lui avais mises dans le coeur... dès lors je crois qu'elle s'occupa plus à les sentir qu'à les examiner.»

Ceci est une page de l'Indigent philosophe, et ç'aurait pu devenir une comédie de Marivaux. C'est une analyse d'une façon d'aimer. La Rochefoucauld a dit qu'il y a bien des gens qui n'auraient jamais connu l'amour s'ils n'en avaient pas entendu parler, et l'on a dit depuis que parler d'amour c'est déjà le foire. Voilà justement le sujet de cette comédie que Marivaux n'a pas écrite.

La Comtesse, le Marquis, le Chevalier. La Comtesse discute sur l'amour avec une profondeur extraordinaire, en femme qui affecte d'être sûre de ne point le ressentir, quand on cause en théoricien, avec une froide raison, de ces choses, c'est qu'on est bien loin d'aimer... En effet, il n'y a aucun danger, dit le marquis. Mais comme vous en parlez bien! quelle intelligence, quelle finesse, que d'esprit! C'est plaisir de s'entretenir avec une femme supérieure.»

LA COMTESSE.—Lisette, je sais trop la vanité de l'amour pour trouver un homme aimable; mais je sais connaître le mérite. Le marquis est fort bien. Voilà un homme qui m'apprécie.

LA COMTESSE.—Lisette, le marquis vient moins souvent. Cela est fâcheux. Il a dit la conversation. Il sait les choses. Dans cette campagne, on ne sait avec qui causer. Il me manque...

Ah! vous voilà, marquis! on ne vous voit plus. L'entretien d'une pauvre femme est sans doute languissant...

LE MARQUIS.—Non, l'entretien d'une femme supérieure est intimidant. Les femmes qui sentent encouragent, et les femmes qui savent effrayent.

LA COMTESSE.—Qui vous dit que savoir empêche de sentir?

LE MARQUIS.—Il y est au moins un retardement, ou une distraction.

LA COMTESSE.—Ou un acheminement peut-être.

LE MARQUIS.—Ce n'est vrai que de celles qui ne savent qu'à moitié. Mais il n'est point de secret pour vous; et connaître le fond de la passion, c'est s'en garantir. Ah! c'est dommage!

LA COMTESSE.—Pour qui?

LE MARQUIS.—Pour... mettons pour le chevalier qui vous aime, et qui ne vous le dira jamais. Il sait trop bien qu'on n'aime point les philosophes; on les admire.

LA COMTESSE.—L'admiration n'est-elle point une forme déguisée de l'amour?

LE MARQUIS.—Pas plus que parler amour n'est une façon de le ressentir. À ce compte, vous m'aimeriez infiniment. Vous voyez bien!

LA COMTESSE.—Je vois que vous voulez me faire dire que je vous aime!

LE MARQUIS.—Vous pourriez le dire; car vous aimez à badiner. Mais ce serait pour faire une étude sur la fatuité des hommes en ma pauvre personne.

LA COMTESSE.—Lisette, ce marquis est un sot. Quand je songe que j'étais sur le point de lui dire que je l'aimais, et peut-être de le croire! Il est très borné, avec toutes ses finesses. J'aime les gens plus unis. Ce pauvre chevalier, si simple, doit savoir aimer... Mais il est timide. Si on l'aimait, ne fût-ce que pour punir le marquis, il ne faudrait pas le décourager en l'éblouissant...»

Voilà la méthode de Marivaux. Décomposer un sentiment, en saisir les éléments, démêler les parties dont il se compose, et de ces légers mouvements du coeur, de leur suite, de leurs démarches, de leurs chocs et de leurs conflits faire le drame lui-même avec ses péripéties couvertes, secrètes, intimes, cachées même aux yeux des personnages, et surtout aux leurs.

Il n'y a pas beaucoup de sentiments sur lesquels il soit capable de faire ce travail menu et délicat d'analyse. À vrai dire, il n'y en a qu'un. Les femmes, à l'ordinaire, ne se connaissent bien qu'en amour. Il ressemble aux femmes extrêmement. Sa petite découverte est tout simplement d'avoir introduit l'amour dans la comédie française; et cette petite découverte était une très grande nouveauté,

Je ne crois pas exagérer aucunement. Avant Marivaux il y avait eu des amoureux sur notre théâtre comique; seulement il n'y avait pas eu de peintures de l'amour. L'amour était un des ressorts de toutes les comédies; il n'en était jamais le fond et la matière. L'auteur comique nous présentait une Angélique qui était amoureuse de Valère, et un Valère qui était le soupirant déclaré d'Angélique. Leur amour était chose acquise, fait authentique, antérieur à l'ouverture des débats; et ce qui s'opposait à cette passion, et comment elle finissait par triompher des obstacles, là était la matière de la comédie. Il semblait que l'amour fût un fait tout simple, qu'on ne décompose point, irréductible à l'analyse; qu'on est amoureux ou qu'on ne l'est pas. On nous disait: «Ceux-ci le sont. Ils le seront toujours. Il n'y a pas à y revenir, et nous ne nous en occuperons plus. La comédie part de là, et elle porte sur autre chose.»—C'est pour cela que vous voyez tant de titres de comédies qui annoncent des analyses de caractère: Avare, Imposteur, Glorieux, Grondeur; et que vous ne voyez pas une comédie qui s'intitule l'Amoureux; car l'Homme à bonnes fortunes, je n'ai pas besoin de dire que c'est autre chose. À voir de près, on s'aperçoit bien que chez nos comiques l'amour est même à peine un ressort; il est une manière de signalement: il est un moyen d'indiquer au spectateur ceux des personnages auxquels il doit s'intéresser. Comme il est entendu, au théâtre, que c'est les amoureux qui ont raison, à condition qu'ils soient aimés, l'auteur nous dit en commençant: «Amoureux: Angélique et Valère. Vous êtes prévenus que c'est des autres que je vais me moquer. Quant à eux, je ne m'en occuperai qu'au dénouement; et c'est bien naturel, puisqu'il n'y a qu'eux qui ne soient pas comiques.» Mesurez l'importance qu'a l'amour dans toutes nos comédies classiques, et jugez si nos auteurs comiques ont pris autrement les choses. A peine pourrez-vous citer comme sortant de cette règle le Dépit amoureux, qui n'est qu'une comédie d'intrigue, et le Misanthrope, qui est en partie une étude sur une manière comique d'aimer, et en grande partie autre chose. Un ouvrage portant sur l'amour lui-même et ses démarches eût paru moins du domaine de la comédie que du roman.

Marivaux a cru que l'amour n'était pas un fait simple, qui ne pût servir que d'un point de départ. Il a vu qu'il était composé de beaucoup d'éléments divers, qu'il avait ses raisons d'être, et ses développements, et ses marches et contre-marches, son mouvement par conséquent; et, par suite, qu'il pouvait contenir sa comédie en lui-même, sans avoir besoin, pour entrer dans une comédie, d'avoir des obstacles extérieurs à lui.

Il a vu cela parce qu'il était bon psychologue, et surtout parce qu'il avait une admirable psychologie féminine, j'entends une psychologie de la femme comme il semblerait qu'une femme seule pût l'avoir. On est quelquefois étonné de sa pénétration sur ce point. Par exemple, c'était, c'est peut-être encore une banalité que d'estimer que les femmes sont fausses. Marivaux sait parfaitement qu'il n'en est rien. Ce n'est vrai que pour ceux qui ne font que les écouter, et qui s'en tiennent à leurs paroles. À ce compte, on peut, en effet, les accuser quelquefois d'artifice. Mais c'est une injustice véritable. Comment un être qui est tout de sentiment et de passion pourrait-il tromper? Il ne peut que mentir. Précisément parce qu'il a conscience que la vivacité de ses sentiments et son incapacité de réflexion livre à tout venant ses secrets, il essaye peut-être d'abuser par ses discours. Mais ce n'est que la preuve qu'il est et qu'il se sent incapable de tromper autrement.—Et, de fait, vous n'avez qu'à ne pas l'écouter: la vérité sort et éclate de tous ses gestes, de tous ses airs, de tous ses regards, de toutes ses attitudes, et se précipite de tout son être. Ce qu'il pense, il vous l'apprend toujours «par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiétude, de la joie, du babil, et du silence de toutes les couleurs... Une femme ne veut être ni tendre, ni délicate, ni fâchée, ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime et qu'elle ne veut pas le dire. Morbleu! nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui perce à travers son silence25

Note 25: (retour) Surprises de l'amour, I, 2.

Avec cette connaissance qu'il avait des femmes, des sentiments qu'elles éprouvent et de ceux qu'elles inspirent, il avait tout un théâtre tout nouveau dans la tête. La comédie de l'amour, voilà ce qu'il a écrit, et que personne n'avait écrit avant lui. Racine en avait fait le drame, et précisément Marivaux est un Racine à mi-chemin, un Racine qui ne pousse pas le conflit des passions de l'amour jusqu'à leurs conséquences funestes, et qui, par cela, reste auteur comique, un Racine qui n'écrit que le second acte d'Andromaque.

On a dit qu'il n'avait jamais peint que «l'aube de l'amour», que l'amour en ses commencements incertains et indécis, et qui s'ignore encore. C'est que c'est là, et non ailleurs, qu'est la comédie de l'amour. L'amour déclaré, connu de celui qui l'éprouve et de celui à qui il s'adresse, n'est point matière de comédie à lui tout seul. Car de deux choses l'une: ou il est malheureux, et c'est un drame qui commence, ou il est heureux, et il n'y a rien à en tirer du tout. L'amour commençant, au contraire, peut être comique, parce qu'il s'ignore pendant que le spectateur s'en aperçoit; parce qu'il se trompe d'objet; parce qu'il hésite, recule, louvoie, se prend aux pièges des précautions dont il se défend; par tout ce qui s'y mêle de dépit, de honte, de fausse honte, de fierté qui finit par capituler, d'amour-propre qui finit par être confondu, de mille autres choses, et là est le drame gai et divertissant de l'amour.—Dans une comédie où l'amour n'est pas un ressort, mais le fond même, c'est le moment où les amoureux s'aperçoivent clairement qu'ils aiment, qui est celui du dénouement, et, au contraire des autres, c'est par la déclaration d'amour que ce genre de drame doit finir. —Et c'est ainsi que finissent d'ordinaire les comédies de Marivaux.—On conçoit combien cette manière d'entendre la comédie rend le travail de l'auteur difficile. Il doit suivre avec sûreté le travail insaisissable d'un sentiment à peine formé au fond d'un coeur, et le rendre très visible au public, sans qu'il le soit aux personnages. Il doit étudier des passions si indécises encore que ceux qui ont le plus d'intérêt à s'en rendre compte ne s'en doutent point, et que le spectateur qui n'a que l'intérêt de son plaisir doit les voir pleinement et les suivre sans peine. Il doit mettre le public dans la confidence, sans y mettre aucun des acteurs; et dans la confidence, non d'un fait, facile à faire connaître une fois pour toutes, mais des lueurs fugitives d'une passion secrète, des velléités de l'amour. Il y a de la gageure dans cette conception de l'art et le désir malicieux, la prétention piquante de vouloir être compris sans presque rien dire. Marivaux a de la femme jusqu'à la coquetterie.

Il réussit du reste pleinement à ce jeu aimable. C'est que, d'abord, cette science si sûre qu'il faut avoir, en pareil dessein, de la complexion, pour ainsi dire, et de la nature intime de l'amour, il l'a pleinement. Personne, depuis La Rochefoucauld, mais en matière d'amour seulement, n'a su démêler si finement ce qui entre dans la composition d'un sentiment ou d'une passion. De quoi l'amour est fait, dans telle circonstance ou dans telle autre, c'est ce qu'il voit d'abord; ce qui l'amène à prendre peu à peu conscience de lui-même, c'est ce qu'il voit et montre ensuite.—Ici, il est fait de dépit amoureux (Surprises): que deux personnes qui ont juré de ne plus aimer se rencontrent et se confient leurs résolutions, il y a de grandes chances qu'elles en arrivent à la sympathie, et de là à l'amour: «Comme celui-ci sait me comprendre!»—Là il est fait d'impatience de ce qu'on possède et du désir de ce qu'on vous défend (Double inconstance).—Ailleurs il est fait de la honte même d'aimer: «Quoi! l'on me soupçonne d'aimer! J'ai bonne opinion de cet homme! Quelle insolence! écartons cette idée...» Il ne faut pas l'écarter avec violence, parce que la combattre c'est s'en préoccuper, et déjà voilà qu'on aime (Jeu de l'amour et du hasard).—Ailleurs il est fait du bonheur naïf d'être aimé, de bonté, de douceur, d'esprit de contradiction aussi, quand tout le monde vous répète que l'objet de votre amour en est indigne, et qu'à force de se dire: «C'est vrai, je serais folle!» on finit par penser: «Serait-ce si fou?» (Fausses confidences.)—Tout cela avec une science des nuances, une connaissance de nos petits secrets, qui ne nous accable pas, comme Molière, lequel connaît les grands, mais qui nous surprend et nous inquiète un peu.—La Double inconstance est un ouvrage un peu languissant; mais c'est plaisir comme Marivaux a bien marqué chaque inconstance, celle de l'homme et celle de la femme, de son trait véritable et distinctif. Le bon Arlequin est inconstant sans oublier ses premières amours. On sent que le présent n'efface qu'à moitié le passé, que le désir ne fait qu'un peu tort à la gratitude. Au fond il les aime toutes deux, la nouvelle seulement plus vivement que l'ancienne, comme il est juste. Le petit fond de polygamie, instinctif au moins, sinon de fait, qui est dans l'homme, est indiqué, avec mesure du reste, d'une manière très heureuse.—Silvia, au contraire, dès qu'elle aime ailleurs, n'aime plus où elle aimait. L'ancien sentiment est ruiné absolument par le nouveau. Elle n'est plus retenue même par un regret; elle ne se sent plus attachée que par le devoir, ce dont il est facile de venir à bout.

Et tout cela, dira-t-on, est bien frêle, bien ténu, et, qui sait? bien superficiel peut-être. Dans ces analyses de l'amour qui s'ignore, ne serait-ce point l'amour vrai que l'auteur oublie, et à force de nous montrer de quels éléments l'amour se compose, amour-propre, dépit, et autres menus suffrages, ne nous le montrerait-il point fait précisément de tout ce qui n'est pas lui?—Il y a du vrai dans cette objection; mais il y a aussi beaucoup à dire. Et d'abord nous sommes ici dans la comédie. L'amour qui est parce qu'il est, le coup de foudre de Juliette et de Phèdre, est affaire de tragédie ou de drame. L'amour-goût, pour parler comme Stendhal, qui, fortifié par l'accoutumance, l'estime, les bons rapports, peut aller très loin et peut-être plus loin que l'autre, est essentiellement du domaine de la comédie, parce qu'il est dans les conditions moyennes de l'existence. Et lui seul peut servir à la comédie de l'amour; lui seul est piquant, tandis que l'autre, force simple, est redoutable comme les armées qui marchent en bataille, ainsi qu'il est dit aux Livres saints.—Lui seul, par le conflit et le va-et-vient des sentiments dont il se mêle, ou dont il naît, ou qu'il fait naître, car tout cela s'entrelace, et est plaisant pour cette raison même, forme un petit drame à lui tout seul, et c'est le point; et un petit drame divertissant et tendre parce qu'il a pour dénouement, «après beaucoup de mystère», comme dit La Rochefoucauld, l'éclosion de l'amour même.

Notez ceci encore. S'il est bien vrai qu'un sentiment profond est parce qu'il est, et qu'à le décomposer, on risque tout simplement de passer à côté; il est vrai aussi qu'il est bien rare que nos sentiments aient ce sublime et cet absolu. «Ce que j'aime en vous... disait une dame, qu'a connue Chamfort à celui qui lui plaisait.—Arrêtez, répondit le galant; si vous le savez, je suis perdu.» Le galant avait de l'esprit et même de la profondeur; mais il y avait à répondre: «Sans doute, le grand amour romanesque est aveugle, et je n'aime point follement, si j'ai des yeux, même pour voir vos mérites. Mais si ce n'est pas être aimé pour soi-même qu'être aimé pour ses qualités, au moins est-ce être aimé pour quelque chose qui nous touche d'assez près. L'amour mêlé d'estime, par exemple, s'il n'est pas pur, est du moins d'un alliage assez agréable. L'amour, né peut-être du ressentiment contre quelqu'un qui ne vous vaut pas, est tout au moins une préférence. Ainsi de suite; et de tels sentiments on peut encore s'accommoder.»—Eh! oui! et c'est de ce train que vont d'ordinaire les choses, et c'est de ce petit manège de l'amour susceptible d'analyse parce qu'il n'est pas absolument pur, et de degré et de gradation parce qu'il n'est pas absolu, que se fait une comédie.

Et encore! Savez-vous bien que La Rochefoucauld a dit que «s'il existe un amour pur et exempt du mélange des autres passions, c'est celui qui est caché au fond du coeur et que nous ignorons nous-mêmes.» Eh bien, c'est cet amour qui s'ignore, précisément, que peint Marivaux, ou, du moins, c'est par lui qu'il commence. Puis il le montre mêlé de ces autres passions dans lesquelles il prend conscience de lui-même, dont il a besoin pour se connaître et en quelque sorte pour revêtir un corps; mais c'est encore de l'amour, et le vrai, celui qui a été longtemps caché au fond du coeur.—C'est pour cela que cette comédie de l'amour est divertissante et touchante. Elle est divertissante parce que c'est un malin plaisir, un des plus vifs au théâtre, de voir plus clair dans les sentiments des personnages qu'eux-mêmes, et de savoir mieux qu'eux ce qu'ils vont faire; elle est touchante parce que cet amour qui s'ignore longtemps c'est bien l'amour même, et qu'on s'intéresse à l'amour bien plus quand il a son obstacle en lui, dans son impuissance à se connaître ou à se faire entendre, que quand il se heurte à un obstacle extérieur: on voudrait l'aider à naître. Et quand ces autres passions, dépit, amour-propre, capables de le faire éclater, commencent à poindre, on les aime pour ce qu'elles vont faire; on les donnerait aux personnages pour les exciter un peu: «Sois donc jaloux! Tu vas t'apercevoir que tu aimes!»

Elle est touchante encore, cette comédie de l'amour, parce que l'auteur y a répandu une exquise bonté. C'est notre Térence, un Térence un peu attifé. Ses personnages sont d'une bonté charmante. Il n'y a rien de plus difficile que de mettre la bonté au théâtre, parce qu'elle y prend très vite l'air fade de la sensiblerie. Marivaux se sauve du danger parce que ses bonnes gens ont de l'esprit. On veut ôter Silvia à Arlequin. «Laissez Silvia au prince. Il l'aime. Il sera malheureux s'il ne l'épouse pas.—A la vérité, il sera d'abord un peu triste; mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'épouse, il la fera pleurer; je pleurerai aussi; il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a point plaisir à rire tout seul.»—Voilà leur manière; ils ont de l'esprit jusqu'au fond du coeur.

Où l'on voit bien et toute la finesse de psychologie de Marivaux, et cette bonté qu'il mêle à toute sa finesse, c'est dans le Legs. Le Legs est une étude d'homme boudeur, grognon, injuste, et qui, pour un peu plus, va devenir insupportable. Il est très aimé. Rien de mieux vu; les hommes de ce genre ont très souvent beaucoup de succès, des succès sérieux et durables. C'est que d'abord l'esprit de contradiction est un de ces éléments de l'amour que Marivaux a si bien démêlés; on met son amour-propre, et Dieu sait à quel degré d'entêtement va l'amour-propre chez une femme, à apprivoiser un ours; c'est une belle victoire,—Ensuite c'est que notre boudeur est rébarbatif par timidité, et que la femme qui l'aime s'en est aperçu; mais il fallait plus que la finesse féminine, il fallait de la bonté pour s'en apercevoir.

Tel est le fond de la comédie dans Marivaux. C'est quelque chose de tout nouveau, d'inattendu, de parfaitement original, et de très profond sous les apparences d'un jeu de société. Marivaux, en mettant l'analyse de l'amour dans la comédie, a conquis à la comédie des terres nouvelles. Il a tracé des chemins. Ce sont petits chemins, je le sais bien, «il connaît tous les sentiers du coeur et il en ignore la grande route»; Voltaire a raison; mais on pouvait répondre: «Là où personne n'est allé, il n'y a pas même de sentiers.»

La manière dont il dispose ses légères fictions dramatiques est bien intéressante à suivre de près. Il n'y a chez lui aucun art de «composition», j'entends de composition factice, il n'y a pas l'ombre de «métier». Cela tient d'abord à ce qu'il n'en a point, et ensuite à ce qu'il n'en a pas besoin. Son petit drame n'est pas composé de faits matériels qu'il faudrait distribuer en un certain ordre pour en faire une suite enchaînée et logique aboutissant à une conclusion contenue dans les prémisses: il est composé de faits moraux se succédant d'eux-mêmes, sans la moindre circonstance extérieure qui les suscite ou les pousse.—En pareil cas l'art de la composition se confond avec l'art même de lire dans les coeurs, et le drame n'a pas d'autre marche que le progrès même des sentiments. L'intrigue n'est point nécessaire là où le mouvement dramatique est intime en quelque sorte et vient de l'évolution même des mouvements du coeur. L'intrigue est la part d'invention proprement dite que l'auteur apporte dans le drame. A qui voit parfaitement la succession des sentiments dans les âmes, inventer n'est point nécessaire; voir suffit. Celui-ci restreindra tout naturellement son invention à trouver une situation, et, la situation trouvée, laissera ses personnages aller tout seuls. Ce sera même une tendance commune à tous les grands psychologues au théâtre de réduire l'intrigue à rien. Racine glisse, d'un penchant naturel, à Bérénice; et quand il a trouvé ce chef-d'oeuvre de la suppression de l'intrigue, et qu'on lui reproche de n'avoir pas d'invention, il répond: «Précisément! J'ai l'invention par excellence. L'invention consiste à créer quelque chose de rien

A la vérité, dans un grand drame, une situation et l'évolution naturelle des sentiments qu'elle a mis en présence ne suffit pas. Les sentiments, d'eux-mêmes, ont un mouvement trop lent, et restent trop longtemps pareils à ce qu'ils sont d'abord pour qu'il ne soit pas nécessaire que quelques circonstances habilement ménagées les renouvellent, les pressent, et les fassent comme tourner pour présenter leurs divers aspects. Pour que nous ne voyions point Phèdre toujours pleurer et mourir, il faut que Thésée soit cru mort, puis que Thésée revienne, puis que les amours d'Aricie soient connus de Phèdre, et c'est là l'intrigue, que, nonobstant ses dédains, Racine est passé maître à disposer. D'un psychologue pur psychologue, comme Marivaux, on peut donc dire et qu'il n'a pas besoin d'intrigue et que l'intrigue est sa borne. Autrement dit, il sera à l'aise dans les ouvrages de courte étendue où l'intrigue lui est inutile, et il ne pourra aborder les oeuvres de longue haleine où le secours de l'intrigue lui serait indispensable.

C'est ce qui est arrivé à Marivaux. Ses chefs-d'oeuvre sont de petites pièces qui sont des drames en raccourci. Du drame ils ont l'essence, qui est la vie morale, ils ont le mouvement et la distribution aisée du mouvement. Ils n'ont pas l'ampleur et la variété, parce qu'ils n'ont pas l'invention des incidents, des incidents chose vile en soi, simples machines, mais machines qui servent, l'évolution d'un sentiment étant accomplie, à en faire paraître un autre, lequel, à son tour, fait son chemin, marque son trait, et complète la peinture du caractère.

De là le seul défaut sérieux des petits drames de Marivaux: ils ont une certaine uniformité, et ils sont un peu prévus. Ils ne nous trompent point; nous savons un peu trop où ils vont. Rien n'est sot, dans le théâtre aussi bien que dans le roman, comme l'inattendu qui n'est qu'un caprice de l'auteur; mais l'inattendu naturel, l'inattendu dont on se dit après coup qu'on s'y devait attendre, savoir donner cet inattendu-là, c'est connaître le fond des choses; et savoir ne pas le montrer tout d'abord, c'est avoir des réserves de renseignements psychologiques et être habile à les dissimuler, c'est la science ménagée par l'art.

Dira-t-on aussi qu'une certaine indigence (très relative, et qu'on ne peut qualifier ainsi que quand on songe aux grands maîtres du théâtre), qu'une certaine indigence de fond se marque dans le raffinement même de ces sentiments si déliés? Ces gens qui ont des commencements de passion si impalpables, des lueurs d'émotion si fugitives, des aubes d'amour si délicieusement indistinctes, ils sont soupçonnés d'être ainsi pour être agréables à l'auteur; ils mettent un peu de bonne volonté à se comprendre si tard; c'est peut-être avec complaisance qu'ils passent si lentement du crépuscule de l'inconscient à la lumière de la conscience. On est tenté de leur dire, quand ils s'aperçoivent qu'ils aiment ou qu'ils n'aiment plus: «Ne vous en doutiez-vous pas un peu depuis quelque temps?»

Et ils répondraient: «Peut-être; et peut-être aussi n'est-ce point pour le profit de l'auteur, mais pour notre plaisir, et point pour votre amusement, mais pour le nôtre, que nous ne nous pressions point d'aboutir, et n'avions point hâte d'éclore. C'est un grand délice que de ne point savoir où l'on en est en pareille chose, et le chatouillement que des raffinés plus vulgaires que nous éprouvent à ne pas dire tout de suite qu'ils aiment, nous le sentons, nous, à ne pas même le penser, et à ne pas trop le sentir.»

Car ce sont de fins artistes en sensations suaves et légères, et il n'y eut jamais hommes aussi habiles qu'eux à manier leur coeur comme un instrument de musique très délicat, très susceptible et infiniment compliqué.

IV

Marivaux, qui méritait d'être commensal de M. de La Rochefoucauld et ami de Mme de La Fayette, et qui, du reste, eût causé finement avec Joubert ou avec Henri Heine, est un peu déplacé au XVIIIe siècle.—Il en tient, certes, et il a des parties de La Motte, et des parties de Crébillon fils; mais son pays d'origine est ailleurs. Il est psychologue en un temps où la psychologie est infiniment courte et pauvre. Il est fin et délié en un temps où ce n'est pas exagérer que de dire que tout le monde a vu un peu gros en toute chose. Malgré son Jacob, il a la connaissance, le sentiment et le goût de l'amour très délicat, très pur, très timide et un peu inquiet de lui-même, en un temps où l'amour est, à l'ordinaire, une grossièreté exprimée en tours spirituels.—Il est un de ces hommes du XVIIe siècle que le XIXe siècle comprend et prend plaisir à comprendre. Placé entre les deux par la destinée, il n'a pas réussi pleinement. Il lui fallait l'un ou l'autre, non seulement pour que son mérite fût estimé, mais pour qu'il remplit tout son mérite. En l'un ou en l'autre, il eût été plus goûté, et même il fût devenu plus digne de l'être. Il eût fait des romans moins gros, et où certaines banalités de sensiblerie ou de libertinage n'eussent point trouvé place. Il eût, au théâtre, fait ce qu'il a fait, mis l'amour dans la comédie, ce qui avait à peine été essayé jusqu'à lui, et le public, un peu guidé par Racine ou par Musset, s'en fût aperçu davantage.—Tel qu'il est, il n'est pas grand, mais il est considérable, parce qu'il a inventé quelque chose dont on ne s'était point avisé, et qu'il est assez difficile même d'imiter. Il est le plus original de nos auteurs comiques depuis Molière jusqu'à Beaumarchais et peut-être au delà. Il fait beaucoup songer à Racine, à un Racine qui aurait passé par l'école de Fontenelle. Il a beaucoup bavardé, un peu coqueté, et dit deux ou trois choses exquises, qui, quand on y regarde d'un peu près, se trouvent être des choses profondes.—La conversation des femmes a de ces surprises; et c'est pour cela que la postérité s'est engouée, sans avoir lieu d'en rougir, de cette coquette, de cette caillette, de cette petite baronne de Marivaux, qui en savait bien long sur certaines choses, sans en avoir l'air. (Études Littéraires XVIIIe siècle - Émile Faguet  (1847 – 1916)

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021