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BIBLIOBUS Littérature française

Le Sage - Émile Faguet (1847 – 1916)

 

 

I- TRANSITION ENTRE LE XVIIe SIÈCLE ET LE XVIIIe AU POINT DE VUE PUREMENT LITTÉRAIRE

Il ne faut point se piquer de nouveauté quand on n'a rien trouvé de nouveau. Il a été dit un peu partout que Le Sage est le créateur du roman réaliste en France, et il a été dit, peut-être encore plus, qu'il formait une transition entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle; et je ne hasarderai dans cet article rien de plus que ces deux banalités, ayant pour raison que je les crois vraies; et pour ce qui est de donner au lecteur de l'inattendu, il faudra que ce soit pour une autre fois.—Homme de transition entre les deux siècles, Le Sage l'est excellemment. Tout un côté du XVIIIe siècle, Le Sage l'a ignoré, méconnu, repoussé, tant il appartient à l'autre âge, et tout un côté du XVIIIe siècle Le Sage l'a préparé, amené, pressé d'être, tant il appartient au temps où il écrit. Il ne manque guère d'exprimer son admiration et son culte pour l'âge précédent. Lope de Vega et Calderon, c'est-à-dire Corneille et Racine; car il n'y a pas à s'y tromper, malgré ce que ces pseudonymes peuvent, avoir de surprenant; voilà les dieux qu'il ne cesse d'opposer au héros du jour. Il est «classique» et il est «ancien». Il est pour ceux qui parlaient «comme le commun des hommes», et il approuve Socrate, c'est-à-dire Malherbe, d'avoir dit «que le peuple est un excellent maître de langue». Il y a de son temps cinq ou six «Fabrice» qu'il ne désigne pas autrement, mais où l'on peut reconnaître, sans être très méchant, Lamotte, Fontenelle, un peu Voltaire, et certainement Marivaux, qu'il poursuit de ses épigrammes, dont il trouve insupportables «les expressions trop recherchées», les «phrases entortillées, pour ainsi dire», le langage «mignon» et «précieux», «les attraits plus brillants que solides», les pensées «souvent très obscures», les vers «mal rimés», etc..—C'est presque une affectation chez lui que de ne point vouloir être de cette littérature-là, ni, pour ainsi dire, de son temps. Aussi bien les compliments que les épigrammes que reçoit son cher Gil Blas comme écrivain vont à montrer à quel point Gil Blas a un style naturel et simple, peu en usage autour de lui: «Tu n'écris pas seulement avec la netteté et la précision que je désirais, je trouve encore ton style léger et enjoué», lui dit le duc de Lerne. «Ton style est concis et même élégant, lui dit le comte d'Olivarès; mais je le trouve un peu trop naturel...» Sur quoi Gil Blas fait un second mémoire plein d'emphase, qu'Olivarès, homme à la mode, trouve «marqué au bon coin».—Evidemment, pour Le Sage la littérature et surtout la langue, au commencement du XVIIIe siècle, sont sur la pente d'une rapide décadence. Il est homme de 1660. Il n'est pas sûr qu'il eût écrit les Précieuses ridicules et les Femmes savantes; mais il les refait, discrètement, à sa manière, à plusieurs reprises. De Fontenelle et de Marivaux le bon lui échappe, et le mauvais l'exaspère; et de la Henriade, en son Temple de mémoire, malgré l'engouement d'alentour, il se moque cruellement. C'est tout à fait un retardataire.

Notez que du siècle précédent il en est aussi par la tournure d'esprit, du moins par un certain tour de l'esprit. Il a l'instinct généralisateur. Il n'est point contestable, bien que je ne me lasse point de protester contre l'excès où l'on a poussé cette considération, que les hommes du XVIIe siècle aiment fort les idées générales, les conceptions qui s'étendent loin et embrassent un très grand nombre d'objets. Dieu sait si Le Sage est philosophe; mais, à sa manière, il aime aussi généraliser, et sinon avoir des idées universelles, du moins tracer des tableaux d'ensemble. Ce n'est rien moins que toute la vie humaine qu'il encadre dans chacun de ses romans. C'est tous les toits des maisons d'une ville, et ceux des bourgeois, et ceux des nobles, et ceux des princes, et ceux des prisonniers, et ceux des fous, que soulève le Diable boiteux; c'est toutes les conditions humaines, de dupe, de fripon, d'écolier, de bandit, de valet, de gentilhomme, d'homme de lettres, d'homme d'État, de médecin, d'homme à bonne fortune, de mari tranquille et campagnard, et la pudeur m'avertit d'en passer, que traverse successivement Gil Blas. Le goût du XVIIe siècle est là. Les hommes de ce temps, ou simplement de cet esprit, aiment les grands aspects, les perspectives vastes; il ne leur déplaît pas de faire le tour du monde en un volume; et quand ce n'est pas le monde de la pensée humaine, ou celui de l'histoire, que ce soit celui de la société, avec tous ses vices, tous ses ridicules et tous ses travers.

Et voyez encore de qui Le Sage procède directement, où sont ses origines et comme ses racines littéraires. Il est tout autre que La Bruyère; mais il est né de lui. Avant d'avoir pris possession de sa pleine originalité, il écrit un livre qui est le Chapitre de la Ville arrangé en petit roman fantaisiste. Après l'immense succès des Caractères, cent imitations ou contrefaçons du livre à la mode se succédèrent. La centième, et la meilleure, c'est le Diable boiteux. Autre style, et un cadre, mais même procédé. Quel est celui-ci?... Et celui-là?... C'est un homme qui... et des portraits; et, pour varier, entre les portraits, des anecdotes, des actualités, des nouvelles à la main. Comparez aux Lettres Persanes. Dans celles-ci, des portraits encore, sans doute, mais, plus souvent, des idées, des discussions, des vues, des paradoxes, des espiègleries, et, tout compte fait, plus de pamphlet que de tableau de moeurs; et dans Duclos il en sera de même, et aussi dans les romans de Voltaire, et c'est bien là qu'est la différence entre les deux siècles, celui des moralistes et celui des «penseurs». Très naturellement, quand on lit Le Sage, c'est plutôt à ce qui précède qu'on songe, qu'à ce qui suit.

Et s'il n'en était que cela, Le Sage ne serait pas une transition entre les deux âges, mais appartiendrait tout simplement au précédent. Il est vrai; mais à côté de ces inclinations d'esprit qui en font un contemporain de La Bruyère, et comme derrière elles et plus au fond, Le Sage en a d'autres, par où il tend vers une toute autre date, un peu trop même peut-être, et c'est ce qu'on verra par la suite.

II- LE «RÉALISME DANS» LE SAGE

Ce n'est pas encore indiquer par où Le Sage est de son temps que le considérer comme réaliste. Presque au contraire. Le réalisme en effet a son germe dans l'Ecole de 1660, en ce que cette école a été un retour au naturel, à l'observation exacte, au goût du réel, et une réaction très violente contre le genre romanesque. Le réalisme remplit les satires de Boileau, les comédies de Molière, le Roman bourgeois de Furetière, aimé de Boileau, et les Caractères de La Bruyère. En 1715, le réalisme n'est point une nouveauté, c'est une tradition, et bien plus novateurs seront ceux qui de la sphère des faits se jetteront dans celles des idées et des systèmes, ce qui souvent sera encore un retour au romanesque par une autre voie.—Le Sage, homme très peu prétentieux du reste, et modeste dans ses ambitions littéraires, ne fait donc, ou ne croit faire, que ce qu'on faisait avant lui. Il regarde, il observe, il collectionne, et il écrit des «caractères» avec l'assaisonnement d'un «roman comique». Seulement, si, à proprement parler, il n'invente rien, il apporte dans l'art réaliste sa nature propre, et il se trouve que cette nature est comme merveilleusement appropriée à cet art, ne le dépasse pas, ne reste point en deçà, s'y accommode et le remplit exactement. Le Sage est né réaliste par goût de l'être, par capacité de le devenir, et par impuissance d'être autre chose. Il l'est plus qu'éminemment; il l'est exclusivement.

Le réalisme est d'abord curiosité et bonne vue. Personne n'a été plus curieux que Le Sage, et n'a vu plus juste dans le monde où il lui était permis de regarder. —Mais ce monde n'était pas le très grand monde, et ce n'était pas un gentilhomme de lettres que Le Sage. Très honnête homme, et même presque héroïque dans sa probité, encore est-il qu'il n'a guère fréquenté que dans les théâtres, dans les cafés et chez les petits bourgeois.—Précisément! Je ne dirai pas tout à fait: «C'est ce qu'il faut,» mais je dirai, presque: ce n'est pas une mauvaise condition ni un mauvais point de vue pour le réaliste. Le plus haut monde et le plus bas sont tout aussi réels que le moyen; je le sais sans doute, et il n'est pas mauvais de le répéter; et, pourtant l'art réaliste a deux écueils dont le premier est de trop s'enfoncer dans la sentine humaine, et l'autre de vouloir peindre les sommets brillants. Tel grand réaliste moderne, Balzac, a échoué piteusement à vouloir faire des portraits de duchesses, et tel autre moins grand, très bien doué encore, Zola, a dénaturé le réalisme à s'obstiner dans la peinture cruelle de tous les bas-fonds. C'est que l'art est toujours un choix, et par conséquent une exclusion. C'est sa raison d'être. S'il était la reproduction exacte de la nature tout entière, il ne s'en distinguerait pas. Il s'en distingue, avant tout, en ce qu'il est moins complet qu'elle. Il consiste, avant tout, à la voir d'un certain point de vue, bien choisi, ce qui est n'en voir qu'une portion. Or l'art réaliste, comme tout autre, est un point de vue, et comme tout autre, découpe dans l'ensemble des choses la circonscription qui lui est propre. Mais laquelle, puisque ce dont il se pique, de par son nom même, est de nous donner la vérité même des moeurs humaines?

La vérité des moeurs humaines, pour l'art réaliste, ne pourra être que la moyenne des moeurs humaines, et son point de vue devra être pris à mi-côte. Pour le sens commun, qui se marque à l'usage courant de la langue, la réalité c'est ce qui frappe le plus souvent et comme assidûment nos regards. Un grand homme, comme Napoléon, est parfaitement réel; seulement il ne semble pas l'être. Du seul fait de sa grandeur il est légendaire, relégué, même en un entretien populaire, dans le domaine du poème épique.—Et il en est tout de même d'un scélérat hors de la commune mesure: il est vrai, et paraît être imaginaire. Remarquez que vous l'appelez un monstre: vous le mettez, quoiqu'il en soit aussi bien qu'un autre, en dehors de la nature. Par une sorte de nécessité rationnelle, qui pour l'artiste devient une loi de son art, qui dit réalité—chose singulière mais incontestable—ne dit donc pas toute la réalité, mais ce qui, dans le réel, paraît plus réel, parce qu'il est plus ordinaire. L'art réaliste, comme un autre art, et précisément parce qu'il est un art, aura donc ses limites, en haut et en bas, et devra s'interdire la peinture des caractères trop particuliers soit par leur élévation, soit par leur bassesse, soit, simplement, par leur singularité. Or Le Sage était, par sa situation dans la vie, admirablement placé pour observer, sans effort et naturellement, les limites de cet art. Il ne le créait point; et souvent il en semble le créateur; moins parce qu'il l'inventait, que parce que cet art semblait inventé pour lui. Il ne devait guère songer à peindre les créatures d'exception, ou seulement les hommes d'un monde élevé et raffiné; car, petit bourgeois modeste, timide même, à ce qu'il me semble, et un peu farouche, il ne faisait guère que passer dans les salons, parfois même un peu plus vite qu'on n'eût désiré. Il ne devait pas se plaire dans la peinture des trop vils coquins; car il était très honnête homme, et, notez ce point, très rassis d'imagination et très simple d'attitudes, n'ayant point, par conséquent, ou ce goût du vice qui est un travers de fantaisie dépravée chez certains artistes d'ailleurs bonnes gens, ou cette affectation de tenir les scélérats pour personnages poétiques, qui est démangeaison puérile de scandaliser le lecteur naïf chez certains artistes d'ailleurs très réguliers et très bourgeois.—Restait qu'il fût un bon réaliste en toute sincérité et franchise, sans écart ni invasion d'un autre domaine, et bien chez lui dans celui-là.

Voilà pourquoi il semble avoir inventé le genre. Ses prédécesseurs, en effet, ne le sont pas si purement. D'abord ils le sont moins essentiellement qu'ils ne le sont par réaction contre les romanesques qui les précédaient eux-mêmes. Et puis ils le sont avec quelque mélange. Les uns, comme Boileau, le sont avec une intention satirique, et c'est cela, sans doute, mais ce n'est pas tout à fait cela. Le réalisme est une peinture dont le lecteur peut tirer une satire, mais dont il ne faut pas trop que l'auteur fasse une satire lui-même, auquel cas nous serions déjà dans un autre genre, tenant un peu du genre oratoire, lequel est précisément un des contraires du réalisme. L'intention satirique n'est pas moins marquée dans La Bruyère, dans Furetière. Ai-je besoin de dire que quand nous donnons Racine pour un réaliste, nous ne cédons point à un goût de paradoxe ou de taquinerie, et croyons avoir raison; mais qu'encore ce n'est qu'en son fond que Racine est réaliste, par son goût du vrai, du précis, et du naturel, et de la nature; et que sur ce fond, qui du reste est un de ses mérites, il a mis et sa poésie, qui est d'une espèce si délicate et précieuse, et son goût d'une certaine noblesse de sentiments, de moeurs et de langage, une sorte d'air aristocratique qui se répand sur son oeuvre entière. Racine est un réaliste qui est poète et qui est homme de cour.—Le Sage est réaliste sans aucun de ces mélanges. Il l'est comme un homme qui non seulement a le goût de la réalité, mais l'habitude de ces moeurs, moyennes qui sont la matière même du réalisme.

Pour être un bon réaliste, il ne faut pas seulement l'habitude et le goût des moeurs moyennes, il faut presque une moralité moyenne aussi, dans le sens exact de ce mot, et sans qu'on entende par là un commencement d'immoralité. Il faut n'avoir ni ce léger goût du vice, vrai ou affecté, dont nous avions l'occasion de parler plus haut, ni un trop grand mépris, ou du moins trop ardent, des bassesses et des vulgarités humaines. Philinte eût été bon réaliste, lui qui voit ces défauts, dont d'autres murmurent, comme vices unis à l'humaine nature, et qui estime les honnêtes gens sans surprise, et désapprouve les autres sans étonnement.—Il faut remarquer qu'une certaine élévation morale donne de l'imagination, étant probablement elle-même une forme de l'imagination. Un Alceste qui écrit fait les hommes plus mauvais qu'ils ne sont, par horreur de les voir mauvais. Tels La Rochefoucauld, ou même La Bruyère, et encore Honoré de Balzac. Ils prennent un plaisir amer à montrer les scélératesses des hommes pour se prouver à eux-mêmes, avec insistance et obstination chagrine, à quel point ils ont raison de les mépriser. Et nous voilà dans un genre d'ouvrage qui s'éloigne de la réalité, qui donne dans les conceptions imaginaires.— L'inverse peut se produire, et tel esprit délicat, par goût d'élévation morale, fermera les yeux aux petitesses humaines, s'habituera à ne les point voir, et peindra les hommes plus beaux qu'ils ne sont. Une partie de l'imagination de Corneille est dans sa haute moralité, ou sa moralité tient à son tour d'imagination; car que la morale rentre dans l'esthétique ou que l'esthétique tienne à la morale, je ne sais, et ici il n'importe.

Eh bien, le bon Le Sage n'est ni un Corneille ni un La Rochefoucauld. Il est tranquille dans une conception de la nature humaine où il entre du bien et du mal, qui, certes, se distinguent l'un de l'autre, mais ne s'opposent point l'un à l'autre violemment, et n'ont point entre eux un abîme. Vous le voyez très bien écrivant une bonne partie des Caractères, avec moins de finesse et de force; mais vous ne le voyez point du tout y ajoutant le chapitre des Esprits forts, essayant de se faire une philosophie, d'affermir en lui une croyance religieuse, mettant très haut et prenant très sérieusement sa fonction et sa mission de moraliste. Non, sans être un simple baladin, comme Scarron, il n'a pas une vive préoccupation morale qui circule au travers de ses imaginations et qui les dirige, comme La Bruyère ou comme Rabelais. C'est pour cela qu'il est si vrai. Point de cette amertume qui force le trait et noircit les peintures. Il n'en a guère que contre certaines classes de gens qui apparemment l'ont maltraité, les financiers, les comédiens et comédiennes. Ailleurs il est tranquille. Il peint les coquins sans complicité, certes, mais sans horreur, et, pour cela, les peint très juste. Il ne se refuse point du tout à voir des honnêtes gens dans le monde, des hommes bons et charitables, même de bonnes femmes, dévouées et simples, et il les peint sans plus de complaisance, ni d'ardeur, ni d'étonnement, très juste ici encore, et du même ton placide. Mais où il excelle, c'est à voir et à bien montrer des hommes qui sont du bon et du mauvais en un constant mélange, et qu'il ne faudrait que très peu de chose pour jeter sans retour dans le mal, ou sans défaillance prévue, dans le bien. C'est en cela qu'il est plus capable de vérité que personne. La réalité ne se déforme point en passant à travers sa conception générale de la vie; parce que de conception générale de la vie, je crois fort qu'il n'en a cure. Est-il pessimiste ou optimiste? Soyez sûr que je n'en sais rien, ni lui non plus. Croit-il l'homme né bon, ou né mauvais? Il n'en sait rien, et comme, au point de vue de son art, il a raison de n'en rien savoir! Il voit passer l'homme, et il a l'oeil bon, et cela lui suffit très bien. Il nous le renvoie, comme ferait un miroir qui, seulement, saurait concentrer les images, aviver les contours, et rafraîchir les couleurs. —Mais cela revient presque à dire, ou mène à croire que le «bon réaliste» ne doit pas avoir de personnalité. —Ce ne serait point une idée si fausse. L'art réaliste est la forme la plus impersonnelle de l'art, celle où l'artiste met le moins de lui-même, et se soumet le plus à l'objet. On est toujours quelqu'un, sans doute; mais la personnalité de l'un peut être dans ses passions, et alors, comme artiste, il sera lyrique, ou élégiaque, ou orateur; et la personnalité de l'autre peut être dans ses appétits, et alors il ne sera pas artiste du tout;— c'est le cas du plus grand nombre;—et la personnalité de celui-ci peut être dans sa curiosité, dans son intelligence, et dans son goût de voir juste, et alors, comme artiste, il sera réaliste. Et c'est le cas de Le Sage, qui n'a pas une personnalité très marquée, qui semble n'avoir eu ni passion forte, ni goût décidé, ni système, ni idée fixe, ni manie, ni vif amour-propre, ni grande vanité, et qui pour toutes ces raisons «n'était quelqu'un» que par les yeux, que par l'habitude d'observer et par le goût (aidé du besoin de vivre) de consigner ses observations.

III- L'ART LITTÉRAIRE DE LE SAGE

Tout cela est tout négatif. C'est de quoi éviter les écueils de l'art réaliste: ce n'est pas de quoi y bien faire. Le Sage avait mieux pour lui qu'une absence de défauts. Il avait d'abord, ce qui me paraît le mérite fondamental en ce genre d'ouvrages, un très grand bon sens.

Quand les hommes—car dès qu'il s'agit d'art réaliste il ne faut guère songer à avoir des lectrices— quand les hommes s'éprennent d'art réaliste, c'est par un désir assez rare, mais qui leur vient quelquefois, par réaction, dégoût d'autre chose, ou seulement caprice, de trouver le vrai dans un ouvrage d'imagination. Le cas se présente. Nous aimons successivement toutes choses, en art, et même la vérité. Mais voyez comme pour l'auteur il est malaisé de contenter ce goût particulier. Les termes de son programme sont apparemment, et même plus qu'en apparence, contradictoires. Il doit imaginer des choses réelles. Et ceci n'est pas jeu d'antithèse de ma part. Il est bien exact que nous demandons au romancier réaliste des inventions et non absolument des choses vues, des créations de son esprit, et non des faits divers; mais inventions et créations qui donnent, plus que choses vues et faits divers, la sensation du réel. Et je crois que pour aboutir, ce qu'il faut à notre artiste, c'est un peu d'imagination dans beaucoup de bon sens; un peu d'imagination, une sorte d'imagination légère et facile, qui est surtout une faculté d'arrangement,—et beaucoup de bon sens, c'est-à-dire de cette faculté qui voit comme instinctivement les limites du possible, du vraisemblable, et celles de l'extraordinaire et du chimérique,

Nous appelons homme de bon sens dans la vie celui qui sait prévoir et qui se trompe rarement dans ses prévisions, et nous disons que cet homme a «le sens du réel». Qu'est-ce à dire sinon qu'il a une idée nette de la moyenne des choses? Car l'inattendu et l'extraordinaire aussi sont réels, et le trompent quand ils surviennent; seulement il nous semble qu'ils ont tort contre lui, parce qu'ils sont en dehors des coups habituels, et qu'on aurait tort de parier pour eux. L'homme de bon sens est celui qui ne met pas à la loterie. De même en art l'homme de bon sens est celui qui aura le sens du réel, c'est-à-dire de cette moyenne des moeurs humaines que nous avons vu qui est la matière du réalisme. Ce bon sens en art est fait de tranquillité d'âme, d'absence de parti pris, de modération, d'une sorte d'esprit de justice aussi, a ce qu'il me semble, et d'une certaine répugnance à trancher net, à déclarer un homme tout coquin, ce qui est toujours lui faire tort, ou impeccable, ce qui est toujours exagérer. Cet art n'est point fait d'observations et d'enquête; ne nous y trompons pas. Il s'en aide, mais il n'en dépend point. Car on peut être observateur très injuste, et voir avec iniquité. Personne n'a plus observé que notre Balzac, et ses observations étaient soumises à une imagination, et à une passion qui les déformaient à mesure qu'il les faisait. C'est ce qui me fait dire que le bon sens est le fond même du vrai réaliste.

Le Sage avait cette qualité pleinement. Balzac est comme effrayé devant ses personnages; «Le Sage est familier avec les siens. Il semble leur dire: «Je vous connais très bien; car je sais la vie. Vous ne dépasserez guère telle et telle limite; car vous êtes des hommes, et les hommes ne vont pas bien loin dans aucun excès. Vous serez des friponneaux; car il n'y a guère de bandits; et vertueux avec sobriété; car il n'y a guère de saints dans le monde. Et vous ne serez pas très bêtes; car la bêtise absolue n'est point si commune; et vous n'aurez pas de génie; car il est très rare. Et vous ne serez point maniaques; car c'est encore là une exception, et les êtres exceptionnels ne me semblent pas vrais. Si vous le deveniez, je serais très étonné, et je ne m'occuperais plus de vous.»

Et c'est ainsi qu'il procède, dès le principe. Son Turcaret est bien remarquable à cet égard. Le sujet est d'une audace inouïe pour le temps, et la modération est extrême dans la manière dont il est traité. Pour la première fois dans une grande comédie, le public verra en scène un gros financier voleur, et pour la première fois une fille entretenue, et pour la première fois un favori de fille. Les trois témérités de notre théâtre contemporain sont hasardées, toutes trois ensemble, du premier coup, en 1709, tant il est vrai que c'est bien de Le Sage (en y ajoutant, si l'on veut, Dancourt) que date la littérature réaliste et «moderne».—Mais ces trois témérités, il n'y avait guère que Le Sage qui les pût faire passer. Ce n'est point qu'il atténue, qu'il tourne les difficultés; non, mais il les sauve à force de naturel, à force de n'en être ni effrayé lui-même, ni échauffé. On ne s'aperçoit pas qu'il est hardi, parce qu'il est hardi sans déclamation. Tout y est bien qui doit y être, dans ce drame: braves gens ruinés par le financier, financier «pillé» par une «coquette», coquette «plumée» par qui de droit; c'est un monde abominable. Voyez-vous l'auteur du XIXe siècle, qui, cent cinquante ans après Le Sage du reste, découvre ce monde-là, et ose l'exposer au jour. Il sera comme étourdi de son audace et, dans son émotion, il la forcera; chaque trait sera d'une amertume atroce; l'oeuvre sera d'un bout à l'autre «brutale» et «cruelle» et «navrante»; il n'y aura pas une ligne qui ne nous crie: «quels êtres puissamment abjects, et quelle puissante audace il y a à les peindre!»—et de tout cela il résultera une grande fatigue pour nous, comme de tout ce qui est guindé et tendu.—Tout naturellement, et non point par timidité, car s'il eût été timide, c'est devant le sujet qu'il eût reculé, Le Sage borne sa peinture à la réalité, à l'aspect ordinaire des choses. Ces monstres sont des monstres très bourgeois, parce que c'est bien ainsi qu'ils sont dans la vie réelle.—Cette «coquette» est d'une inconscience naïve qui n'a rien de noir, rien surtout de calculé pour l'effet et pour le «frisson»; elle est abjecte et bonne femme; elle a perdu tout scrupule et n'a point perdu toute honnêteté; car, notez ce point, elle est capable encore d'être blessée de la perversité des autres: «Ah! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d'un tel procédé.» C'est la vérité même.—Et ce Turcaret! Comme cela est de bon sens de n'avoir pas dissimulé sa scélératesse, de l'avoir montré voleur et cruel, mais de n'avoir pas insisté sur ce point, et de l'avoir montré beaucoup plus ridicule que méprisable. C'est connaître les limites de la comédie, dit-on. Oui, et c'est surtout connaître le train du monde. Scélérat, un tel homme l'est de temps on temps, quand l'occasion s'en présente; burlesque, il l'est sans cesse, dans toute parole et dans tout geste, et de toute sa personne et de toute la suite naturelle de sa vie. C'est ce que nous voyons de lui à tout moment; c'est en quoi il est «réel», c'est-à-dire dans le continuel développement et non dans l'accident de non être.—Tous ces personnages ont comme une vie facile et simple. Ils n'ont pas une vie «intense», ce qui, je crois, est chose assez rare. Ils vivent comme vous et moi. Ils posent aussi peu que possible; ils n'ont pas d'attitudes. C'est au point que Turcaret est comme un drame qui n'est point théâtral. S'il plaît mieux (de nos jours surtout) à la lecture qu'aux chandelles, c'est probablement pour cela.

Gil Blas est tout de même. C'est le chef-d'oeuvre du roman réaliste, parce que c'est l'oeuvre du bon sens, du sens juste et naïf des choses comme elles sont. Petits filous, petits débauchés, petites coquines, petits hommes d'Etat, petits grands hommes, petits hommes de bien aussi, et capables de petites bonnes actions, il n'y a pas un genre de médiocrité dans un sens ou dans un autre, qui ne soit vivement marqué ici, et pas un genre de grandeur qui n'en soit absent. L'impression est celle d'un tour que l'on fait dans la rue.

—Et par conséquent cela ne vaut guère la peine d'être rapporté.—Pardon, mais fermez les yeux, et, un instant, regardant dans le passé, retracez-vous à vous-même votre propre vie. C'est précisément cette impression de médiocrité très variée que vous allez avoir. Cent personnages très ordinaires, dont aucun n'est un héros, ni aucun un gredin, tous avec de petits vices, de petites qualités et beaucoup de ridicules; cent aventures peu extraordinaires où vous avez été un peu trompé, un peu froissé, un peu ennuyé, où parfois vous avez fait assez bonne figure, dont quelques-unes ne sont pas tout à fait à votre honneur, et sans la bourreler, inquiètent un peu votre conscience: voilà ce que vous apercevez.—Rendre cela, en tout naturel, sans rien forcer, vous donner dans un livre cette même sensation, avec le plaisir de la trouver dans un livre et non dans vos souvenirs personnels, que vous aimez assez à laisser tranquilles, voilà le talent de Le Sage. Son héros c'est vous-même; mettons que c'est moi, pour ne blesser personne, ou plutôt pour ne pas me désobliger moi non plus, c'est tout ce que je sens bien que j'aurais pu devenir, lancé à dix-sept ans à travers le monde, sur la mule de mon oncle.

Gil Blas a un bon fond; il est confiant et obligeant. Il s'aime fort et il aime les hommes. Il compte faire son chemin par ses talents, sans léser personne. Nous avons tous passé par là. Et le monde qu'il traverse se charge de son éducation pratique, très négligée. C'est l'éducation d'un coquin qui commence. On va lui apprendre à se délier, et à se battre, par la force s'il peut, par la ruse plutôt. Une dizaine de mésaventures l'avertiront suffisamment de ces nécessités sociales. Mais remarquez que ces leçons, Le Sage ne leur donne nullement un caractère amer et désolant. Le pessimisme, la misanthropie, ou simplement l'humeur chagrine consisteraient à montrer Gil Blas tombant dans le malheur du fait de ses bonnes qualités Il y tombe du fait de ses petits défauts. Il est volé, dupé et mystifié parce qu'il est vaniteux, imprudent, étourdi; parce qu'il parle trop, ce qui est étourderie et vanité encore; et ainsi de suite, jusqu'au jour où il est guéri de ces sottises, et un peu trop guéri, je le sais bien, mais non pas jusqu'à être jamais profondément dépravé.—Car ici encore la mesure que le bon sens impose serait dépassée. Il faut que l'éducation du coquin soit complète, mais ne donne pas tous ses fruits, parce que c'est ainsi que vont les choses à l'ordinaire. Ce serait ou déclamation ou conception lugubre de la vie que de faire commettre à Gil Blas, désormais instruit, de véritables forfaits. Ce serait dire d'un air tragique: «Voilà l'homme tel que la vie et la société le font.» Eh! non! sur un caractère de moyen ordre elles ne produisent pas de si grands effets, nous le savons bien. Elles peuvent pervertir, elles ne dépravent point. C'est merveille de vérité que d'avoir laissé à Gil Blas, une fois passé du côté des loups, un reste de naïveté et de candeur. Disgracié, mais sa disgrâce ignorée encore, il rencontre une de ses créatures, qui se répand en actions de grâces et en protestations de dévouement. Et le bon Gil Blas confie son chagrin à cet ami si cher, lequel aussitôt prend un air «froid et rêveur» et le quitte brusquement. Et Gil Blas a un moment de surprise, comme s'il ne connaissait point encore les choses. Toujours le mot de la Comtesse: «Ah! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d'un tel procédé.» Il reçoit encore des leçons d'immoralité; il peut en recevoir encore. Les plus mauvais d'entre nous en recevront jusqu'au dernier jour, et Dieu merci!

Et si l'expérience durcit peu à peu son coeur et détruit ses scrupules, elle affine son intelligence, et par là, tout compte fait, le ramène aux voies de la raison. Tant d'aventures lui font désirer le repos, et tant de batailles et de ruses, une vie simple et calme.— Mais voyez encore ce dernier trait. N'est-ce point une idée très heureuse que d'avoir ramené Gil Blas de sa retraite sur le théâtre des affaires? Il est tranquille, il a vu le fond des choses; et il s'est dit: «cultivons notre jardin»; et il le cultive. Il se croit sage; mais dans cette sagesse la nécessité entrait pour beaucoup, sans qu'il s'en doutât. Le prince qu'il a servi monte sur le trône. Notre homme revient à Madrid, sans précipitation à la vérité, sans ardeur, et comme retenu par ce qu'il quitte. Mais une fois à la cour, une fois posté sur le passage du Roi dont il attend un regard, il confesse honteusement qu'il ne peut repartir: «Afin que Scipion n'eût rien à me reprocher, j'eus la complaisance de continuer le même manège pendant trois semaines.» On sent ce que c'est que cette complaisance. Il reviendra plus tard à son jardin, sans doute; mais il était naturel qu'il eût au moins une rechute. La conversion d'un ambitieux est-elle vraisemblable, qu'il n'ait été relaps au moins une fois?

Tout cela est bien juste et bien pénétrant, sans la moindre affectation de profondeur. Il y a, je l'ai dit, une certaine imagination qui se mêle à ce bon sens, à cette vue juste de la condition humaine. C'est l'imagination du poète comique. Elle est très difficile à définir, n'étant, pour ainsi dire, qu'une demi-faculté d'invention. Elle consiste, ce me semble, à vivifier l'observation—et à lier entre elles les observations, ce qui n'est encore rien dire, mais nous met sur la voie. Le poète comique observe les hommes, qui se présentent toujours à nous en leur complexité, c'est-à-dire dans une certaine confusion. Pour les mieux voir, il débrouille, il distingue, il analyse; il essaye de saisir la qualité ou le défaut principal de chacun d'eux, de l'isoler de tout le reste, et de le considérer à part. Cela fait, s'il a de bons yeux, il peut tracer le portrait d'une faculté abstraite, de l'avarice, de l'ambition, de la jalousie, ou de «l'avare», de «l'ambitieux », du «jaloux», ce qui est absolument la même chose.—S'il s'arrête là, il n'est qu'un moraliste, une manière de critique des caractères, nullement un artiste. S'il va plus loin, si ce produit de son analyse, sec et décharné, s'entoure comme de lui-même, en son esprit, d'une foule de particularités, de détails, qui s'y accommodent, le complètent, l'élargissent, qu'est-il arrivé? C'est que l'imagination est intervenue; c'est que cette complexité de l'être humain, notre poète, après l'avoir détruite par l'analyse, l'a rétablie par une sorte de faculté créatrice qui est le don de la vie; l'a rétablie moins riche à coup sûr qu'elle n'est dans la réalité; l'a rétablie dans les limites de l'art, qui étant toujours choix est toujours exclusion; l'a rétablie juste assez incomplète encore pour qu'elle soit claire; mais enfin l'a reconstituée.—C'est ce que j'appelle vivifier l'observation.—C'est ce que le poète comique doit savoir faire. C'est ce que Le Sage fait excellemment.

Ses personnages vivent. Ils se meuvent devant ses yeux; il les voit circuler et se promener par le monde. Voit-il bien le fond de leur âme? Il faut reconnaître, et on l'a dit avec raison, que sa psychologie n'est point bien profonde. Mais, sans vouloir prétendre que c'est un mérite, je crois pouvoir dire que dans le genre qu'il a adopté c'est un air de vérité de plus. Il ne voit pas le fond de ces âmes, parce que les âmes de ces héros n'ont aucune profondeur. Il n'y a pas à «faire la psychologie» d'un intrigant, d'une rouée et de son associé, d'un garçon de lettres moitié valet, moitié truand, d'un archevêque beau diseur, d'un ministre qui n'est qu'un «politicien» et un faiseur d'affaires. Les âmes moyennes, voilà, encore un coup, ce qu'étudie Le Sage; et les âmes moyennes sont, de toutes les âmes, celles qui sont le moins des âmes. Celles des grands passionnés, celles des hommes supérieurs, celles des solitaires, qui au moins sont originales, celles des hommes du bas peuple, où l'on peut étudier les profondeurs secrètes, et les singuliers aspects et les forces inattendues de l'instinct, demandent un art psychologique bien plus pénétrant.

—Autant dire que l'art qui veut donner la sensation du réel ne donne que la sensation de la médiocrité. —Sans aucun doute; seulement la médiocrité vraie, bien vivante, parlante, et où chacun de nous reconnaît son voisin est infiniment difficile à attraper, et Le Sage, autant, si l'on veut, par ce qui lui manquait, que par ses qualités, était merveilleusement habile à la saisir: et je ne dis pas qu'il n'y ait un art supérieur au sien, je dis seulement que ce qu'il a entrepris de faire, il l'a fait à merveille. En quelque affaire que ce soit, ce n'est pas peu.

Je dis encore qu'il avait l'art, non seulement de vivifier les observations, mais de lier entre elles les observations. C'est d'abord la même chose, et ensuite quelque chose de plus. C'est d'abord avoir ce don de la vie qui, de mille observations de détail, crée un personnage vivant, c'est ensuite inventer des circonstances, des incidents, vrais eux-mêmes, et qui, de plus, servent à montrer le personnage dans la suite et la succession des différents aspects de sa nature vraie. On peut dire que c'est ici que Le Sage est inimitable. Les aventures de Gil Blas sont innombrables; toutes nous le montrent, et semblable à lui-même, et sous un aspect nouveau. Il y a là et un don de renouvellement et une sûreté dans l'art de maintenir l'unité du type qui sont merveilleux. De ces histoires si nombreuses, si diverses, aucune ne dépasse le personnage, ne l'absorbe, ne le noie dans son ombre. Il en est le lien naturel, et aussi il est comme porté par elles, comme présenté par elles à nos yeux tantôt dans une attitude, tantôt dans une autre; elles le font comme tourner sous nos regards, sans que jamais l'attention se détache de lui, et de telle sorte, au contraire, qu'elle y soit sans cesse ramenée d'un intérêt nouveau.—Et avec quel sentiment juste de la réalité, encore, pour ce qui est du train naturel des choses! Elles ne se succèdent, ces aventures, ni trop lentement, ni trop vite. Par un art qui tient à l'arrangement du détail et qui est répandu partout sans être particulièrement saisissable nulle part, elles semblent aller du mouvement dont va le monde lui-même. On ne trouve là ni la précipitation amusante, mais comme essoufflée, et qu'on sent factice, du roman de Pétrone, ni cette lenteur, amusante aussi, et ce divertissement perpétuel des digressions, qui est un charme dans Sterne, mais qui nous fait perdre pied, pour ainsi dire, nous éloigne décidément du réel, et nous donne bien un peu cette idée, qui ne va pas sans inquiétude, que l'auteur se moque de nous. Le Sage a tellement le sens du réel que jusqu'à la succession des faits et le mouvement dont ils vont a l'air, chez lui, de la démarche même de la vie.

Les épisodes même, les aventures intercalées, qui sont une mode du temps dont il n'est aucun roman de cette époque qui ne témoigne, ont un air de vérité dans le Gil Blas. Ils suspendent l'action et la reposent, juste au moment où il est utile. Au milieu de toutes ses tribulations, le héros picaresque s'arrête un instant, avec complaisance, à écouter un roman d'amour et d'estocades, et s'y délasse un peu. On sent qu'il en avait besoin. On sent que ce sont là comme les rêves de Gil Blas entre deux affaires ou deux mésaventures. Il a pris plaisir à se raconter à lui-même une histoire fantastique et consolante de beaux cavaliers et de belles dames, au bord du chemin, en trempant des croûtes dans une fontaine, pour ne pas manger son pain sec. Il a fait trêve ainsi au réel. Nous lui en savons gré.

Et notez que Le Sage, avec un goût très sûr, et pour bien marquer l'intention, ne met ces histoires-là que dans les épisodes. Ce sont choses qui se disent dans les conversations, que ses personnages se racontent pour s'émerveiller et se détendre. L'auteur n'en est pas responsable. Lui se réserve la réalité.—Notez encore qu'à mesure que le roman avance, ces épisodes sont moins nombreux. L'action, sans se précipiter, domine, prend le roman tout entier. Cela veut dire qu'à mesure qu'il arrive aux grandes affaires, et aussi à la maturité, Gil Blas rêve moins, ou rencontre moins de rêveurs sur sa route; et c'est la même chose; et sa pensée est moins souvent traversée de Dons Alphonse et d'Isabelle. Adieu les belles équipées d'amour, même en conversation ou en songes; et c'est encore le train véritable de la vie: car il faut toujours en revenir à cette remarque; et le roman se termine par la plus bourgeoise et la plus tranquille des conclusions.

C'est en quoi il est bien composé, à tout prendre, ce roman, quoi qu'on en ait pu dire. Qu'on observe qu'il semble quelquefois recommencer (comme la vie aussi a des retours), qu'il n'y a pas de raison nécessaire pour qu'il ne soit pas plus court ou plus long d'une partie, je le veux bien; mais il est bien lié, et il est en progression, et il s'arrête sur un dénouement naturel, logique, et qui satisfait l'esprit. Il est d'une ordonnance non rigoureuse, mais sûre, facile et où l'on se retrouve aisément. Dans quelle partie du livre se trouve telle scène caractéristique? D'après l'âge de Gil Blas, et la tournure d'esprit particulière chez lui qu'elle suppose, vous le savez, sans rouvrir le livre. Voilà la marque.—Et surtout, ce qui est art de composition supérieure encore, l'impression générale est d'une grande unité. Ignorez-vous que les Pensées de Pascal et les Maximes de La Rochefoucauld sont livres mieux composés, tels qu'ils sont par la volonté ou contrairement au dessein de leurs auteurs, que tel livre bien disposé, bien arrangé, bien symétrique et où l'unité et la concentration de pensée font défaut; parce que toutes les idées des Maximes et des Pensées se rapportent et se ramènent à une grande pensée centrale, gravitent autour d'elle, et parce qu'elles y tendent, la montrant toujours?—À un degré inférieur il en est de même de Gil Blas. Il y a dans ce livre une conception de la vie, que chaque page suggère, rappelle, dessine de plus en plus vivement en notre esprit, et que la dernière complète. Cette conception n'est point sublime; elle consiste à penser que l'homme est moyen et que la vie est médiocre, et qu'il faut peindre l'un et raconter l'autre avec une grande tranquillité de ton et d'un style très naturel et très uni, ce qui revient à dire que dans la pratique il faut prendre l'un et l'autre avec une grande égalité d'humeur et une grande simplicité d'attitude. La vie (c'est Le Sage qui me semble parler ainsi) est une plaisanterie médiocre, et, aux plaisanteries de ce genre, il y a ridicule à le prendre trop bien ou trop mal; il ne faut être ni assez sot pour en trop rire, ni assez sot pour s'en fâcher.—Voilà une belle philosophie!— Je n'ai pas dit qu'elle fût belle, je dis que c'en est une, et que ce livre l'exprime fort bien, d'où je conclus qu'il est bien fait.

IV- LE SAGE PLUS VULGAIRE

Et, à y regarder de très près, Le Sage a-t-il bien songé à tout cela, et est-il bien le philosophe même de moyen ordre que nous disons? Il l'est dans Gil Blas, et c'est un éloge encore à lui faire, que donnant Gil Blas partie par partie, à des intervalles très éloignés, il ait toujours retrouvé cette même direction de pensée et ce même état d'humeur, et ce même ton.—Mais il y a tout un Le Sage qui n'a pas même cette demi-valeur morale que nous cherchions tout a l'heure à mesurer au plus juste. On dirait qu'il est dans la destinée du réalisme de tendre au bas, qui n'est pas moins son contraire que le sublime. Je comprends très bien les critiques, comme Joubert par exemple, qui n'admettent pas ces peintures de l'humanité moyenne, et ne trouvent jamais assez de délicatesse et de distinction dans la littérature. Si on les pressait, ils nous diraient: «Oh! c'est que je vous connais! Dès que vous n'êtes plus au-dessus de la commune mesure, vous êtes infiniment au-dessous. L'étude de la réalité n'est jamais qu'un acheminement ou un prétexte a explorer les bas-fonds, et la région moyenne entre l'exception distinguée et l'exception honteuse, c'est où vous ne vous tenez jamais.»—Il y a du vrai en vérité, je ne sais pourquoi. Voilà un homme qui a écrit le Gil Blas, qui a montré un sens étonnant du réel, qui s'est tenu, comme la vie, également éloigné des extrêmes, qui n'est pas distingué, mais qui est de bonne compagnie bourgeoise, qui n'est pas très moral, mais qui n'a pas le goût de l'immoralité, et qui, du reste, est honnête homme. Quand il recommence, c'est de coquins purs et simples qu'il nous entretient, avec complaisance peut-être, en tout cas avec une remarquable impuissance à nous entretenir d'autre chose, Guzman d'Alfarache, le Bachelier de Salamanque, traductions ou adaptations de la littérature picaresque, sont du picaresque tout cru. Voilà des gens qui n'ont pas besoin de recevoir de la vie des leçons d'immoralité. Ils naissent gradins de parents voleurs, vivent en brigands, meurent en bandits, après avoir fait souche de canaille.

Le premier effet de la chose, c'est qu'ils sont cruellement ennuyeux.—Quel intérêt voulez-vous en effet qu'il y ait, et quelle variété, et quel éveil de curiosité, et où se prendre, dans une série de fourberies se continuant par des vols auxquels succèdent des espiègleries de Cartouche? Je remarque qu'à la page 50 c'est Guzman qui est le voleur, et qu'à la page 55 c'est Guzman qui est le volé; le divertissement est mince; et cela dure, et les volumes sont gros.—Et je remarque aussi, sans oublier que le Sage est honnête homme, que l'indifférence entre le mal et le bien, que j'acceptais chez un peintre réaliste, il ne la garde plus tout à fait. Il penche vers les coquins, il faut l'avouer. Où est mon bon archevêque de Grenade qui n'était qu'un honnête sot? Je vois dans Guzman tel évêque qui est absolument enchanté de l'habileté de son laquais à lui voler ses confitures. Quel adroit coquin! Quel génie inventif! Mais voyez comme il me vole bien! Est-il assez gentil! Et toute l'assistance est en extase. On cherche des compliments à ajouter à ceux de Monseigneur. On envie le voleur. Que ne sait-on aussi spirituellement piller la maison pour mériter l'applaudissement du maître et entrer en faveur! Voilà le goût pour les coquins qui commence.—Oh! chez Le Sage, ce n'est pas encore bien grave. Mais c'est un commencement, c'est un signe. Au XVIIe siècle l'idéal moral est toujours présent aux esprits, du moins dans le domaine des lettres. Les comiques mêmes ne l'oublient pas; et c'est La Bruyère qui marque son mépris des malhonnêtes gens à chaque page, et ne veut pas qu'un livre de portraits satiriques signé de lui s'en aille à la postérité sans un chapitre où se montre le grand honnête homme et le chrétien; et c'est Molière qui écrit Scapin, mais qui écrit Alceste aussi et Tartuffe. Ils ont au moins la préoccupation des choses morales; ils l'ont, ou leur public la leur impose, et cela revient presque au même.

Le Sage est leur élève, moins cette préoccupation, moins ce souci, du moins la plume en main. Et dans Gil Blas il n'est qu'insoucieux des choses de la conscience, et voilà qu'un peu plus tard, il descend d'un degré, d'un seul; mais la chute commence. D'autres iront jusqu'au bas de l'échelle. Nous aurons deux phénomènes littéraires très curieux: le goût du bas, et le goût du mal, les amateurs de mauvaises moeurs et les amateurs de méchanceté. Et ce sera la Pucelle, et Crébillon fils et Laclos, et il y a pire que Laclos. Plus on avance dans l'étude du XVIIIe siècle, plus on s'aperçoit de cette brusque rupture qui s'est faite, dès son commencement, dans les traditions intellectuelles. Une lumière s'est éteinte. L'affaiblissement des idées religieuses a eu pour effet une diminution morale. Les hommes se plairont un peu, pendant quelque temps, dans cet état, et puis, s'en fatiguant, chercheront à reconstruire la conscience. Pour le moment il ne faut pas se dissimuler qu'ils s'en passent. Et voilà comment le bon Le Sage, avec tout ce qu'il tient du XVIIe siècle, est de son temps, nonobstant, et annonce un peu celui qui va suivre, et comment on a bien eu raison de voir dans son œuvre modeste une transition d'un âge à l'autre.

V

Excellent homme, au demeurant, qui n'y a pas mis malice, et bon auteur qui a laissé un chef-d’œuvre de bon sens, d'observation juste, de narration facile et vive, de satire douce et fine; auteur dont il faut se défier, tant il a l'art de déguiser l'art, tant on est exposé à ne pas s'aviser assez des qualités incomparables qu'il cache sous sa bonhomie et l'aisance modeste de son petit train: auteur aussi qui fait le désespoir des critiques, parce qu'il ne fournit pas la matière d'un bon article n'offrant guère prise à l'attaque, ni aux grands éloges oratoires, ni aux grandes théories.—Il en est ainsi pour tous ceux qui ont excellé dans un genre moyen. Cela leur fait un peu de tort: ils n'ont pas de belles oraisons funèbres, ni, ce qui est plus flatteur encore pour une ombre, de batailles sur leurs tombeaux. Leur compensation c'est qu'ils sont toujours lus. Et ils sont lus personnellement, ce qui vaut beaucoup mieux que de l'être par «fragments bien choisis», dans les livres des autres. (Études Littéraires XVIIIe siècle - Émile Faguet  (1847 – 1916)

  

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021