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Jean François Paul de Gondi, cardinal de Retz - Gédéon Tallemant des Réaux (1619 - 1692)

 

 

Jean-François de Gondy, aujourd'hui cardinal de Retz, est un petit homme noir qui ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit de ses mains à toute chose. Quand il écrit, il fait toujours des arcades; il n'y a pas une ligne droite, et ce n'est que du griffonis. J'ai vu qu'il ne savoit pas se boutonner. Une fois, à la chasse, il fallut que M. de Mercœur lui remît son éperon; il n'en put jamais venir à bout. Il ne connoissoit autrefois de toutes les monnoies qu'une pistole et un quart d'écu. Il fut destiné à être chevalier de Malte, et, étant né durant un chapitre, il fut chevalier dès ce jour-là; de sorte qu'il auroit été grand'croix de bonne heure. Il avoit deux frères, tous deux ses aînés, le duc d'aujourd'hui, et un qu'on appeloit le marquis des Isles d'Hières: celui-là étoit blond. M. de Bassompierre disoit: «Pour celui-là, on ne peut pas dire qu'il ne soit de ma façon.» J'ai dit ailleurs que la mère étoit 103 une grande prude. Ce garçon disoit qu'il vouloit être cardinal, afin de passer devant son frère: il avoit de l'ambition; mais il mourut misérablement à la chasse; étant tombé de cheval, la jambe engagée dans l'étrier, il fut tué d'un coup de pied que le cheval lui donna par la tête. Ce garçon mort, on changea de pensée, et on destina le chevalier à l'Eglise. Le voilà donc l'abbé de Buzay; c'étoit une abbaye en Bretagne. La soutane lui venoit mieux que l'épée, sinon pour son humeur, au moins pour son corps. Tel que je l'ai représenté, il n'avoit pas pourtant la mine d'un niais; il y avoit quelque chose de fer dans son visage.

Dès le collége, l'abbé fit voir son humeur altière: il ne pouvoit guère souffrir d'égaux, et avoit souvent querelle; il montra aussi dès ce temps son humeur libérale; car ayant appris qu'un gentilhomme qu'il ne connoissoit point étoit arrêté au Châtelet pour cinquante pistoles, il trouva moyen de les avoir et les lui envoya. Au sortir de là, ce nom de Buzay approchant un peu trop de buse, il se fit appeler l'abbé de Retz. Ce n'étoit pas encore trop la mode en ce temps-là de ne porter pas le nom de son bénéfice; à cette heure il n'y a si petit ecclésiastique qui ne s'appelle l'abbé, et ceux qui le sont effectivement prennent le nom de leur famille aussi bien qu'eux. Il m'a dit que le gros comte de La Rocheguyon lui vouloit donner tout son bien, à condition 104 qu'il prendroit le nom et les armes de Silly; mais qu'à sa mort les parents empêchèrent qu'on ne lui fît venir un notaire. En me contant cela, il me disoit que, s'il eût été d'épée, il eût fort aimé à être brave, et qu'il auroit fait grande dépense en habits; je souriois, car, fait comme il est, il n'en eût été que plus mal, et je pense que ç'auroit été un terrible danseur, et un terrible homme de cheval: d'ailleurs, il est malpropre naturellement, et surtout à manger: il est aussi rêveur; de sorte qu'à table, par malice, on lui mettoit une tête de perdrix sur son assiette; il la portoit à la bouche sans y regarder, et mettoit les dents dedans. La plume lui sortoit de tous les côtés. Il ne mange jamais que du plat qui est devant lui; il n'y a guère d'homme plus sobre.

Il est enclin à l'amour, a la galanterie en tête, et veut faire du bruit; mais sa passion dominante, c'est l'ambition; son humeur est étrangement inquiète, et la bile le tourmente presque toujours. Dans sa petite jeunesse, il voyoit fort sa parenté, et principalement madame de Lesdiguières. Je crois qu'il en a été amoureux, aussi bien que de madame de Guémenée. Il voyoit fort aussi M. d'Ecquevilly, son parent, dont nous avons parlé ailleurs. Ce M. d'Ecquevilly n'avoit guère de meilleurs yeux que lui, et on dit qu'un jour ils se cherchèrent un gros quart-d'heure dans une grande cour, sans se pouvoir retrouver, et qu'il fallut à la fin que deux gentilshommes les prissent chacun par la main pour les faire joindre. Dans la société de 105 la famille (madame de Guémenée en étoit), on se divertissoit, entre autres choses, à s'écrire des questions sur l'Astrée, et qui ne répondoit pas bien, payoit pour chaque faute une paire de gants de frangipane. On envoyoit sur un papier deux ou trois questions à une personne, comme, par exemple, à quelle main étoit Bonlieu, au sortir du pont de La Bouteresse, et autres choses semblables, soit pour l'histoire, soit pour la géographie; c'étoit le moyen de savoir bien son Astrée. Il y eut tant de paires de gants perdues de part et d'autre, que, quand on vint à conter, car on marquoit soigneusement, il se trouva qu'on ne se devoit quasi rien. D'Ecquevilly prit un autre parti. Il alla lire l'Astrée chez M. d'Urfé même, et, à mesure qu'il avoit lu, il se faisoit mener dans les lieux où chaque aventure étoit arrivée.

Notre abbé étoit fort mal avec sa cousine de Schomberg, car il y avoit deux partis, celui de la maréchale et celui de madame de Lesdiguières; le dernier étoit le plus fort. Dans une assemblée de la parenté, madame de Lesdiguières obligea l'abbé à aller prendre à danser madame de Schomberg, qui étoit toute contrefaite, et qui avoit les pieds tout tortus, et ne pouvoit quasi marcher; cela la pensa faire enrager; on la haïssoit; elle étoit laide et méchante.

En ce temps-là, un homme proposa à l'abbé d'épouser je ne sais quelle grande héritière d'Allemagne, catholique, dont je n'ai pu savoir le nom; que ses parents luthériens la violentoient, et qu'on la vouloit donner à un Weimar, qui étoit à l'Académie à Paris. Il y entend, et promet à cet homme une de ses deux abbayes (il en avoit deux); l'autre se nommoit Quimperlay; elles 106 valent dix-huit mille livres de rente, ou environ. Je n'ai pu savoir tout ceci qu'imparfaitement. Il fit un voyage où il parla à cette fille; même il se battit contre ce Weimar, et eut l'avantage, non par adresse, mais par bravoure, car il n'est pas moins vaillant que M. le Prince. Ce n'est pas le seul combat qu'il ait fait; il s'est battu une autre fois, je pense que c'étoit contre le comte d'Harcourt. Je lui ai ouï dire à lui-même que cet homme lui disoit: «Je vous aurai bientôt culbuté, ce n'est pas là votre métier.—Cependant il laissa, je ne crois pas que ce fut exprès, un grand baudrier de buffle, sans lequel je l'eusse bien blessé, car je donnai droit dedans.» Il me contoit tout cela, sans nommer personne, et je n'ai jamais su d'où venoit leur querelle.

Il m'a dit aussi, et j'ai appris depuis, que c'étoit lui-même qu'un homme de la cour étant une fois enfermé dans une chambre avec une femme de qualité dont il étoit possesseur, ayant ouï du bruit, fut obligé d'ouvrir de peur d'être surpris; c'étoient des gens armés qui l'attaquèrent. Il les repoussa de la porte, la referma, et retourna caresser la belle, comme s'ils eussent été dans la plus grande sûreté du monde. «Il faut, me disoit-il, n'avoir guère peur pour cela. Ce même homme, ajoutoit-il, quoiqu'on lui eût donné avis que le mari le vouloit faire assassiner, ne laissa pas d'aller partout à son ordinaire, et sans être autrement accompagné.» Si cette aventure est vraisemblable, je m'en rapporte; mais, par là, on jugera de l'humeur du personnage.

Il fit encore un combat contre l'abbé de Praslin, aujourd'hui le marquis de Praslin, qui a épousé mademoiselle d'Escars, cadette de madame d'Hautefort: il eut l'avantage; mais le comte d'Harcourt, qui servoit Praslin, battit le second de l'abbé de Retz.

Il a toujours été d'humeur remuante; il s'est vanté de savoir bien des choses des desseins de M. le comte (de Soissons), et qu'un jour il rendit un paquet aux Tuileries à M. de Thou, qui lui dit après: «Ma foi! monsieur l'abbé, il faut que vous me croyiez bien homme d'honneur pour m'avoir rendu ce paquet; car cela est bien gaillard.»

La violence que le cardinal de Richelieu fit au père de Gondy pour la charge des galères qu'il lui fit vendre en dépit de lui, avoit outré l'abbé: sans cela, sur ma parole, notre homme n'eût pas laissé d'être son ennemi. Il étoit trop ambitieux; il se vantoit que son père, son frère et lui avoient été les seules personnes de condition qui n'eussent point plié.

Quand il fut question de prendre en Sorbonne le bonnet de docteur, il dédia ses thèses à des saints pour n'être point obligé de les dédier aux puissances. Il voulut l'emporter de haute lutte sur l'abbé de Souillac (de La Mothe-Houdancourt), parent de M. de Noyers; c'est aujourd'hui M. de Rennes. On fit intervenir l'autorité du cardinal; on proposa assez de choses à l'abbé de Retz; jamais il ne voulut démordre, et il harangua fort fièrement. Il est vrai que la Sorbonne, en considération du cardinal de Gondy, soutint ses intérêts, et représenta, je pense, au cardinal, qu'ils ne pouvoient pas abandonner le neveu d'un prélat à qui ils avoient tant d'obligation. Il l'emporta donc sur l'autre, et le cardinal depuis cela l'appela toujours ce petit audacieux, et il disoit qu'il avoit une mine patibulaire. Cette contestation fut cause que ses parents trouvèrent à propos qu'il fît un voyage en Italie. Deux de mes frères et moi ayant dessein d'y aller, le priâmes de trouver bon que nous lui tinssions compagnie. Je l'entretins presque toujours durant dix mois; et, comme il a autant de mémoire que personne, car il savoit par cœur tout ce qu'il avoit jamais appris, il me conta et me dit bien des choses.

Je remarquai que le premier ouvrage qu'il fit, hors quelques sermons, ce fut la Conjuration de Fiesque; car cela convenoit assez à son humeur. Il avoit fait l'épitaphe du comte de Soissons en prose, où il l'appeloit le dernier des héros.

Il ne pouvoit pardonner à don Thadée, neveu du pape Urbain, alors régnant, de ne s'être pas emparé de l'Etat d'Urbin qui retourna alors à l'Eglise, faute de mâles. Nous ne passions pas devant une place qu'il ne la prît ou par assaut ou autrement. Il parloit sans cesse de sa naissance. Il fut fort caressé à Florence par le grand-duc; il logea chez le chevalier de Gondi, qui faisoit la charge de secrétaire d'État, et qui avoit été résident en France. Le chevalier avoit les portraits des Gondis de France dans sa salle, car ils ne sont pas si grands seigneurs en Italie qu'ici; ils sont pourtant gentilshommes: j'en ai vu assez de marques dans Florence; mais la question est de savoir si cela n'est point depuis la faveur d'Albert, et si ceux-ci en sont. Quillet dit que ce chevalier de Gondi se mit à rire un jour qu'il lui demanda si les Gondis de France étoient effectivement des vrais Gondis. Le cardinal de Retz dit qu'il n'y a que lui en France qui puisse fournir ses trente quartiers.

Albert, qui a fait la fortune de la maison ici, étoit fils d'un banquier florentin qui demeuroit à Lyon, nommé Gondy, seigneur Du Perron, dont la femme, aussi italienne, avoit trouvé moyen d'entrer au service de la reine Catherine de Médicis, et avoit eu charge de la nourriture des Enfants de France au maillot. On disoit qu'elle avoit donné une recette à la Reine pour avoir des enfants; car la Reine fut dix ans sans en avoir; et cela fit que la Reine l'aima tant, qu'étant parvenue à la régence, en moins de quinze ans, elle avança si fort les enfants de cette femme qui, au jour que le Roi mourut, n'avoient pas tous ensemble deux mille livres de rente, qu'Albert, à la mort de Charles IX, étoit premier gentilhomme de la chambre et maréchal de France avec des gouvernements, avoit cent mille livres de rente pour le moins en fonds de terre, et, en argent et en meubles, plus de dix-huit cent mille livres; son frère, Pierre de Gondy, étoit évêque de Paris, et avoit encore trente ou quarante mille livres de rente en bénéfices, et, en meubles, la valeur de plus de deux cent mille écus; et M. de La Tour, le cadet des trois, étoit, quand il mourut, capitaine de cinquante hommes d'armes, chevalier de l'ordre comme son aîné, et maître de la garde-robe, et tous trois du conseil privé. Voilà ce que j'ai appris d'un homme de ce temps-là, et qui le savoit bien.

J'ai ouï conter une chose assez judicieuse de ce maréchal de Retz. Charles IX avoit une levrette admirable qu'il aimoit fort; il sut qu'un gentilhomme de Normandie en avoit une fort bonne; il la fait venir, et le gentilhomme aussi. On court un lièvre avec ces deux chiennes: la levrette du gentilhomme faisoit mieux que la sienne. Le Roi, déjà fâché de cela, voyant que ce gentilhomme, qui étoit sans doute assez mauvais courtisan, dans l'ardeur de la chasse l'avoit devancé, il lui donne brusquement un coup de houssine. Le lendemain le maréchal vint au lever du Roi, fort triste. «Qu'avez-vous?—C'est, sire, que vous avez perdu le cœur de toute votre noblesse.—Je vous entends, dit le Roi, j'ai tort; je ne suis que gentilhomme, je le veux satisfaire.» En effet, le Roi le pria de l'excuser devant tout le monde. En cet instant on eut avis qu'un petit gouvernement vaquoit; le maréchal dit au Roi: «Sire, il le lui faut donner.» Le Roi le lui donna. Il en usoit bien, ce favori; car il vouloit toujours qu'il parût que le Roi donnoit de son propre mouvement.

Le cardinal sut qu'il y avoit chez messieurs Du Puy un manuscrit de M. de Brantôme, de la maison de Bourdeilles, contenant plusieurs volumes, dans un desquels étoient les amours de la duchesse de Retz, femme d'Albert, où il y avoit maintes belles choses à l'honneur de la dame. Il n'eut jamais de repos que messieurs Du Puy ne lui eussent permis d'effacer tout ce qui étoit contre sa grand'mère, et le manuscrit est effacé de façon qu'on ne sauroit déchiffrer un mot.

Il y avoit ici un Gondy dans les partis: ce fut celui qui bâtit l'hôtel de Condé, et qui fit le jardin de Gondy à Saint-Cloud. C'étoit un homme fort voluptueux: on dit que dînant chez un de ses amis, à cinq lieues de Saint-Cloud, où il n'y avoit point de verres de cristal, il dit à un de ses gens: «Va m'en quérir un à Saint-Cloud, et ne te soucie pas de crever mon cheval.» Il y va. Le cheval crève en arrivant, et le valet en descendant cassa le verre. Cet homme méritoit bien de mourir gueux comme il est mort.

Pour revenir où nous en étions: à Florence, un jeune gentilhomme qui étoit à lui, car il en avoit quatre, et le reste à l'avenant, s'avisa de faire faire un pourpoint de taffetas à bandes sans les ourler. Un jour au Cours la grande-duchesse mère et mademoiselle de Guise vinrent à passer, qui se crevoient de rire de voir cette extravagance, car cet homme étoit à la portière, et sembloit être vêtu de toiles d'araignées, tant il avoit de filets aux bras et au corps.

La grande-duchesse étoit une des plus belles personnes d'Italie, mais elle avoit affaire à un pauvre mari: il avoit cinq ou six calottes l'une sur l'autre, et en ôtoit et en mettoit selon que son thermomètre l'ordonnoit. Quand il couchoit avec elle, tout l'État de Toscane étoit en prière: cela n'arrivoit pas souvent. Je pense qu'enfin elle a eu un héritier.

A Venise, où nous allâmes ensuite, l'ambassadeur de France (c'étoit le président Mallier, un vrai cheval mallier) le logea seul avec un valet-de-chambre. Le comte de Laval, frère de M. de La Trimouille, étoit retiré à Venise. Je pense qu'il dit, en parlant de l'abbé: «Il ne manquera pas de me venir voir.» L'abbé n'y alla point, et en parloit avec fort peu d'estime. Il disoit que quand le comte alla à La Rochelle, les Rochellois mirent sur sa porte: «Ni plus ni moins,» voulant dire qu'ils ne se tenoient pour lui ni plus ni moins.

A Rome, il se logea bien, et tenoit assez bonne table; on en faisoit cas à cause qu'il en savoit plus que beaucoup de cardinaux et de prélats. Il nous voulut faire accroire que le connétable Colonne, à la maison duquel il disoit que celle de Gondi étoit alliée étroitement, s'étoit fort plaint de ce qu'il ne l'avoit pas vu; mais qu'il n'avoit osé à cause que le connétable étoit du parti des Espagnols, car c'étoit de Naples qu'il étoit connétable.

Il n'étoit pas moins inquiet à Rome qu'à Paris, et il nous fit faire au mois de novembre un fort ridicule voyage pour voir des mines d'alun. Nous partîmes, comme s'il eût été question de quelque chose d'importance, par une fort grosse pluie, et les Italiens disoient: «Questo è partir à la francese.» Nous ne fûmes pas plus de trois mois et demi à Rome, et il nous en fit partir à Noël, pour revenir en France. Il feignit qu'un homme l'étoit venu trouver dans une église, et qu'il lui avoit donné un avis qui l'obligeoit à quitter l'Italie promptement. Quoique je n'eusse que dix-huit ans, je vis bien que l'argent commençoit à lui manquer; et if eût même été embarrassé en arrivant, car ses lettres de change tardèrent, sans que nous lui donnâmes tout ce que nous avions à recevoir. Il le faut louer d'une chose, c'est qu'à Rome, non plus qu'à Venise, il ne vit pas une femme, ou il en vit si secrètement, que nous n'en pûmes rien découvrir. Il disoit qu'il ne vouloit pas donner de prise sur lui.

Après la mort du cardinal de Richelieu, M. l'archevêque trouva bon que, pour épargner un loyer de maison, il se logeât au petit Archevêché, où il a toujours logé depuis, car il ne dépensoit que trop, et la galanterie de madame de Pommereuil avoit déjà commencé.

Le reste se trouvera dans les Mémoires de la régence.

(Extrait de : Les historiettes de Tallemant des Réaux :   Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle ; Tome Premier)

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021