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BIBLIOBUS Littérature française

Gilles Ménage - Gédéon Tallemant des Réaux (1619 - 1692)

 

Gilles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ménage est fils d'un avocat du Roi d'Angers: il fut quelque temps ici au barreau, mais sans plaider. Il est vrai qu'il n'y étoit pas sans parler, car il disoit tout ce qui lui venoit à la bouche, et médisoit du tiers et du quart. Il n'a jamais plaidé qu'une cause, à ce qu'on dit, encore ne fut-ce à Paris, et ne put-il achever, car il demeura court. Ce fut pour cela, dit-on, qu'il quitta le palais; c'étoit aux grands jours de Poitiers. Là il devint amoureux d'une dame, et fit assez rire le monde, car il avoit des galants vert et jaune, et il alla voir comme cela feu M. Talon qu'il connoissoit. En causant, M. Talon lui arracha presque tous ses galants. Son père lui donna sa charge: il ne la fit que six mois, et après la rendit à son père; cela les mit mal ensemble. Il disoit, pensant dire une belle chose, qu'il ne s'étonnoit pas de n'être pas bien avec son père, qu'il lui avoit rendu un mauvais office. Il disoit aussi de son père qu'il étoit comme Jean de Vert, qu'il ne donnoit point de quartier, voulant dire qu'il ne lui payoit point sa pension. Et dans les lettres qu'il lui écrivoit, il ne pouvoit s'empêcher de le railler.

Sans connoître autrement Patru, il disoit de lui, parce qu'il le trouvoit toujours propre, «que c'étoit Orator optimè vestitus ad causas dicendas.» A Angers, quoique tout Angevin, pour l'ordinaire, soit goguenard et médisant, il étoit fort décrié pour la médisance. Une fille (mademoiselle de Mouriou), dont nous parlerons ailleurs, lui en faisoit un jour la guerre. «Mais savez-vous bien, lui dit-il, ce que c'est que médisance?—Pour la médisance, dit-elle, je ne saurois bien dire ce que c'est; mais pour le médisant, c'est M. Ménage.» Il étoit sujet à la sciatique. A Angers, il souffrit fort patiemment qu'on lui appliquât des fers chauds à l'emboîture de la cuisse, et n'en fut pas pourtant guéri. Il étoit beau garçon; mais il n'a jamais eu une santé vigoureuse.

Il disoit qu'il y avoit trois plaisants prédicateurs à Angers: Costar, qui n'avoit qu'un sermon; le prieur des Matras, qui n'en avoit que la moitié d'un, car il demeura à mi-chemin, et le prieur de Pommier, qui demeura la bouche ouverte, et ne prononça pas une parole.

Il disoit que la traduction de M. d'Ablancour étoit comme une femme d'Angers qu'il avoit aimée, belle, mais peu fidèle. D'Ablancour le laissoit dire, et disoit: «Nous sommes amis; mais je ne prétends pas l'empêcher 127 de babiller. Nous faisons comme l'empereur et le Turc qui laissent un certain pays entre eux deux, où il est permis de faire des courses sans rompre la paix.»

Après une épreuve qu'on venoit de faire que les chiens ne mangeoient point de viande noire, Ménage dit à une dame fort brune: «Regardez, vous n'êtes pas bonne à donner aux chiens.»

Montmort, le maître des requêtes, qui est de l'Académie, et s'appelle Habert, parent de l'abbé de Cerizy, dit qu'il faudroit obliger Ménage à se faire de l'Académie, comme on oblige ceux qui ont honni des filles à les épouser.

Il ne fut pas plus tôt de retour de la province, qu'il débuta par une satire contre toute l'Académie; c'est ce qu'il appelle la Requête des Dictionnaires. C'est ce qu'il a fait de meilleur, quoique la versification n'en soit nullement naturelle, et qu'il y ait par endroits bien de la traînasserie. En ce temps-là il logeoit chez un auditeur des comptes, nommé Aveline, qui avoit épousé la sœur de Ménage; c'étoit au-devant du logis de madame de Cressy, fille de La Martellière, fameux avocat. Cette femme étoit fort coquette, et toute propre à faire donner dans le panneau un homme de lettres comme Ménage; d'ailleurs elle étoit ravie d'avoir un homme de réputation pour son mourant. Comme il conte volontiers tout ce qu'il croit à son avantage, il a conté à quiconque a voulu l'entendre, que cette femme l'aimoit, et qu'il en avoit eu assez de faveurs; mais, par ma foi, elle s'en moquoit. Il se pique d'être galant; cependant je l'ai vu dans l'alcôve de madame de Rambouillet se nettoyer les dents par dedans avec un mouchoir fort sale, et cela durant toute une visite. Cette madame de Cressy a dit qu'il faisoit le désespéré devant elle, jusqu'à se donner de la tête contre la muraille; mais il prenoit garde que ce fût en un endroit où il y eût une baie de porte ou de fenêtre derrière la tapisserie. Ce ne fut pas faute d'occasion s'il n'en vint à bout, car s'étant brouillé avec son beau-frère, Cressy le prit en pension. Il fit long-temps le fou; il se guérit; il eut des rechutes, témoin l'élégie où il y avoit:

Logé dans votre hôtel, assis à votre table, etc..

Peut-être l'a-t-il changé. D'ailleurs le mari cherchoit fortune où il pouvoit, n'étoit point jaloux, et la dame ne passoit pas pour fort cruelle. On en avoit fort médit avec M. de La Vrillière, et on appeloit certaines avances, qui avoient figure de cornes, que Cressy avoit faites à une maison qu'il a fait bâtir dans une place qui venoit de La Vrillière, les cornes de Cressy. A la fin lui et la dame se querellèrent tout de bon; car l'ayant rencontrée en une visite, ils se harpignèrent. Elle lui dit qu'elle ne l'avoit jamais trouvé bon qu'à être le précepteur de ses enfants, que c'étoit un beau prêtre crotté (il porte toujours la soutane): «Vraiment, lui répondit-il, vous n'en êtes pas de même; on vous lève si souvent vos jupes qu'elles n'ont garde d'être crottées.»

Il eut prise avec l'abbé d'Aubignac sur une comédie de Térence, et ils ont écrit l'un contre l'autre; Ménage n'est pas le plus fort. Pour exercer son humeur mordante, il s'avisa de faire la Vie de Montmaur, le Grec; c'étoit un impertinent et insolent pédant; mais, ma foi, il falloit bien avoir envie de mordre pour s'amuser à mordre un pauvre diable comme celui-là. Cependant tout un temps ce fut la mode, car le centon latin que Ménage fit contre (j'appelle ainsi cette Vie composée de pièces rapportées des anciens) réussit assez, et ce fut ce qui servit le plus à le faire entrer chez l'abbé de Retz, qui, sur la recommandation de M. Chapelain principalement, le reçut de fort bonne grâce; car n'ayant point de chambre chez lui (il étoit déjà au Petit Archevêché), il envoya ordre partout le cloître de ne louer aucune chambre à M. Ménage, et il lui en loua deux à ses dépens quasi vis-à-vis de son logis.

Ogier, le prédicateur, fit en ce temps-là un sonnet qui disoit qu'il étoit surpris de voir que Ménage persécutoit un pédant bien moins pédant que lui. On croit que ce maltalent d'Ogier vient de ce qu'un jour qu'il avoit prêché, Ménage, à la collation du prédicateur, dit:

A la santé de monsieur Ogier! (bis.)

Ogier crut qu'il vouloit dire qu'il avoit déjà prononcé deux fois ce sermon. Cela étoit peut-être vrai; mais l'autre n'y pensoit pas, il n'est pas malin. Ogier est hargneux et grossier, et peut-être aussi pédant pour le moins qu'un autre. Pour l'éloquence, il se prend pour le premier homme du monde. On les accommoda.

Ce fut après l'édition de la Vie de Montmaur, et des vers latins et françois, que Ménage et ceux à qui il en avoit demandé avoient faits, que la Requête des Dictionnaires courut les rues. Girault, beau garçon, qui étoit l'apprenti de Ménage, comme Pauquet l'est de Costar, dit que Montreuil, surnommé le fou, lui avoit escroqué cette pièce. Je ne sais ce qui en est, mais l'auteur est assez vain pour l'avoir laissé aller. Plusieurs de l'Académie s'en offensèrent, mais surtout Bois-Robert qu'il y traitoit de patelin et de s......., sans qu'il lui eût jamais rien fait. Bois-Robert fit une méchante réponse, et après il fit amitié avec lui. Les plaintes de Bois-Robert et des autres recommencèrent quand Ménage, faisant imprimer ses Miscellanea, y mit cette pièce, lui qui avoit dit qu'elle avoit couru sans son consentement. Bois-Robert dit qu'un de ses neveux, qui portoit l'épée, attendit Ménage trois heures à une porte du cloître pour lui donner des coups de bâton, mais que Ménage sortit par l'autre. Il fit une satire contre Ménage, où il l'accuse de se servir de Girault à bien des choses. Cette seconde querelle se raccommoda comme la première, mais il faut avouer qu'il n'y a guère l'exemple d'une pareille chose, qu'on aille imprimer une pièce comme celle-là, qui est contre tout un corps d'honnêtes gens, et qu'on ait la hardiesse d'y mettre son nom; c'est là qu'est ce livre adoptivus, à la manière de Balzac; car, pour grossir son volume, il y a ajouté toutes les pièces qui s'adressèrent à lui.

Il avoit déjà imprimé, avant cela, les Origines de la langue françoise, qui est la plus utile chose qu'il ait faite; sa vanité y paroît encore, car en un endroit il dit: «Cela se prouvera par la Relation que M. de Loire me doit dédier.» Et de Loire ne la lui dédia point.

Vaugelas, Chapelain, Conrart et les politiques de l'Académie, craignant sa mordacité, se firent de ses amis. J'ai cent fois ri en mon âme de voir ce pauvre M. de Vaugelas envoyer bien soigneusement l'un après l'autre les cahiers de ses Remarques sur la langue françoise à un homme qui n'a nul génie, et qui ne s'entend point à tout cela, quoiqu'à le voir faire, il semble qu'il n'y ait que lui qui s'y entende. Pour Chapelain, comme j'ai remarqué ailleurs, il lui montrait tout ce qu'il faisoit; et, quand il crut mourir, il avoit ordonné que ce seroit Ménage qui reverroit la Pucelle; cependant il avoit avoué à Patru que ce n'étoit qu'un étourdi. Il n'a pas épargné la Pucelle non plus que les autres. Pour moi, je ne nierai pas qu'il n'ait bien la lecture, que ce ne soit, si vous voulez, un savantasse (il ne l'est pas tant pourtant qu'on disoit bien), mais il n'écrit point bien, et pour ses vers il les fait comme des bouts rimés; il met des rimes, puis il y fait venir ce qu'il a lu, ou ce qu'il a pu trouver. Il a dit parfois les choses assez plaisamment; mais ce n'est nullement un bel esprit. Sa vision d'écrire en tant de langues différentes, car j'espère qu'au premier jour il écrira en espagnol, est une preuve de la vanité la plus puérile qu'on puisse avoir. D'Ablancour lui disoit: «J'ai mauvaise opinion de tes vers grecs, car je les entends trop aisément.» Je ne veux pas dire qu'il ait de la malice, mais au moins n'a-t-il guère de charité ni de jugement. Il se mit à décrier les sonnets de Gombauld, et porta chez MM. Du Puy, qui ne s'y connoissoient point, les premières feuilles de ses poésies. On le pria de ne point nuire à ce pauvre homme. Il retourne chez MM. Du Puy, et dit devant cent personnes: «Je n'oserois plus rien dire 133 de Gombauld, car ses amis m'en ont prié.»

A la vérité, on ne peut pas nier qu'il ne serve ses amis quand il peut; mais on ne sauroit aussi nier qu'il ne s'en vante furieusement. Il n'est point intéressé; mais, comme nous le verrons par la suite, il fait aussi terriblement le libéral, et encore plus l'homme d'importance. Il a quelque fierté, et jamais personne n'a plus fait claquer son fouet: il est de ceux qui perdroient plutôt un ami qu'un bonnet. Dès qu'on parle de quelque chose: «Vous souvient-il, dit-il, du mot que je dis sur cela?» car jamais il n'y eut une plus sèche imagination, et il n'entretient les gens que de mémoire. Toutes les fois qu'il a mangé chez moi, nous avons pris plaisir à lui faire dire une même sottise. On n'avoit qu'à lui dire: «Monsieur Ménage, je vous prie, donnez-moi une pomme de reinette; il me semble que vous vous y connoissez bien.—Vous avez raison, disoit-il aussitôt, car je me pique de me connoître en trois choses, en œufs frais, en pommes de reinette et en amitié.» Voyez le bel assemblage. Cela me fait souvenir de M. de Mâcon (Lingendes), qui disoit «que les trois livres qu'il aimoit le mieux, c'étoit la Bible, Érasme et l'Astrée.» Et aussi de M. de Beaufort. Un jour qu'il étoit chez madame de Longueville, cette princesse dit qu'il n'y avoit rien au monde qu'elle haïsse plus que les araignées; mademoiselle de Vertus dit qu'elle ne haïssoit rien tant que les hannetons. «Et moi, dit M. de Beaufort, je ne hais rien tant que les mauvaises actions.» Voilà qui étoit à peu près assorti comme les œufs frais, les pommes de reinette et l'amitié.

D'abord, comme c'étoit par estime que l'abbé de Retz l'avoit voulu avoir, il fut comme une espèce de petit favori; mais cela ne dura pas toujours. Il se vouloit tirer du pair, et se mêloit même de donner des avis aux autres de la maison. Rousseau, l'intendant, qui étoit bien avec le coadjuteur, ne fut pas fâché que notre homme donnât prise sur lui; et le docteur Paris, un fin Normand qui avoit autrefois servi le coadjuteur dans ses études, homme accrédité de longue main, et duquel il sera parlé souvent dans les Mémoires de la Régence, car il a rendu de grands services au coadjuteur durant la Fronderie, et encore plus durant sa prison. Je dirai, en passant, que ce docteur, ayant un procès avec l'abbé de La Victoire pour un bénéfice (il en plaidoit toujours plusieurs à la fois), le coadjuteur voulut les accommoder. Paris lui dit: «Monsieur, taillez, rognez, faites comme il vous plaira.» Ce Paris donc étoit fort familier avec le coadjuteur. Ménage s'avisa de lui dire qu'il ne vivoit pas avec assez de respect; cet homme le remercia bien humblement, et un jour que quelqu'un, comme Bragelonne, qui étoit de longue main au coadjuteur, et qu'il avoit fait chanoine, s'émancipoit un peu: «Chut! lui dit Paris, en lui montrant Ménage du doigt, vous aurez tantôt une censure.»

Il dit familièrement qu'il ne voit que lui d'homme d'honneur. Il s'étoit engagé à un de ses amis, nommé Lafon, de lui faire obtenir de M. le chancelier des lettres de vétéran au parlement de Rouen, où il n'avoit guère été conseiller. M. le chancelier lui dit: «Cela n'est pas juste, monsieur.—Pour une chose juste, je ne vous la demanderois pas en grâce; je l'ai promis, il faut bien que cela soit.» Le chancelier le fit. A Servien, il s'agissoit des gages d'un cocher chassé, il dit: «Monsieur, pour les cinquante écus dont il s'agit, j'ai promis de les lui faire toucher; je les paierai si vous ne les payez.» Servien les paya.

Le coadjuteur prit quelque temps après un Ecossois, nommé Salmonet, qui devoit être évêque en son pays, mais qui fut contraint d'en sortir à cause des troubles. Il a des lettres, et ne manque point d'esprit: je suis assuré qu'il vendroit Ménage et le livreroit sans que l'autre s'en aperçût. Le coadjuteur lui fit donner une pension du clergé, car il s'étoit fait catholique; outre cela, le coadjuteur prit encore deux ecclésiastiques. Regardez combien en voilà, sans compter un vieux prêtre qui avoit été son précepteur et qui lui servoit d'aumônier. Cependant le coadjuteur n'avoit jamais un ecclésiastique avec lui, mais parfois son écuyer ou un autre gentilhomme. Le père de Gondy s'en fâcha. Il fallut donc mener des gens d'Église. Ménage s'en plaignoit hautement, et disoit que de toutes les visites qu'il faisoit avec M. le coadjuteur, il n'y en avoit aucune qu'il ne pût faire de son chef; les autres, qui s'estimoient autant que lui, n'y vouloient point aller s'il n'y alloit, et ne trouvoient nullement bon qu'il se prétendît mettre entre leur maître et eux.

La Fronde l'acheva, car il se mit à pester, et disoit qu'elle lui ôtoit trois mille livres de rente en bénéfices qu'il auroit sans doute si M. le coadjuteur ne s'étoit point avisé de fronder. Non content de cela, il disoit des choses dont il se fût fort bien passé: «A quoi bon tenir table, disoit-il, quand on doit, et qu'on n'a encore récompensé personne?» Après, il blâmoit toujours le parti du coadjuteur.

Avant la Fronde, il avoit déjà témoigné assez de chagrin d'être à quelqu'un, surtout depuis la mort de son père, qu'il se voyoit du bien honnêtement; mais il eût bien voulu faire rouler un carrosse, et, pour cela, il lui falloit demeurer chez le coadjuteur. «Morbleu! disoit-il quelquefois, je veux faire plus de bien à Girault que M. le coadjuteur ne m'en fera.» Cependant, c'est une chose constante, qu'il est obligé au coadjuteur et au grand abord de sa maison, de presque toute la réputation, et de presque toutes les connoissances qu'il prise le plus, je veux dire celle des grands seigneurs et des grandes dames. Enfin, le coadjuteur s'en fâcha, et, en pleine table, aussi imprudemment que l'autre, dit tout haut, Chapelain y étant présent, que Ménage étoit un étourdi, et pria Chapelain de lui dire qu'il n'étoit nullement satisfait de sa petite conduite. Ménage s'emporta, dit qu'il avoit fait trop d'honneur au coadjuteur. «Si je jouissois de mon bien, dit-il, si l'Anjou étoit paisible, je le planterois là.» Et après il fut quatre jours sans aller chez lui. Chapelain raccommoda la chose, et fit tant que le coadjuteur alla chez Ménage, le prit par la main et le mena dîner avec lui. L'été suivant, dans le dessein d'aller en Anjou, où il vouloit mener deux laquais, il en prit un de plus, et le faisoit manger chez le coadjuteur. Cela n'étoit pas raisonnable, et on ne souffre point ces choses-là dans les grandes maisons, à cause des conséquences; on lui en dit quelque chose; il répondit que ce n'étoit que pour huit jours. Ce laquais y fut quatre mois, et Ménage vouloit que l'argentier prît tant par jour pour la dépense de son laquais, «ou bien, disoit-il, je jetterai cet argent dans la rivière.—De quelle manière mettrai-je cela sur mon compte, disoit cet homme, et prétendez-vous que M. le coadjuteur ait tenu le laquais de M. Ménage en pension?» Au retour, ce même laquais y fut encore un mois.

Il fait profession d'être le plus fier des humains, et dit familièrement qu'il ne voit que lui d'honnête homme. Si fier se prend simplement pour vain, d'accord; mais vous voyez bien que l'affaire de ce laquais n'a que voir avec le magnanime. Il se trouvera par la suite quelque autre chose qui n'y convient peut-être pas plus que celle-là. Son orgueil est bon à quelque chose, à rabattre le caquet à des petits Barillon et autres jeunes gens comme cela.

Quand il vit le coadjuteur cardinal, il se radoucit pourtant un peu pour lui. En ce temps-là lui et Girault se séparèrent. Il s'est vanté diverses fois qu'il avoit donné mille écus à Girault pour amortir la pension d'une prébende du Mans qu'il lui avoit fait avoir; qu'outre cela, il lui donnoit trois cents livres de pension viagère, et qu'il l'avoit fait faire bibliothécaire de M. le cardinal de Retz. Ce petit fat de Girault devint tout-à-coup si fier qu'il fit son apologie à un homme qui le rencontra à pied dans la rue Coquillière, disant qu'il n'avoit pu trouver de chaise.

Ménage, entre autres dames, prétendoit être admirablement bien avec madame de Sévigny la jeune,  et mademoiselle de La Vergne, aujourd'hui madame de Lafayette. Cependant Le Pailleur m'a juré qu'il leur avoit ouï dire qu'elles aimoient mieux Girault que lui, et qu'elles le trouvoient plus honnête homme; et la dernière, un jour qu'elle avoit pris une médecine, disoit: «Cet importun Ménage viendra tantôt.» Mais la vanité fait qu'elles lui font caresse. Il y a bien des hommes qui ont cette foiblesse. Un jour qu'il étoit chez Nanteuil, le graveur, avec Lionne qui se faisoit faire sa taille-douce, il parloit sans cesse et disoit «qu'il avoit sept cents pistoles qui ne devoient rien à personne; qu'il avoit envie de les employer à un voyage de Rome.—Vous ferez bien mieux, lui dit Nanteuil, de m'en envoyer dix que vous me devez de reste de votre portrait.» Cela le mortifia un peu. Il y a autour de ce portrait: Ægidius Menagius, Guillelmi filius. Son père a fait je ne sais quel petit Traité. «Venez une autre fois tout seul, dit Nanteuil à Lionne.—Voyez-vous, dit l'autre, cela nous sert dans le monde de mener de ces beaux-esprits avec nous.»

Il est quelquefois bien grossier et bien peu civil chez lui; il s'est rogné une fois les ongles devant des gens avec lesquels il n'étoit point familier. Je lui ai ouï dire à deux fort jolies femmes, et il n'y en a pas à la douzaine d'aussi bien faites: «Mesdames, excusez si je vous rends si peu de visites, je ne vois plus que des héroïnes.» Un jour il étoit dans le carrosse de M. de Laon, fils du maréchal d'Estrées; Quillet y étoit aussi. 139 M. de Laon lui dit: «Il faut que j'aille chez M. de Senecterre (Ménage ne le connoissoit pas), après nous irons nous promener.» M. de Senecterre n'y étoit point: «Dites, dit M. de Laon, que c'est l'évêque de Laon, qui étoit venu pour avoir, etc.—Dites, dit Ménage ensuite, qu'un nommé Ménage étoit aussi venu pour avoir l'honneur de le voir.» Quillet, quelques jours après, alla chez la comtesse de Charrost avec M. de Laon. Elle n'y étoit pas: «Dites, dit-il, que c'est l'évêque de Laon.—Dites, ajouta Quillet, que c'est aussi M. Ménage qui, etc.» M. de Laon dit que madame de Sévigny est dans les ouvrages de Ménage ce qu'est le chien du Bassan dans les portraits de ce peintre; il ne sauroit s'empêcher de l'y mettre.

Quelquefois il a mieux rencontré que cela, témoin un jour que le feu premier président voulant dire le conte de Du Montier, le Bourguemestre de Sodome, et ne sachant que mettre au lieu de Sodome, Ménage dit: «Il ne faut que dire, Bourguemestre de Vendôme

J'ai déjà remarqué ailleurs qu'il n'étoit pas aimé chez le cardinal de Retz, si ce n'est des gens de livrée et des bas officiers, à cause qu'il leur donnoit les étrennes avec trop de profusion. Outre cela, il se vantoit d'être libre, de n'être à personne. Il disoit des choses messéantes à table, comme de dire que le petit Scarron alloit tenir b..... de filles et de garçons à Saint-Cloud, pour gagner plus que la Durier; tantôt il alloit en Italie, tantôt en Suède, dont la Reine lui avoit envoyé une chaîne d'or; je crois que ce fut pour l'épître qu'il lui fit en lui dédiant les vers de Balzac, car je ne pense pas qu'il y en ait une plus pédantesque au reste du monde. Il y a quelque chose de démonté dans cet esprit, car au même temps qu'il faisoit le libéral, qu'il disoit qu'il n'étoit à personne, il ne laissoit pas d'envoyer quérir tous les soirs sa chandelle chez le cardinal, quoiqu'il ne fût plus logé si près de chez lui, et il se faisoit fort bien saigner, quand il en avoit besoin, par le chirurgien des domestiques, avec lequel on étoit abonné à quinze sols pour saignée; cela se voit par les comptes qu'on m'a voulu montrer.

Il se vantoit d'avoir plus acheté de Cyrus que personne, et d'en avoir le moins lu. Il employoit son argent à aller en chaise, à faire peindre celle-ci ou celle-là, et à envoyer tous les livres nouveaux au maréchal de Brezé, qui, à la vérité, lui demandoit souvent son mémoire; mais Ménage n'avoit garde de le lui envoyer. Le maréchal avoit tort. Ménage, comme j'ai dit, n'est pas vilain, mais il est vain à outrance.

Tout ce que j'ai dit faisoit qu'il n'y avoit pas un ecclésiastique, pas un suivant chez le cardinal qui ne lui en voulût; il arriva une aventure qui le fit bien voir. Un président de Pau, qui croyoit avoir obligation à Rousseau, comme intendant du cardinal de Retz, le convia à dîner dans un jardin avec l'abbé Rousseau son frère, Ménage, Salmonet et cinq autres personnes de la maison. On fit carrousse; on se jeta des bouteilles et des verres après dîner dans ce jardin (c'étoit au mois d'août 1652). Rousseau et trois autres prirent Ménage en badinant, et, l'élevant en l'air, se mirent à dire: «Voilà notre philosophe, il faudroit le mettre dans ce tonneau, ce seroit Diogène.» Ménage crut qu'on se vouloit moquer de lui; il dit qu'il ne prenoit point plaisir à cela, et en mordit un bien serré. Rousseau en voulut faire réprimande à Ménage, quoique le blessé n'en eût pas fait grand bruit. Ménage ne reçut pas bien cela; ils se querellèrent; Rousseau lui donna un soufflet, et son frère l'abbé, qui est un vrai crocheteur, lui donna en même temps un coup de poing à assommer un bœuf, comme s'il falloit tant de gens contre un philosophe. Salmonet voulut faire passer tout cela pour jeu d'ivrognes; l'intendant offrit de lui demander pardon, et son frère aussi, et d'avouer qu'ils étoient ivres: Ménage n'y voulut point entendre, et s'en alla tout furieux dire au cardinal, après lui avoir fait ses plaintes, qu'il ne lui demandoit pas qu'il chassât son intendant qui, quoique insolent, fripon, stupide, lui étoit pourtant nécessaire; mais qu'il le supplioit de lui permettre par un billet signé de sa main de lui faire donner des coups de bâton; et qu'à moins de lui laisser prendre cette petite vengeance, il sortiroit de la maison. Avez-vous jamais vu une plus belle proposition? Le cardinal le regarda comme un homme en colère, tâcha de l'apaiser, mais pourtant ne le mit point en balance avec son intendant. On en fit des contes par la ville. Mademoiselle de Longueville s'en moqua, et on disoit qu'on avoit joué d'une étrange façon à Remue-Ménage; et, pour faire l'histoire meilleure, on disoit que Ménage étoit entré d'un côté en criant au cardinal de Retz: Sire, sire, justice! et que Rousseau de l'autre avoit dit: «Ah! sire, écoutez-nous, etc..» Dans sa fureur Ménage disoit qu'il feroit donner des coups de bâton à Rousseau; que pour cent pistoles il le pouvoit 142 faire assassiner; que dès le soir même on s'étoit offert à lui pour cela. Depuis, il mit de l'eau dans son vin, et se contenta de sortir d'avec le cardinal de Retz. Quelques-uns de ses amis vouloient qu'il y demeurât, et qu'il essuyât plutôt toutes les railleries qu'on pouvoit faire, que de n'avoir pas de quoi vivre comme il avoit accoutumé; d'autres dirent qu'il avoit bien fait. Pour moi, je lui dis que j'eusse pris congé du cardinal avant tout cela, car il ne savoit que trop qu'il n'y étoit plus bien.

Depuis la plainte qu'il fit au cardinal de Retz, il ne mit pas le pied chez lui, ni le cardinal ne lui fit pas dire la moindre parole de consolation, ni ne lui parla point d'aller à Compiègne avec lui, quoiqu'il y menât tout son monde. Il s'en plaignit hautement, dit qu'il avoit mangé douze mille écus à son service, et perdu dix ans de temps. Le cardinal disoit que Ménage ne lui avoit jamais rendu le moindre service en tout ce temps-là. Ménage dit et écrit à toute la terre que s'il n'eût point été au cardinal, Boislève ne lui eût point enlevé une prébende d'Angers qui lui venoit par l'indult que lui avoit donné M. de La Margrie; mais que M. le chancelier ne la voulut jamais signer, et lui en envoya faire des excuses, disant qu'il en avoit ordre: «Ni le cardinal Mazarin, ajoutoit-il, ne m'eût point ôté le joyeux avénement sur Angers que M. de Lionne m'avoit fait avoir.» Mais, comme j'ai déjà remarqué, ni La Margrie ni Lionne ne lui eussent rien donné s'il n'eût été comme le petit favori du coadjuteur. Enfin, le cardinal de Retz a été ravi de s'en défaire.

Sarrazin, son ami, ayant appris cette aventure, lui fit écrire par le prince de Conti. La lettre étoit fort civile; le prince lui demandoit son amitié, et Sarrazin lui offroit toutes choses de sa part, mais il n'accepta point, «parce que, disoit-il, il ne vouloit plus de maître.» Ce lui fut une grande consolation que cette lettre, car il la porta trois mois dans sa poche, et la lisoit à tout le monde.

A un an de là ou environ, mademoiselle de Rambouillet lui fit un étrange compliment: «Monsieur, lui dit-elle, j'ai ouï dire que vous me mêliez dans vos contes, je ne le trouve nullement bon, et vous prie de ne parler de moi ni en bien ni en mal.» Pour moi, si elle m'en avoit dit autant, je n'aurois pas mis le pied à l'hôtel de Rambouillet qu'elle n'eût été mariée, quoique ce soit peut-être un terme bien long. Il ne laissa pas d'y aller et de manger même avec elle à la table de M. de Montausier. Cela ne s'accorde guère avec ce qu'il conte de M. de Rohan-Chabot: «M. de Rohan, disoit-il, qui m'avoit quelque obligation, car je l'ai servi en ce que j'ai pu, et je lui conseillai de se battre après qu'il fut marié (il me sembloit qu'il avoit besoin d'un combat), s'avisa de me dire que dès qu'il seroit à Angers il feroit mettre mon frère, lieutenant particulier, en prison (c'est qu'il étoit maire et ne s'accordoit pas avec lui). Je ne pus souffrir cela, et lui en dis mon sentiment. Depuis, je le saluai très-humblement chez madame de Sévigny en une petite chambre, face à face: il n'ôta point son chapeau. Je déclarai à tout le monde et à ses gens que je ne le saluerois plus: je ne l'ai jamais salué depuis. A Angers, il m'auroit fait assommer: à Paris, on a une liberté qui ne se peut payer.»

Pour subsister, Ménage vendit une terre, qu'il avoit eue en partage, à M. Servien, qui lui fait la rente de l'argent au denier dix-huit. En ce temps-là on le pria de faire quelque chose pour le bonhomme Gombauld; Servien promit de lui faire toucher quinze cents livres, mais il ne se hâtoit pas autrement. Ménage lui déclara qu'il ne signeroit point le contrat de vente de cette terre (que Servien avoit achetée) qui étoit à la bienséance de Sablé, qu'il ne lui tînt parole touchant M. Gombauld. Et cela fut fait; mais il l'a tant chanté que Gombauld ne put s'empêcher de faire cette épigramme, car quoiqu'il ne l'ait point montrée, et qu'il le nie comme beau meurtre, je suis certain que c'est ce qui lui en a fait venir la pensée. La voici:

Si Charles, par son crédit,

M'a fait un plaisir extrême,

J'en suis quitte; il l'a tant dit,

Qu'il s'en est payé lui-même.

Il disoit aussi: «M. Servien et M. le premier président sont de mes amis; Scarron me divertit; par leur moyen je lui ai fait toucher treize cents livres; et à cause de madame de Rambouillet, deux cents livres à ce pauvre diable de Neuf-Germain.» A l'entendre, mademoiselle Scudéry ne touchoit de l'argent que par son moyen. Trillepert, que Sarrazin et lui ont cabalé depuis long-temps, et qui se croit un grand personnage, à cause qu'ils l'ont mis dans un dialogue, lui donna son indult qu'il mit sur Clugny. Cela lui a valu le prieuré de Montdidier qui, dit-on, est, en bon temps, de quatre mille livres de rente; il a eu bien des procès pour cela, et je ne sais où il en est présentement, mais il est M. l'abbé; il n'a pourtant point de carrosse encore.

Ménage de tout temps avoit aimé à voir bien du monde chez lui: quand il fut sorti de chez le cardinal de Retz, il se mit à faire une espèce d'académie où M. Chapelain a encore moins manqué qu'au samedi; il y a bien du fretin. Je ne sais quel président mena une fois son fils à Ménage, c'étoit au mois de septembre, et le pria de trouver bon que ce jeune garçon allât à ses petites académies; Furetière, qui étoit présent, dit malicieusement à ce président: «Mais, monsieur, vous ne songez pas qu'il n'est pas encore la Saint-Rémi.» C'est cette ridicule académie qui a fait faire tant d'épigrammes et de bagatelles contre M. Chapelain et les autres, car ce fut là que les petits Linières, les petits Boileau, etc., firent connoissance avec Chapelain; et Linières ayant offert à M. Chapelain de le mener chez une dame avec laquelle il vouloit faire connoissance, Chapelain s'y fit mener par un autre, ne voulant pas peut-être être présenté de sa main; cela lui fit faire une ou deux épigrammes contre lui, et ensuite contre Conrart, Pellisson, mademoiselle de Scudéry, et enfin contre les principaux de l'Académie, jusques au marquis de Coislin: même on disoit que celui-là le devoit payer pour tous les autres.

Ménage fit en ce temps-là l'églogue intitulée Christine; il la fit imprimer avec ce titre:

CHRISTINE.
ÉGLOGUE.

On dit que le commandeur de Souvré dit, en voyant cela: «Je ne croyois pas que la reine de Suède eût deux noms,» et qu'on lui fit accroire qu'il y avoit une famille d'Églogues comme de Paléologues. Je ne saurois croire que cela soit vrai; le commandeur n'est pas tel qu'on l'a chanté; il est toujours fâcheux qu'on lui ait mis cela sur la tête. Or, il faut conter d'où vient l'Avis à Ménage sur cette églogue. Boileau, jeune avocat de vingt-deux ans, fils du greffier de la grand'chambre, porta un jour à Ménage une élégie latine qu'il avoit faite; car il veut faire des vers et en latin et en françois, quoiqu'il n'y soit nullement né; Hallé, poète royal, étoit alors avec Ménage. Boileau dit qu'Ægidius Menagius, Guillelmi filius, le traita fort de petit garçon en présence de cet homme, et lui dit: «Nous lirons cela une autre fois; mais lisez mon élégie latine à la reine de Suède; vous en apprendrez plus là que chez tous les anciens.» Le jeune homme, qui naturellement est mordant, fut bien aise d'avoir trouvé un homme sur qui il y avoit à mordre; mais il ne considéroit pas qu'il imitoit celui à qui il donnoit sur les doigts en entrant comme lui dans le monde par une médisance; il fit l'Avis à Ménage. Bautru, que Ménage croyoit de ses meilleurs amis, en eut une copie, je ne sais comment; car le jeune homme, qui avoit tant promis de n'en point donner, fit comme Ménage à la Requête des Dictionnaires; il la montra au premier président, qui dit à Boileau, qui s'étoit attaché à lui, qu'il la falloit faire imprimer. Le premier président n'avoit trouvé nullement bon que Ménage les eût mis, Servien et lui, comme des égaux; il lui conseilla d'y ajouter quelque chose sur la pédanterie, en cet endroit où il dit que

Pour lui seul les Bergères

Cessent d'être légères.

«Voyez-vous, lui dit-il, si vous étiez des gens d'épée, il y auroit du danger; mais pour des gens de lettres, ils ne versent que de l'encre.» Au bout de quelque temps on vit cet Avis imprimé. Le petit Boileau dit qu'il en avoit donné copie au bon homme Pailleur, et qu'à sa mort, quelqu'un, l'ayant trouvée dans ses papiers, la fit imprimer. Le Pailleur en avoit donné copie à mademoiselle de La Vergne; Ménage l'a su, et il en a été furieusement piqué. Mais ils ont fait leur paix. Il y avoit trois mois que cette pièce couroit, mal imprimée 148 et pleine de fautes, que Ménage, qui l'avoit vue, à ce qu'il dit, ne savoit de qui elle étoit. Quand il sut qui l'avoit faite, la colère le saisit; il vouloit répondre. Chapelain lui conseilla de n'en rien faire. En effet, qu'y avoit-il à dire contre un garçon qu'on ne connoissoit point encore? et pour la critique, c'eût été une chose pitoyable et que personne n'eût lue. Il y eut quelque misérable réponse d'un certain Le Bret qui alloit à son Académie; mais on conseilla à Ménage de la faire supprimer; en effet, il en acheta tous les exemplaires. Il changea donc de batterie, et dit: «Pour Boileau le fils, n'importe, pourvu que le père n'écrive point contre moi.» Et quand on lui demanda: «Qu'avez-vous fait à ce garçon?» il répondit: «Je lui ai fait son Épictète.» Boileau, piqué de cela, prend prétexte de ce que sa pièce étoit mal imprimée, et se met à la faire imprimer avec un endroit où il donne sur les doigts à Costar, qui avoit dit dans la Suite de la Défense de Voiture, adressée à Ménage: «Vous avez donc trouvé aussi votre Girac.» Costar n'a osé répondre non plus que l'autre. Avant cela, dès qu'il eut avis de ce que Boileau vouloit faire, il écrivit à quelqu'un une lâche lettre qu'on me fit voir pour l'en empêcher; mais cela ne l'empêcha pas. Patru avoit obtenu de Boileau qu'il se contenteroit de faire imprimer sa lettre, mais qu'il n'y ajouteroit rien; mais Conrart, irrité contre Costar de ce qu'il déchiroit Balzac, avoua à Boileau qu'après ce que Costar avoit dit de lui, il pouvoit mettre tout ce qu'il voudroit. Pellisson, qui est joint par cabale à 149 Ménage, déclara assez brusquement à Boileau que s'il imprimoit, il ne seroit plus son ami ni son serviteur. Il eut tort de prendre parti; car c'est aux amis communs à réconcilier leurs amis; et peut-être s'il n'eût point fait cela, ne se seroit-il point fait certains couplets de chanson contre lui et mademoiselle de Scudéry.

Patru, qui ne trouvoit point qu'il fût avantageux à Boileau non plus qu'à Ménage, de rendre cette pièce plus publique qu'elle n'étoit, alla porter parole à Ménage que Boileau supprimeroit tout ce qu'il faisoit imprimer, quoique cela lui coûtât trente pistoles; qu'après il le lui amèneroit, et que Boileau le prieroit d'oublier le passé, etc. Ménage fit le fier mal à propos, et dit: «Je ne lui veux point de mal, je lui rendrai ses trente pistoles s'il veut; mais je ne puis souffrir qu'il mette le pied céans.» Tout le monde dit que ce procédé étoit ridicule, et le premier président dit: «Refuser d'en croire M. Patru (car le premier président étoit fort persuadé de son mérite)! je vous conseille de mettre cela au bout de votre lettre.» Ménage voulut gronder de ce que Patru et quelques autres, quand Boileau leur demandoit leur avis sur des façons de parler qu'il employoit dans cette lettre, lui dissent leur sentiment et le corrigeassent. On lui répondit: «Pourvu qu'on ne lui donne point de mémoires contre vous, vous ne sauriez vous plaindre qu'on corrige ce qu'il fait contre vous; on corrigera de même ce que vous ferez contre lui. On a fait ce qu'on a pu pour empêcher que vous n'eussiez ce déplaisir, vous ne voulez pas; que voulez-vous qu'on y fasse?» Chapelain disoit: «Ménage est fou, et il lui en cuira.» En effet, jamais rien ne s'est mieux vendu, et je n'ai vu quasi personne qui ne fût bien aise qu'on eût donné sur les doigts à la vanité de Ménage. On disoit: «Gilles a trouvé Gilles (ils s'appellent tous deux ainsi); mais Ménage est Gilles le niais (un enfariné qui s'appelle ainsi).» Je ne voudrois pas jurer qu'on n'eût fait dire à Scaramouche, pour se moquer de Ménage, ce qu'il dit une fois; car, en faisant le pédant, il disoit: «La regina de Suecia scrive à me.»

Depuis, Boileau a encore ajouté la preuve des larcins de Ménage à une nouvelle édition, et cela se vend comme le pain. M. Nublé, avocat, homme de bon sens et de vertu, ami de Ménage de tout temps, et qui ne peut pardonner à Boileau, dit chez M. Lefèvre Chantereau, qui a écrit des généalogies de Lorraine et autres, en présence de messieurs Valois et d'un garçon nommé Sauval, «qu'il ne trouvoit pas supportable 151 ce qu'avoit fait Boileau contre Ménage,» et s'emporta terriblement. Sauval lui fit l'apologie de Boileau. Nublé lui dit que c'étoit être fou que de défendre une si méchante cause. «Vous êtes fou vous-même, lui dit brusquement l'aîné Valois; vous parlez bien haut; il n'y a que trois jours que vous ne souffliez pas; et vos Ménage et vos Costar ne m'envoient-ils pas tous les jours leur latin et leur grec à corriger? et il y a souvent des barbarismes et des solécismes.» Dans les Mémoires de la Régence il sera encore parlé de Ménage à propos de la reine de Suède.

Boileau dit de la préface de Pellisson sur Sarrazin, et de la lettre dédicatoire de Ménage du même livre, que Pellisson disoit: «Il n'y a rien de si beau que l'Épître dédicatoire;» et que Ménage disoit: «Il faut avouer que la préface est divine.»

Quand Ménage eut cinquante ans, il alla chez toutes les belles de sa connoissance prendre congé d'elles, comme un homme qui renonçoit à la galanterie. Hélas! il n'avoit que faire de cette déclaration; ses galanteries n'ont jamais fait mal à la tête à personne. (Extrait de : Les historiettes de Tallemant des Réaux :   Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle)

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021