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BIBLIOBUS Littérature française

Fontenelle - Émile Faguet (1847 – 1916)

 

 

Le XVIIIe siècle commence par un homme qui a été très intelligent et qui n'a été artiste à aucun degré. C'est la marque même de cet homme, et ce sera longtemps la marque de cette époque. Ce qui manque tout d'abord à Fontenelle d'une manière éclatante, c'est la vocation, et la vocation c'est l'originalité, et l'originalité, si elle n'est point le fond de l'artiste, du moins en est le signe. Il vient à Paris, de bonne heure, non point, comme les talents vigoureux, avec le dessein d'être ceci ou cela, mais avec la volonté d'être quelque chose. Et ce que pourra être ce quelque chose, Dieu, table ou cuvette, il n'en sait rien. «Prose, vers, que voulez-vous?» Il n'est pas poète dramatique, ou moraliste, ou romancier. Il est homme de lettres. La chose est nouvelle, et le mot n'existe même pas encore. Il fait des tragédies puisqu'il est le neveu des Corneille, des opéras puisque l'opéra est à la mode, des bergeries en souvenir de Segrais, et des lettres galantes en souvenir de Voiture. Il a en lui du Thomas Corneille, du Benserade, du Céladon et du Trissotin.—Plusieurs disent: «C'est un sot; mais il est prétentieux. Il réussira.» Il était prétentieux; mais il n'était point sot. Ce qui devait le sauver, et déjà lui faisait un fond solide, c'était sa curiosité intelligente. Ce poète de ruelles, ce «pédant le plus joli du monde», faisait avant la trentaine (1686) des «retraites» savantes, comme d'autres des retraites de piété. Il disparaissait pendant quelques jours. Où était-il? Dans une petite maison du faubourg Saint-Jacques, avec l'abbé de Saint-Pierre, Varignon le mathématicien, d'autres encore qui tous «se sont dispersés de là dans toutes les Académies». (Note : Éloge de Varignon.)Tous jeunes, «fort unis, pleins de la première ardeur de savoir», étudiaient tout, discutaient de tout, parlaient, à eux quatre ou cinq, «une bonne partie des différentes langues de l'Empire des lettres», travaillaient énormément, se tenaient au courant de toutes choses.—C'est le berceau du XVIIIe siècle, cette petite maison du faubourg Saint-Jacques. Un savant, un publiciste idéologue, un historien, un mondain curieux de toutes choses, déjà journaliste, d'un talent souple, et tout prêt à devenir un vulgarisateur spirituel de toutes les idées; ces gens sont comme les précurseurs de la grande époque qui remuera tout, d'une main vive, laborieuse et légère, avec ardeur, intempérance et témérité.—De tous Fontenelle est le mieux armé en guerre et par ce qu'il a, et par ce qui lui manque. Il est de très bonne santé, de tempérament calme, de travail facile et de coeur froid. Il n'a aucune espèce de sensibilité. Ses sentiments sont des idées justes: loyauté, droiture, fidélité à ses amis, correction d'honnête homme. On se donne ces sentiments-là en se disant qu'il est raisonnable, d'intérêt bien compris et de bon goût de les avoir. Il n'est point amoureux, et rien ne le montre mieux que ses poésies amoureuses. Il a, avec tranquillité, des mots durs sur le mariage: «Marié, M. de Montmort continua sa vie simple et retirée, d'autant plus que, par un bonheur assez rare, le mariage lui rendit la maison plus agréable.» Il est ferme et malicieux dans la dispute, mais non passionné. Il est de son avis, mais il n'est pas de son parti. Son amour-propre même n'est pas une passion. C'est dire que la passion lui est inconnue. Il est né tranquille, curieux et avisé. Il est né célibataire, et il était centenaire de naissance. Plusieurs dans le XVIIIe siècle seront ainsi, même mariés, par accident, et mourant plus tôt, par aventure.

I- SES IDÉES LITTÉRAIRES ET SES OEUVRES LITTÉRAIRES

Ainsi constitué, il était fait pour avoir toute l'intelligence qui n'a pas besoin de sensibilité. Cela ne va pas si loin qu'on pense. Car l'intelligence, même des idées, a besoin de l'amour des idées pour se soutenir. Fontenelle ne comprendra rien aux choses d'art, et, tout en comprenant admirablement toutes les idées, il n'aura jamais pour elles la passion qui fait qu'on en crée, qu'on les multiplie, qu'on les poursuit, qu'on les unit, qu'on les coordonne, qu'on en fait des systèmes puissants, faux parfois, mais animés d'une certaine vie, parce qu'on a jeté en elles une âme humaine. Nous verrons cela plus tard. Pour le moment considérons-le dans les choses d'art. Véritablement, il n'y entre pas du tout. On a remarqué que, si en avance et vraiment précurseur au point de vue philosophique, il est arriéré en choses de lettres. Cela est très vrai. Sa poésie et sa fantaisie sont du goût de Louis XIII. Ses tragédies sont d'un homme qui est neveu de Corneille, mais qui a l'air d'être son oncle. Elles ont des grâces surannées et de ces gestes de vieil acteur qui semblent non seulement appris, mais appris depuis très longtemps.—Ses opéras, qui sont très soignés, sont d'un homme naturellement froid, qui s'est instruit à pousser le doux, le tendre et le passionné. Ses Bergeries sont bien curieuses. Elles ne sont pas fausses, ce qui est, en fait de bergeries, une nouveauté bien singulière. On sent que cela est écrit par un homme avisé qui sait très bien où est l'écueil, et qu'on a toujours fait parler les pâtres comme des poètes. Les siens ne sont pas de beaux esprits ni des philosophes, et il faut lui en tenir compte. Mais ce n'est là qu'un mérite négatif, et n'être pas faux ne signifie point du tout être réel. Les bergers de Fontenelle ne sont point faux; ils n'existent pas. Ils n'ont aucune espèce de caractère. Il a voulu qu'ils ne fussent ni grossiers, ni spirituels, ni délicats, ni comiques, ni tragiques. Restait qu'ils ne fussent rien. C'est ce qui est arrivé. Il semble que Fontenelle voudrait peindre simplement des hommes oisifs et voluptueux. Mais il faut encore une certaine sensibilité, d'assez basse origine, mais réelle, pour composer des scènes voluptueuses, Fontenelle n'est pas assez sensible pour être un Gentil-Bernard. On sent qu'il ne s'intéresse pas le moins du monde au succès des tentatives galantes de ses héros et ne tiendrait nullement à être à leur place. On voit aisément dès lors combien ces scènes sont laborieusement insignifiantes. C'est une chose d'une tristesse morne que les juvenilia d'un homme qui n'a jamais eu de jeunesse.—Cette singulière destinée d'un écrivain qui, après Molière et Racine, jouait le personnage d'un contemporain de Théophile, a dû bien surprendre, et, en effet, elle a étonné les hommes de l'école de 1660, les Boileau et La Bruyère. Ce «Cydias», ce «petit Fontenelle» leur est souverainement désagréable, et leur paraît étrange. Le phénomène, de soi, n'est pas surprenant. Fontenelle est l'homme de lettres par excellence, l'homme intelligent qui n'a en lui aucune force créatrice, mais qui est doué d'une grande facilité d'assimilation et d'exécution. Ces gens-là ne devancent jamais, en choses d'art; ils imitent, et non pas toujours la dernière manière, celle de leurs prédécesseurs immédiats. N'ayant point d'inspiration personnelle, ils s'en sont fait une avec les objets de leurs premières admirations et de leurs premières études, et cette influence, chez eux, persiste longtemps. Fontenelle, en littérature pure, est un homme qui adore l'Astrée, comme fait La Fontaine, mais qui ne sait pas, comme La Fontaine, la transformer en lui. Il la réédite, et, n'était une autre direction que son esprit devait prendre, il aurait toujours écrit l'opéra de Psyché, moins les deux ou trois passages partis du coeur, c'est-à-dire une Astrée un peu moins longue.—Sa critique est comme ses poésies, et les explique bien. Le sentiment du grand art y manque absolument.—Et il est très intelligent!—Sans aucun doute; mais c'est une erreur de croire qu'il ne faille pour comprendre les choses d'art que de l'intelligence. Il y faut un commencement de faculté créatrice, un grain de génie artistique, juste la vertu d'imagination et de sensibilité qui, plus forte d'un degré, ou de dix, au lieu de comprendre les oeuvres d'art, en ferait une. On n'entend bien, en pareille affaire, que ce qu'on a songé à accomplir, et ce qu'on est à la fois impuissant à réaliser et capable d'ébaucher. Le critique est un artiste qui voit réalisé par un autre ce qu'il n'était capable que de concevoir; mais pour qu'il le voie, il fallait qu'il pût au moins le rêver.—Fontenelle n'a pas même eu le rêve du grand art. Il n'aime point l'antiquité. Il lui fait une petite guerre indiscrète, ingénieuse et taquine, qui n'a point de trêve. À chaque instant, dans les ouvrages les plus divers, nous lisons: «... Et voilà les raisonnements de cette antiquité si vantée»10.— «Nous ne sommes arrivés à aucune absurdité aussi considérable que les anciennes fables des Grecs; mais c'est que nous ne sommes point partis d'abord d'un point si absurde» (Note : Histoire des oracles.).—Il faut se débarrasser «du préjugé grossier de l'antiquité» (Note : Digression sur les Anciens et les Modernes.). Il y a là pour lui comme une obsession. On dirait un chrétien du IIIe siècle attaquant les païens, ou un homme de parti de notre temps qui ne peut dire une parole, dans l'entretien le plus indifférent, sans exprimer son horreur pour le parti adverse.—Et, en effet, sa critique, toute de détail, a bien ce caractère. Dans son Discours sur la nature de l'Églogue, il fait son procès à Théocrite, puis à Virgile, reprochant à l'un surtout d'être trop bas, et à l'autre surtout d'être trop haut, mais trouvant moyen aussi de montrer qu'il arrive à Théocrite d'être trop haut et à Virgile d'être trop bas. C'est une série de chicanes puériles.—Quand lui-même s'élève un peu, et laisse cette petite guerre pour des considérations plus sérieuses, il montre une inquiétante infirmité. Il n'atteint pas la grande poésie, c'est-à-dire la poésie. Le Silène de Virgile lui paraît une étrange absurdité, à lui, homme de science, et qui, ailleurs, comprend la majesté de la nature. C'est que Silène est lyrique, et c'est le lyrisme qui est la chose la plus étrangère à ces beaux esprits du XVIIIe siècle commençant, aux Lamotte, aux Terrasson, et tout aussi bien, quoique «anciens», aux Dacier. C'est ce sens de la grande poésie qui manquera aux plus grands hommes du XVIIIe siècle, et, s'ajoutant à d'autres causes, les maintiendra dans le mépris de l'antiquité dont précisément le caractère est d'avoir converti en poésie tout ce qu'elle touchait.—Il ne faut pas croire qu'en cela le XVIIIe siècle soit la suite du XVIIe. L'école de 1660 a été peu lyrique, il est vrai, et il est bien arrivé à Boileau de dire que l'excellence des anciens consiste à peindre élégamment les petites choses (Note : Lettre à Maucroix, 29 avril 1695.); mais Racine comprenait la poésie des grandes passions tragiques autant que faisaient les anciens, et trop même pour être bien entendu de son temps; et Fénelon avait le sens de la grande mythologie, et d'Homère, autant que de Virgile; et Boileau, «moderne» en cela au vrai sens du mot, défend contre Perrault, non seulement Homère et Pindare, mais le lyrisme des poètes hébreux, et donne à ce propos la définition de la poésie lyrique en homme qui sait ce que c'est.—C'est bien vers 1700 que les hommes de prose, ou de poésie prosaïque, prennent le dessus, parce que quelque chose disparaît alors, qui, tout compte fait, et sauf très rare exception, ne reparaîtra qu'un siècle après, l'enthousiasme littéraire, le goût ardent du beau pour le beau, ce qui fait les grands artistes en vers, les grands orateurs, et même les grands critiques.—Soit, et de grande poésie, et de lyrisme, et de Lucrèce non plus que d'Homère, qu'il ne soit plus question. Mais quand les enthousiastes s'éloignent, les réalistes arrivent. C'est une loi d'histoire littéraire en effet, et nous verrons qu'au XVIIIe siècle elle s'est vérifiée. Mais rien ne montre à quel point Fontenelle, en choses d'art, était un arriéré et non un précurseur, comme ceci qu'il a été encore moins réaliste qu'enthousiaste. Il a tout une théorie sur l'Églogue

(Note : Discours sur la nature de l'Eglogue.). C'est là qu'il trouve Virgile tour à tour trop vulgaire et trop noble. Admettons. Que faut-il donc être dans les Bergeries? Il faut sans doute être vrai, nous montrer cette poésie, plus humble, moins ambitieuse que l'autre, qui est dans le travail de l'homme, dans son rude et patient effort, dans ses joies simples et naïves. L'inquiétude du pâtre pour ses chèvres, du laboureur pour ses boeufs ou ses blés qui poussent; et aussi les vignerons attablés, les moissonneurs buvant à la dernière gerbe...—Nullement. «La poésie pastorale n'a pas grand charme si elle ne roule que sur les choses de la campagne. Entendre parler de brebis et de chèvres, cela n'a rien par soi-même qui puisse plaire.»—Qu'est-ce donc qui plaira, et qu'est-ce qui fait la poésie des hommes des champs? —Pour Fontenelle c'est leur oisiveté. Les hommes aiment à ne rien faire; ils «veulent être heureux, et voudraient l'être à peu de frais». La tranquillité des campagnards, voilà le fond du charme des églogues, et c'est pour cela que les poètes ont choisi pour héros de ces ouvrages, non les laboureurs qui travaillent péniblement, ou les pêcheurs qui peinent si fort; mais les bergers, qui ne font rien.—C'est bien cela. L'Astrée, et non les Géorgiques. A défaut de la poésie qui est l'expression des plus beaux rêves de l'homme, Fontenelle ne comprend pas même celle qui est l'expression de sa vie réelle dans la simplicité touchante de ses douleurs et de ses joies, et plus que le Silène de Virgile, il ne goûterait les paysans de La Fontaine.—Que lui reste-t-il? Rien, absolument rien. Et c'est bien pour cela qu'il ne sent point l'antiquité, qui, précisément, a, tour à tour, ouvert ces deux sources éternelles de poésie. A la vérité, s'il a persisté dans cette erreur de jugement, il ne s'est point entêté dans l'erreur plus forte qui consistait, n'entendant rien à la poésie, à en faire. Il était très souple, et quoique vain, très avisé. Il vit assez vite, non point qu'il n'était pas poète, mais qu'on ne goûtait pas sa poésie. Il y renonça, et, comme il a dit dans le plus mauvais vers de la littérature française,

Et son carquois oisif à son côté pendait.

Sur quoi il se contenta quelque temps d'être homme d'esprit. Il l'était véritablement, et de la bonne sorte, et de la mauvaise, et de toutes les façons dont on peut l'être. Il y a en lui du Voiture, du Le Sage et du Voltaire. Là encore il est arriéré et bel esprit de province, mais de son temps aussi, fréquemment, et même du temps qui va venir. Ses Lettres Galantes, que Voltaire ne peut pas souffrir, sont le plus souvent, en effet, du pur Benserade, mais parfois aussi ont bien du piquant et un joli tour. Le fond en est d'une cruelle insignifiance. Figurez-vous des chroniques comme nos journaux en publient à notre époque. Un mariage, un procès, une dame qui change de soupirant, le tout vrai ou supposé, et là-dessus des turlupinades. Il y en a d'exécrables. A une jeune personne protestante, qui, pour se marier avec un catholique, changeait de religion: «... Nous regardons avec beaucoup de pitié nos pauvres frères errants; mais j'en avais une toute particulière pour une aimable petite soeur errante comme vous. J'étais tout à fait fâché de croire que votre âme, au sortir de votre corps, ne dût pas trouver une aussi jolie demeure que celle qu'elle quittait...» —Il y en a de plaisantes, sinon comme idées, du moins comme grâce de geste, pour ainsi dire, et de mot jeté: «Il y a longtemps, Madame, que j'aurais pris la liberté de vous aimer, si vous aviez le loisir d'être aimée de moi... Gardez-moi, si vous voulez, pour l'avenir; j'attendrai quinze ou vingt ans, s'il le faut. Je me passerai à un peu moins d'éclat que vous n'en avez aujourd'hui... Aussi bien y a-t-il beaucoup de superflu dans votre beauté. Je ne veux que le nécessaire, que vous aurez toujours... Je ne vous demande que ce temps de votre vie que vous auriez donné aux réflexions. Au lieu de rêver creux, ou de ne rêver à rien, vous pourrez rêver à moi. Adieu, Madame, jusqu'à nos amours.»—Sans doute, il y a encore du Mascarille dans tout cela; mais comme l'allure est vive, la phrase preste, et combien aisée, en sa précision rapide, la pirouette sur le talon: «Adieu, Madame, jusqu'à nos amours.»—On peut mesurer la distance parcourue depuis Voiture, d'autant mieux que le fond est le même. Grâce au travail des auteurs comiques et de La Rochefoucauld et de La Bruyère, la grande phrase patiemment tressée du commencement du XVIIe siècle s'est dénouée et assouplie, et désormais on peut être entortillé en phrases courtes. C'est l'instrument au moins qui est créé, la phrase rapide et cinglante, qui va être si redoutable aux mains d'un Voltaire.

Ailleurs c'est l'épigramme émoussée, la malice sournoise, le «coup de patte» lancé de côté et retiré du même mouvement, si familier à Le Sage, et qui est une des grâces de l'esprit que nous goûtons le plus: «Mes souhaits sont accomplis, j'ai un successeur... Je vous assure que j'ai désiré avec un égal empressement la tendresse, et l'indifférence de Madame de L. Enfin je les ai obtenues toutes deux l'une après l'autre, et c'est sans doute tirer d'une personne tout ce qui s'en peut tirer.»—C'est ici même le genre d'esprit particulièrement propre à Fontenelle, homme d'ironie couverte et qui sourit du coin des yeux. Nous la retrouverons souvent dans les Éloges: «M. Dodart était laborieux. Ses amusements étaient des travaux moins pénibles. Il lisait beaucoup sur les matières de religion; car sa piété était éclairée, et il accompagnait de toutes les lumières de la raison la respectable obscurité de la foi.» Le bon apôtre! Nous voilà bien au temps des Lettres Persanes, et Cydias, avec cette adresse à manier la langue, à lancer l'épigramme et surtout à la retenir, n'est plus ce je ne sais quoi «immédiatement au-dessous de rien» qu'il était au temps de La Bruyère.

II- SES IDÉES ET SES OUVRAGES PHILOSOPHIQUES

Il avait en effet assez d'intelligence, d'esprit et de style pour occuper une grande place dans le monde des lettres, à la condition de trouver sa voie. Il était de ceux qui ne la trouvent point tout de suite parce qu'ils n'ont ni passion, ni faculté dominante. Il était de ceux qui peuvent ne jamais la trouver, précisément parce qu'ils ont l'esprit souple, et s'accommodent du premier chemin qui s'ouvre à eux. Ils ont besoin des circonstances. Les circonstances servirent admirablement Fontenelle. Le moment où il parut dans le monde, celui surtout où il commençait à être connu sans être encore illustre, était le temps où les découvertes scientifiques attiraient vivement les esprits curieux, comme était le sien. La science moderne date du XVIIe siècle. Descartes, Leibniz, Newton, coup sur coup, presque en même temps, font aux yeux de l'intelligence un monde nouveau, renouvellent la matière des méditations de l'esprit humain. Les littérateurs du XVIIe siècle sont trop de purs artistes pour avoir tendu l'oreille de ce côté, et pourtant, comme ils sont moralistes, très prompts à observer les changements des goûts, ils n'ont pas été sans s'apercevoir de cet état nouveau des esprits et de son influence au moins sur les moeurs. Descartes inquiète La Fontaine, l'astrolabe de madame de la Sablière préoccupe Boileau, et Molière fait une place, d'avance, à madame du Châtelet ou à la «marquise» de la Pluralité des mondes dans son salon, agrandi désormais, des Précieuses.—Au commencement du XVIIIe siècle, ce mouvement s'accuse de plus en plus. Fontenelle y prit garde de très bonne heure. Il n'était pas plus lettré, de vocation, que savant. Il était intelligent et curieux. Il s'occupa de sciences comme de pastorales. Seulement les sciences avaient plus de raisons de l'attirer. Elles étaient chose de mode, et il était homme à suivre la mode, comme tous ceux qui n'ont pas une forte originalité. Surtout elles étaient chose que l'antiquité n'avait point connue, et c'était le point sensible de Fontenelle. Les sciences ont été d'abord pour lui un élément essentiel de la querelle des anciens et des modernes. S'il est une idée à laquelle tient un peu cet homme qui ne tenait à rien, c'est que l'on n'a pas dit grand'chose de bon avant lui, ou, sinon avant lui (car il est de bon ton et, même en le pensant un peu, ne le dirait point), avant le temps où il a eu l'honneur de naître. Il n'a pas le sens de l'admiration, ni le respect de la tradition, et «le préjugé grossier de l'antiquité» n'est point son fait. Il est «homme de progrès.» Dans l'idée du progrès il y a de très bons sentiments, et toujours aussi une très notable partie de fatuité. Tout au fond du Fontenelle savant et ami des sciences, personnage très respectable, en cherchant bien, en cherchant trop, on trouverait encore un peu de Cydias. Voyez-le dans ses premiers ouvrages, les Dialogues des morts, par exemple. Sa malice, et elle est piquante, est toute en paradoxes, et en adresses légères à taquiner les opinions reçues. Elle consiste à prouver combien Phryné est incomparablement supérieure à Alexandre, autant que les conquêtes pacifiques l'emportent sur les conquêtes meurtrières; à montrer Socrate s'inclinant devant la sagesse de Montaigne, etc. Ce n'est point seulement un jeu. Fontanelle n'aime point les idées traditionnelles. Elles ont d'abord le tort de n'être plus spirituelles, ensuite celui de supposer que nos pères étaient aussi habiles que nous. Très doucement, en homme du monde, il a continué pendant quelque temps cette petite guerre, qui était le prélude de la guerre de Cent Ans du XVIIIe siècle. Le christianisme, par exemple, sans le gêner, car qu'est-ce qui pouvait gêner cet homme si souple et qui glissait dans toute étreinte? l'importunait quelque peu. C'est que le christianisme aussi est une antiquité, sans compter qu'il est un sentiment. Il l'a attaqué obliquement, et, du premier coup, en stratégiste consommé. Sous couleur d'attaquer les erreurs de l'antiquité païenne, il fait deux petits traités, l'un sur «l'Origine des fables», l'autre sur «les Oracles», qui sont de petits chefs-d'oeuvre de malice tranquille et grave, et de scepticisme à la fois discret et contagieux. Il y laisse tomber comme par mégarde quelques gouttes d'une essence subtile qui, destinées à détruire les préjugés antiques, doivent d'elles-mêmes se répandre dans les esprits à la perte de toute croyance. Le procédé est habile, l'adresse légère, l'art très délicat. Les fables ne sont point l'effet d'un artifice et d'une tromperie grossière. Il ne serait pas bon qu'on le crût: on aurait confiance quand à l'origine des croyances on ne verrait pas de thaumaturge. Elles sont des produits naturels de l'ignorance aidée de l'imagination. Tous les peuples, en leur âge grossier, en ont eu, qui, peu à peu, se sont parées des prestiges de l'art, et, parfois, recommandées de quelques considérations morales. Il ne faut pas les détester, il faut s'en débarrasser doucement par l'efficace de la raison. Car nous avons les nôtres, moins ridicules que celles des anciens, mais que le temps nous fait chérir comme eux les leurs. «Nous savons aussi bien qu'eux étendre et conserver nos erreurs, mais heureusement elles ne sont pas si grandes, parce que nous sommes éclairés des lumières de la vraie religion et, à ce que je crois, des rayons de la vraie philosophie.» —Il n'a pas dit quelles étaient ces erreurs; il compte, pour en avoir raison, et sur la religion et sur la philosophie, et il n'y a rien de plus innocent que ces remarques, ni de plus orthodoxe.—Faites bien attention que l'histoire de tous les peuples, grecs, romains, phéniciens, gaulois, américains et chinois commence par des fables... Voilà qui peut mener loin par voie de conséquences. Attendez! «... excepté le peuple élu, chez qui un soin particulier de la providence a conservé la vérité.» Restriction pieuse et précaution honnête, à laquelle ce n'est pourtant point la faute de l'auteur si l'on trouve un air d'épigramme.—Et c'est ainsi, de l'air le plus doux du monde, que Fontenelle nous amène à cette modeste conclusion qui ne vise personne et n'est assurément qu'un conseil de haute prudence: «Tous les hommes se ressemblent si fort qu'il n'y a point de peuple dont les sottises ne nous doivent faire Trembler.»

Fontenelle excelle à ces insinuations qui ont besoin de la complicité du lecteur, qui comptent sur elle et s'en assurent sans l'exciter. Il est l'homme dont parle La Bruyère, qui ne médit point, qui n'articule aucun grief, qui se tait presque avant d'avoir parlé. «Et il a raison: il en a assez dit.»—Même art, avec un peu plus d'insistance et une malice un peu plus appuyée dans les Oracles. On saura que ce livre est inspiré par le zèle chrétien le plus pur, et par une horreur pour le paganisme que certains chrétiens ont eu l'imprudence de ne pas pousser aussi loin que Fontenelle. Ils ont cru qu'ils pouvaient tirer avantage de deux choses: de ce que certains oracles païens avaient annoncé l'avènement du christianisme, et de ce que, le Christ venu, les oracles avaient cessé. De ces deux choses la seconde est fausse, les oracles ayant continué de sévir, quoique avec moins de véhémence, pendant quatre cents ans après Jésus; et la première blesse infiniment l'auteur qui n'aime pas que les vérités de la foi aient un appui dans les instruments de l'idolâtrie. Les chrétiens, flattés d'être annoncés par la bouche même de leurs ennemis, ont supposé que les oracles étaient inspirés par les démons, c'est-à-dire par les anges déchus, à qui Dieu a permis de dire quelquefois la vérité. C'est une erreur. Mille exemples prouvent que les oracles n'étaient qu'une jonglerie assez grossière, et Fontenelle énumère religieusement tous ces ridicules artifices, dans le dessein de montrer, non pas tant, soyez-en sûrs, qu'une des preuves au moins dont se soutient le christianisme est ruineuse, et que parmi les prophéties, celles qui sont d'origine païenne sont vaines et ridicules, que de prouver combien le paganisme est abominable. 11 n'y a rien d'édifiant au monde comme ce petit livre.

Ainsi allait, désormais prudent, modéré et délicieusement perfide, l'ancien auteur de l'île de Bornéo, satire par allégorie du catholicisme, dont Bayle avait fait un ornement de son journal15., mais qui avait eu un succès un peu trop bruyant pour les oreilles sensibles de Fontenelle. (Note 15: Nouvelles de la République des Lettres.)—Aussi bien la science commençait à l'attirer pour elle-même, et sans cesser d'y voir une arme excellente contre le christianisme et l'antiquité, instrument à les détruire et prétexte à les mépriser, il s'y donnait déjà d'une ardeur vraie, certainement sincère et presque désintéressée. Fontenelle a commencé par des opéras comiques et continué par des pamphlets. La Pluralité des Mondes est un ouvrage de savant, où il n'y a plus que des traces de pamphlet et des souvenirs d'opéra comique. On y sent encore une légère démangeaison d'embarrasser les théologiens, et une certaine vanité à se montrer recherché des belles. Il insiste complaisamment sur les «hommes dans la lune», ce dont peuvent s'alarmer les catholiques, et il nous fait de tout son coeur les honneurs de la marquise qui est censée l'écouter. Pour les habitants de la lune, il n'y a rien à dire: il se défend trop bien d'en faire une armée à attaquer la foi. «Il serait embarrassant en théologie qu'il y eût des hommes qui ne descendissent point d'Adam...; mais je ne mets dans la Lune que des habitants qui ne sont point des hommes... Je n'attends donc plus cette objection que des gens qui parleront de ces Entretiens sans les avoir lus. Est-ce un sujet de me rassurer? C'en est un au contraire de craindre que l'objection ne me vienne de bien des endroits16..» (Note 16: Pluralité, Préface.)—Pour sa marquise, il faut confesser qu'elle est bien incommode. Elle a de l'esprit sans doute: «... Vous voyez, Madame, que la Géométrie est fille de l'intérêt, la Poésie de l'amour, et l'Astronomie de l'oisiveté.—En ce cas, je vois bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astronomie.» Mais le rôle que lui a ménagé Fontenelle est bien désobligeant. Sous prétexte de donner une suite naturelle aux raisonnements, elle ne sert qu'à les interrompre à tout moment, et à les faire languir. Elle comprend ou ne comprend pas, trop visiblement, selon qu'il y a longtemps ou peu de temps qu'elle n'a parlé, et selon que Fontenelle sent ou ne sent point le besoin de nous rappeler sa présence. J'aimerais mieux les naïfs [Grec: panu ge ] ou [Grec: pos dhou] des interlocuteurs de Socrate, qui au moins ne sont que des signes de ponctuation.—Et puis ce procédé du dialogue, quand l'écrivain y est si scrupuleusement fidèle, est impatientant. Je souhaiterais que l'auteur s'adressât enfin à moi-même; je suis fatigué de l'écouter ainsi comme de profil; je me sens en tiers dans une conversation, et je crains d'être gênant. Le plus simple, le plus naturel et le plus poli dans un livre destiné au public, est encore de lui parler.

 

Sauf ces réserves, qui sont légères, ce livre est de grand mérite. Pour la première fois Fontenelle y montre un certain sens du grand. Il l'a comme malgré lui, il est vrai; car à chaque moment il fait effort pour abaisser le sujet ou en faire oublier la majesté par les finesses et les petites grâces dont il l'accompagne. Mais le sujet prend sa revanche et quelquefois l'entraîne. La description de la Lune, de Vénus, surtout de Saturne, ne sont pas sans une certaine poésie contenue, et que l'auteur s'obstine à contenir, mais qui éclate. C'est un passage presque éloquent que celui où la rotation de la terre inspire à l'auteur ce tableau mouvant, glissant devant nos yeux, des différents peuples humains. En ce même point de l'espace où Fontenelle cause avec une grande dame, au milieu d'un parc, la Normandie va passer, puis une grande nappe d'eau, puis des Anglais qui causent politique, puis une mer immense, puis des Iroquois, puis la Terre de Jesso; et voilà cent aspects divers: ici ce sont des chapeaux, là des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rases; et tantôt des villes à clocher, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, et des villes à tours de porcelaine, et de grands pays qui ne montrent que des cabanes... Elle est charmante cette page. Elle le serait plus encore, si l'on ne sentait que l'auteur se contient, s'observe, se prémunit contre l'éloquence par le soin de badiner. Mon Dieu! qu'il a peur d'être pittoresque! Et il l'a été, malgré lui: c'est sa punition.

Et prenez garde. Elle va très loin, sans affectation, ou avec l'affectation d'un enjouement inoffensif, cette petite leçon de cosmographie. Il est bon apôtre encore avec sa précaution de dire qu'il met dans les mondes qui ne sont pas la terre des habitants qui ne sont pas des hommes. C'est précisément cela qui forme une difficulté nouvelle dont la philosophie libre penseuse va s'emparer. Des habitants dans toutes les planètes? —Très probablement.—Semblables à nous?—Assurément non! qui ont une autre nature, une autre complexion, d'autres sens.—Plus que nous?—Il est possible.—Et alors le monde est pour eux tout différent, et l'âme tout autre?—Sans doute.—Et notre vérité à nous, vérité philosophique, vérité scientifique, vérité morale, qu'est-elle donc?—Une vérité relative, une vérité de ver de terre, qui ne vaut pas qu'on en soit fier...—Ni qu'on y tienne?—Que voulez-vous?

C'est le «vérité en deçà des Pyrénées» de Montaigne et de Pascal, mais renouvelé et agrandi, plus frappant de cette énorme différence qu'on sent bien qui doit exister entre nous et Saturne; et tout le XVIIIe siècle, et Diderot comme Voltaire, vont agiter avec véhémence cet argument du sixième sens ou du quinzième, que Fontenelle introduit le premier, en jouant, du bout des doigts, comme il fait toujours.

La science l'avait saisi; elle ne le lâcha plus. Il s'y sentait admirablement à l'aise. Il la comprenait très bien; il en était l'interprète clair et élégant auprès des gens du monde: elle lui servait de prétexte perpétuel à faire entendre sans tumulte et sans scandale qu'avant Descartes personne n'avait eu le sens commun; elle donnait à son scepticisme l'apparence, la dignité, et peut-être pour lui-même l'illusion d'une croyance. C'était pour lui une sûreté, un agrément, une arme, et presque une doctrine. Il s'y délassait, s'en amusait et s'en faisait honneur. Il en enveloppait ses épigrammes, et en habillait décemment sa frivolité. Du reste, il en avait le goût; mais il n'en avait pas la vertu. Le savant de coeur et d'âme, selon sa tournure d'esprit, ou se cantonne dans une étroite province de la science et l'agrandit, ou cherche à entendre les rapports qui unissent les différentes sciences de son temps et en tire une doctrine: il fait une découverte bien précise ou un système bien général. Fontenelle lit tout, comprend tout, ne découvre rien, ne généralise rien, et fait des rapports qui sont excellents. Il est le secrétaire général du monde scientifique.—Non pas tout-à-fait en dilettante. Il a son but qu'il ne perd pas de vue: persuader au monde par mille exemples que désormais la vérité devra être scientifique, et que la science est la source, désormais trouvée, de toute opinion générale. Le mot lui échappe, qui porte loin. Il appelle la science Philosophie expérimentale.

L'auteur des Éloges est bien le même homme que l'auteur de l''Origine des Fables et des Oracles. Seulement il a trouvé un terrain solide où il établit sa place d'armes, et le tirailleur prudent sent désormais derrière lui un corps de réserve.—Il y a infiniment gagné, même au point de vue littéraire. Il a tant été dit que ces Eloges sont des chefs-d'oeuvre, qu'on voudrait qu'ils ne le fussent point tout à fait, pour pouvoir dire quelque chose de nouveau. Il en faut prendre son parti: ce sont des chefs-d'oeuvre. C'est le vrai ton convenable en une académie des sciences, simple, net, tranquille, grave avec une sorte de bonhomie, sans la moindre espèce de recherche soit d'éloquence, soit d'esprit. Pour la première fois de sa vie, Fontenelle est spirituel sans paraître y songer. Le trait, qui est fréquent, est naturel à ce point qu'il n'est pas même dissimulé. Il vient de lui-même et dans la mesure juste, disant précisément ce que l'on croit, après l'avoir entendu, qu'on allait dire. Tout au plus, dans les grands éloges, dans celui d'un Leibniz ou d'un Malebranche, voudrait-on un peu plus de largeur, un ton qui imposât davantage, et une admiration non plus vive, mais, sans être fastueuse, plus déclarée. Mais toutes ces courtes biographies de laborieux chercheurs maintenant inconnus, sont de petites merveilles de vérité, de tact et de goût. Le portrait littéraire n'y est jamais fait, et la figure du personnage y est vivante, individuelle, tracée d'une manière ineffaçable en quelques traits. Ce sont des éloges, et rien n'y est dissimulé. Ces savants sont bien là avec leurs petits défauts caractéristiques, leur simplicité, leur naïveté, parfois leur ignorance des manières et des usages, leurs manies même, et les aliments pesés de celui-ci, et le sommeil réglé au chronomètre de celui-là. Et ces traits ne sont qu'un art de mieux faire revivre les personnages; et ce qui domine, sans étalage du reste, et sans rien surcharger, ce sont bien les vertus charmantes de ces laborieux: leur probité, leur loyauté, leur labeur immense et tranquille, leur modestie, leur piété, leur dévotion même naïve et comme enfantine, et délicieuse en sa bonhomie, comme celle de ce mathématicien  qui disait «qu'il appartient à la Sorbonne de disputer, au Pape de décider, et au mathématicien d'aller au ciel en ligne perpendiculaire.» (Note : Ozanam.)

Ils sont exquis ces savants de 1715, vivant de leurs leçons de géométrie ou d'une petite pension de grand seigneur, sans éclat, presque sans journaux, inconnus du public, formant en Europe comme une petite république dont les citoyens ne sont connus que les uns des autres, tranquilles et simples d'allures dans leur régularité de quinze heures de labeur par jour, et disant quelquefois du Régent: «Je le connais. J'ai fréquenté dans son laboratoire. Oh! c'est un rude travailleur.» —Fontenelle en vient a les aimer, personnellement. C'était la passion dont il était capable. Et quelque chose se communique à lui, à sa manière, à son style, de leur candeur, de leur simplicité, de leur solidité, de leur vérité.

III- Il avait trouvé la place juste qui lui convenait, entre le monde, les lettres et les sciences. Ce génie moyen était bien fait pour une sorte de situation intermédiaire. Elle convenait à ses goûts aussi, à son besoin d'être en vue sans être jamais trop à découvert. Il allait des salons à l'Académie des sciences, comme du Forum aux templa serena, et l'un lui était un divertissement, agréable et nécessaire de l'autre. De cela il se composait un bonheur délicat, élégant et discret, qui était bien celui qu'il avait défini naguère18, quand il indiquait que le bonheur humain ne pouvait être qu'une absence de peine, faite d'esprit avisé, de froideur de coeur et de mesure dans l'ambition. (Note 18 : Du bonheur.)

Il alla longtemps ainsi, comme un homme qui avait assez ménagé sa monture pour la mener loin. Il mourut de la mort qu'il avait souhaitée, c'est-à-dire extrêmement tardive, et comme il l'avait dit, avec complaisance, puisqu'il le répétait19: «d'une mort douce et paisible, et par la seule nécessité de mourir.» (Note 19: A propos de Du Hamel, et aussi de Cassini.)Il avait fait beaucoup de bruit avec des querelles littéraires qui n'aboutirent à rien, et sans bruit ni éclat, il avait soulevé les plus graves questions que Voltaire et l'Encyclopédie devaient remuer plus tard. Il les avait, surtout, posées, sans paraître y prendre garde, sur le terrain le plus favorable, les présentant comme la Science opposée à la Foi, le Progrès opposé à la Tradition et l'Expérience au Préjugé. C'était le XVIIIe siècle qui devait naître de là. Il en est le père discret et prudent. Ce qui chez lui ne va que de la taquinerie à une demi-conviction, deviendra chez d'autres une doctrine, et chez d'autres un entêtement, et chez d'autres encore une fureur. Il a semé, d'une main nonchalante et d'un geste élégant, les dents du dragon. (Études Littéraires XVIIIe siècle - Émile Faguet  (1847 – 1916)

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021