BIBLIOBUS Littérature française

Alfred de Musset - Émile Faguet (1847 - 1916)

(Études littéraires : dix-neuvième siècle - 1887)

 

 

 

I. Sa vie et son caractère.  

Alfred de Musset n’a pas de biographie. Il ne lui est rien arrivé que ce qui arrive à tout le monde. « L’histoire de sa vie est celle de son cœur » et de ses ouvrages. Il naît le 11 décembre 1810 ; fait de bonnes études au collège Bourbon ; publie son premier volume à dix-huit ans, est célèbre à vingt et un (Namouna) ; lance en dix ans dix volumes de vers, de romans et de théâtre, au milieu de la vie mondaine la plus agitée et la plus troublante ; est épuisé à trente ans (Souvenirs, Tristesse, 1841) ; ne produit plus, pendant seize années, que quelques légères œuvres en prose et quelques faibles vers ; et meurt le 1er mai 1857, à quarante-six ans, d’une maladie de cœur que sa manière de vivre n’était point pour enrayer. Il était entré à l’Académie française en 1852.

Il eut pour amis, dans le début, Victor Hugo et les hommes de lettres qui l’entouraient, Sainte-Beuve, Emile et Antony Deschamps, etc. ; plus tard Mme George Sand, Mlle Rachel, la tragédienne, surtout des hommes et femmes du monde, M. et Mme Jaubert, le prince et la princesse de Belgiojoso, Mme Ménessier (née Nodier), toujours M. Buloz, le fondateur de la Revue des Deux-Mondes, recueil où presque tous ses ouvrage ont paru avant la publication en volume.

Il faut faire attention aux dates de ses ouvrages pour bien savoir, ce qu’on oublie quelquefois, que ses travaux de prosateur et de poète ont été menés de front et se sont arrêtés en même temps.

De 1829 à 1836, c’est-à-dire de dix-huit à vingt-cinq ans, il écrit : en vers, tout ce qu’on a appelé depuis « Premières poésies » (de Don Paez à Namouna) ; plus Rolla, Une bonne fortune, les Nuits de Mai, Décembre et Août, la Lettre à Lamartine, les Stances à la Malibran ; — en prose, André del Sarto, les Caprices de Marianne, Fantasio, On ne badine pas avec l’amour, Lorenzaccio. la Quenouille de Barberine, la Confession d’un enfant du siècle, le Chandelier, Il ne faut jurer de rien, les Lettres de Dupuis et Cotonet.

— De1837 à 1841, c’est-à-dire de vingt-cinq à trente ans, il écrit : en vers, la Nuit d’octobre, l’Espoir en Dieu, la Mi-Carême, l’Idylle, Sylvia, la Soirée perdue, Simone, le Souvenir ; — en prose, le Caprice, Emmeline, Frédéric et Bernerette, le Fils du Titien, Croisilles.

Dans la période de lassitude, de trente à quarante ans, il donne encore : en vers, Sur la paresse, Après une Lecture, Conseils à une Parisienne, Sur trois marches de marbre rose ; — en prose, Mimi Pinson, il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, Carmosine, Bettine. — Après la quarantaine on ne peut citer que la Mouche (nouvelle) et l’Ane et le Ruisseau (proverbe).

Il faut savoir cependant que Musset, pendant tout le règne de Louis-Philippe, n’a eu d’autre réputation que celle de poète et de novelliste. Ses œuvres dramatiques (sauf la Nuit Vénitienne, jouée et sifflée à 1’Odéon en 1831) n’étaient considérées que comme des nouvelles dialoguées et n’avaient été jouées nulle part. Un caprice de comédienne (Madame Allan) fut cause que« le Caprice » vit la rampe en 1847, juste après dix ans de publication. Le succès de cette comédie fit jouer presque toutes les autres, la plupart avec un grand applaudissement ; et Musset passa poète dramatique alors qu’il n’écrivait presque plus. Cinq ou six de ses pièces (un peu remaniées par lui pour s’accommoder au théâtre, le Caprice, On ne badine pas avec l’amour, les Caprices de Marianne, le Chandelier, Il faut qu’une porte… Il ne faut jurer de rien, sont restées au répertoire et sont encore bien reçues du public.

J’ai dit de Lamartine qu’il était resté très jeune toute sa vie. De Musset ce ne serait pas assez dire. Il a été toute sa vie un enfant, et un enfant gâté.

D’une sensibilité incroyable ; toujours dans l’extrême des sentiments les plus divers, de la tendresse, de la colère, du soupçon, de la rancune, de la générosité, de l’ambition, du désespoir, de l’ardeur au travail et de la paresse ; égoïste au fond, mais de cet égoïsme des enfants, qui n’est pas sec, parce qu’il est, non pas un calcul, mais une passion, le besoin d’être aimé, et qui n’est pas antipathique, parce qu’il est naïf et confond de bonne foi le désir d’être aimé avec le goût d’aimer les autres ; irritable à l’excès, mais infiniment léger, et croyant pardonner parce qu’il oubliait ; ardent au plaisir et indéfiniment stupéfait de cette découverte faite tous les huit jours que le plaisir n’est pas le bonheur ; empoisonnant du reste même le plaisir par l’inquiétude de son âme, sa promptitude au soupçonne besoin et l’art de se dégoûter des choses, et cette sorte de goût pour la tristesse, né du besoin de se faire plaindre et de se plaindre soi-même, qui caractérise les enfants boudeurs ; très aimable du reste et séduisant, dans ses bons moments, avec ses beaux cheveux blonds, sa taille svelte, ses gestes gracieux, son élégance vraie de dandy spirituel, sa conversation paradoxale et son infini besoin de plaire : il a été très aimé, très recherché, toujours moins et autrement qu’il n’eût désiré, très sincèrement pourtant parce qu’à travers ses défauts on reconnaissait toujours ce qui plaît tant aux hommes, l’amour ardent de la vie, et qu’on n’y trouvait point les sentiments qui leur déplaisent le plus, la dissimulation, l’affectation et l’orgueil sot.

Il s’est peint lui-même assez bien tel qu’il était à l’aurore, si éclatante, de sa première jeunesse :

Il était gai, jeune et hardi,

Et se jetait en étourdi

A l’aventure ;

Librement il respirait l’air,

Et parfois il se montrait fier

D’une blessure.

Plus tard, cette fierté, son soutien en effet dans les douleurs morales qu’il cherchait trop, l’abandonna : tout en devenant meilleur, il devint plus sombre (Après une lecture, A mon frère revenant d’Italie) ; après avoir cherché le bonheur dans le plaisir, y cherchant l’oubli ; sentant la nécessité, et l’absence, d’une forte attache à quelque chose qui ne passe point ; obsédé du sentiment d’un grand vide, et se disant qu’il n’avait plus en lui rien de bon que la sincérité des larmes qu’il avait versées (Tristesse).

Après de longues années de langueur, la mort le délivra doucement. Il s’éteignit dans une syncope, croyant s’endormir. « Sa mort fut un soupir bien plus doux que sa vie. » Il n’y eut presque personne à ses obsèques : il ne s’était jamais mêlé de politique.

II. Son tour d’esprit et ses goûts littéraires.  

A peine sorti du collège, Musset fut présenté à Victor Hugo et introduit dans cette société des amis d’Hugo qu’on appelait alors le Cénacle. Il y fut très bien accueilli. La mode était alors (elle dura peu) à l’Orient, aux Maures, à l’Espagne ; « car, disait Hugo, l’Espagne c’est encore l’Orient » Le jeune Musset prit ce pli, sans une conviction bien profonde, et, dans cette mode, semblant surtout voir une occasion de ne plus faire de vers latins.

Il rima des chansons et fit de petits poèmes sur une Espagne et une Italie de convention. Comme forme, cela était infiniment remarquable pour un enfant de vingt ans (Don Paez surtout) ; comme fond, ce n’était pas plus mauvais qu’autre chose.

Très vite, beaucoup plus vite qu’on ne le dit et qu’on ne le croit généralement, il faussa compagnie à cette première muse. Il était très peu fait pour être un poète pittoresque : son mérite, c’est de l’avoir senti dès les premiers essais. Dès 1831, il se tourne, avec une certaine gaucherie encore, vers l’analyse et la peinture des sentiments (Vœux stériles. Secrètes pensées de Raphaël, La Coupe et les lèvres, A quoi rêvent les jeunes filles). — Et voici désormais qu’il sent qu’il s’éloigne du Cénacle, et qu’il n’en a jamais été. Il se met à détester ! affectation de la couleur locale :

Si d’un coup de pinceau je vous avais bâti

Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,

Avec l’horizon rouge et le ciel assorti… (Namouna.)

et aussi le héros byronien, l’homme sombre et fatal, qu’il avait chanté dans ses premiers vers :

Dire qu’il est grognon, sombre et mystérieux,

Ce n’est pas vrai d’abord, et c’est encor plus vieux… (Ibid.)

et encore le jeune premier lamartinien, sentimental, rêveur et collectionneur de clairs de lune :

Mais je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles ;

Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles….

Non point qu’il se croie ce qu’on appelait alors « un classique. » La littérature noble, ses dédaigneuses exigences, son dégoût du « trivial » et de « l’ampoulé, » c’est-à-dire du naturel et du lyrique, le mettent encore de mauvaise humeur (Revue Fantastique, 17 mai 1831) Il croit voir, ce qui est contestable, chez les anciens et chez les modernes, deux littératures, l’une vivante et qui s’inspire du temps dont elle est, l’autre livresque et toute d’étude, rééditant de Périclès à Auguste et d’Auguste à Louis XIV des copies d’un immuable idéal (Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1833). On sent là l’influence du livre de Stendhal, Racine et Shakespeare et de sa définition si spécieuse et si illusoire de l’art classique.

Musset, à ce moment, en est, non pas à chercher sa voie, il l’a trouvée ; mais, s’étant trouvé, à chercher à se définir. En attendant il a écrit André del Sarto, les Caprices de Marianne, Fantasio et Lorenzaccio : c’est-à-dire qu’il a lu Shakespeare, en a été enivré, et en a compris toute la partie de psychologie raffinée et tourmentée, toute la partie aussi de fantaisie libre, vagabonde et charmante. Il lit encore les conteurs italiens, attiré par leur naïveté, leur manière sobre, leur allure courante, leur peinture franche de la passion nue. Il lit Jean-Paul ; et ce qu’il en cite, avec admiration, ce n’est point, remarquez-le, les incartades étranges de son imagination ivre et fumeuse, mais ces vives lueurs de moraliste original qui éclatent çà et là dans le fatras du penseur allemand (Revue Fantastique, 17 mai 1831).

Ainsi son point de vue s’élargit très vite, et lui-même se dégage de ses premières alliances, sortant de l’école, devenant original par une éducation éclectique, c’est-à-dire complète, et s’éloignant du Cénacle, à mesure qu’il lit davantage ce qu’on y admire sans le lire. En 1836, il en est si loin qu’il l’attaque, ce qui est de trop, avec une verve caustique, et une très sérieuse connaissance de tout le sujet, sous des airs de légèreté bouffonne (Lettres de Dupuis et Cotonet). C’est qu’alors il en est aux Nuits, au Chandelier, au Caprice, aux Deux Maîtresses, à la simple peinture passionnée de ses sentiments les plus intimes, ou au récit franc et ingénu d’aventures du cœur. Pur élégiaque ou pur novelliste, la littérature d’imagination brillante ou de forme curieuse lui paraît sonner le creux, et il finit par n’y plus trouver que « des adjectifs. » — Comme il arrive toujours, il en vient à tomber du côté où il penche, à ne voir dans la littérature que la peinture des émotions, et à dire : « Celui qui ne sait pas… » être ému, et même un peu fou,

Il peut tant qu’il voudra rimer à tour de bras,

Ravauder l’oripeau qu’on appelle antithèse,

Grand homme si l’on veut, mais poète non pas !

— ce qui mène à prendre l’émotion du lecteur pour la marque de l’excellence de l’ouvrage ; à dire presque sérieusement : « Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! » et à croire « que Margot s’y connaît. » Argument faux, quoique employé déjà par Voltaire, conclusion excessive, mais bien logique, du tour qu’ont pris peu à peu ses idées, D’élève du Cénacle, d’amoureux de la couleur, des formes et des reliefs, par le goût qu’il a pris à sentir et à s’écouter sentir, à creuser ses émotions et analyser ses déboires, à chercher dans les autres poètes des peintures et des analyses du même genre, à dépouiller la sensation du luxe des voiles éclatants que l’imagination jette sur elle ; il est devenu l’amoureux de Manon Lescaut, le poète tout de sentiment et de passion sans voile, l’auteur des Nuits contempteur de la Tristesse d’Olympio ; et celui qui s’annonçait comme un Théophile Gautier a été le Henri Heine français.

 

III. Son talent.  

Si contradictoire que cette assertion puisse paraître d’abord, on pourrait assez bien définir Musset un grand poète qui n’a pas eu beaucoup d’imagination. Le fond d’un grand poète est d’apporter une nouvelle manière, et puissante, de sentir. Mais on comprend aussi que ce qui le compléta, c’est d’avoir, au service d’une profonde sensibilité, la force de pensée qui la féconde et la force d’imagination qui l’illustre. Une certaine force de pensée et une certaine puissance d’imagination, c’est ce qui a manqué à Musset.

Il était admirablement doué d’ailleurs. Il avait l’intelligence, qualité peu commune chez les plus grands, la grâce naturelle, le goût vif du beau (les Vœux stériles, Salon de 1863), un admirable tempérament d’artiste. et, ce qui est rare chez les grands artistes du xixe siècle, beaucoup d’esprit. La prodigieuse fécondité des dix années de première jeunesse qui sont toute sa période productive, s’explique par ses qualités si diverses et les révèle.

Mais un homme intelligent comme lui, et passionné pour le beau, devait avoir le goût du grand, bien sentir (il aime Dante) que la poésie digne de ce nom naît d’une forte émotion du cœur, mais grandit, se fortifie et s’élève dans une pensée forte, une grande conception générale des choses. Il devait bien sentir aussi (il adore Shakespeare) que cette même poésie prend son éclat, sa richesse et sa force d’impression sur les hommes dans une imagination puissante, originale, perpétuellement créatrice. De là l’effort de Musset pour se donner une certaine vigueur et largeur de conception (début de la Confession d’un enfant du siècle, début de Rolla, Espoir en Dieu) et une certaine puissance de création et d’évocation (apostrophes répétées des Vœux stériles, de Rolla, etc.) C’est à ce double effort que, relativement, il ne réussit point. C’est quand il ne songe pas à le faire qu’il est charmant ; c’est quand il s’y excite qu’il paraît gêné, pénible, peu sûr de sa marche, et comme boiteux, par une sorte de disproportion qu’il y a entre sa sensibilité et son imagination, ou entre sa grâce naturelle et la vigueur factice de pensée qu’il poursuit.

Cela est très apparent dans les parties philosophiques de la Coupe et les lèvres, des Vœux stériles, de la Lettre à Lamartine. Cela éclate dans la Confession d’un enfant du siècle, dans Rolla. Il s’agit pour l’auteur de rattacher à une souffrance de cœur, à une désolation intime, tout un système philosophique ou toute une considération historique. Ce n’est pas l’idée par elle-même qui est fausse, ou la tentative qui est trop ambitieuse. Soyez sûr qu’un philosophe, même grand, qui expose son système, n’est qu’un homme qui explique son caractère, et peut-être son tempérament ; et que la grande théorie de désespérance d’un Léopardi n’est en son germe qu’une mélancolie de déshérité et de solitaire. Seulement ce qu’il faut en ce cas, c’est que l’homme qui pense aide infiniment l’homme qui sent, et dans Musset l’homme qui pense n’est pas de force à soutenir l’autre, ni surtout à l’agrandir.

Qu’arrive-t-il alors ? C’est, par exemple, que dans la Confession toute une introduction à la Montesquieu sur la psychologie sociale du xixe siècle, et la Restauration et le Tiers-État, et le christianisme et Napoléon, toute une fresque historique un peu confuse, où « le Christ regarde Louis Philippe d’un air surpris, » est destinée à. nous faire comprendre la Maladie du siècle ; laquelle s’est ruée sur l’auteur, il nous l’apprend, à la suite de l’aventure la plus banale, la plus vulgaire, et que tout homme ayant eu vingt ans, au dix-neuvième siècle ou à tout autre, avant ou après Jésus-Christ, a traversée. La peinture morale sera forte, la généralisation est faible et froide.

De même dans Rolla. Musset ne serait pas fâché d’être un grand poète philosophe, et de dire son fait à la philosophie du xviiie siècle sur la décadence de l’humanité. Mais cette décadence c’est dans la plus sotte histoire d’un sot qu’il la trouve, et quelque opinion qu’on puisse avoir des doctrines des Encyclopédistes, ils ont ici trop beau jeu à répondre qu’ils ne sont responsables que des erreurs de gens d’esprit, et non des malheurs des purs niais.

Dans la Lettre à Lamartine ou l’Espoir en Dieu, c’est l’inverse, mais la même chose. Peinture d’un sentiment d’abord, généralisation ou élévation philosophique ensuite. Ce que le sentiment par lui-même contient déjà de philosophie est très beau : « Je leur dirais à tous ;« Quoi que nous puissions faire, Je souffre… » — « Une immense espérance a traversé la terre. » — « O poète ! il est dur que la nature humaine.… » ; — mais quand la pensée s’élève, elle languit, ou plutôt, quand le sentiment mêlé de pensée veut devenir pensée pure, il y a défaillance : stances finales de la Lettre, prière de l’Espoir.

Ce que Vigny a si facilement, Musset ne l’a pas, et réciproquement. Il y a un moyen de comprendre et de goûter le désespoir de Rolla, c’est de le rattacher non à sa piètre et vilaine aventure, mais aux pensées du Mont des Oliviers.

Son manque d’imagination, relatif, bien entendu, produit les mêmes effets. Il a empêché d’être original dans l’invention un homme qui avait de l’originalité dans l’esprit et dans les sentiments. A ses premiers débuts, s’il imite Byron, et s’il fait des Lara, c’est qu’il est très jeune ; mais s’il les fait très faibles, sans profondeur et vraiment puérils (Portia), c’est qu’il est à la fois séduit par les grands sujets et incapable de les embrasser. Si au même temps il donne dans le bizarre (Suzôn), c’est manque d’imagination : il n’est que d’être ignorant pour s’occuper de sciences occultes. Plus tard, en possession de lui-même, il se rendra compte de ses forces, non assez, nous l’avons vu, pour s’interdire les grandes pensées, mais assez pour se refuser les grands sujets. Il n’écrira jamais ni un grand roman, ni un poème, ni un grand drame, ou un seul et très beau, nous verrons pourquoi (Lorenzaccio), mais quelquefois un peu pénible encore et aussi un peu trop inspiré d’Hamlet. Son haleine est courte, et son art délicat impuissant aux grandes constructions.

Il le sait bien, et, naturellement, s’en fait un mérite. Il raille spirituellement ceux qui mettent trois mots quand il n’en faut que deux, et qui gonflent avec peine une faible matière : « Dès qu’il nous vient une idée pas plus grosse qu’un petit chien, nous essayons d’en faire un âne ».Voilà qui va bien, et en effet mieux vaut faire court que long par remplissage. Mais Jocelyn ou la Chute d’un ange ne sont point seulement remplissage. Ce sont de beaux sujets qui éveillent beaucoup d’idées. C’est ce que Musset ne rencontre guère.

On voit ce. que j’entendais par un certain manque de force dans la pensée et de puissance dans l’imagination. Sous la réserve de cette première remarque, qui éclairera ce qui va suivre, prenons Musset, non plus aux limites qu’il ne pouvait franchir et où il bronchait, mais en ce qu’il a été, et voyons l’usage qu’il a fait de ses exquises et séduisantes facultés.

Je ne m’occupe encore que du pur artiste. Le peintre des sentiments du cœur viendra plus tard. Même s’il n’était pas l’auteur des Nuits, du Souvenir et de l’Espoir en Dieu, Musset serait un des esprits poétiques les plus distingués du siècle. A défaut de puissance, il avait une fraîcheur d’imagination charmante, très originale, le goût et le don de la grâce, chose rare en son temps, où les plus grands sont un peu ampoulés. On est avec lui comme en une riante solitude, si verdissante qu’on croit sentir le voisinage d’un fleuve. On ne le trouve point, mais partout les murmures de sources qui jaillissent et se perdent tout près du lieu où elles sont nées. Il faut le lire avec attention, parce que même en ses poèmes faibles, voici qu’une page apparaît soudain, ravissante, caprice d’une muse un peu fantasque, et qui nous arrête, comme une fleur. C’est dans Don Paez le combat :

Comme on voit dans l’été, sur les herbes fauchées,

Deux louves, remuant les feuilles desséchées….

dans les Vœux stériles, la rêverie sur l’art antique : « Grèce, ô mère des arts, terre d’idolâtrie ; » dans la Coupe et les lèvres : « Lorsque la jeune fille à la source voisine… » — « Fatigué de la route et du bruit de la guerre… » Cette grâce légère et douce est d’un charme incomparable quand l’admiration tendre de la beauté, sans qu’il s’y mêle un sentiment de rancune ou l’amertume d’un déboire, met une inflexion caressante dans l’accent du poète :

N’est-ce pas qu’il est pur, le sommeil de l’enfance ?

Que le ciel lui donna sa beauté pour défense ?

Que l’amour d’une vierge est une piété

Comme l’amour céleste, et qu’en approchant d’elle,

Dans l’air qu’elle respire on sent frissonner l’aile

Du séraphin jaloux qui veille à son côté ? (Rolla.)

Et mieux encore, dans son mouvement ailé, qui donne l’impression d’une fuite d’oiseau glissant dans l’air, l’admirable fin de Lucie :

Doux mystère du toit que l’innocence habite,

Chansons, rêves d’amour, rires, propos d’enfant,

Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend,

Qui fis hésiter Faust au seuil de Marguerite,

Candeur des premiers jours, qu’êtes-vous devenus ?

 

Paix profonde à ton âme enfant ! à ta mémoire !

Adieu ! ta blanche main sur le clavier d’ivoire,

Pendant les nuits d’été, ne voltigera plus…. !

Le secret du poète ici, c’est le naturel, l’expansion ingénue d’un cœur jeune, l’abandon, cet accent qui ne trompe pas, où l’on reconnaît que l’auteur n’est pas un auteur, mais chante et rêve pour lui-même. Il a dit un jour : « Tu te frappais le front en lisant LamartineAh ! frappe-toi le cœur : c’est là qu’est le génie. » C’est là du moins qu’était le sien, la source de sa poésie la plus pure et la plus prompte à jaillir. Il en a d’autres, mais plus mêlées. Le fond de son art est là.

Comme chez beaucoup de mondains aux apparences de sceptiques, il y avait en lui une grande candeur, qui persistait. Ne nous trompons point, par exemple, sur ses déclamations, que je n’ai point cherché à dissimuler Il a de la rhétorique ; mais sa rhétorique est naïve. Elle serait bien plus savante, chez un homme qui maniait si habilement la plume de journaliste, si elle n’était inconsciente. Placez Rolla bien à sa date, et soyez sûr que ces apostrophes sont des cris sincères, et que Musset a bien, à un moment, pensé et senti ainsi. Il reste qu’elles sont un peu ridicules ; mais elles sont sincères. C’est de là que vient sa grande séduction sur nos âmes. Nous le sentons très voisin de nous. Nous le lisons avec un sentiment qui n’est pas très commun dans nos commerces avec les poètes : nous le lisons avec confiance. Nous disons bien : « Ce fou de Musset ; » mais jamais avec lui il ne nous vient le soupçon d’un certain charlatanisme de la pensée.

Avec de la grâce et du naturel, il avait de l’esprit, un esprit très particulier, qui par la rapidité du trait et la pointe vive rappelle le xviiie siècle, par un certain tour d’excentricité précieuse fait songer aux badinages du temps de Louis XIII. Il en avait montré quelques traits dans la Ballade à la lune et les Secrètes pensées de Raphaël ; il y en a dans A quoi rêvent les jeunes filles ; mais pour le gros du public la révélation date de Namouna, qui fit un peu dresser l’oreille à tout le monde. Il y avait là une verve libre, un jeu de plaisanterie allumée et sautillante comme une flamme parfois un peu artificielle, qui ne ressemblait à rien d usité en ce temps. On fut étonné, charmé, choqué, séduit, indigné, en tout cas très intéressé.

Les comédies, les proverbes vinrent ensuite, et l’on vit bien ce qu’était l’esprit de Musset, une gouaillerie légère et de bon ton, très sûre d’elle sous ses dehors abandonnés, connaissant désormais les limites (qu’elle avait dépassées autrefois, dans Mardoche, par exemple) ; se jouant gaîment sur les frontières des convenances, en donnant toujours l’inquiétude piquante de les voir franchies ; ce composé de la finesse élégante de l’homme du monde et de la légère impertinence de l’artiste, qui est juste ce que les hommes du monde attendent de l’artiste qu’ils admettent chez eux. C’était bien le ton de la Revue des Deux-Mondes jeune, le ton d’un salon de Louis-Philippe où trône un peu M. Guizot, mais où passent M. Thiers, M. Mérimée et M. Stendhal. Qu’on se figure la dame qui avait envoyé par plaisanterie un petit écu à Musset, lisant le billet en réponse devant une douairière datant du XVIIIe siècle :

Mais l’aumône est un peu légère,

Et malgré sa dextérité,

Votre main est bien ménagère

Dans ses actes de charité…..

Quand vous trouverez le mérite

Et quand vous voudrez le payer,

Souvenez-vous de Marguerite

Et du poète Alain Chartier.

Il était bien laid, dit l’histoire,

La dame était fille de roi :

Je suis bien obligé de croire

Qu’il faisait mieux les vers que moi…..

Que votre charité timide

Garde son argent et son or ;

Car en ouvrant votre main vide,

Vous pouvez donner un trésor.

A cette grâce piquante se mêlait une pointe de fantaisie vive et fringante, à demi débridée, qui était bien neuve aussi en France, dans ce ton et dans cette mesure. L’imagination de Musset, la vraie, celle qu’il ne se donne pas, celle qu’il ne rencontre pas non plus par accident sous le coup d’une émotion violente, c’est la fantaisie. La fantaisie est à l’imagination ce que l’adolescence est à la jeunesse, c’est l’agilité, la souplesse et l’espièglerie de notre faculté créatrice, un feu mobile et léger, qui se pose en un instant sur mille choses et les fait luire d’un éclat passager. C’est le divertissement des grands poètes et le plus haut degré où atteignent les poètes secondaires. Musset s’est élevé plus haut ; mais cette région moyenne, si charmante du reste, était la sienne propre, celle où il était merveilleusement à l’aise.

C’est en cet aimable pays qu’il nous transporte et nous retient presque constamment, dans Fantasio, Carmosine, le Chandelier, les Caprices de Marianne, dans presque tout son théâtre, dans la plupart de ses Nouvelles. Il a une fantaisie excellente et exquise, faite de demi-rêverie et de demi-mélancolie, traversée par endroits de traits de sentiment profond, mais dont il sait ne pas prolonger l’impression trop grave. — Il en a une autre moins heureuse. Celle qu’il affecte, qu’il cherche un peu trop, et qui alors devient pénible, comme dans le premier livre de Namouna ; un peu arrogante, comme dans une partie de la Dédicace de la Coupe fit les lèvres, ou même absolument insupportable, comme dans Mardoche. — Mais le plus souvent il y réussit au mieux dans une juste mesure, non surveillée, et qui était bien en lui, de vivacité et de nonchalance, d’abandon et d’élans, de grâce tendre et de malice.

Naturel, grâce, esprit, fantaisie, toutes choses si rares prises chacune à part, si précieuses quand elles s’unissent, tout cela devait en faire le poète des gens du monde, un de ces écrivains qu’on ne lit point pour faire ses études ; qu’en effet on n’étudie pas, dont on ne prend pas les mesures, qu’on sent bien qu’il ne faut pas creuser, mais qu’on aime, qu’on lit un peu plus que les autres, en admirant les autres davantage. C’est ce qu’il a été en effet ; je dis réserve faite de ses grands éclats de passions que nous considérerons plus tard.

Il me semble qu’il est important de bien marquer ce point, parce qu’on a trop dit qu’il a été frappé fort à propos par la maladie ; que, passé sa jeunesse, et après avoir chanté la jeunesse et l’amour, il n’avait plus rien à dire. C’est une erreur. Rien qu’avec ses facultés ordinaires, et sans plus compter sur les « immortels sanglots » que la passion lui a arrachés, il était et il serait resté un poète d’une très précieuse essence, de très belles et délicates ressources. Il savait causer en vers. Toutes les qualités, que nous venons de trouver en lui, vont à former un homme dont la forme d’art naturelle est la causerie ingénieuse, aimable, variée. Lacauserie, c’est le fond de l’œuvre de Musset. Mardoche, Namouna, Rolla, la Bonne fortune, la Lettre à Lamartine, Après une lecture, sont des causeries, très diverses de ton, toutes pourtant ayant bien leur caractère intermédiaire entre la rêverie, la méditation et le lyrisme, participant des uns et des autres, formant un genre très agréable, très délicat, surtout très français.

Causeries encore par le ton presque toutes-ses pièces de théâtre, plus encore ses Nouvelles, qui n’ont rien du roman où l’on sent la demi-confidence, et que celui qui conte n’est jamais très loin de nous. Voilà bien ce qu’il était en son fond, voilà ce qu’il aurait continué d’être, avec un peu plus de gravité et une douceur plus attendrie, comme déjà de Mardoche à la Bonne fortune il s’était dépouillé de son impertinence Rapporter une impression de voyage, deviser d’une « soirée perdue » au Théâtre français, aller dans le monde, et en rentrant écrire à une dame :

De mille souvenirs en jaloux je m’empare,

Et là, seul devant Dieu, plein d’une joie avare,

J’ouvre comme un trésor mon cœur tout plein de vous ;

raconter doucement une légère et aimable aventure comme les Deux Maîtresses, ou rimer en vers faciles un conte comme Simonne, telle aurait pu être longtemps encore sa part dans le monde des lettres. Il a été, il eût pu être plus encore, le poète de la causerie française, un humoriste sans mauvaise humeur, et se jouant délicatement autour des sentiments tendres, quelque chose comme un Sterne poète ; et un Sterne poète c’est à peu près la moitié d’un La Fontaine.

Et maintenant venons au « grand Musset », à celui des passions violentes et dramatiques.

 

IV. Son génie.

Musset a touché au génie par la profondeur et la puissance de sa sensibilité, comme d’autres par la force de l’imagination. Il n’y a atteint que rarement, et la raison en est simple La passion est dans l’homme une des grandes sources d’art, comme toutes les forces qu’il a en lui. Mais, d’abord, elle s’épuise très vite, et, d’autre part, pour arriver à l’expression artistique, il faut qu’elle se rencontre en nous avec des facultés, des ressources, des talents, qui d’ordinaire ne sont pas du môme âge qu’elle. C’est dans la jeunesse qu’on sent très vivement, et c’est dans l’âge mûr qu’on sait son métier de poète. C’est pour cette cause que nous avons tant de vers d’amour écrits par des jeunes gens, qui sont ridicules, et tant de vers d’amour écrits par des quadragénaires, qui sont agréables, mais froids. Aux uns c’est l’exécution qui manque, aux autres le fond Tout a servi à Musset pour que la rencontre nécessaire de l’art et de la matière se produisît : sa précocité, sa candeur, son aptitude, malheureuse d’ailleurs, précieuse ici, à rester enfant.

Il a su faire de beaux vers de très bonne heure ; et, encore adolescent de cœur assez avant dans la vie, il a eu toute l’ardeur de la passion quand il avait tout le talent pour la peindre. Et encore il s’était comme préparé à l’épreuve d’une grande passion par le tour qu’il avait donné d’avance à ses sentiments. Il avait tourmenté et affiné sa sensibilité comme par provision. Toute sa vie morale est comme dirigée vers la crise des Nuits, l’y dispose et l’y conduit. Le Souvenir en est la conclusion, mais « J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur » en est tout le germe.

Le fond de sa conception de l’amour, ou bien plutôt le tour de ses sentiments sur ce point, peut se résumer en quelques pensées où il revient sans cesse, et qui sont à peu près celles-ci :

« L’amour est le seul bien d’ici-bas, et il faut aimer toujours. — Mais à toujours aimer le cœur devient incapable d’amour, parce que les objets de son affection changent, et que l’amour devient libertinage, et que rien ne tue en nous la puissance d’aimer comme la débauche. — Et cependant, sous le libertin, l’homme épris d’amour vrai toujours subsiste, et entre les deux des révoltes et des luttes s’élèvent, qui sont douloureuses. — Et qu’importe encore ? C’est souffrir qui est le vrai bien, et c’est avoir souffert qui est la joie dernière. »

Idées folles et sentiments justes, psychologie très profonde d’un état de l’âme parfaitement malsain, mais qu’il aimait, et, au point de vue de l’art, renouvellement complet des sources de l’élégie. Nous sommes loin des Bouquets à Chloris ; loin aussi, et plus encore, de l’élégie de Lamartine, qui n’a vu dans l’amour ou n’a jugé digne d’être chanté en lui que l’émotion noble, la tendresse sans tourments, le regret sans désespoir et sans remords. Nous sommes avec un poète pour qui l’élégie est la peinture de la souffrance morale sous toutes ses formes.

Cet ensemble de sentiments, il l’a eu dès l’abord ; il l’apportait en lui, peut-être avant d’avoir aimé A vingt ans il écrivait, avec une singulière finesse d’analyse, et comme une connaissance profonde de ce qu’il serait plus tard :

J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur…..

Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,

C’est perdre en désirs le temps du bonheur ?

— Il m’a répondu : Ce n’est point assez…..

Et ne vois-tu pas que changer sans cesse

Nous rend doux et chers les plaisirs passés ?

— J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :

N’est-ce point assez de tant de tristesse ?

Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,

C’est à chaque pas trouver la douleur ?

— Il m’a répondu : ce n’est point assez,

Ce n’est point assez de tant de tristesse,

Et ne vois-tu pas que changer sans cesse

Nous rend doux et chers les chagrins passés ?

C’était l’amère douceur du Souvenir, la souffrance cherchée dans le plaisir, et le charme trouvé dans la douleur ancienne, dix ans juste avant le Souvenir.

Ce sentiment que le fond de l’homme est amour, et qu’il n’est rien qui vaille qu’on s’en détourne ou qu’on vive sans lui, les premières poésies de Musset en sont toutes pleines. On peut dire que le type de Don Juan a occupé et obsédé son esprit depuis 1830 jusqu’à 1840. Ce n’est pas dans Byron qu’il l’a trouvé, mais au fond de ses propres désirs ; et il pouvait dire de Byron ce que Pascal disait de Montaigne : « Ce n’est pas en lui, c’est en moi que je trouve tout ce que j’y lis. » Don Juan c’est Raphaël (Marrons du feu) ; c’est Mardoche ; c’est l’auteur de la Dédicace de la Coupe et les lèvres, c’est Hassan de Namouna ; Rolla c’est Don Juan imbécile, et Perdican c’est Don Juan poète. C’est Don Juan qui a cette idée subtile et ce sentiment malsain, cette conception à la fois de corrompu et de délié moraliste, que la qualité et l’intensité delà sensation est indépendante de l’objet qui la fait naître, que ceux qu’on aime peuvent être méprisables, mais non l’amour qu’ils ont éveillé. C’est lui qui dit dans la Dédicace de la Coupe et les lèvres :

Doutez, si vous voulez, de l’être qui vous aime,

D’une femme ou d’un chien, mais non de l’amour même.

et dans II ne faut pas badiner avec l’amour : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ; toutes Les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses ; le monde n’est qu’un égout sans fond ; mais il y a une chose sainte et sublime : c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. »

Ce sophisme, qui est tout Don Juan, en effet, cette illusion ou cet effort pour croire que l’amour se suffit, indépendamment de l’objet aimé, Musset l’a cent fois répété, et dans Rolla, et dans le Souvenir, et jusque dans Une porte ouverte ou fermée. Il l’a chéri et caressé comme une gageure, ailleurs comme un défi, ailleurs comme une consolation. A toutes les œuvres où elle se mêle cette conception donne un caractère très séduisant et très inquiétant, y mettant un composé de découragement et de hardiesse, d’ardeur pour la vie et de mépris pour ce qu’on y trouve, le double sentiment du charme éternel et de l’inanité des choses.

Comme au centre de tous les morceaux que cette bizarre conception a inspiré se on peut placer le brillant et fougueux portrait de Don Juan comme Musset le comprend : « Il en eut un plus grand, plus beau, plus poétique… » (Namouna, II, 24.)

Creusant plus avant dans ce héros de son rêve, Musset avait profondément senti le faible secret, la plaie intime de l’homme ainsi imaginé, ou ainsi fait : il avait, non pas découvert, mais bien reconnu et sondé cette vérité qu’à toujours renaître de lui-même, le désir non seulement se lasse, mais tarit sa source ; que l’impossibilité d’aimer est la punition de celui qui s’est laissé séduire aux « spectres de l’amour. » La Confession d’un enfant du siècle est le triste aveu de cette impuissance et du vide affreux qu’elle laisse au cœur. Mais bien avant la Confession, Musset avait donné une singulière grandeur à cette conception dans la Coupe et les lèvres, œuvre trop peu remarquée eu sa nouveauté. Je ne parle pas seulement de la tirade si souvent citée : « Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche, » mais de tout le dessin de cette œuvre mêlée, inégale, mais très forte. — L’homme inquiet et ardent qui s’élance en aventurier dans la vie ; s’arrête seulement un instant, dans le libertinage (acte II) ; passe auprès d’une enfant innocente qui dort, et éclate en pleurs (acte III) ; maudit dans de furieuses imprécations les passions basses qui l’ont dépravé (acte IV) ; revient à l’amour d’enfance comme à une renaissance et à un rachat… et ne peut le ressaisir ; car Belcolore (qu’il faut comprendre ici comme un symbole), car le spectre de la débauche le regarde, l’attire, le tue — voilà une imagination magnifique, qui va très loin et très profondément ; et avec quelques déclamations de moins, ce serait une œuvre de premier ordre.

Il l’a reprise et agrandie dans Lorenzaccio. L’idée est la même, plus fortement et plus largement conçue. Cela pourrait s’appeler : il ne faut pas badiner avec la débauche. Un homme s’est juré de tuer un tyran. Pour arriver sûrement à sa fin en captant la confiance de l’ennemi, il se fait son complaisant et son complice, se fait aimer de lui pour la dégradation qu’il simule. Mais, l’œuvre achevée, il s’aperçoit que les vices qu’il s’est donnés l’ont peu à peu pénétré jusqu’à l’âme, qu’il a accumulé lentement en lui le mépris des hommes et de lui-même, et qu’après avoir donné la mort, il ne lui reste qu’à la désirer. Forte peinture, dans un drame mal fait et qui fourmille d’invraisemblances, caractère vigoureusement tracé, et qui montre que dans sa méditation continuelle des sentiments qui se rattachent à l’amour, Musset avait trouvé toute une psychologie, très restreinte, mais très creusée.

C’est là aussi qu’il a trouvé la plus féconde de ses idées poétiques, cette conception si vraie du dédoublement de l’homme passionné. Un libertin et un chercheur obstiné d’amour pur, un être sali et un enfant candide et aimant, Caliban et Ariel, les sens et le cœur, le corps et l’âme l’un gênant toujours l’autre, chacun se sentant incomplet, aimant pourtant son voisin et n’ayant jamais ou le courage ou la force de le sacrifier : voilà comment Musset, se connaissant bien, a coutume de comprendre l’homme. Et c’est ainsi qu’il le peint, tantôt montrant les deux êtres en un seul personnage, tantôt faisant apparaître l’un comme le fantôme de l’autre, tantôt leur donnant deux noms et deux personnes et les présentant comme deux amis en désaccord et inséparables.

Ici, dans le débauché tragique ou blasé, le pur rêveur se dresse tout à coup, jetant une strophe d’idylle à travers le monologue du criminel. Lorenzaccio combine son crime ; il exhale sa haine et son mépris des hommes. Soudain sa voix change :

« Ah ! quelle tranquillité à Cafaggiulo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Gomme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! La chèvre blanche revenait toujours avec ses longues pattes menues… »

Fantasio exprime son dégoût profond de toutes choses.. tout à coup :

« Aimer quelqu’un… Qui ? je n’en sais rien… Quelque chose de doux comme le vent d’ouest, de pâle comme les rayons de la lune ; quelque chose de pensif comme ces petites servantes d’auberge des tableaux flamands qui donnent le coup de l’étrier à un voyageur à larges bottes, droit comme un piquet sur un grand cheval blanc. Quelle belle chose que le coup de l’étrier ! une jeune femme sur le pas de sa porte, le feu allumé… le souper préparé, les enfants endormis… Et là l’homme encore haletant, mais ferme sur sa selle… une gorgée d’eau-de-vie. et en route. La nuit est profonde là-bas, le temps menaçant, la forêt dangereuse ; la bonne femme le suit des yeux une minute, puis elle laisse tomber cette sublime aumône du pauvre : « Que Dieu le protège ! »

Ailleurs deux personnages, les deux Musset sons des noms différents, Rodolphe et Albert dans l’Idylle, Octave et Desgenais dans la Confession. Quelquefois leur lutte s’apaise et ils se sourient l’un à l’autre : Nous aimons, c’est assez ; chacun a sa façon… » (Idylle.) Quelquefois le rêveur se heurte à la réalité, en meurt, et l’autre sent que son âme est partie, et que rien ne vaut plus qu’il s’y attache. Cœlio est mort. Octave s’écrie : « Cœlio était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui… Je ne sais point aimer ; Cœlio seul le savait.. L’amour que j’inspire est comme celui que je ressens : l’ivresse passagère d’un songe… C’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils ont tué. » — « Pourquoi dis-tu : adieu l’amour ? » demande Marianne. Et alors ce mol profond, le plus vrai que Musset ait trouvé : « Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio gui vous aimait ! »

Enfin il arrive que le poète se voit lui-même, voit la partie de lui qu’il regrette ou qu’il cherche, passer devant lui comme un spectre :

Du temps que j’étais écolier,

Je restais un soir à veiller

Dans notre salle solitaire.

Devant ma table vint s’asseoir

Un pauvre enfant vêtu de noir

Qui me ressemblait comme un frère.

C’est la Nuit de Décembre, la plus pure et la plus forte inspiration de Musset, encombrée de quelques « développements » parasites, mais qui laisse à la fois une idée très claire et une impression de mystère infini, comme si l’on sentait qu’on vient de descendre aux profondeurs de l’âme.

On voit quelle est la source de la poésie de Musset, une sensibilité naturellement frémissante qui s’est raffinée et comme exaspérée par l’analyse perpétuelle et perpétuellement douloureuse : « Je ne comprends rien à ce travail incessant sur toi-même, » dit Spark à Fantasio. -Cette poésie s’est comme concentrée en quelques gouttes d’essence pure dans le Souvenir et les Nuits. Les nuits de Mai, d’Août et d’Octobre et le Souvenir forment comme un drame psychologique où tout le Musset passionné et élégiaque se trouve résumé.

Profonde lassitude, blessure du cœur qui saigne encore, impuissance à penser, à chanter, à rêver même, chute au fond de soi-même où l’on ne trouve qu’un souvenir maudit et adoré à la fois : c’est la Nuit de Mai. Essai, non de renaissance, mais la dissipation et de divertissement : effort fiévreux pour trouver dans le plaisir l’oubli de l’amour ; « s’en aller chercher un hasard, et rapporter une souffrance ; » qu’importe ? les chagrins consolent peut-être de la douleur : c’est la Nuit d’Août. — Rechute affreuse, le souvenir qu’on a tant redouté, et tant cherché à fuir, retrouvé dans le vide même des dissipations, et alors colère terrible, puis essai d’oubli, même de pardon, de confiance aux consolations vraies qui sont celles du travail et de l’art : c’est la Nuit d’Octobre. — Le calme enfin, trompeur encore peut-être, mais très doux, retrouvé non dans les divertissements qui sont vains, non dans l’art qui est décevant, mais dans le temps, d’abord, qui apaise ; surtout dans ce sentiment que deux choses valent mieux que l’amour, à savoir le rêve qu’on en fait et le souvenir qu’on en garde ; qu’on ne possède rien pleinement que ce qui n’est point réel, l’image brillante des choses, et que c’est une heure exquise, celle où, par-delà les réalités, le souvenir de l’homme mûr rejoint les illusions de l’enfant : c’est le Souvenir.

Ajoutez-y un épilogue, une sorte de testament du poète des tendresses, la Tristesse, où le sentiment de tout à l’heure est poussé plus avant, où l’homme se dit que ce n’est pas encore le souvenir du bonheur entrevu qui est le charme le plus vrai, mais la tristesse même qui en reste, le sentiment de la sincérité des larmes versées : « Le seul bien qui me reste au monde Est d’avoir quelquefois pleuré ; » et vous aurez toute cette tragédie intime, singulièrement puissante, surtout vraie, tirée des sources mêmes du cœur ; — et vous comprendrez complètement ce qu’est Musset dans les peintures des passions, un sincère et un raffiné ; un homme qui est tourmenté, mais qui ne se tourmente pas ; une des âmes qu’on ait vues les plus naïvement curieuses de douleurs ; un génie singulier, où, sans une grande puissance d’imagination, les inquiétudes ardentes, les élans et les chutes et les brusques surprises de la sensibilité donnent par eux-mêmes la forte secousse et la grande émotion tragique. Henri Heine disait : « La muse de la comédie l’a baisé sur les lèvres, et la muse de la tragédie sur le cœur. »

 

V. L’écrivain.  

Musset était infiniment bien doué comme écrivain. Il n’est pas assez longtemps resté attaché au métier pour amener son art et surtout l’habileté de sa main à sa dernière perfection Mais si sa carrière littéraire eût été plus longue, il aurait compté parmi les tout premiers comme artisan de style, aussi bien que comme créateur.

Cela se voit et à la forme déjà si sûre et si neuve de ses premiers écrits, et au progrès continu de son talent d’écrivain en une période de production qui n’a guère dépassé douze ans. Au milieu de sa vie fiévreuse, il écrivait très hâtivement, ses plus belles élégies en une nuit. « Il y paraît, je le confesse, » moins au style proprement dit, qu’à la composition qui n’est pas très ferme. Cette admirable Nuit de Décembre est déparée parle développement un peu long : « Ce soir encor je t’ai vu m’apparaître… » qui n’est point un hors-d’œuvre, mais une sorte d’élégie dans l’élégie, ralentissant le mouvement, si heureux jusque-là.

Un certain souffle lui manque, et c’est bien pour cela que la forme de la causerie envers est celle qui lui sied le mieux. Quand on fait la comparaison, un peu connue, et que j’épargnerai au lecteur, du Lac, du Souvenir et de la Tristesse d’Olympio, pour ce qui est de l’accent et de la profondeur du sentiment, on hésite entre Lamartine et Musset ; pour ce qui est du mouvement, malgré ce début et cette fin, si beaux tous deux, malgré : « Insensé, dit le sage… » ou doit bien convenir que le Souvenir est inférieur au Lac, et même à ce développement d’Olympio, un peu lent et surchargé, mais s’élargissant d’une façon si magnifique.

Son talent d’écrivain proprement dit, auquel (et c’est un mérite) on ne songe guère quand on le lit, n’est pas sans défauts, mais il est d’une exquise originalié, aussi personnel, aussi propre à l’auteur qu’il est possible En prose, dans ses nouvelles, il n’écrit pas admirablement ; il écrit excellemment, ce qui est plus rare. Gela est franc, net, courant, d’une charmante simplicité, dans la manière sobre et vive du xviiie siècle, sans la sécheresse, et une grâce qui sent la jeunesse s’y ajoutant. Les Deux Maîtresses sont un charme à cet égard, et aussi Frédéric et Bernerette, un roman bien pauvre, d’ailleurs, en son fond, et qui a dû bien l’ennuyer, même à écrire. Ces gracieuses et légères lectures ont sans doute reposé les contemporains de Han d’Islande et de l’Ane mort.

Dans son théâtre, comme il a trouvé une manière de fantaisie capricieuse et voltigeante, intermédiaire entre le ton de la comédie prosaïque et de la grande imagination shakespearienne, de même, entre la prose et la poésie, il a rencontré un langage harmonieux et musical délicatement rythmé, aux modulations légères et flexibles, qui est pour enchanter les oreilles.

Dans ses vers, écrits trop vite par un trop jeune homme, il a laissé bien des taches, des impropriétés, des incorrections, des syntaxes douteuses, des obscurités, dont quelques-unes sont devenues légendaires128, des tours de rhétorique qui sentent l’écolier. Mais son inspiration si originale et si fraîche, son élégance naturelle, lui ont inspiré des couplets d’une couleur fine, d’un mouvement aisé, d’une douce harmonie, des vers d’une grâce simple et d’une ravissante nudité, les seuls peut-être en notre temps qui rappellent La Fontaine :

J’ai vu verdir les bois et j’ai tenté d’aimer.

Il excelle au petit croquis net et vif, enlevé d’un trait de plume aisé et coquet. Voyez passer

… la grisette à pied, trottant comme un perdreau,

ou encore :

Et la fillette preste

Qui passe le buisson,

Pied leste,

En chantant sa chanson.

Il a des vers sans art, coulants et courants, venant de source, qui se sont arrangés d’eux-mêmes sur ses lèvres et ont glissé sans effort ; qu’on sent qui ont été faits comme les plus mauvais, sans application, « moins écrits que rêvés, » dans une aimable nonchalance.

S’il venait à passer, sous ces grands marronniers.

Quelque alerte beauté de l’Ecole flamande,.

Une ronde fillette échappée à Teniers,

Ou quelque ange pensif de candeur allemande,

Une vierge en or fin d’un livre de légende,

Dans un flot de velours traînant ses petits pieds ;

 

Elle viendrait par là, de cette sombre allée,

Marchant à pas de biche avec un air boudeur,

Ecoutant murmurer le vent dans la feuillée,

De paresse amoureuse et de langueur voilée,

Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur,

Le printemps sur la joue et le ciel dans le cœur.

 

Elle s’arrêterait là-bas, sous la tonnelle.

Je ne lui dirais rien, j’irais tout simplement

Me mettre à deux genoux par terre devant elle,

Regarder dans ses yeux l’azur du firmament,

Et pour toute faveur la prier seulement

De se laisser aimer d’une amour immortelle.

La largeur du style (sinon la force), il l’a dans des tableaux brillants et clairs, tracés à grands traits, d’une brosse sûre et agile. La fameuse mort du Pélican (Nuit de Mai) est citée partout. La méditation sur le monde moderne, dans Rolla, a des passages d’une vraie grandeur, où le vers plein et solide, tout d’une venue et d’un seul jet, éclate à chaque instant :

Nous sommes aussi vieux qu’au jour de ta naissance ;

Nous attendons autant, nous avons plus perdu ;

Plus livide et plus froid, dans son cercueil immense

Pour la seconde fois Lazare est étendu.

Où donc est le Sauveur pour entr’ouvrir nos tombes ?

Où donc le vieux saint Paul haranguant les Romains ?…

Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ?

Où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ?

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

Il est sans rival pour l’expression très simple, très intime, comme à voix basse, de la mélancolie sans attitude et sans fracas, mais pénétrante, et dont toute l’âme est gonflée :

Un groupe délaissé de chanteurs ambulants

Murmurait sur la place une ancienne romance.

Ah ! comme ces vieux airs qu’on chantait à douze ans

Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance !

Comme ils dévorent tout ! comme on se sent foin d eux !

Comme on baisse la té te en les trouvant si vieux !…..

Ah ! comme ils voltigeaient, frais et légers oiseaux,

Sur le palais doré des amours enfantines !

Comme ils savent rouvrir les fleurs des temps passés,

Et nous ensevelir, eux qui nous ont bercés !

Il rime faiblement à l’ordinaire ; mais reconnaissons donc enfin qu’on n’y songe point en le lisant ; que la rime riche si nécessaire, et très impérieusement réclamée par l’oreille, dans les poèmes où l’ imagination descriptive domine, n’est point à sa place, ou tout au moins indispensable, dans les poèmes de sentiment, de rêverie, dans les causeries en vers ; que La Fontaine le sait bien, et Hugo lui-même, sévère sur la rime seulement quand toute la beauté qu’il cherche doit être dans la forme, se relâchant de cette rigueur-là où il s’applique à la force de la pensée.

Les rythmes de Musset sont très peu variés, et ne vont pas sans quelque monotonie. Il n’en a presque que deux, où il revient toujours, et qui ne sont pas très éloignés l’un de l’autre. L’un consiste en quatre vers à rimes croisées avec le balancement régulier des hémistiches bien marqué, de rime initiale féminine, allongeant parfois la phrase rythmique par le redoublement de la deuxième rime féminine, le plus souvent restant à l’état de pur quatrain, librement relié, et sans séparation typographique, à un quatrain suivant : tout le poème est ainsi fait de stances de quatre vers, un peu dissimulées et souplement unies entre elles. — L’autre consiste en sixains sur deux rimes, sans disposition fixe des rimes. — On souhaiterait plus de variété. Mais son instinct l’a bien guidé. Toutes nos études rythmiques nous ramènent à voir que la stance de quatre vers à rimes croisées est le vrai rythme élégiaque, français, parfaitement accommodé à l’expression de la rêverie plaintive.

Le mal dont j’ai souffert s’est enfui comme un rêve.

Je n’en puis comparer le lointain souvenir

Qu’à ces brouillards légers que l’aurore soulève

Et qu’avec la rosée on voit s’évanouir.

Quand il l’allonge par le redoublement de la seconde rime féminine, il produit un effet de soudain élargissement, qui est quelquefois très puissant :

Et se frappant le cœur avec un cri sauvage,

Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,

Que les oiseaux des mers désertent le rivage,

Et que le voyageur attardé sur la plage,

Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.

Le sixain aussi, qu’il a emprunté aux Italiens, et qui avait été peu employé en France, va très bien au récit nonchalant, à la narration qui est mêlée de causerie, ou à la causerie proprement dite ; et se prête parfaitement au demi-lyrisme, aux strophes élégiaques comportant un certain élan, que l’on sait que Musset a tant aimées, et si souvent rencontrées, en prose aussi bien qu’en vers. — Ajoutons qu’ayant à exprimer un transport de passion plus violent, il sait parfaitement abandonner ses rythmes favoris et trouver le mouvement qu’il faut (vers de 7 pieds de la Nuit d’Octobre) ; qu’il a même usé avec aisance du vers libre de La Fontaine, ce qui est un grand mérite :

Car c’est beaucoup que d’essayer ce style,

Tout oublié, qui fut jadis si doux,

Et qu’aujourd’hui l’on croit facile.

A tout prendre, même comme écrivain, Musset a des dons supérieurs qui le placent immédiatement après les plus grands, très près d’eux. Il est éloquent, il est capable de force, il est harmonieux, et sa qualité maîtresse, la grâce, ne sent jamais la mollesse II a bien mérité de cette belle langue française, qu’il aime si fort, de ce langage

………si doux qu’à le parler

Les femmes sur la lèvre en gardent un sourire.

 

VI.  

Musset a eu, dans le temps qu’il écrivait, un succès de très bonne compagnie, mais très discret. La littérature retentissante de son temps menait un tel tapage qu’on entendit peu son air de flûte au milieu des clameurs. La critique avait elle-même l’oreille un peu émoussée, et, du reste, portait ailleurs ses préoccupations, rencontrant des renommées plus bruyantes à exalter ou à combattre Les critiques universitaires avaient pour lui une secrète estime, parce que, par beaucoup de côtés, il rappelait les classiques ; mais le caractère un peu érotique de l’œuvre, qui ne les eût arrêtés chez un ancien, les gênait chez un contemporain, pour le louer en toute liberté. Nisard seul se l’est permis, avec la décision sans défi, mais sans détour, qui lui fut ordinaire en choses de lettres.

De 1850 à 1870 environ, Musset eut soudain une vogue extraordinaire. Cette génération l’a porté trop haut, mais l’a bien compris. Elle l’a aimé pour sa sincérité, qualité qu’il a eue en effet pleinement, et dont l’absence trop marquée, ou apparente, mais facilement soupçonnée, chez les poètes de 1830, avait fini par devenir un peu pénible. Elle l’a aimé pour sa grâce, son esprit quelquefois précieux, mais qui du moins sentie mondain, et non l’homme d’atelier ou de collège, pour sa fantaisie aimable et espiègle, petite aigrette brillante qu’il portait à son bonnet de page, et qui ne visait point au panache.

Depuis 1870 on l’a oublié un peu, et je crois bien qu’on n’en parlait guère que quand on voulait être désagréable à Victor Hugo. Il est même d’assez bon ton aujourd’hui de le traiter légèrement, de lui refuser toute imagination, ce qui est beaucoup trop dire, de trouver qu’il y a du vulgaire dans la matière ordinaire de ses inspirations : « Ce n’est pas un pur artiste. » — Il y a du vrai dans ce jugement ; mais un peu d’affectation. On ne serait point fâché de faire entendre qu’on n’a jamais été atteint du genre de douleurs qu’il a, il est vrai, un peu trop chantées. Les anciens étaient moins dédaigneux, et ont admiré des élégiaques sincères et naturels comme lui dans leurs passions et leurs douleurs, et dont aucun n’a la profondeur d’analyse psychologique qu’il a montrée.

Je ne serais pas absolument étonné qu’il fût immortel, d’une de ces immortalités sans apothéose qui se soutiennent modestement et sûrement. Je n’aime pas beaucoup ceux qui exaltent Lamartine et méprisent Musset. Je crains toujours un peu qu’ils n’aiment Laprade. Oui, à ne prendre Lamartine et Musset que comme élégiaques, il faut savoir que Musset est d’une essence inférieure, mais non point misérablement inférieure. Il est un peu plus gros ; mais tant s’en faut qu’il soit grossier. Il est surtout plus voisin de nous par le ton, la franchise d’allure, le naturel. Ce ne serait des défauts que s’il était banal Je voudrais avoir montré qu’il ne l’est nullement. Et puis Henri Heine l’aimait. Et puis il avait bien de l’esprit. - FIN

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021