BIBLIOBUS Littérature française

RENAISSANCE.

La prise de Constantinople par les Turcs en 1453 marque la fin du Moyen Âge.

C'est un événement qui eut un grand retentissement en Europe. Il en résulta des changements avantageux au développement des lumières.

L'invention de l'imprimerie par Jean Gutenberg vers 1450 en produisit encore davantage.

Ces deux événements, aidés de l'esprit de critique et de polémique qui caractérise la réformation religieuse au XVIe siècle, inaugurent une époque féconde en travaux intellectuels: on l'appelle la Renaissance.

Les principaux prosateurs français de cette époque sont: Rabelais, Montaigne, Calvin, et Amyot.

I. Rabelais.
Né à Chinon en Touraine vers 1483; mort en 1553.

François Rabelais est un des écrivains dont les œuvres embarrassent la critique. Il est plein de grands contrastes, tour-à-tour bon et mauvais, sérieux et bouffon, délicat et indécent. Il a écrit un livre de haute fantaisie, un des plus extraordinaires qu'il y ait; mais il n'est pas facile à comprendre et ne pratique pas assez le respect des convenances.

Ce livre est le Roman de Gargantua et de Pantagruel. C'est une œuvre philosophique-satirique, dont le but est d'amuser et d'instruire par la peinture de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans toutes les classes de la société et dans toutes les conditions. Ce qui y frappe le plus c'est l'imagination, l'érudition et l'obscénité. Les idées les plus belles abondent au milieu des détails les plus indécents.

En matière d'éducation Rabelais a des vues admirables. Les plus grands humoristes procèdent de lui: Swift et Sterne, La Fontaine, Molière, Le Sage et Paul Louis Courier.

Sa langue est d'une richesse incomparable, un peu trop grecque, et émaillée d'expressions idiomatiques et proverbiales. Il y en a quelques unes qui datent de lui. Ainsi l'on dit "le quart d'heure de Rabelais," pour le moment où il s'agit de payer, et "c'est un mouton de Panurge" d'un homme qui ne fait qu'imiter les autres.

Rabelais est incompréhensible; son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire, c'est le charme de la canaille; où il est bon il va jusques à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats.

La Bruyère.

L'histoire de Gargantua et de Pantagruel a occupé trente ans de la vie de l'auteur.

Rabelais l'a pris, laissé, repris. Il l'a commencé pour amuser ses malades et pour s'égayer, et il l'a continué au hasard. Il ne s'est prescrit aucun plan. Il n'y a pas mis d'unité, ni même de suite. La première partie est complète en elle-même, la seconde ouvre un nouveau sujet, la cinquième ne termine rien. L'ouvrage n'a jamais été destiné à finir. Ce n'est pas un livre, mais une galerie de tableaux, un chapelet d'aventures auxquelles on ne songe pas à donner plus de liaison, précisément parce que l'intérêt est moins dans le fond du récit que dans la manière dont il est raconté, et dans les plaisanteries dont il est semé....

Rabelais n'a point voulu enseigner. Il n'a apporté à son ouvrage aucun dessein profond. Il a pris la plume pour s'égayer et égayer les autres. Seulement, ainsi qu'il arrive d'ordinaire aux rieurs, il a ri aux dépens d'autrui; à l'exemple de tous les comiques, il a fait de la satire....

Il n'a cherché qu'une chose, s'ébaudir. Peut-être était-ce pour ne pas pleurer.

Car selon l'humeur de cet âge
Chacun, pour cacher son malheur,
S'attachait le ris au visage,
Et les larmes dedans son cœur.

Mais non, Rabelais a ri parce qu'il ne pouvait faire autrement. Rabelais est le rieur par excellence....

Il rit sans raison, par un simple besoin de joie, par un mouvement de gaieté animale.... Il met les convenances sous les pieds;... le sentiment de la décence lui est étranger....

Il est obscène plutôt qu'immoral. Il se complaît dans l'ordure, mais il n'est pas corrompu. Son livre comme il le proclame lui-même "ne contient mal ni infection."

Rabelais est un bouffon, un fou de cour auquel on finit par passer des libertés excessives en faveur de ses traits de sagesse.

On dirait à le voir quelque Pantagruel en personne, un être énorme, malpropre, joyeux et bon....

Rabelais va parcourant toute la gamme des sentiments humains, aussi à l'aise dans le sublime que dans le trivial, assez vaste ou assez souple pour réunir en lui tous les contrastes. De là cette variété qui prépare chez lui tant de surprises au lecteur. Mais ce n'est qu'un de ses attraits. Il en a de toutes sortes et des plus vifs: le libre regard sur toutes choses, l'ingénieuse satire, je ne sais quelle grâce et quelle charmante naïveté, l'invention inépuisable, la verve indomptable, le flot intarissable, les ressources du vocabulaire.

Il a été moins un artiste qu'un génie, et cependant il a eu, lui le premier, ce qui avait manqué au moyen-âge, la façon de dire, comme aussi il a eu, ce qui allait se perdre après lui, la faculté de se créer une langue.

E. Scherer.

II. Montaigne.
Né au château de Montaigne, près de Bordeaux, en 1533; mort en 1592.

Michel Montaigne a été le plus grand écrivain du XVIe siècle. De tous les livres de l'époque de la Renaissance celui qui a conservé le plus de lecteurs, c'est le sien, Les Essais. Il le mérite tant par le sujet que par la manière dont il est traité. Ce sujet c'est l'homme étudié par l'auteur sur lui-même.

L'auteur est un esprit fin, délicat, curieux, plein de franchise et de vivacité, nourri de la moëlle des écrivains classiques. Avec ce qu'il a appris d'eux et de sa propre expérience il a fait un recueil d'études philosophiques aussi agréable qu'instructif. On le lit et on le relit sans se lasser, tant il a de fantaisie, d'imagination, d'esprit et de vérité.

Son défaut est un scepticisme outré, une absence à peu près complète de fortes convictions morales. Aux plus graves questions il répond par ce mot favori, "Que sais-je?" réponse peu digne d'un esprit sérieux, chercheur et vraiment philosophique.

L'excellence de Montaigne est d'ailleurs dans son style. Celui-ci est riche, souple, chaud, coloré et infiniment plus libre d'adultération étrangère que celui de Rabelais.

L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit.... Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature, il agite à la fois mille questions, mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu'à son jugement.... Montaigne ne connaît pas l'art d'anéantir les passions; il réclamerait volontiers, avec La Fontaine, contre cette philosophie rigide qui fait cesser de vivre avant que l'on soit mort. Il aime à vivre, c'est-à-dire à goûter les plaisirs que permet la nature bien ordonnée.... Il croit que c'est le parti de la sagesse.... Il s'adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plutôt les faiblesses que les fureurs de la passion; et c'est le grand nombre. Il est le conseiller qui leur convient.... Il ne désespère personne, il n'est mécontent ni de lui ni des autres....

La morale de Montaigne n'est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens: il serait à souhaiter qu'elle servît de guide à tous ceux qui n'ont pas le bonheur de l'être. Elle formera toujours un bon citoyen et un honnête homme.... Montaigne plaît, amuse, intéresse par la naïveté, l'énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa pensée....

L'imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet homme n'a point de supérieur dans l'art de peindre par la parole. Ce qu'il pense il le voit, et par la vivacité de ses expressions il le fait briller à tous les yeux....

Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu'il était de l'imagination, admire celle de Montaigne, et l'admire trop peut-être, il veut qu'elle fasse seule le mérite des Essais, et qu'elle y domine au préjudice de la raison. Nous n'acceptons pas un pareil éloge.

Montaigne se sert de l'imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu'ils sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de sa conviction, et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit.

Quand je vois "ces braves formes de s'expliquer si visves et si profondes, je ne dis pas que c'est bien dire, je dis que c'est bien penser."

Villemain.

Dans la plupart des auteurs je vois l'homme qui écrit, dans Montaigne l'homme qui pense. - Montesquieu.

De l'Institution des Enfants.

À un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing,[4] ny tant pour les commoditez externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en réussir habile homme qu'homme sçavant, je vouldrais aussi qu'on feust[5] soingneux de lui choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faite que bien pleine; et qu'on y requist toutes les deux, mais plus les mœurs et l'entendement, que la science; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle manière. On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict: je vouldrois qu'il corrigeast cette partie, et que de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle mesme; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veulx pas qu'il invente et parle seul; je veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour.—Il est bon qu'il le face[6] trotter devant luy, pour juger de son train, et juger jusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force.

 

Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance; et qu'il juge du proufit qu'il aura faict, non par le tesmoignage de sa mémoire mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subjects pour veoir s'il l'a encores bien prins[7] et bien faict sien.

Qu'il lui face tout passer par l'estamine, et ne loge rien en sa teste par simple autorité et à crédit. ... La vérité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premièrement, qu'à qui les dict aprez: ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puisque luy et moy l'entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent deça delà les fleurs; mais elles en font aprez le miel qui est tout leur, ce n'est plus thym ni marjolaine.... Le gaing de notre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage.... C'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne: toutes aultres choses sont aveugles, sourdes et sans âme. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy.

Sçavoir par cœur n'est pas sçavoir: c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sçait droictement, on en dispose sans regarder au patron, sans tourner les yeulx vers son livre.... En cette eschole[8] du commerce des hommes, j'ay souvent remarqué ce vice, qu'au lieu de prendre cognoissance d'aultruy nous ne travaillons qu'à la donner de nous, et sommes plus en peine de debiter nostre marchandise, que d'en acquérir de nouvelle: le silence et la modestie sont qualitez très commodes à la conversation.... On luy apprendra de n'entrer en discours et contestation que là où il verra un champion digne de sa luicte,[9] et là mesme, à n'employer pas touts les tours qui luy peuvent servir, mais ceulx là seulement qui luy peuvent le plus servir. Qu'on le rende délicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence et par conséquent la briefveté. Qu'on l'instruise sur tout à se rendre et à quitter les armes à la vérité aussitost qu'il l'appercevra, soit qu'elle naisse ez[10] mains de son adversaire, soit qu'elle naisse en luy-mesme par quelque radvisement.[11]

Qu'on luy mette en fantasie une honneste curiosité de s'enquerir de toutes choses.... Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequentation du monde: nous sommes tous contraincts et amoncelez en nous, et avons la veue[12] raccourcie à la longueur de nostre nez.

On demandoit à Socrates d'ou il estoit, il ne respondit pas d'Athenes, mais du monde; luy qui avoit l'imagination plus pleine et plus estendue embrassoit l'univers comme sa ville, jectoit ses cognoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain; non pas comme nous, qui ne regardons que soubs nous. Ce grand monde, que les uns multiplient encores comme especes soubs un genre, c'est le mirouer[13] où il nous fault regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Somme, je veulx que ce soit le livre de mon escholier.... Après qu'on luy aura apprins ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l'entretiendra que c'est que logique, physique, géometrie, rhétorique; et la science qu'il choisira, ayant desia[14] le jugement formé, il en viendra bientost à bout. Sa leçon se fera tantost par devis, tantost par livre....

C'est grand cas que les choses en soyent là, en nostre siècle, que la philosophie soit, jusques aux gents d'entendement, un nom vain et fantastique qui se treuve de nul usage et de nul prix, par opinion et par effect. Je croy que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants, et d'un usage renfrogné, sourcilleux et terrible.... L'âme qui loge la philosophie doibt, par sa santé, rendre sain encores le corps: elle doibt faire luire jusques au dehors son repos et son ayse, doibt former à son moule le port exterieur, et l'armer par conséquent d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif et alaigre, et d'une contenance contente et debonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouissance constante.... Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a sa leçon comme les aultres âges, pourquoy ne la luy communique l'on? On nous apprend à vivre quand la vie est passée.... Je veulx que la bienseance exterieure, et l'entregent et la disposition de la personne se façonne quand et quand l'âme. Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme....

C'est un bel et grand adgencement sans doubte que le grec et le latin, mais on l'achète trop cher. Je diray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moy mesme: s'en servira qui vouldra. Feu mon père, ayant faict toutes les recherches qu'un homme peult faire, parmy les gens sçavants et d'entendement, d'une forme d'institution exquise... me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France; du tout ignorant de nostre langue, et très versé en la latine.... Il en eut aussi avecques luy deux aultres moindres en sçavoir, pour me suyvre, et soulager le premier: ceulx-cy ne m'entretenoient d'aultre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'etoit une règle inviolable que ny luy mesme, ny ma mère, ni valet, ny chambriere, ne parloient en ma compaignie qu'autant de mots de latin que chascun avoit apprins pour jargonner avec moy. C'est merveille du fruict que chascun y fit.... Quant à moy, j'avoy plus de dix ans avant que j'entendisse non plus de françois ou de perigordin que d'arabesque: et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j'avois apprins du latin tout aussi pur que mon maistre d'eschole le sçavoit.... Il n'y a tel que d'alleicher l'appétit et l'affection: aultrement on ne faict que des asnes chargez de livres; on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science; laquelle pour bien faire, il ne fault pas seulement loger chez soy, il la fault espouser. - Essais, chap. xxv.

III. Calvin.
Né à Noyon en 1509; mort à Genève en 1564.

Jean Calvin joua un grand rôle au XVIe siècle comme réformateur religieux. Un Allemand nommé Wolmar, qui fut son professeur de grec, l'initia aux doctrines de Luther. Il en devint bientôt un des plus zélés partisans et propagateurs, si zélé à la vérité qu'il fut obligé de quitter Paris et la France. Il alla en Italie, en Suisse, à Strasbourg, et se fixa enfin à Genève; il y exerça pendant une vingtaine d'années une autorité presque absolue.

Comme écrivain Calvin représente l'esprit de méthode et de discipline dans la littérature française du XVIe siècle. Son premier écrit est un Commentaire latin, d'un traité de Sénèque sur la Clémence. Il y conseille une excellente doctrine qu'il ne pratique guère.

Le livre qui le place au rang des grands écrivains en prose française est l'Institution Chrétienne. C'est un exposé et une défense habiles de ses doctrines. Il s'y montre théologien, orateur, écrivain consommé. Le style est clair et correct, mais roide et sec. Il a la simplicité, la solidité, et la force; il y manque ce qui manquait à l'homme, la chaleur, l'émotion, et la sensibilité.

Des vertus du chrétien Calvin n'eut que la foi... Il ne s'attendrit jamais, il menace toujours; en lui pas un mouvement de pitié, pas une étincelle d'amour.... Il a traité en ennemis tous ceux qui pensaient autrement que lui, et dans la cause du Christ il a méconnu le précepte capital de la morale évangélique: Aimez vous les uns les autres.... Le caractère de son esprit est la rigueur impitoyable des déductions, la netteté des conceptions, la vigueur logique qui s'est animée jusqu'à la passion: tel est aussi le principe des qualités de son style qui l'ont placé au premier rang comme écrivain. Si l'on compare Calvin aux plus habiles des prosateurs de son temps, à Rabelais lui-même, on sera frappé de la nouveauté de son langage. Avant Calvin, la prose, lorsqu'elle essayait de devenir périodique, se traînait, s'enchevêtrait le plus souvent, et ne parvenait guère qu'à devenir obscure et diffuse. Calvin lui donna une allure fière et noble, de la clarté et du nombre; avec lui elle cesse de bégayer, elle touche la virilité, elle atteint presque à la hauteur de la prose latine qui lui a servi de modèle. - Géruzez.

IV. Amyot.
Né à Melun en 1513; mort à Auxerre en 1593.

Jacques Amyot est des savants du XVIe siècle celui qui doit le plus à la Renaissance, et à qui la Renaissance doit le plus. Elle forma son esprit et son talent. L'étude de la langue grecque fut pour lui une vraie vocation.

Trop pauvre pour payer ses professeurs il se fit domestique dans un collége. Jacques Colin, lecteur du roi, le remarqua et le fit étudier dans les classes. Amyot en sortit helléniste distingué, et entra dans l'église, qui était alors la ressource des jeunes gens pauvres et ambitieux.

Professeur de grec du fils de Catherine de Médicis qui devint le roi Charles IX, il traduisit les Vies illustres de Plutarque. Cette traduction suffit pour sa gloire; elle est faite de main de maître. Les qualités de la langue française s'y harmonisent avec celles de la langue grecque. Il y a même dans Amyot quelquechose de simple et de naïf qui plaît mieux que Plutarque lui-même, et tel est le charme de son style qu'aujourd'hui encore on dit de quelquechose qui est exprimé avec une certaine grâce naïve, c'est de la langue d'Amyot.

Il fut évêque d'Auxerre.

La traduction des "Vies des hommes illustres" et des œuvres morales de Plutarque présente deux circonstances bien remarquables dans l'histoire des lettres: la première, c'est que le travail d'Amyot est tellement français, soit par la tournure des phrases, soit par la propriété des expressions qu'on le prendrait pour un écrit original; la seconde, c'est que le génie littéraire de ce grand écrivain a été assez puissant pour faire d'une simple traduction un titre de gloire impérissable. Un homme dont le témoignage fait autorité en matière de correction de langage, Vaugelas, a parlé ainsi du livre d'Amyot: Tous les magasins et tous les trésors du vrai langage français sont dans les œuvres de ce grand homme, et encore aujourd'hui nous n'avons guère de façons de parler nobles et magnifiques qu'il ne nous ait laissées: et bien que nous ayons retranché la moitié de ses phrases et de ses mots, nous ne laissons pas de trouver dans l'autre moitié presque toutes les richesses dont nous nous vantons et dont nous faisons parade. - Mennechet.

V. Poëtes.

Pendant la Renaissance, ainsi qu'au Moyen-Âge, les prosateurs tiennent le premier rang. Les plus renommés d'entre les poëtes furent Marot, Ronsard et Regnier. Après eux on arrive à l'entrée de la littérature moderne.

Marot (1495-1544) composa des épîtres, des élégies et des épigrammes. Il a de l'originalité, de la verve, beaucoup de naturel et infiniment d'esprit. Le sévère Boileau rend hommage à son talent quand il dit de lui:

"Imitons de Marot l'élégant badinage."

Il n'a pas été aussi bien disposé en faveur de Ronsard (1524-1585), qui, parmi ses contemporains, avait eu un moment de vogue extraordinaire, mais

"Dont la Muse, en français parlant grec et latin,
Vit dans l'âge suivant, par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque."

Autant Marot était simple et naturel, autant Ronsard l'était peu. Chef d'une coterie de poëtes qu'on appelait la pléiade il voulut ennoblir la langue vulgaire. Il y introduisit quantité de longs mots, d'origine grecque, par un procédé que ne comportait pas le génie de la langue française. Après l'avoir applaudi on se moqua de lui. Il ne manquait pourtant pas d'un certain talent, et le premier il composa des odes en français.

Un poëte dont le succès fut plus durable est Regnier (1573-1613).

Il le dut à d'incontestables qualités. Il a l'inspiration franche et naturelle, de la vigueur de style, et sait faire servir la rime à la pensée. Il a écrit d'éloquentes satires, pleines de choses viriles et belles, heureux s'il n'avait pas démenti ses œuvres par le mauvais exemple de sa vie.

ODE.

Mignonne, allons voir si la Rose,
Qui ce matin avoit desclose[15]
Sa robe de pourpre au soleil,
À point perdu ceste vesprée[16]
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

La voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las! Las! ses beautez laissé cheoir!
Ô vrayment marastre Nature,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir.

Donc, si vous me croyez, Mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse.
Comme à ceste fleur, la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

SONNET.

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu devisant et filant,
Direz, chantant mes vers et vous émerveillant:
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle.

Lors vous n'aurez servante oyant[17] telle nouvelle,
Desjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s'aille resveillant,
Bénissant vostre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et fantosme sans os
Par les ombres myrteux je prendray mon repos:
Vous serez au fouyer une vieille accroupie.

Regrettant mon amour et vostre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain,
Cueillez des aujourd'hui les rosés de la vie.

Ronsard.

Philosophes resveurs, discourez hautement,
Sans bouger de la terre allez au firmament,
Faites que tout le ciel branle à votre cadence
Et pesez vos discours mesme dans sa balance;
Cognoissez les humeurs qu'il verse dessus nous,
Ce qui se fait dessus, ce qui se fait dessous,
Portez une lanterne aux cachots de nature,
Sçachez qui donne aux fleurs ceste aimable peinture;
Quelle main sur la terre en broye la couleur,
Leurs secrettes vertus, leurs degrés de chaleur;
Voyez germer à l'œil les semences du monde,
Allez mettre couver les poissons dedans l'onde,
Deschiffrez les secrets de nature et des cieux:
Vostre raison vous trompe aussi bien que vos yeux.

Pensées Détachées.

L'honneur est un vieux saint que l'on ne chôme plus.

Et quand la servitude a pris l'homme au collet,
J'estime que le prince est moins que le valet.

Il n'est rien qui punisse
Un homme vicieux comme son propre vice.

Estant homme, on ne peut
Ni vivre comme on doit, ni vivre comme on veut.

Rien n'est libre en ce monde et chaque homme dépend,
Comtes, princes, sultans, de quelque autre plus grand.
Tous les hommes vivants sont ici-bas esclaves,
Mais suivant ce qu'ils sont ils diffèrent d'entraves:
Les uns les portent d'or et les autres de fer.

Regnier.

 

Malherbe.- Né à Caen en 1555; mort en 1628.

Avec Malherbe une nouvelle ère s'ouvre dans l'histoire littéraire: par la langue et par la méthode il appartient à la poésie moderne.

C'est lui qui, comme dit Boileau,

..."Le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir."

Avant lui le bon goût, la correction du style, le vrai sentiment poétique avaient pour ainsi dire été l'exception; avec lui c'est la règle.

Son talent se développa tard et eut les qualités mûres et patientes d'un réformateur. Il travaillait lentement; il aimait à être appelé le tyran des mots et des phrases. Il expulsa les mots étrangers que Ronsard avait introduits, biffa la moitié de ses vers, et, quand on lui demanda s'il approuvait les autres, il répondit: "Pas plus que le reste," et il effaça tout.

Les hommes il les traitait avec aussi peu d'aménité que les syllabes. Les femmes seules trouvaient grâce à ses yeux. "Dieu, disait-il, se repentit d'avoir fait l'homme, et il ne s'est jamais repenti d'avoir fait la femme."

Il avait aussi une très-bonne opinion de lui-même, quoique homme, comme l'atteste cette fin d'un sonnet adressé par lui à Louis XIII:

"Tous vous savent louer, mais non également.
Les ouvrages communs vivent quelques années,
Ce que Malherbe écrit dure éternellement."

Quelques unes de ses pièces lyriques sont des chefs-d'œuvre, et peuvent, sans désavantage, être comparées aux belles productions des grands poëtes qui vinrent après lui: telles sont l'ode à Louis XIII, l'élégie à du Périer et la paraphrase d'une partie du psaume CXLV.

Malherbe fit pour la langue française ce que son maître Henri IV fit pour la France. L'un établit et maintint l'indépendance du pays, l'autre celle du langage. Lorsque le Béarnais maître de Paris vit défiler devant lui les soldats de l'Espagne, il leur dit: "Bon voyage, messieurs, mais n'y revenez pas."

Malherbe adressa le même compliment aux mots étrangers qui avaient fait invasion sous les auspices de Ronsard.

 

Malherbe ne s'est pas borné à épurer, à assainir la langue, il en a su faire un emploi poétique. Certes, ce ne serait pas une gloire médiocre que d'avoir connu et déterminé le génie de notre idiome, introduit dans les vers une harmonie régulière, une dignité soutenue, et modifié le rhythme et la prosodie, mais Malherbe a fait plus en revêtant de ce langage plein et sonore des idées élevées et quelquefois des sentiments touchants.

Géruzez.

Élégie.
À Du Périer sur la mort de sa fille.

Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle,
Et les tristes discours
Que te met en l'esprit l'amitié paternelle
L'augmenteront toujours?

Le malheur de ta fille, au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se retrouve pas?

Je sais de quels appas son enfance était pleine,
Et n'ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
Avecque son mépris.

Mais elle était du monde où les plus belles choses
Ont le pire destin,
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses
L'espace d'un matin.

 

La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles,
On a beau la prier,
La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend point nos rois.

De murmurer contre elle et perdre patience
Il est mal à propos,
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous met en repos.

Paraphrase du Psaume CXLV.

N'espérons plus, mon âme, aux promesses du monde;
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empêche de calmer.
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre;
C'est Dieu qui nous fait vivre,
C'est Dieu qu'il faut aimer.

En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies
À souffrir des mépris et ployer les genoux.
Ce qu'ils peuvent n'est rien; ils sont comme nous sommes,
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous.

Ont-ils rendu l'esprit, ce n'est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière
Dont l'éclat orgueilleux étonne l'univers,
Et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.

Là se perdent ces noms de maîtres de la terre,
D'arbitres de la paix, de foudres de la guerre.
Comme ils n'ont plus de sceptre, ils n'ont plus de flatteurs,
Et tombent avec eux d'une chute commune
Tous ceux que leur fortune
Faisait leurs serviteurs.

On trouve d'ailleurs dans des morceaux moins célèbres quantité de vers qui frappent et qu'on se rappelle. En voici quelques uns des plus connus:

Ces Français qui n'ont de la France
Que la langue et l'habillement.
(Ode à la reine Marie de Médicis.)

Comme au printemps naissent les roses
En la paix naissent les plaisirs.
(Ode à la reine.)

S'il ne vous en souvient, vous manquez de mémoire,
Et, s'il vous en souvient, vous n'avez point de foi.
(Stances.)

... de toutes les douleurs la douleur la plus grande
C'est qu'il faut quitter nos amours.
(Aux ombres de Damon.)

La femme est une mer en naufrages fatale.
(Id.)

La moisson de nos champs lassera les faucilles
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.
(Stances pour Henri IV.)

Tout le plaisir des jours est en leurs matinées;
La nuit est déjà proche à qui passe midi.
(Stances.)

Un homme dans la tombe est un navire au port.
(Stances à M. de Verdun.)

Passant, vois-tu couler cette onde
Et s'écouler incontinent?
Ainsi fait la gloire du monde,
Et rien que Dieu n'est permanent.
(Inscription sur une fontaine.)

 

 

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.