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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 9 du 6 mars 1852.

SILHOUETTES D’ACTEURS ET D’ACTRICES.

Mademoiselle Luther.

« J’étais ce jour-là tout entier au bonheur de vivre, de respirer, d’être jeune, de sentir un air pur et chaud circuler autour de moi, admirant comme un enfant la moindre fleur qui s’épanouissait lentement, restant des quarts d’heure entiers à voir tourner les jolis moulins à vent avec une gravité magistrale. Tout à coup, juste à l’encoignure de cette route si mal tenue, si étroite, si rocailleuse, et pourtant si aimée, qui conduit à la taverne du Bon Lapin, j’aperçus une jeune fille sur un âne qui l’emportait et s’emportait. Ô le ravissant spectacle ! j’y serai toute ma vie. La jeune enfant était rose, animée, assez grande, à la gorge naissante, mais qui déjà battait aux champs ; dans sa terreur, elle avait perdu son chapeau de paille. Ses cheveux étaient en désordre, et elle criait avec une bonne voix : Arrête ! arrête ! Mais le maudit âne allait toujours, et moi je le laissais courir. »

Eh ! dieux, oui, laissez-le courir, laissez-la courir, la jeune fille qu’elle est, par le grand chemin poussiéreux par les sentiers, le long des haies ! Laissez-la, Mlle Luther, par le beau temps qui naît, courir et galoper, laissant à sa jeunesse bride sur le cou ! Point de nuage au front : il y a des bluets tout le long de la route. Le sang lui monte aux joues, le soleil l’empourpre ; elle passe à son bras les rubans de son chapeau de paille, et la voilà à reprendre son envolée !

Pein moy, Janet, pein moy, je te supplie,

Sur ce tableau les beautés de ma mie.

…………………………………........

Fay lui premier les cheveux ondelez,

Serrez, retors, recrespez, annelez,

Qui de couleur le cèdre représentent.

Oui, les cheveux poudrés de soleil, le frais, les longues gaietés, les belles couleurs, les confessions d’enfant, les dents au vent, les lèvres et cœurs tout neufs, – oui-da, oui, notre jeune fille a tout cela.

Dix-huit ans ! le joli compte ! le plaisant âge. Vos souvenirs, – a-t-on des souvenirs ? – vos souvenirs sont jeunes comme vous. Dix-huit ans. Hier, on jouait à la poupée ; demain, on se marie. Dix-huit ans ! Hier, les petits trousseaux, et les grandes vacances, les grandes amitiés, et les grandes haines, et les grandes jalousies de pension ! Demain !…… Mais aujourd’hui, ni mari, ni sous-maîtresse, ni retenue, ni enfants ! Vous êtes libre, ô Laure ! libre comme l’oiseau ! Vous êtes libre, Cécile, comme la fleur dans les bois ! Vous êtes libre et jolie, et folle et rieuse, et blanche, et rose, et blonde ! Et vous expliquez le moyen âge – ô belle aux cheveux d’or, – le moyen âge qui disait : Tant suis brunette, suis jolie. – Quoique brune, je suis jolie !

« Te souviens-tu, – lui disent tout bas ses pensées de la rue d’Angevilliers et de la pension de Mme Payen ? – Te souviens-tu des bals à la saison Catherine ? Du physicien qu’on fit venir une fois qui fit de si jolis tours, et qui t’amusa tant ? Te souviens-tu ? Te souviens-tu des deux heures de lingerie qu’on te donna un jour pour t’être levée trop tôt ? »

La jeune fille, – cette matinée de la femme, où tout est frais, où tout s’éveille, où tout change, où les voiles sont si transparents que le cœur n’est encore enveloppé que d’une gaze ; l’ingénuité a des soupirs dérobés, aux curiosités rougissantes ! – y a comme un lever d’amour qui chuchote en elle, et par les grandes soirées où on commence à la mener, par les grandes allées du parc chez sa marraine où elle va l’été, dans le bruit de la musique, dans le silence des arbres, elle écoute, elle tressaille, elle prête l’oreille et l’âme ; elle attend. – L’ingénuité avec ses réponses plus éveillées qu’une Dorine, avec ses : Pourquoi ? d’enfant terrible ; l’enfant terrible qu’elle est, Mlle Luther, avec ses grands yeux qu’elle baisse et relève si vivement, avec cette humeur papillonne, cette fébrilité de jeune chevreau, ces émois virginaux, ces troubles de pudeur, ce vermillon qui monte aux joues, – tous ces jolis mensonges qui prêtent si à propos à la femme le charme de l’enfance ! La jeune fille avec ses velléités amoureuses qui battent contre son corset et s’essaient à le déborder, ses étourderies folles, ses plaisanteries qui ne blessent pas, ses mines qui désarment ; toujours allant, venant, toujours accompagnée des mutines grâces, toujours à la bouche des nichées d’amour à relever le coin de ses lèvres ! – Ah ! Cécile, gardez à votre corsage votre bouquet de roses : les diamants vous viendront assez tôt.

« Je suis étonné, en vérité, qu’il y ait tant de jeunes filles dans le monde. » C’est encore de l’Ane mort. – Dans le monde, soit ; mais, au théâtre, il n’y en a qu’une : Mlle Luther.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

ALGER. – 1849. - NOTES AU CRAYON. (suite.)

Mardi, 20 novembre.

Dessin en-dehors de la porte Bab-el-Oued. Une haie de cactus aux formes les plus bizarres et les plus tortillardes ; un palmier surplombant une hutte minée que fouillent d’une bouche avide des chèvres à longue soie ; un synode de poules blanches caquetant à son pied ; – comme fond, des masures lézardées de terre de Sienne brûlée, et rayées de briques rouges . – Bain maure de la rue de l’État-Major , ouvert aux hommes depuis huit heures du soir jusqu’à huit heures du matin aux femmes le reste du temps. – Une vaste salle carrée aux trois côtés de laquelle court une estrade arrêtée par des colonnes de marbre blanc supportant une série de loges servant de séchoirs. Cette estrade, énorme lit de camp destiné au repos du bain, est couverte de nattes. – Au côté nu de la salle, pyramide une fontaine de marbre blanc, et s’ouvre la porte de l’étuve. – À l’entrée des baigneurs, une cassette reçoit pêle-mêle montres, argent, bijoux. Les chaussures abandonnées au pied de l’estrade, les habits dépouillés et accrochés à un porte-manteau, un jeune More vous ceint d’un tablier, vous chausse de babouches de bois, et vous sert d’introducteur dans l’étuve. – Suffocation. – Deux Mores vous étendent sur un lit de pierre à forme de sarcophage,– figurez-vous les dalles de la Morgue, – au-dessus de la coupole trouée à l’instar d’une écumoire ; – puis il vous disent de suer. – Le corps entier ruisselle ; les yeux brûlent ; la pensée endosse le vague de l’évanouissement. – Quand vous êtes convenablement humidifiés, vos Mores vous couchent par terre près d’un jet d’eau chaude ; ils se partagent votre corps. – D’abord un travail préparatoire, qui consiste à faire craquer toutes les jointures de la charpente et à ausculter robustement la poitrine ; puis nos masseurs, la main gantée du strygille, vous attaquent la peau à l’envi. C’est à qui étalera les plus humiliants rouleaux de kissa, trophée que leur orgueil place avec bonheur sous vos yeux. – Cette opération est coupée d’écuellées d’eau chaude. – Lorsque l’épiderme n’a plus rien de graisseux et crie comme du marbre, ils vous enveloppent dans la mousse nuageuse d’un savon de leur composition. – Lavés par un dernier baptême, vos deux fidèles vous emmaillotent de bandelettes avec le soin d’une nourrice, vous couvrent la tête, vous chaussent la sandale et vous conduisent à l’estrade. – Un lit de repos vous a été dressé. Hébétement indicible, torpeur pleine d’ivresse et de volupté. Une tasse de café ou de thé, une pipe de douze pieds, vous sont apportées. – Pendant l’absorption, dernière tentative de massage. Enfin, abandonnés vous-mêmes, vous avez la faculté de finir là votre nuit. En sortant, on vous rend avec une mémoire qui vous étonne votre menue monnaie, et l’on vous réclame pour le massage, le linge, le lit, le tabac, le café, la somme de 25 sous par baigneur. Cette modicité de prix explique la fréquente habitude des retardataires qui trouvent leur porte fermée, d’aller coucher au bain maure. Nous regagnons notre hôtel honteux de l’insuffisance de nos bains européens, honteux de l’ignorance de notre parfumerie. Les essences de rose et de jasmin n’ont pu être contrefaçonnées par nos Birotteaux. Les savons arabes sont, la plupart, des secrets pour nos artistes ; quant aux teintures, ils en sont encore à ces préparations corrosives, destructives, à garantie de deux ou trois jours. – Les juives fabriquent à Alger une bière qui donne au teint un éclat éblouissant, un cirage avec lequel elles simulent des grains de beauté viables pour un mois. – Elles préparent des teintures qui, employées depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, ne font qu’ajouter à la beauté et au lustre de la chevelure. – Quelquefois vous vous étonnez de les trouver tributaires des anciennes recettes de l’alchimie. Une dame française nous assurait très-sérieusement qu’un lézard bouilli donnait aux cheveux un brillant inconnu aux pommades et cosmétiques européens.

Mercredi, 21 novembre.

Nous prenons l’omnibus pour les Platanes. Deux graves Arabes enjolivés de robinsons, insouciants des douze sous de la course, prennent place à nos côtés. Une Moresque s’installe en lapin et offre amicalement une prise de tabac au conducteur. – Pénitencier militaire avec ses élégants créneaux et son moucharabey. – Caravanes d’Arabes à dos de mulet, perchés sur un échafaudage de paniers, les deux jambes talonnant le cou de leur montures. – Mustapha-Inférieur, agglomération de débits, colonie de trois-six et d’absinthe. Relevés épigraphiques : 0 20 100 0 (au vin sans eau) ; – on ne boit pas ici de bon vin, non, c’est… , et une effigie de chat. – Délicieuse habitation de M. Darheck, construite dans le plus pur style oriental. – Les Platanes, café maure à coupole enchâssée dans un remblai de terre roussâtre, surplombé par des plates-bandes de cactus, presque caché derrière des platanes colosses. Une fontaine, à la margelle tachée d’émeraude, murmure en ce frais Éden. Des Arabes prennent le café, d’autres fument, d’autres jouent à une sorte de jeu de dames. Ici, dans un café, point de dépense préventive de 2 ou 300,000 francs pour embellissement du local, achat d’argenterie, etc. Le matériel est d’une simplicité patriarcale : des bancs, des stalles de bois, des nattes. Quant au mobilier de l’officine du quwadji (cafetier), c’est un fourneau, une cafetière, un mortier, un tableau recevant les noms des consommateurs solvables jouissant d’un crédit ouvert ; des pipes, des damiers, quelques sales paquets de cartes espagnoles. – Comme rafraîchissement du café, rien que du café ; comme distraction, la pipe ; quelquefois, pendant le Rhamadan, les Mille et une Nuits enjolivées par un conteur arabe. – Jardin d’Essai. – Essais heureux d’acclimatation de l’indigotier, du cotonnier, de la cochenille. – Champs d’orangers fourmillant de pommes d’or. – Deux autruches en train de déjeuner avec leur grillage. – Petite forêt de bananiers balançant leurs régimes. – Mur de fleurs de vingt pieds de haut. Des clochettes blanches d’un demi-pied, étagées, entassées l’une sur l’autre, laissant place à grand’peine à de minces filets de verdure : la plus royale ornementation que l’on puisse rêver pour une salle de bal.

Vendredi, 23 novembre.

La grande mosquée : très-élégante arcature formant le frontispice de la mosquée sur la rue de la Marine. – Un groupe de bananiers ombrage une petite cour, le vestibule du monument. – On se découvre les pieds. – Un quadrilatère inégal enserre un petit préau où se trouve une charmante fontaine destinée aux ablutions pédestres. La galerie du midi est une. Cinq rangées de piliers, reliés entre eux par une arcature ogivale trilobée, créent cinq galeries dans la galerie nord, et les galeries latérales sont triples. Le sol, dans toute l’étendue de la mosquée, est recouvert de somptueux tapis. Des nattes aux vives couleurs habillent la base des piliers. – Un plafond aux poutres équarries odieusement tachées de chaux, pas la moindre ornementation. – Une niche s’ouvrant entre deux colonnes de marbre blanc cannelées, placée au centre de l’édifice, offre seule dans sa partie supérieure des versets du Koran richement ornementés. – Impression de recueillement en présence de cette blanche forêt de piliers, en présence de cette grande nudité plus éloquente que les dorures de la Madeleine. – Un marabout aux vêtements de neige, à la magnifique tête encadrée dans le turban sphérique, indice de sa dignité, nous semble la personnification de la prière. – Aly, le garçon maure de l’hôtel, que nous interrompons au milieu de génuflexions qui distancent la grande Chartreuse, nous apprend qu’un des plus magnifiques tapis a été donné à la mosquée par le duc d’Orléans. – Des gamins maures ont organisé dans un coin un jeu de bouchon. – À côté du Biskri sans prétention, dont tout le costume se compose d’une foutah rayée de mille couleurs, à côté du burnous crasseux de l’Arabe, le costume maure se fait remarquer par sa variété, sa propreté, sa coquetterie. – Une écharpe à raies jaunes s’enroule autour d’une calotte rouge. – Une veste, merveille de passementerie, deux gilets, dont le dernier se boutonne et forme plastron, l’écharpe de soie comprimant les plis bouffants du haut de chausses ; des babouches. – Les dandys ont fait choix de la couleur écarlate ; malheureusement, l’emprunt fait à la bonneterie française de ses bas bleus vient déparer ce riche costume. – Et le costume ici est rehaussé par un physique qui ne court pas les rues en France. Le front est bombé, l’expression des yeux est pleine de douceur, la courbure du nez pleine de délicatesse, l’ovale grassement dessiné ; de soyeuses moustaches donnent un air de fierté à cette sympathique physionomie empreinte d’une bonté rêveuse. Le cou nu révèle cette délicatesse d’attaches dont Byron avait la fatuité. Et le bambino, que d’intelligence dans ses beaux yeux, que de finesse dans les arêtes du visage, que d’aristocratie dans les traits ! – Ô petite Provence, tes habitués pâlissent devant ces bijoux de la création. Quelques chérubins, une corbeille de jasmin sur la tête, vont de porte en porte fleurir les Rosines mauresques pressées de les décharger de leur fardeau parfumé.

Edmond et Jules de Goncourt.

(La suite au prochain numéro.) - FIN

 

 

Numéro 10 du 13 mars 1852.

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016