BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 8 du 28 février 1852.

LEGENDES D’ARTISTES.- Un ornemaniste.

Dans un coin, – chez Michéli, – en fouillant, peut-être êtes-vous tombé sur des mauves enroulées ? Ce devait être un plat, la guirlande devait courir tout autour ; mais ce n’est qu’un morceau, et les derniers bouquets appellent vainement ceux qui devaient suivre. Ce n’est qu’un fragment, mais les feuilles incisées et lobées sont d’un rendu si vrai, elles courent en spirales ou s’épanouissent si harmonieusement, elles se joignent, se nouent, se marient et se dénouent d’une si gracieuse façon, c’est un retour si heureux et si spirituellement touché à la Flore ornementée du moyen âge ! C’est une œuvre, vous diront les gens du métier. – Cela et un pan de coffre, – encore un fragment, – qu’on a essayé de couler en bronze et dont la fonte n’a pas réussi, – rien ne devait lui réussir, même après sa mort, – est tout ce qui reste, ou à peu près, de P…

Les pieds en feu, un grog bien chaud sur la cheminée, à portée de la main, – voilà ce qu’on nous a conté.

L’atelier de P.… était rue Notre-Dame-des-Champs, au rez-de-chaussée. Il était divisé en deux compartiments : le premier, – celui où on entrait, – n’était que maquettes, tabourets, ébauches de cire, projets et instruments de travail ; aux murs, une collection de feuilles moulées sur nature, un beau jour du nord, bien net là dedans, – le nécessaire de la vie d’un artiste. Le second compartiment séparé du premier par une grande draperie et plus petit, était tout garni, – à ne pas y jeter une épingle, – de petits meubles, de petits objets. C’était moelleux, soyeux et douillet, un vrai nid… et tapissé ! Même au plafond, P… avait mis une tapisserie, – un grand bois où courent des chasseurs en veste Louis XV, – une vieille tapisserie harmonisée en ses tons verdâtres, et que P… avait relevée de baguettes dorées. – Là-dedans, au fond était un lit, – un bon lit, – et une femme sa maîtresse.

Clou à clou, il lui avait fait ce réduit. Le petit chiffonnier de bois de rose et l’ancienne pendule signée Leroy, tout cela était venu peu à peu, – commande à commande, – sou à sou.

Un des premiers, P… avait compris l’ornementation moderne, et ce qu’elle doit être. Comme tous les commençants, exploité d’abord par ces gens arrivés dont la signature est un bon à vue sur le public, il avait vendu un temps ses modèles, – des chefs-d’œuvre, – pour des quinze francs, pour des vingt francs. Puis la confiance lui était venue. Il était allé lui-même aux fabricants. Lampes, flambeaux, vide-poches, serre-papiers, – il ennoblit par de charmantes créations toutes ces choses usuelles qui maintenant sont des objets d’art chez tout le monde, ou à peu près, – faisant de grandes imaginations pour ces petits riens abandonnés de tout goût et de toute grâce depuis bien des années, et toujours pensant aux Grecs, ce peuple béni des arts, qui mettait jusqu’aux tuiles de ses maisons les arabesques de sa fantaisie.

Entre autres charmants emprunts à la flore, – de deux feuilles de violettes il fit une coupe. Les deux feuilles simples, opposées, font le creux de la coupe, et les deux spitules, croisées l’une sur l’autre, font pied. Cette coupe a été offerte, nous croyons, à M. le baron Taylor.

Puis il tentait un projet de vase, – un vase épique dont la base était la création du monde. Sur l’ove marchaient les successions de générations ; l’histoire de l’humanité se déroulait d’étape en étape, et finissait à une grande figure de la civilisation, debout et couronnant le vase symbolique.

Enhardi, P… songea à se mettre un peu hors de page. Il fit un coffret en forme de châsse. De petites figurines veillaient à chaque angle. Le pied du coffret disparaissait sous un fouillis de plantes marines, d’algues et de feuilles lancéolées courant l’une après l’autre, où fourmillaient scarabées, bêtes à bon Dieu, sauterelles émaillées en leur couleur. Le coffret fini, P… alla le porter à Mme la duchesse d’Orléans. Mme la duchesse d’Orléans, en qui revivait cette intelligente protection des arts familière à Ferdinand d’Orléans, – accueillit l’artiste et l’offrande. C’est dire que la femme fut gracieuse autant que la princesse fut généreuse.

Vinrent les mauvais jours, les privations, les gènes quotidiennes ; puis les caprices de sa maîtresse amenèrent la vraie misère, les dîners incertains, la vie glanée au jour le jour. P.… souffrait depuis quelque temps. D’où ? il ne savait. C’était une organisation bien faible et déjà bien éprouvée par la maladie. – Un beau jour, il fit apporter chez lui de la glaise, une grande table, et se mit à modeler avec une assiduité âpre, n’écoutant ni conseils ni fatigue. Il ébauchait un grand Christ en croix de dix-huit pieds de haut.

P… n’avait ni le genre ni l’habitude d’une pareille machine. Il travaillait avec rage, s’emportant après la glaise rebelle, remettant, ôtant de la glaise, remaniant et revenant, et toujours à faire œuvre de son ébauchoir enfiévré. Le Christ ne venait pas, ne sortait pas. Ses amis haussaient les épaules. Ils ne comprenaient pas que ce Christ était une envie de mourant, et que les artistes ressemblent aux femmes qui, avant de mourir, commencent toujours quelque tapisserie de longue haleine.

P… travailla ainsi une quinzaine de jours, ne quittant son travail que pour manger. Il dînait alors avec des pommes de terre et des œufs durs.

Un dimanche, – le samedi P… avait eu quelques amis, – c’était le choléra ; – on avait ri de lui parce qu’il avait comme la peur du pressentiment ; – sur les neuf heures, en rentrant, P… fut pris de choléra. Sa maîtresse était couchée. Comme il sentait l’épidémie en lui, il arracha de dessus la glaise les toiles mouillées, jeta ça par terre et se roula dedans. Les atroces douleurs lui étaient venues ; et lui, écartant le rideau de l’autre chambre, les yeux et le visage tendus vers cette femme, lui voulait sourire et lui souriait pour qu’elle ne s’inquiétât pas.

La femme s’endormit.

Le lendemain matin, en entrant, on vit P…, – dont les veines s’étaient cavées dans la nuit, – toujours une main à lever le rideau, toujours le visage tendu vers la femme !

La femme eut peur ; elle courut emménager chez celui que le mourant appelait son meilleur ami.

P… fut porté à l’hôpital.

Du mort, il ne reste qu’un peu de cire et de plâtre, et le nom de Possot qui vit encore dans la mémoire de quelques amis.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

SILHOUETTES D’ACTEURS ET D’ACTRICES.- Madame Allan.

Si Asmodée n’était retourné à sa fiole, et qu’il mit encore les maisons à jour, à un cinquième étage, dans la Chaussée-d’Antin, vous verriez un obras complet : une vierge et deux processions de saints ; et sur la table, un Alfred de Musset. Images byzantines et comédies de Musset, Mme Allan a rapporté les deux choses de Russie.

Causer du regard, du geste, de la main, de toutes les choses qui ne sont pas des paroles ; mettre les paroles à la retraite, en faire des zéros qu’on chiffre d’une moue ou d’un éclair de l’œil ; se traduire par une attitude, un intonation ; rédiger tout un protocole d’amour d’une pression de bras ; mettre une impertinence au bout d’un salut ; laisser une espérance au bout d’un : Jamais ! se taire et faire parler son silence ; causer et mettre un loup à sa pensée et l’attacher mieux que Cromwell ; persifler dans un éloge, renvoyer dans un compliment ; – le monde, c’est un carnaval sans masque ! Là, la langue est un idiome. Les mots ne sont rien ; la façon des mots est tout. Il y fait chaud, moelleux, discret. On y fait son chemin sur des tapis ; on y cause entre des portières. C’est la patrie des nuances, des demi-tons, des demi-jours, des demi-nennis. L’heure qu’il est, et le temps qu’il fait ; le fauteuil que l’on prend et la pendule qu’on regarde ; les yeux qu’on baisse et le pied qu’on avance ; le tabouret qu’on demande et la rose qu’on effeuille ; – tout est signe, rien n’est signal ; tout est complicité, rien n’est preuve. Tel sourire de Mme une telle, rien qu’un sourire ; et demain, si vous recevez ces trois mots : Je viendrai à dix heures ; j’aime les huîtres, – vous n’aurez pas à chercher la signature. – Les drames y vont, y viennent ; mais ce sont de petites voix de velours qui les parlent. – C’est un peu une guerre de Mohicans : une branche cassée, des feuilles à terre, quatre pierres là où il n’y en avait que deux hier, pas plus ; mais quand l’amour passe par là, c’est le chien de Zadig.

Le monde n’existe qu’en France.

Elle sort en voiture ; jamais un faux pas ne la crotte. La femme du monde est habillée à deux heures.

Elle a été fidèle à son mari, plus que son mari ne lui a été fidèle : est-ce trop ?

Elle a toutes les pudeurs de bon goût.

Des méchants vous diront que son cœur suit les modes : elle a trop d’esprit dans le cœur pour cela.

Elle a des jours de dévouement, comme elle a des jours de migraine ; peut-être plus de ceux-là que de ceux-ci.

Elle n’a pas besoin de sonner pour renvoyer les gens, pas besoin qu’il soit minuit pour faire mettre un comte à ses pieds.

À la vente de Célimène, elle a bien acheté quelques feuilles de son éventail ; mais quelle femme n’en a un petit morceau ? et d’ailleurs, que lui reprocher ? Elle est charitable comme une coquette : « Elle vous fait gagner votre procès pendant six mois, pour un jour vous le faire perdre. »

Elle va à la messe d’une heure ; cette messe qu’on appelait, il y a de cela un siècle, je crois, la messe musquée.

Elle veut plaire à outrance. Au service de ses nerfs, elle a toujours un patito ; à ses sorties de bal, elle aurait mille Raleighs, si elle n’avait un valet de pied.

Elle a des amies, absolument pour avoir des pelotes à épingle : le mot et la chose sont vieux.

Elle reconnaît un caprice, rien qu’à le faire mettre à genoux, comme on reconnaît une fausse pièce à la laisser tomber à terre. – Elle lit un amour au courant du regard.

Elle changera de confesseur, – si vous voulez, – mais non de femme de chambre.

Au reste, elle peut l’amour tout autant que les autres femmes, n’en déplaise aux Marions.

Elle a des expressions pour tout, – même pour ce qu’on ne dit pas.

Elle a son fauteuil, – j’allais dire sa loge, – à l’année, dans deux, trois, quatre salons, – où l’on cause, – et toujours applaudie lorsqu’elle entre et toujours reconduite lorsqu’elle part.

Son cordonnier lui dit : Madame a le pied fondant. – Sa couturière n’est que son secrétaire : elle lui dicte ses robes.

Veuve, parce qu’elle n’a plus de mari ; – libre, parce qu’elle a trente ans ; – aimée, parce qu’elle ne le défend pas ; – charmante, parce qu’elle veut bien l’être ; – méchante ! elle a des : Pauvre petite femme ! qui tuent une réputation, un honneur, une vertu à bout portant. Impertinente ! Elle a des phrases qui frisent le daguerréotype. – Bonne ! Elle rend un mari à sa femme, dans un thé à thé, sans songer à le lui reprendre demain !

Oui, monsieur de Chavigny, c’est de vous que je parle, et vous le savez bien ! A-t-elle été femme avec vous ? Avec vous, elle a été distraite à impatienter un baron allemand. Elle vous a harcelé de riens, de flèches en papier ; de banderillas comme un taureau qui ne veut pas marcher. Quand elle vous a fait nerveux au point qu’elle voulait, elle vous a dit furieux. – Servez-lui une tasse de thé ! – De votre femme, – oh ! ne craignez rien, elle sait votre cœur de mari sur le bout du doigt – pas un mot. Pauvre Othello que vous faites ! Elle ouvrira une parenthèse, piano ! piano ! l’air du Caprice ! Le Caprice, – un Amour qui a des ailes partout, même aux talons ; un Amour qui ressemble au Mercure ! – Puis la timide deviendra si confuse à vous dire un : Non, que vous parierez : Oui. – À deux genoux, monsieur de Chavigny, à deux genoux, et sur le parquet ! – Elle vous relève d’un éclat de rire. Vous vous croyez sauvé ; et l’hameçon, monsieur de Chavigny ? Elle laisse filer la corde, bien sûre de vous ramener tout à l’heure. Et vous revoilà à supplier : une déclaration ! une déclaration assise cette fois-ci, une déclaration qu’elle a la cruauté de vous laisser dire tout du long, sans toucher à une syllabe. Puis sa morale vous donne un coup de buse sur les doigts, et vous embrassez votre femme.

La femme du monde n’existe qu’à Paris.

Le soir où nous l’avons vue, – elle se nommait Mme de Léry. Mme Allan jouait Mme de Léry.

On nous a dit que Mme Allan n’était pas sociétaire du Théâtre-Français.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

CHRONIQUES DES THÉÂTRES.- THÉÂTRE-FRANCAIS.

Diane, drame en 5 actes et en vers,par M. Émile Augier.

Vous rappelez-vous Dagobert, – cette bonne création d’Eugène Sue, – ce bon Dagobert menant sa petite caravane, veillant aux repas, au temps et au coucher, se trouvant toujours bien quand les petites ont un bon lit et le cheval de l’avoine ; – Dagobert lessivant, Dagobert bonne d’enfants, Dagobert raccommodant le linge ?

Eh bien, dans son premier acte, M. Augier a aussi son Dagobert ; seulement son Dagobert s’appelle Parnajon. De Juif Errant, il n’y en a pas trace ; et Rodin s’appelle Richelieu : il est roi du roi de France.

Avez-vous vu dans l’histoire une figure plus triste que cette figure de Louis XIII, toute pleine d’ombre et d’ennui ? Pauvre roi ! un sujet qui lui commande à genoux ; tout autour de lui des ambitieux qui conspirent en regardant l’Espagne, – comme si l’on était encore sous la ligue et que le catholicon fût à faire. – Le roi, comme endormi, et toujours dans son cabinet « pendant ce grand train de guerre qui fut son règne. » Sa mère, il est obligé de l’exiler : son frère…

Un frère ! non, madame. Ah ! si fait, j’ai Monsieur, on l’avait trouvé bien près de Chalais quand on fit sauter la tête à Chalais. Sa femme ! sa femme ! quand elle le fit supplier au lit de mort de ne pas croire qu’elle eût trempé dans le dessein d’épouser Monsieur : « Dans l’estat où je suis, je luy doit pardonner, dit son mari, mais je ne la dois pas croire. » Pauvre homme qui faisait le plus vilain métier, – le métier de roi, – le plus à contre-cœur possible ; une figure qui ne rit pas et qu’on plaint, un roi qui ne fut pas même un homme, un homme qui ne fut pas même un mari ! Louis XIII, qui n’eut dans sa vie que de bien courts moments de franche joie : quand il piquait des longes de veau ! Louis XIII, qui n’eut qu’une influence, celle de mettre en sa cour le pain d’épice à la mode !

Quand les tableaux de la galerie de Munich étaient aux frères Boisserée, – il y a des dix ans, – des artistes sont venus qui ont dit, en voyant ces Hemling, ces Van Eyck : Il faut repeindre cela. – Et ils ont pris les tableaux, et ils les ont repeints.

Marion Delorme, il paraît, avait besoin d’être repeinte ; M. Émile Augier a bien voulu s’en charger.

Diane est une femme, mais une femme du xviie siècle, une femme allaitée au bruit des guerres civiles. Elle a peut-être, toute jeune,

Vu massacrer les siens d’un glaive de vengeance,

comme il est dit en la Polixène de Cl. Billard. Elle a été bercée aux arquebusades des reitres noirs, au bruit de ces batailles

Où l’on jouait de sang ;

Où le fer inhumain insolent besoignait.

Elle est la mère et le père de son frère ; elle l’aime et le conseille. Elle vendra sa montre, si son frère doit de l’argent ; elle fera des armes, si son frère a un duel.

Ici une réflexion. – On a fait réciter à Mlle Rachel une fable de La Fontaine. – On lui fait chanter une romance à boire. – La voilà qui fait des armes. – Nous ne désespérons pas de la voir donner un de ces jours le combat à outrance au sabre et à l’hache, ainsi que porte la bienheureuse étude du Plutarque de Debureau.

Dieu merci ! Mlle Rachel est une actrice de taille à se passer des tours de force. Les deux mots : Une femme, – à quelle heure ? elle les a dits de façon à laisser à d’autres les charlataneries du jeu et les réclames de l’excentrique.

Il y a dans la pièce un balcon qu’on saute – (Marion Delorme) ; un duel – (Marion Delorme) ; un arrêt de mort – (Marion Delorme) ; une criée de l’arrêt – (Marion Delorme) ; le cardinal Richelieu, – cette terreur que Victor Hugo avait laissée à la cantonade et dont Geoffroy a fait un magnifique portrait historique ; Louis XIII – (Marion Delorme) ; une grâce qu’on signe – (Marion Delorme). Le tout finit comme un vaudeville. Ceci appartient en propre à M. E. Augier. La chose est entrelardée de ces vieux sentiments romains, aussi démonétisés que la légende classique des premiers temps de Rome.

Nous la croyions pourtant bien morte, cette école qui cherche son originalité à brouiller du Corneille avec du Victor Hugo ; école bâtarde, sans verve, sans force, œuvres avortées, école naufragée ! – Plus folle que cette grande marieuse dont parle Molière, – qui aurait marié le Grand-Turc à la république de Venise, – elle croit marier le drame à la tragédie ; invitus invitam. C’est recommencer Mézence.

Par cette œuvre, M. E. Augier a fait un grand pas vers l’Académie. Le fauteuil de Casimir Delavigne doit le convoiter.

Toute notre sévérité n’empêche pas le dramaturge d’avoir fait au temps jadis une charmante comédie.

Il n’y a qu’une chose qui pourrait nous faire douter de l’intelligence de Mlle Rachel, nous, ses admirateurs, – c’est qu’entre la Marion qu’elle avait depuis si longtemps entre les mains et la Diane de M. Augier, elle ait fait le choix qu’elle a fait.

Edmond et Jules de Goncourt. - FIN

 

 

Numéro 9 du 6 mars 1852.

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016