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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 6 du 14 février 1852.

Ferdinand Galiani.1

En 1769, Ferdinand IV rappela de Paris à Naples l’abbé Galiani, pour exercer près de lui la charge de conseiller du commerce. Voici là-dessus ce que dit Bachaumont au mois de février 1770 : « On prétend que le ministère, lassé des lazzis continuels de cet abbé, d’une politique très-plaisante sur le gouvernement, l’a obligé de retourner en Italie, en lui déclarant qu’il n’avait rien à craindre du ressentiment de la France, et même en le pensionnant. » Quoi qu’il en soit, — faveur ou disgrâce, — pour Galiani ce retour fut un exil.

L’ancien secrétaire d’ambassade près la cour de France avait beau se promener d’un Alde à un Plantin, d’un Plantin à un Elzévir ; au beau milieu de ses monnaies, de ses médailles, de ses pierres gravées, de ses statues, de tout son musée, — alors un des plus beaux de Naples, — il avait beau aller, regarder ! rien n’y faisait. Il avait beau ouvrir sa fenêtre, regarder le ciel toujours azur, la rue toujours gaieté, et les processions qui passaient, et la mer indolente, — c’était toujours Paris qu’il voyait. Il revenait à son cher Horace, à son ami Horace, commentant en règle de vie le : Nunc est saltadum du païen ; il le suivait partout en toutes ses galanteries ; il faisait la tenue des livres de ses amours et le catalogue de ses maîtresses : mais voilà que cela aussi lui faisait des regrets, et qu’en montant chez toutes les Lydies du poëte, il se rappelait toutes les Lydies de l’abbé, et que Suburre lui remettait en mémoire la rue des Vieilles-Études. — Son clavecin était là, l’attendant ; son Socrate imaginaire, Paësiello, en faisait la musique : il était joué partout, plus loin que cela : à Saint-Pétersbourg. — Que lui faisait ? Il voyait Magallon qui venait de louer un coin de la loge de Mme d’Épinay aux Italiens. — Il faisait venir Sersale, pour être son ressouveneur de Paris : Sersale mourait. — Il allait à Sorrente : il trouvait trois nièces à marier. — Il se trouvait si Parisien dans ce Naples où il n’y a que douze personnes au plus qui sachent lire, ce Naples qui n’avait pas trois paires d’oreilles en tout dignes de l’écouter ! « Naples, dit-il quelque part, est comme la vapeur du charbon : on y meurt en y restant, mais on n’a pas la force de s’en aller. » — Paris ! Paris ! criait le pauvre abbé...

Il se rappelait la cour, les dames et les femmes. Il se rappelait le ruisseau de la rue Saint-Honoré, le ruisseau de Mme Geoffrin, tous les profils aimés, Mlle de Lespinasse qui s’obstinait à trouver bonnes ses mauvaises plaisanteries, lord Clives, un Anglais persuadé que les diamants donnent le goût des arts, et Schomberg, et Chatelux, et Grimm, et Diderot, et Duclos. Il se rappelait et les dîners et les soupers, et la ville et la campagne, et Mme d’Épinay et le baron d’Holbach ; la campagne du baron d’Holbach ! Écoutez là-dessus l’ami Diderot : « Nous dînons bien et longtemps. La table est servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement encore. Il est impossible d’être sobre, et il est impossible de n’être pas sobre et de se bien porter. Après dîner, les dames courent, le baron s’assoupit sur un canapé, et moi je deviens ce qu’il me plaît. Entre trois et quatre nous prenons nos bâtons et nous allons promener, les femmes de leur côté, le baron et moi du nôtre ; nous faisons des tournées très-étendues. Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. Chemin faisant, nous parlons ou d’histoire, ou de politique, ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. Le coucher du soleil et la fraîcheur de la soirée nous rapprochent de la maison, où nous n’arrivons guère avant sept heures. Les femmes sont rentrées et déshabillées. Il y a des lumières et des cartes sur la table. Nous nous reposons un moment ; ensuite nous commençons un piquet (ou un trictrac). Le baron nous fait chouette : il est maladroit, mais il est heureux. Nous soupons. Au sortir de table, nous achevons notre partie. Il est dix heures et demie ; nous causons jusqu’à onze. À onze heures et demie, nous sommes tous endormis ou devant l’être. » L’abbé se voyait, lui aussi, dans cette villégiature du xviie siècle, à ce sortir de table, en esprit de campagne, gesticulant, pérorant, la perruque de travers.

Galiani ne put y tenir : il prit la plume et écrivit à toutes ses connaissances. Il savait le monde, il craignait de n’être bientôt plus même un souvenir. À tous ses amis, il manda qu’il était enterré, mais qu’il n’était pas encore mort : « Lire tout seul, sans avoir à qui parler, avec qui disputer ou briller, ou écouter ou se faire écouter, c’est impossible. L’Europe est morte pour moi. On m’a mis à la Bastille ! J’appartiens au règne végétal à présent, et je me vois dans un désert environné de souches, de poutres et de ces truncus inutile lignum dont je vois faire de temps à autre des Priapes. » — Et, s’il a un jour une velléité d’honneurs, qu’il se défend vite de vouloir rester là-bas : « J’ai écrit à Garacciolo une lettre d’ambitieux. S’il prend cela pour une résolution de me fixer à Naples, il a bien tort. Un homme qui a enfilé une ruelle fort étroite où il ne peut ni reculer ni tourner, n’a pas d’autre parti à prendre que de galoper jusqu’au bout pour ensuite tourner au large. C’est là ma position. Je voudrais galoper, parvenir, tourner, et me retirer à Paris, y mourir à mon aise. »

À ces déplorations, les amis répondirent ; et comme les jours où lui arrivaient les réponses étaient des jours tout pleins « du plaisir de lire, de relire, de mâcher même et de sucer tout ce papier, » Galiani récrivit, récrivit. La plume à la main, il se sentait renaître ; il lui semblait qu’il causait avec les gens. Il savait comment sourirait l’un en lisant cette ligne, comment dirait l’autre à celle-là. Le conseiller du commerce n’avait pas de plus belles nuits que les nuits qu’il passait à causer de Paris la grand’ville avec Mme d’Épinay. Et d’ailleurs, l’auteur du Dialogue sur les Femmes se savait lu, peut-être colporté, — peut-être même regretté. Et, de fait, il était tout cela. À cette table de Mme Geoffrin où s’asseyaient tous les esprits couronnés, où Voltaire aurait dû mettre de fondation le dîner des six rois qu’il a mis à Venise, — l’abbé manquait.

Né à Naples par mégarde ; abbé parce qu’il était né homme du monde ; diplomate pour trouver une place à son esprit ; un abbé de sofa, un de ces abbés logés dans l’église comme des rats dans un palais ; rieur sans miséricorde, Pangloss qui trouve tout pour le mieux dans le pire des mondes, philosophe détaché du bonheur des autres, fanfaron d’égoïsme, payant en esprit les dettes de son cœur, aimant les choses jusqu’au feu exclusivement, dirait Montaigne, les gens jusqu’à l’agonie et pas plus : « Ma belle dame, s’il était bon à quelque chose de pleurer sur les morts, je viendrais pleurer avec vous la perte de M. Helvétius ; mais la mort n’est autre chose que le regret des vivants. Si nous ne le regrettons pas, il n’est pas mort ; tout comme si nous ne l’avions jamais connu ni aimé, il ne serait pas né... » « L’affliction de Mme Matignon, en effet, a été extrême. Tout vient du défaut d’éducation ; si on lui avait appris qu’un mari n’est qu’un homme, elle verrait que l’espèce entière lui reste en perdant un individu. M. de Matignon a été infiniment pleuré sans être regretté ; car on voyait qu’il n’aurait jamais été bon à rien qu’à être un bon vivant. » — Petit, gras, potelé, se glissant, se faufilant, babillant, gesticulant, pelotonné et furet, voilà l’abbate ; un charmant petit bout d’homme, un prototype du docteur Acoramboni ; caro puppazetto ! auraient pu dire les dames à cet esprit impromptu, à ce causeur-acteur, faisant de tous ses récits des tableaux parlants, de toutes ses idées des parades ; caro puppazetto ! auraient-elles pu dire à cette maquette de génie : de l’Érasme, du Rabelais et du Voltaire battus avec du Polichinelle ! — Se laissant vivre à la dérive, toujours appétant l’amour, l’abbate ! c’est un homme vivant de toutes les vies du plaisir ; c’est un tempérament à la Mirabeau, à cheval sur la débauche et le travail, ne débridant jamais ; c’est une cervelle toujours allante, sautant à pieds joints d’une Dissertation sur les saints Christophes gothiques à un Dialogue sur les Femmes, des Componimenti vari per la morte di Domenico Jennacone carnifice della gran Corte... à des Mémoires sur les Antiquités de Pompeï ; aujourd’hui à comploter une Histoire de la Formation des Montagnes, demain une Correspondance entre un Pape et Carlin ; jetant les ironies à poignées comme les concetti du carnaval romain, se moquant de tout le monde, et faisant de lui comme de tout le monde ; souriant à tous les Credo, à l’Émile comme aux autres ; contant après Grimm et mieux que lui ; pariant Dieu, parce que Diderot pariait le néant ; cervelle en ébullition prenant feu tous les jours après un livre, une découverte, une femme, un système ! Passez à Chantilly sur les onze heures ; à un huis qui n’est jamais scellé, vous entendrez le mot du cardinal de Polignac : Parle, je te baptise ! Entrez : c’est l’abbé barbottant dans ses draps et dans son vildes-chour, qui cause avec son démon, son genius : un gros singe. — Galiani ose tout : il mettra de l’esprit dans l’économie politique. — Prêtez le collet à deux, trois, quatre affaires, comme cet officier aux gardes, et restez sur place, si le cœur vous en dit, bon cela ; mais ne déplaisez pas à l’abbé : « M. de Pezay m’accorde donc de l’esprit. J’admire sa clémence. Si je lui accordais le sens commun, je serais bien plus généreux que lui ; mais je n’aime pas à être taxé de prodigalité. » — Rien ne l’effraie ; c’est un enfant gâté : philosophie, religion, métaphysique, médecine, il touche à toutes les montres. — Corps battant toute la nuit le pavé de la capitale du xviiie siècle ; tête donnant audience tous les matins aux grandes pensées.

Edmond et Jules de Goncourt.

(La suite au prochain numéro.)

 

 

Les vieux maîtres.

Heureuse et grande époque, ère où la piété

Faisait à chaque artiste un nimbe auréolé !

La Bible était alors le grand puits des idées :

Les inspirations, les plus fières pensées

Montaient, d’un pied léger baisant les échelons,

L’échelle de Jacob que nous redescendons.

C’était beau. Tout alors, tout se levait de terre,

Tout prenait son élan, les cerveaux et la pierre !

Chaque jour, en ce temps, quelque pauvre maçon

Sentait un plan géant illuminer son front,

Et partait, sans douter de l’œuvre colossale,

Par les pays chrétiens quêter sa cathédrale !

Le riche ouvrait sa bourse, et le pauvre apportait

Ses bras, et sans vouloir de solde il travaillait.

Vous vous dressiez alors, ô belles basiliques !

Et c’était jour béni pour les cités gothiques,

Lorsqu’une nef nouvelle, ouverte par des rois,

Au Dieu vivant chantait pour la première fois

Ses psaumes de granit, et de sa voix de pierre

Du monde agenouillé traduisait la prière !

Nul alors, quelque soir de découragement,

Ne faisait de ses jours une sonde au néant ;

Nul pour dernier autel n’embrassait le suicide ;

Comme Gros et Robert nul n’allait vers le vide !

C’était le temps d’Hemling, de Van-Eyck ; l’art était

Le Credo du génie, et le pinceau priait !

Van-Eyck ! Hemling ! chanteurs dans ce divin poëme,

Voix dans cette harmonie, ô maîtres, je vous aime !

J’aime votre dessin souffrant ; cette maigreur

Étoffant piètrement les membres du Sauveur.

J’aime, ô peintres croyants ! vos têtes séraphiques

Abaissant sur nos maux des yeux mélancoliques ;

J’aime tous ces grands rois, et ces moines ; – troupeau

Que vous précipitez aux genoux de l’Agneau,

Sur un terrain naïf tout parsemé de roses.

J’aime vos chérubins, ailes vertes et roses,

Vos saints et l’Éternel dont la robe à longs plis,

Émail de diamants, de saphirs, de rubis,

Est un ruissellement d’où jaillit la lumière !

Mais ce que j’aime mieux dans votre manière,

Ô peintres ! ce sont vos Vierges. Elles ont

Un air si tristement rêveur, et sur leur front

On devine si bien, pauvres reines divines !

Qu’elles portent au cœur la couronne d’épines !

Vous les avez si bien peintes comme des sœurs

Dont le baiser est prêt pour sécher tous les pleurs !

Ô maîtres ! croyez-moi, c’est votre grande gloire

Qu’elles fassent encore un peu penser à croire,

Et que chacun de vos tableaux doux et pieux

Soit comme un bénitier où l’on trempe ses yeux !

Jules de Goncourt.

Bruges, juillet 1850. 

 

ALGER. – 1849.- NOTES AU CRAYON (suite.)

Vendredi, 16 novembre.

Ascension de la rue de la Casbah, ascension des 497 degrés divisant les 497 mètres de pente de la Casbah à la ville basse. – Transport des fardeaux à la façon de la fameuse grappe de Chanaan : deux ou quatre biskris portant sur leurs épaules une poutre à laquelle vient s’amarrer la malle ou le ballot ; déménagement simple, mais fertile en avaries pour le mobilier suspendu. – Les tombereaux voués au recueillement des immondices sont remplacés ici par des troupes de bourriquets aux formes enfantines, gravissant l’échelle de la rue de la Casbah sous une bastonnade perpétuelle. – Descente le long des anciennes fortifications au cimetière du marabout Sidi-Abd-er-Haman. – Malgré la défense pour les chrétiens de pénétrer dans ce lieu sacré, nous entrons. – C’est un vendredi, jour de prière. – Une blanche mosquée d’où filtrent des chantonnements nazillards ; de blanches tombes où se tiennent accroupies de blanches Moresques ; de gigantesques cactus ; un dattier balançant son aigrette ; un entrelacs d’arbres tourmentés, frisés, noueux. – C’est le champ de repos de l’Orient ; ce n’est plus cette pauvreté attristante, cette nudité désolée des cimetières septentrionaux, et cette terre de la mort, que les baisers du soleil font sourire comme un jardin, vous berce à sa mélancolie. – Le kaouah (café), introducteur chez les Moresques. – Une négresse emmaillottée dans une toile à matelas. – Accroupis sur un tapis de Smyrne, nous prenons dans des tasses de figuier le café sans sucre et accompagné de son marc. – Ertoutcha, Aïcha, Fatma : – Ertoutcha, gracieuse femme de treize ans ; – Fatma, la mutinerie d’une Parisienne ; – Aïcha, la langueur d’une Orientale. – Sourcils charbonnés et reliés par une étoile. – Ongles teints de hennah. – Enguirlandées de jasmin ; un foulard de Tunis capricieusement jeté sur la tête ; – une épaisse chevelure noire serrée dans une queue d’où s’échappent des rubans de toutes couleurs ; une veste en soie bleu de ciel feuillagée d’or, laissant à découvert la gaze transparente qui devrait cacher la gorge ; une ceinture étincelante de dorures, un pantalon blanc, les jambes nues, d’étroites babouches. – Ébauche de danse indigène aux sons du derbouka, tam-tam primitif, vase en terre recouvert d’une peau. – Fatma s’arme de deux mouchoirs, rassemble ses jambes, imprime à son torse un imperceptible dandinement qu’elle précipite bientôt en tordions furieux ; les mouchoirs volent, la tête se renverse en arrière, le corps s’emporte. – Longues causeries en langue sabir. – Olla podrida de français, d’italien, d’espagnol, la langue sabir est une sorte de patois élastique par lequel, au moyen de terminaisons en ir, en ar et en ia, d’un infinitif prolongé, d’une très-petite dose d’arabe, et d’une très-grande audace linguistique, la pensée européenne est, au bout de très-peu de jours, saisissable à l’oreille africaine. – Un More nous donne une représentation de ventriloquie à rendre jaloux M. Comte.

Samedi, 17 novembre.

Bibliothèque et musée, rue des Lotophages. – Élégante antichambre ; série de niches s’ouvrant sous un arc ogival entre deux colonnettes géminées. Gracieux cordon de briques vernissées. Arceaux de portes entièrement gauffrés de sculptures. Cour intérieure dessinée par dix colonnes torses de marbre blanc surmontées de chapiteaux précieusement évidés. Le marbre, tiré des carrières de Constantinople, est du grain le plus fin et du blanc le plus éblouissant. Les ogives s’encadrent dans des lignes de briques blanches fleuries de bleu ; caractère d’ornementation commun à toutes les maisons moresques, mais qui se retrouve ici dans une plus grande pureté de goût. – Ces dix colonnes supportent une galerie supérieure où se trouvent reproduites les dispositions et l’ornementation du rez-de-chaussée. – Rien de plus gracieux, de plus frais, de plus aérien, que ce petit palais aux arches superposées, que cette blanche cour plafonnée d’azur. – Une des trois ou quatre maisons qu’Alger peut citer comme exemple de cette architecture discrète à l’extérieur et pleine de merveilles au-dedans. – Le More, grand artiste du chez soi, s’est plu à adoucir le carcere duro de ses femmes par une prison enchantée. – Des escaliers margés d’arabesques, où les dessous de marches s’éclairent d’un éclat vernissé, conduisent à la galerie supérieure, ciselée comme un bijou. – Les baies qui surmontent les portes sont garnies d’une feuille de pierre tout aussi délicate que la dentelle de papier de nos boîtes de bonbons. – Ravissante salle de lecture dont les fenêtres donnent sur la mer. Un boudoir à lire les Poetæ minores plutôt qu’un local à compulser des in-folio. Un gros More, geignant comme s’il fendait des bûches, élabore à nos côtés une traduction rebelle. – Musée d’histoire naturelle africaine. – Au rez-de-chaussée, débris de tumulus romains. – La comparaison ne nous est pas permise entre la bibliothèque et l’hôpital du Dey, que le choléra rend invisible pour toute personne étrangère au service médical. – Quelques détails sur le Djelep, cérémonie nègre à l’effet de se mettre le diable dans le ventre pour connaître l’avenir. – La cérémonie a généralement lieu pendant le rhamadan ; les récipiendaires, inscrits à l’avance, sont introduits dans une pièce où brûle dans un grand réchaud un composé de drogues infernales. Du sang de quatre poules, un vieux nègre oint toutes les jointures des curieux de l’avenir. Ils sont ensuite revêtus de robes à queue hérissées de coquilles et titillantes de grelots. Ainsi parés, aux hurlements d’un charivari incroyable, ils dansent, ils dansent… jusqu’à l’évanouissement. Revenus à eux, ils recommencent pour retomber et pour se relever encore, et ne cessent que lorsqu’il leur est impossible de se soulever sur leurs jambes. Ils sont alors regardés comme logeant le diable. – Quelques-uns ne se relèvent plus. – Ce bal satanique dure deux ou trois jours sans être interrompu par la nuit.

Lundi, 19 novembre.

Porte Bab-Azoun. – Deux chameaux agenouillés reçoivent un lourd chargement de planches sous les yeux d’un public recruté spécialement dans le burnous sale : nos badauds drapent fièrement à l’espagnole un ramas jaunâtre de couvertures losangées de trous, passementées de graisses, soutachées de boue, frangées d’effiloques, Éden vermineux de tous les animalcules pullulants de la kissa arabe. – Un pan de mur effondré est la table où quatre d’entre eux, tirant d’une marmite éclopée un je ne sais quoi indigène, le roulent entre leurs doigts, le façonnent en boule, et se l’ingurgitent gravement, insoucieux des inutilités de notre service. – Bazar d’Orléans. – Achat de toutes petites choses que tout Français est condamné à rapporter à ses amis et connaissances. – Nous tombons au milieu d’une vente aux enchères. – Le dellal (sorte de Ridel juif) se promène gravement, la montre à la main, au centre d’une cohue d’enchérisseurs surenchérissant à grand tapage de cris et de gestes. – Une veste de Moresque, vendue 150 fr. Des foutahs atteignent les prix de 40 et de 50 fr. – Absence d’armes et d’objets d’orfèvrerie. – Un seul marchand, Sekel, ayant mieux que des yatagans à 16 fr., mais demandant de ses produits indigènes beaucoup plus cher que n’en demandent les marchands parisiens. – Usage arabe de trois appellations pour les femmes : prénom, nom, surnom. – Le surnom joue le plus grand rôle – Une Yamina décorée en arabe du surnom de Beurre frais, à cause de sa fraîcheur ; – une Aïcha doit à sa peau plus que brune le surnom de Panier à charbon ; – des pommettes rosées baptisées de Pommes d’api ; – à une Ertoutcha, son épiderme bistré a valu le sobriquet de Pain de munition.

Edmond et Jules de Goncourt.

(La suite au prochain numéro.)

1 M. Sainte-Beuve, dans un de ces articles comme il en sait faire un toutes les semaines, a déjà appelé l’attention sur Galiani. Après le crayon de M. Sainte-Beuve, nous n’aurions pas tenté une étude, si nous n’avions songé que deux voix valent mieux qu’une. - FIN

 

 

 

Numéro 7 du 21 février 1852.

Date de dernière mise à jour : 28/03/2016