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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 50 du 18 décembre 1852

ÉCOLE DE RABELAIS. I. (SUITE.)

Continuons s’il vous plaît, ami lecteur, le dépouillement de la Nouvelle fabrique des excellents traits de vérité de Philippe d’Alcripe, sieur de Néri en Verbos1.

CHEF-D’ŒUVRE D’UN ORPHEVRE.

Un jeune homme orphevre quelqu’un de ces matins se passa maistre dans Paris, lequel fit pour son chef-d’œuvre une chaînette d’or si tres menue, fine, subtile et parfaitement déliée, que tous les orphevres admyroyent grandement tel ouvrage. Ce ne fut encore assez : car, pour plus les estonner, il enchaîna une puce par la cuisse, laquelle est fort gaillarde et tres gentille, parce qu’elle fait plus de souples saults, de tours et de minauderies que le singe d’un basteleur ne fait avec sa chaîne. Outre plus, il fit une petite boëte d’argent, qui n’est pas plus grosse qu’un grain d’orge, dessus laquelle est pourtraicte avec le burin toute la destruction de Troye la grande, où il enclos et enferme à la clef ladite puce avec sa chaîne quand il luy plaist.

Toutes fois messeiurs les orphevres par un commun accord, avec le consentement de ce jeune maistre, en ont fait présent à une jeune dame de Paris : laquelle garde bien soigneusement ce tant magnifique et rare présent.

Plusieurs fois, le jour et la nuict, elle ouvre la petite boistelette, afin que la mignarde puce repaisse, laquelle sort légèrement dehors et se jette dessus avec sa chaîne dessus la blanche et délicate main de sa maistresse, où elle prent (sans lésion) sa petite réfection ; puis, estant contente, se rejette dans sa boistelette aussi droict qu’une v… dans le nez de vous, de sorte, cousin, qu’il n’est plaisir que n’y prend homme.

De l’homme les plus beaux ouvrages

C’est faire enfants qui soient bien sages.

DES CANNES SAUVAGES, ET COMME ELLES FONT LEURS NIDS.

Dedans les bois et costeaux qui sont le long de la vallée de Mortemer se trouve un grand nombre de cannes sauvages, qui en la saison y font leurs nids, à cause des eaux qui sont au fond de ce val près l’abbaye. Le moyen comment ils les fabriquent, je vous le feray entendre. Premièrement, ils cerchent, et cerchant, trouvent des branches de coulevrée, autrement dit viorne, faictes et tournées en la façon de l’ance d’un pannier, qu’elles apportent en leur bec au coupeau du plus haut arbre qu’ils peuvent choisir, et là les pendent à un estoc, comme l’on faict un pannier ou une cheville.

Cela fait, vont quérir plusieurs aultres petits ozilers et aultres menues branchettes vertes, desquelles façonnent, composent et bastissent leurs nids esdites branches ou ances de viorne, voire aussi habilement et proprement que les venniers de Touffreville, de façon qu’à les voir ainsi pendus, vous diriez : Voilà de petits corbillons.

Là dedans pondent et puis couvent leurs œufs, et lorsque la saison est venuë, qu’ils sont esclos et les petits buriots hors de la coque, le masle passe la teste par dedans l’ance du nid, et, en soulevant le tire hors de l’estoc et s’envollant, l’emporte sur son col (comme la vache son tantau) en la vallée, devant l’estang ou vivier. Et aussitost que ces petits oyseaux sentent l’eau, ils sortent hors du nid et commencent à manger, demeurant ledit nid flottant, où il a esté veu et conté pour une année que le vent souffloit dans cet estang le nombre de sept vingts et un. Je vous laisse à penser combien il y pouvoit avoir de halebrants, considéré qu’à chaque nichée y en a souvent jusqu’à seize et dix-sept. C’est un manger exquis à la dodine, et les grands : Quoi ? rage en paste.

Nature en son œuvre est plus sage

Que l’artisan en son ouvrage.

D’UN GENTIL-HOMME AMATEUR DE MUSIQUE.

J’ay quelquefois ouy parler d’un gentil-homme, lequel en son temps aima la musique autant que mademoiselle sa femme. Or, il faut entendre qu’il avoit près de son chasteau un petit bois de haute futaye de neufs arpents ou environ, assez joliment planté, tous chesnes et haistres, où bien souvent alloit passer le temps. Un jour ainsi qu’il estoit en ce lieu, vinst à lui un homme, je ne sçay de quel païs, lequel (après l’humble salutation) luy dist : « Monsieur, le bruict est partout ce païs que vous estes celui entre tous les hommes qui aimez le mieux la musique et la resonnance des instruments. Et pour ceste occasion je suis venu vers vous pour sçavoir s’il vous plairoit que je vous feisse un beau jeu d’orgues, non poinct de fonte, d’estain, de fer blanc ny autre métal. » — « Et de quoy doncques ? dit le gentil-homme. » — « De vostre bois, respondit l’organiste, qui est icy planté. » Le gentil-homme, estimant que cestuy fust fol, luy dict : « Je pense, bon homme, que tu as le cerveau blessé ou que tu soys yvre : veu ton sot propos. » — « Non, monsieur, respliqua-t-il, je dy vérité, et, s’il vous plaist, je vous le feray veoir. » — « Et le moyen ? » dist le gentil-homme. — « Monsieur, respondit l’organiste, à l’œuvre on cognoit l’ouvrier. »

Somme, après plusieurs disputes, ils marchandèrent par le prix et somme de tout, la moitié de l’argent avancé. Incontinent furent par l’organiste tous les susdits arbres esbranchez et coupez, les uns de hauteur suffisante, aultres plus moyens et aultres plus petits.

Cela faict, avec de longs, petits, grands, courts, gros, menuz, droits, pesants, tortus et légers instruments de fer et acier de Lubie, en façon de tarières, vilbroquins, foretz, bernagoes, silles, gibletz, tres-fontz, alesnes et aultres engins, il creusa et vuida les troncs des dits arbres depuis le haut jusques au bas, puis fist à chacun certains trous près la racine, droitement d’où sortent les quatre vents.

De sorte que, quand iceux vents donnoient dans quelques uns des dits trous, les arbres rendoient un fort hault et admirable son, si très harmonieux, plaisant, doux et deslectable, avec si joyeux, parfaicts et bons accords, que tous ceux et celles qui escoutoient et entendoient cette harmonieuse resonance estoient ravis en esprit et ne leur souvenoit de boire ny de manger, recevant plus d’aise, consolation et plaisir que s’ils eussent esté en champs élizées.

Le bon seigneur, voyant le grand et excellentissime chef d’œuvre ainsi parachevé, fust merveilleusement bien content de son organiste, auquel (pour récompense de ses pertes) fist refaire ses souliers.

Fy d’or, d’argent et de monnoye

Qui n’a contentement et joye.

DES BONNES RENCONTRES D’UN QUIDAM.

Mathelin Terven, duquel vous avez ouy parler, estoit un homme qui toujours alloit botté et portant coustumièrement une arbaleste sur son col et plein un carquois de traicts en son costé. Ainsi occupé alloit souvent ès bois, champs et prairies, cherchant gibier ou aultre beste. Il lui advint un jour qu’estant au bois, le long d’une vallée descouvrit deux ramiers sur une branche de chesne, dessus lesquels il tira, mais il ne les frappa ains ; seulement fendist la branche, dedans laquelle se prindrent par les pieds et là demeurèrent branlant les ailes. Son traict qui estoit alla tomber de ladite branche au milieu d’un estang proche de là, sur le dos d’un grand brochet qu’il perça tout outre et mourust. Ce que voyant, Mathelin laissa son arbaleste sur le bord de l’estang, et se mist dedans pour aller quérir son traict, ensemble son brochet qui valoit bien le prendre. Revenant ainsi chargé dudict poisson, ses bottes s’emplirent toutes pleines d’anguilles (parce qu’il y en avait moult audict estang), et, voulant sortir hors de l’eau, il prinst pour s’aider à retirer deux touffes d’herbes à ses mains qui estoient sur le bord, sous lesquelles estoient deux levraults au giste, qu’il prinst avec et les tua, et, les ruant par terre, allèrent tomber sur deux perdrix qui se trouvèrent là, lesquelles n’en parlèrent oncques depuis. Ce qui esbahit assez Mathelin pour le faire derver. Toutes fois, bien joyeux de telles bonnes rencontres, alla quérir ses deux ramiers, troussa ses quilles, et s’en alla chargé de ramiers, levraults, perdrix, anguilles et brochets, viande à commissaire, chair et poisson.

Aucuns pour gagner sont heureux,

Aultres à perdre malheureux.

D’UN LAQUAIS.

Plusieurs personnes encor vivantes ont veu et cogneu un laquais qui estoit à monsieur de Boulen, capitaine de la cinquantaine au Trouquay, lequel fut estimé, en son temps, le plus soudain, léger, hastif, gaillard, souple, diligent, brusque, escarbillard, viste, subit, accord, esmeu, alerte, esveillé, frétillant, et le mieux allant du pied que feust dicy illic. Je n’en veux point mentir, et je vous jure d’homme de bien que es plus courts jours de l’an, qui sont le onziesme et le douziesme de décembre, il alloit et venoit du Trouquay à Paris, où il y a de l’un à l’autre vingt cinq lieues mesurées. Assez de personnes en portent encor aujourd’huy tesmoignage, comme l’avoir veu partir du dict lieu de Trouquay à six heures du matin et estre de retour à six heures du soir, raportant nouvelles certaines de ceux vers lesquels il avoit esté envoyé. On l’a veu maintes fois par plaisir courir après les arondes quand elles vollent bas, et les prendre par la queue. Il happoit les papillons à cloche-pied et les gobboit comme un chien les mouches. Allant en tout temps nuds pieds comme un poussin.

Il faut, après le bien courir,

Un jour s’arrester et mourir.

D’UN POTAGE EXQUIS OU ESTUVÉE DE POISSON QUE FIST UN GENTILHOMME AUX PAUVRES.

Considérant un gentil-homme du païs de Bray, la grande charté qui estoit l’an cinq cent soixante et treize, es la souffreste du pauvre peuple, fist une chose digne de mesmoire et grandement recommandable. Il avoit un estang environ de lieue et demie de tour, si bien muny et peuplé de toute sorte de poissons qu’il s’enfuit par dessus les chaussées, lequel il fit mener et bien amplement creuser dessous comme pour faire une cave, et puis saper avec gros et puissants barreaux de fer tout asseurer. Cela faict, il fist pescher et oster de l’eau tout ledict poisson, lequel fist escailler, vuider et habiller tout prest, puis remestre dans ledict estang, après toutes fois avoir esté curé bien net. Puis il fist destourner l’eau qui entroit dedans par autre part et boucher l’issue que plus n’en sortoit. Ces choses ainsi achevées, il fist mettre dedans soixante trois mille huit cens quatre vingt neuf potées de beurre de septante six livres, un quarteron la pièce, avec dix sept mille livres de beurre frais, sept cens soixante huit pipes de vinaigre surart et autant de rosart, dix neuf cens quatorze minots de sel sans esgruner, six cens tonneaux de verjus de bosquet, la charge de quinze vingts mullets de bonnes herbes fines et potagères, et, pour y donner goust et couleur, y fust mis pour un tournois de saffran et pour un double d’espice. Puis après fist mettre toutes les bourrées et coterets, busches, glocs, cordes, falourdes et coipeaux de trente deux arpents deux perches de bois de haute fustaye dessous iceluy estang et allumer en feu clair flambant ; lequel en peu de temps commença à si bien eschauffer cette grande marmite, qu’elle se print à bouillir à haut bouillon, au moyen de quoy fust le poisson cuist en deux fils de coton..

Or, il faut noter qu’il avoit faict crier à son de loure2 deux jours devant par le païs que tous les pauvres belistres eussent à venir prendre une quarreleure de ventre à l’entour d’un estang, où il y avoit de quoy faire. Ce qu’ils firent de dix lieues en ront poincts, en toute diligence.

Alors on les voyoit venir et arriver de toutes parts, mesmes vindrent des hospiteaux et lesproseries, et tous aultres gueux et marauts questant les chemins et passages y accoururent et s’arrengèrent tout à l’entour du presparatif, où sans marchander commencèrent à puiser dedans avec de longues et larges louches, potières ou cueillers de bois fort propres, que ledict bon gentil-homme avoit faict faire exprès, et de humer et de loucher le brouet, et d’avaler porées, et de manger poisson, les uns à des escuelles, les aultres ainsi qu’ils puchoient, aultres avec leurs mains et sans ordre comme porcs : aucuns mangeoient du pain avec, qu’ils avoient questé, aultres non, combien qu’il fust deslivré d’arrivée à chascun trois livres de pain blanc et quatre livres de bis, mais ils n’avoient loisir de tailler.

Plusieurs allèrent les veoir manger. Ceux qui n’y estoient les oyoient mascher de deux grandes lieuës. Somme toute, Robinet, qu’ils maschèrent, tordèrent, supèrent, avallèrent, mangèrent, humèrent, baillèrent, mordèrent et jouèrent si bien des babines, qu’en trois jours et trois nuicts mirent ledict estang à sec.

Puis, sans crier plantais, s’en allèrent souls comme dogues.

Faistes aumosnes aux membres de Dieu,

Esteint pesché comme eau le feu.

L’HYVER ET L’ESTÉ EN UNE MÊME SAISON.

L’an mil cinq cent soixante et onze, il fut du gland et de la faine en si grande foison en nostre forest de Lyons, que les porcs estoient de feste, lesquels bien souvent, après être saouls, se perdoient dans le bois. Un jour, entre les autres, le porcher du vénérable seigneur Jean Foubert et de monsieur son fils, ayant ramené les siens aux estables de ses maistres, s’aperceut avoir faute d’une truye. Par quoi retourna promptement au bois la cercher, où rencontra un homme liant des coterets, qui lui dit l’avoir veüe au fond des fosses Gloriette, entrer dans un trou. Incontinent, monsieur le porcher prend son pied à son col, et devant et après, tant et si longuement courut, qu’il arriva aux susdites fosses, où il devalla subitement et tant cercha aux uns et aux autres, qu’il trouva le trou, comme un nouveau marié, auquel entra huchant sa truye, et criant à pleine voix : Coinche, coinche, tien, coinche, coinche, coinche, tien, coinche. Il écoute un peu, il crie, il marche, il appelle, il taste, il cerche, il pleure, il la donne au diable, il se grate la teste, il crache, il toust, il fuist, il siffle, il choppe, il tombe, il se relève, il court, il s’arrête, il escoute, il renifle, il claque son fouet, il corne, il esternüe, il baille, il route, il pisse, il mange remontée, il jure, il continue son chemin si longuement, qu’il ne voit plus et ne sçait oü il va.

Estant en ces ténèbres, il pense et considère qu’il la lui faut recouvrer, ou la rendre, ou bien en montrer des pièces. Par quoi il jura la mordienne qu’il iroit encore plus outre, et de fait il alla si très bien avant dedans ce creux, qu’enfin il voyoit le jour, et tant plus il alloit, plus il voyoit clair. Somme qu’à traict de tems, il entra dedans les champs, où les gens estoient en chemises qui moissonnoient les bleds, et en ce lieu trouva sa truye glaisant parmi d’autres pourceaux, laquelle avoit cochonné quinze grands beaux petits cochons grivelez qui la suivoient. Monsieur le porcher voyant sa truye, fut le plus aise du monde. Hé Dieu ! la gohée qu’elle lui fit. Toutes fois, après avoir assez longuement contemplé ce peuple qui travailloit, se commença à merveilleusement estonner et avoir peur, considérant la saison, et veoir en ce lieu le pleind esté au mois de décembre, ne connoissant même le pays où il estoit. Doncques, sans parler à aucun, print congé de la compagnie, et s’en revint par où il estoit allé, ramenant sa truye et ses cochons.

Quelques fois un fol qui s’avance

Met fin à choses d’importance.

Edmond et Jules de Goncourt.

1 Lire dans le dernier article : Alcripe au lieu d’Alecripe, — Néri au lieu de Névi, — mastin au lieu de mastuc.

2 Flûte.

 

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Date de dernière mise à jour : 07/04/2016