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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 5 du 7 février 1852.

ASSOCIATION DES ARTISTES.- CINQUIEME EXPOSITION ANNUELLE.

Au profit de da caisse de secours et pensions, l’Association des artistes fait tous les ans une exposition d’ouvrages de peinture, sculpture, gravure et architecture. — Une année, elle nous montrait presque tout l’œuvre d’Ingres ; la Mort du duc de Guise, de Delaroche ; la Porte de Constantine, d’Horace Vernet ; de merveilleuses études de Géricault et le Marat de David. Ainsi commençait à se réaliser cette heureuse idée d’un critique : montrer une fois par an au public notre art national, par les prêts des collections particulières et des amateurs. Oui. C’est ce que devrait être cette exposition des artistes : une initiation aux maîtres français, — de Clouet à Decamps. Elle devrait combler les lacunes de nos musées officiels, et convier au grand jour tous les petits maîtres de notre école. Il faudrait qu’elle livrât à la publicité du bazar Bonne-Nouvelle toute toile française ayant un intérêt d’art ou d’histoire, de date, de faire ou de sujet. — Maintenant qu’il n’y a plus de ces accapareurs d’objets d’art qui se nommaient d’Argenville, Gaignat, de Julienne, Live de Jully, Mariette, Lempereur, Pagnon, et que les belles et curieuses choses sont presque chez tout le monde, l’exposition des artistes devrait, — les amateurs s’y prêteraient de bonne grâce, — tirer de toutes les galeries, de tous les cartons, les éléments de la statistique de l’art français, en rassemblant, année par année, toutes ces toiles, tous ces dessins dispersés, éparpillés, presque invisibles.

Il y a bien un peu de tout dans cette exposition ; pourtant elle est pauvre, — bien pauvre auprès de celle dont nous parlions tout à l’heure. — WATTEAU. Une capitale évocation de la comédie italienne, avec son Mézetin, son Tartaglia, ses Colombines au sourire moqueur. Ces deux joyeuses, ces deux charmantes ne sont pour Watteau qu’un prétexte à faire montre de velours et de soie, de chatoiements d’étoffes, et de fantaisies de costumes. — À propos de comédiens italiens, mentionnons un tableau de DETROY, qui vient de la collection Lenoir : un Mézetin. Il est représenté avec les bas rouges, la petite veste, la culotte, le manteau noirs rayés de rouge. C’est le Mézetin emprunté aux croquis de Callot, tel qu’il a été inventé pour le théâtre italien en 1680 par Angelo Constantini ; un Mézetin dans le costume hiératique. — Pour finir avec les comédiens, de Mme LEBRUN, la face rubiconde de Dugazon, jouant le rôle d’Unique, dans la parodie de Pénélope. — De LÉOPOLD ROBERT, deux petites scènes d’Italie, assez pénibles, déjà toutes craquelées. Pourtant, des parties très-spirituellement éclairées dans la tête de la vieille femme qui veille l’Italienne morte. — Un DECAMPS, de la collection de M. Véron : une Vue des Dardanelles, — qui a ce qu’ont toujours les Decamps : du caractère, mais rien de plus. C’est étrange comme en quelques années le soleil déserte certaines toiles de ce maître. — Attribuée à ANNIBAL CARRACHE, une Descente de croix, envahie presque tout entière par la demi-teinte, avec des lumières égratignées de pâte sèche. — M. Walferdin, — qui est le Marcille des Fragonard, comme M. Marcille est le Walferdin des Prudhon, — a prêté cinq dessins de son favori : de charmantes pensées jetées dans le nuage d’un lavis au bistre ou dans le brouillard d’un pastel. Un petit paysage : — de grands arbres jettent au-dessus d’une fontaine leurs grandes branches richement feuillagées. Impossible de promener plus heureusement la sanguine sur le papier. Le Berceau : une longue allée où la verdure fait dôme ; sépia où Fragonard montre qu’il sait son feuillé sur le bout du pinceau. Enfin une sauvage et vigoureuse étude, le Taureau avec un mufle à la Géricault. De JOYANT. Intérieur de la cour du palais des Doges à Venise. M. Joyant a mis au service du sujet toute sa science architecturale et tout le charme de sa palette méridionale : pastiche de Canaletto, avec des blancs plus crayeux que ceux du maître. — BIDA. Un dessin précieux : Une scène du Choléra au Caire. Dessin à dessous d’encre de Chine rehaussé de fines touches de blanc et éclairé dans les ombres de petites tailles qui semblent des hachures faites avec une pointe d’épingle. Ce travail menu donne à tout le dessin l’aspect doux, gras, estompé d’un dessin au suif. Le groupe est heureusement distribué : la tournure de ces femmes chargées d’enfants, l’affaissement de ce malade à âne qu’on mène au Moristan ou au Kasr-él-Ain, tout cela est d’une parfaite entente. — De CHARDIN. Ustensiles de cuisine. C’est toujours cette forte et large peinture empâtée, de la vraie peinture celle-là, messieurs les petits Flamands modernes ! — De M. LENORMAND, une monographie architecturale complète du château de Meillant, — une remise à neuf comme au temps de Mélusine, la fée du lieu. De délicieux détails de combles et de ferronnerie, et surtout un plafond à caissons d’un prodigieux fouillis de détail, et d’un admirable rendu. — DIAZ. La Promenade. Un de ces beaux Diaz bien éclatants et bien dorés. — De P. DELAROCHE. Une Tête de Bouchardy finie et pourléchée. Les dessins de M. Delaroche n’ont pas, pour ainsi parler, la griffe du maître ; ce sont plutôt des dessins de graveur. Nous faisons pourtant une exception pour un de ses dessins qui fait partie du cabinet de M. Rattier : une Femme nue à demi-couchée dans la vasque d’une fontaine ; dessin dont la merveilleuse facture n’exclut pas le sentiment. — PRUDHON. La volupté. Nous avons déjà remarqué toute l’analogie des têtes de Léonard avec celles de ce maître. — Prudhon devait être amoureux du sourire de la Joconde. — Pourquoi n’a-t-on pas frappé à la porte de M. Marcille ? — DAUZATS. l’Arc de Triomphe de Djimilah, peinture pleine de solidité. — Un Eug. LAMI (de la collection ou des souvenirs de M. Véron ?) : Foyer de la danse du théâtre de l’Opéra. Elles sont là toutes les Guimards surnuméraires ; et tous s’empressent autour d’elles. C’est une mêlée — de 31 centimètres de haut sur 55 de large, — une mêlée de gaze et d’habits noirs, de gilets blancs et de soie rose, de sourires et de décorations ! — M. Lami assemble heureusement ; il groupe ses personnages comme un maître de maison ; il s’entend parfaitement aux cohues de troisième plan ; il poche surtout avec esprit ; mais, quand il veut finir, il fait ce qu’il a fait d’Alexandre Dumas, à la gauche de son foyer : un pointillé de carmin et d’outremer. — Le ministère de l’intérieur a prêté le tableau de M. PILS : la Mort d’une Sœur de charité, une des meilleures toiles du dernier salon. — Une nombreuse collection de dessins de l’école espagnole dont nos musées et nos collections sont si pauvres, mais plusieurs très-contestables. — Et ce sont encore tableaux et dessins signés Gérard, Papety, Géricault, Rigaud, Vincent, Callot, David ; Latour.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

CORRESPONDANCE LITTERAIRE DU PRESIDENT BOUHIER.- Manuscrits de la Bibliothèque Nationale.

La correspondance de Brossette avec Boileau est connue, elle a été publiée par M. Cizeron-Rival1 ; mais la bibliothèque nationale possède treize lettres du même Brossette adressées au président Bouhier, que j’ai tout lieu de supposer inédites. Ces lettres contiennent d’assez curieux renseignements littéraires sur La Fontaine, Lenglet, Racine, Molière ; nous avons été assez heureux pour obtenir de M. Hauréau la permission d’en livrer à l’impression quelques extraits.

Entre toutes ces lettres, une seule donne quelques lignes à l’histoire de l’art, nous les citons.

Lyon, 31 mai 1733.

« On me mande d’Amsterdam la mort du fameux Bernard Picart, surnommé le Romain, très-excellent graveur, arrivée le 8 de ce mois dans sa soixante-deuxième année. Il avait de grands biens ; mais il ne laisse point d’héritiers de ses talents, n’ayant que trois filles à marier. Il vendait le recueil de ses œuvres 1,200 francs, et à présent le prix ira au double. Le dernier ouvrage qu’il a achevé consiste en vingt-quatre figures pour l’Alcoran des Cordeliers, que l’on imprime à Amsterdam. Il travaille aux planches pour l’édition de Télémaque in-folio et in-4° que le marquis de Fénelon fait imprimer. »

Voici les extraits des autres lettres. Nous les copions sur les originaux en respectant l’orthographe.

Correspondance littéraire du président Bouhier, t. I.

À Lion, du 19 mars 1721.

..... « Il serait à souhaiter que notre ami (M. de la Monnoye à propos de ses noëls bourguignons) prît soin de recueillir une infinité d’autres petits ouvrages de sa façon qu’il a composé en divers temps et qu’il les fît imprimer en un corps ; sans quoi ils courent risque d’être perdus. Vous savez, monsieur, que la destinée de ces sortes de pièces détachées est de se perdre après la mort de leurs auteurs. Je ne vous citerai qu’un seul exemple entre mille, c’est le bon La Fontaine qui a laissé plusieurs écrits, tant en prose qu’en vers, qui pour n’avoir point été rassemblez ni publiez pendant sa vie, seront vraisemblablement perdus pour le public….. »

À Lion, 25 décembre 1723.

…………………………………………………………………………………………………………………………..

« Toutes les fois qu’il (l’abbé d’Olivet) m’écrit, il me sollicite de mettre la dernière main à mes notes sur les poésies de Régnier. J’espère que je serai bientôt en état d’y travailler, c'est-à-dire dès que je serai délivré de mes fonctions d’avocat recteur de l’Hôtel-Dieu. Je n’ai point oublié, monsieur, que pendant votre séjour à Lion, vous avez eu la complaisance de me promettre que vous me communiqueriez les découvertes que vous avez pu faire tant sur la personne que sur les ouvrages de ce poète………………………………………………………………………. »

À Lion, 8 de may 1726.

« Au reste, monsieur, j’ai vu avec grand plaisir dans une de vos lettres, à M. l’abbé Fricaud les observations que vous avez pris la peine de faire sur ma dissertation du vaudeville. Il s’en faut bien qu’elle soit dans l’état où elle devrait être si elle était destinée à paraître un jour. C’est un simple essai que je fis il y a plus de quinze années pour être lu à notre académie. Je conviens avec vous que j’aurai pu faire un meilleur choix de vaudevilles pour les citer comme exemples ; mais j’ai raporté ceux qui se sont présentez à ma mémoire, sans aller feuilleter un ample recueil que j’en ai, en quatre volumes écrits à la main. À l’égard des vaudevilles ou chansons italiennes, dont vous parlés dans votre lettre, si je n’en ai fait aucune mention, c’est parce que je n’en ai aucune connaissance ; et vous m’obligerez sensiblement, monsieur, si vous voulez bien m’instruire là-dessus………………… »

Paris, 7 octobre 1729.

« J’ai remis à M. Martin, marchand dont la boutique est sur les degrés de la Sainte-Chapelle, un livre que j’ai l’honneur de vous envoyer et qui doit partir ce matin pour Dijon. C’est un exemplaire de la nouvelle édition de Régnier, qui vient d’être faite en Angleterre, et de laquelle j’ai eu l’honneur de vous parler. Je crois que vous serez content de l’impression, mais je n’oserais vous promettre la même satisfaction pour les notes que j’y ai insérées, quoique je n’aye point épargné mes soins ni négligé les recherches. Feu M. de la Monnoye, notre illustre ami, l’homme du monde le plus obligeant et le plus communicatif, m’avait fourni tous les secours qui dépendaient de lui, et j’ai cru devoir lui en faire honneur en quelques endroits de mes remarques. »

2 décembre 1732.

« À son premier passage (l’abbé de Lecherene), je lui avais raconté l’imposture que l’abbé Lenglet avait faite à mon égard en faisant imprimer sous mon nom à la tête du Régnier, un libelle contre M. Rousseau, et je le lui avais dit de la même manière que je venais de vous l’écrire.

……………………………………………………………………………………………………...

« Il (M. de Lasseré) porta mes deux lettres à M. Hérault, lieutenant-général de la police, qui manda Lenglet, auquel il fit tous les reproches qu’il méritait ; non seulement il lui ordonna de supprimer le libelle qu’il m’attribuait faussement, mais il le condamna à m’écrire pour me promettre cette suppression et me faire une réparation de l’injure……………………………………………...

..………………………………………………………………………………………………...............................« On dit que la cause de l’acharnement de Lenglet contre M. Rousseau vient de ce qu’il est persuadé que celui-ci l’avait fait chasser de la maison du prince Eugène pour quelque mauvaise action. Au reste, les bruits qui ont couru de sa retraite à la Trape sont sans aucun fondement, et je ne sache pas qu’il ait jamais eu la moindre vocation pour un parti si extraordinaire. »

Lyon, 9 janvier 1733.

…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………

« J’avais vu à Paris et à Lyon M. Camusat, et je suis fâché de sa mort. Puisqu’il travaillait sur les œuvres de Racine, ne pourrait-on point avoir les mémoires qu’il a laissés ? Ce n’est point pour moi que je forme ce souhait, mais c’est pour un de mes amis fort savant et homme de goût, qui travaille depuis longtemps sur le même auteur. Je lui ai fourni bien des matériaux pour cela, et entre autres toutes les imitations tirées de Sophocle, d’Euripide, d’Homère, de Tacite, etc. C’est M. de Saint-Fonds, cousin germain et ami particulier de M. du Gas, de Lyon, que vous connaissez. Si l’on pouvait, Monsieur, par votre médiation et votre crédit, faire venir de Hollande les Mémoires que M. Camusat avait préparez, je puis assurer que M. de Saint-Fonds est plus capable que tout autre de les mettre bien en œuvre.

« Il est vrai, Monsieur, que j’ai d’amples mémoires pour l’illustration des œuvres de Molière, mais je ne sais point quand j’aurai le temps de les mettre en état de paraître. Il y a deux ans que M. Chauvelin, qui avait l’inspection de la librairie, m’invita par plusieurs lettres à envoyer mes remarques pour les insérer dans la belle édition in-4° de Molière2 à laquelle on allait travailler, et qui est, dit-on, presque achevée, mais il me fut impossible de déférer à sa demande, à cause des fonctions auxquelles j’étais attaché..... »

15 avril 1733.

« Il y a plus d’un mois que nous avons lu ici le Temple du goût, ouvrage où il me paraît que l’esprit domine plus que le jugement. Je parierais bien que Voltaire a entrepris cette satire, principalement pour se venger de Rousseau, qui y est cruellement et j’ose dire injustement traité. Je ne lui ai pas encore écrit, mais je suis persuadé qu’il gardera le silence, et il fera bien.....

« J’ai entre les mains l’exemplaire de Racine, sur lequel M. d’Olivet a marqué tous les changements. M. de Saint-Fonds a fait la même opération et fort exactement. Il a aussi recueilli toutes les imitations, qui sont en très-grand nombre. Dans mon dernier voyage de Paris, un des amis de feu M. Racine me communiqua toutes celles qu’il avait recueillies sous les yeux mêmes de ce grand poète. Je les transcrivis moi-même, et je les ai remises à M. de Saint-Fonds.

« À l’égard de Molière, j’ai employé quelques jours à la campagne, l’automne dernière, à marquer tous les changements qu’il avait faits dans ses comédies dont j’avais ramassé toutes les premières éditions. Ces changements ne sont pas fort considérables, et cela me fit souvenir de ce que M. Despréaux m’avait dit plus d’une fois, que quand Molière avait fait une pièce, il en corrigeait les défauts sur l’effet qu’il voyait qu’elle produisait sur le théâtre, et qu’ensuite il la faisait imprimer ; mais qu’entraîné par l’idée de quelque nouveau sujet, il ne touchait plus à ses anciennes pièces. Cela lui arriva principalement à la comédie du Tartuffe, dont le dénouement ayant paru peu naturel et défectueux, le roi lui-même l’exhorta à le changer. Molière l’entreprit, il l’exécuta lui-même, mais avec si peu de succès, qu’il fut obligé de s’en tenir à son premier plan. M. Despréaux lui en avait fourni un beaucoup plus régulier ; mais Molière n’eut pas le temps de l’exécuter, et M. Rousseau en a fait usage dans le dénouement de son Flatteur, qui est une imitation du Tartuffe. »

E. de G.

 

SILHOUETTES D’ACTEURS ET D’ACTRICES.- Got.

Le curé de campagne ! — et vous vous rappelez dans vos jeunes souvenirs quelque desservant de petit village bien enfoui, et vous croyez le voir quand il arpentait vertement et d’un bon pas le chemin de traverse, — l’allée des gendarmes, comme disent les gens du pays, — tout en lisant son bréviaire, son petit chien-loup frétillant et balayant de la queue à coté de lui ; vous voyez encore la serge noire qui le couvrait, ce vieux bréviaire ! — Les petites filles lui font la révérence quand il passe : Bonjour, monsieur le curé ! — Bonjour, mes enfants, bonjour ! — Vous retrouveriez sa maison près de l’église et ses deux étages à volets, — les seuls volets de l’endroit. — Le maître d’école a raison : il ne sait pas grand’chose, le curé ; il estropie quasiment le latin ; mais c’est un savant en jardinage ; et, mon Dieu ! s’il laisse un peu de poussière sur la tranche de ses livres, il ne laisse jamais de mousse après ses mille-feuilles ou ses roses du roi. — Son jardin, c’est son ambition. Les allées sont toutes margées d’herbes il est vrai ; mais c’est qu’on est à la moisson ; — vienne Monseigneur, — le curé n’aura qu’à demander : les gens qu’il a été voir aux Quatre-Chemins, lors de la maladie, lui feront de grand cœur une bonne sarclée. — Et puis il a encore une autre ambition, l’abbé : c’est sa Fête-Dieu. Si vous saviez quels reposoirs il construit de tête, après souper, en tisonnant ! — Il y en a dans le pays qui disent qu’il n’oublie pas souvent d’aller dîner le dimanche au château ; c’est vrai. Le pauvre curé, il a beau s’en confesser au bon Dieu une fois toutes les semaines, il ne se sent pas assez détaché des suprêmes de volaille et du romane. — Hélas ! oui, il reste toujours un peu du vieil homme !

Que l’abbé de Il ne faut jurer de rien était bien ce curé-là ! Qu’il avait bien toutes les benoîtes gaucheries du bon prêtre sans usage ! Comme sa voix traînait modestement dans le même ton ! et qu’il lisait la gazette sérieusement en homme qui a l’habitude de s’en faire une occupation de deux heures par jour ! Qu’il semblait adorablement empêtré dans sa jupe sombre quand il s’essayait à rattraper Mlle Cécile : une soutane courant après un papillon ! Et ce sourire de côté, niais à la fois et prétentieux (prétentieux sans qu’il y songe, le pauvre curé !), comme il en usait victorieusement dans son jugement à trois degrés : du génie, du talent et de la facilité ! — Quels ronds de bras pleins d’onction ! — Comme son chapeau avait une bonne forme du chapeau de curé, une forme tranquille, les bords larges, des lignes simples ! — Aux impatiences, aux absences de Mme la baronne, quelle placide figure ! Et pourtant, il est le martyr de sa tapisserie, le martyr de ses pelotons qui se perdent : on le fait lever ; on le fait asseoir : — L’abbé, levez-vous ! — Et comme il se lève ! et comme il s’assied ! — Il a de ces mouvements naïfs qui peignent son âme, le bon abbé ! — Au piquet, comme il tient ses cartes ! Quand sa partenaire se distrait, il a, pour la rappeler à son jeu, des : Eh ? d’un naturel inimitable. Mais le bedeau le demande : quelle béate mauvaise humeur ! — Et quand il tient la clef, la fameuse clef, la clef de la jeunesse et des champs, et qu’il entend Cécile qui lui crie — presque à pleins poumons, la moqueuse : — L’abbé, je me trouve mal ! — il a des pas d’une perplexité à fendre le cœur ! — L’abbé, je me trouve mal ! — Et un ton plus bas : L’abbé, je me trouve mal ! — Il ouvre, elle s’envole. — L’abbé ! l’abbé ! ne courez pas après ; vous vous essoufflerez. — Il m’écoute bien.

L’abbé, — c’est Got.

— Sacrebleu ! — adieu les Pater noster, la bonne soutane, les bas noirs, les souliers à boucles !

Sacrebleu ! gare à l’homme de tierce et de quarte : que le Pékin se tienne bien !

Il enfourche les chaises comme il enfourcherait un pur-sang. Il a le cigare et le chapeau de travers.

Le major est un mythe. Il est parce qu’il est. Le major n’a jamais servi, et vit de ses campagnes.

Il se plastronne de son habit boutonné comme un officier en demi-solde. — Demandez-lui qui débutera ce soir, qui a perdu cent louis hier, qui se bat demain ; mais ne lui demandez ni son nom, ni sa famille, ni son métier, ni d’où il sort, ni où il va : Sa famille ? — il est major. Son nom ? — il est major. Sa patrie ? — il est major. Son métier ? — Il a trois croix.

Il a le verbe impératif comme un bulletin de la grande armée. Il parle des femmes en héritier qui a eu dix-sept fortunes tuées sous lui — entre deux bouffées de cigare. Il jauge l’amour comme on jaugerait une barrique. Un homme entre chien et loup, entre Matamore et d’Artagnan, entre grec et réfugié politique, entre l’honorable et l’habile, — mystérieux comme un voleur, viveur comme une caserne et moustachu comme un mouchard.

Au reste, reçu partout. Il a des cigares, des maîtresses et toujours vingt francs sur lui.

Le major, — c’est Got.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

CHRONIQUE DES THEATRES.-PORTE-SAINT-MARTIN.- La Poissarde, drame en 5 actes, par MM. Dupeuty,

Deslandes et Bourget.

« Messieurs, mesdames,

« J’profitons du biau et nouviau temps pour avoir l’honneur de vous flanquer par la philosomie un plat de not méquier qui n’est pas chien, et dont j’nous flattons que votre çarvelle, qui est subtile comme une botte d’allumettes, sera satisfaite comme sont les spiritueux rébus de mam’selle Margot la mal peignée, reine de la Halle, qui demeure au rez-de-chaussée d’un septième étage, à une maison qui n’a ni devant ni derrière. Alle fait une fille accomplie : tous les hommes en sont amoureux comme les chiens d’coups d’bâton. C’est une grande petite personne de la hauteur d’une s’ringle d’un apothicaire, blanche comme une bouteille à l’encre, la tête faite en pain d’suc, les cheveux fins et doux comme un balai de jonc, le front carré comme une cuiller à pot, les yeux à fleur de tête et grands comme des noyaux de cerises dans des bouteilles à eau-de-vie, l’nez comme l’éperon d’une botte, les joues vermeilles comme une betterave, les dents petites comme des touches d’épinette, l’haleine douce comme celle d’un bouc, le menton comme une corne à bouquin, la peau tendre comme un décrottoir, d’la gorge comme une lentille dans un plat, la taille menue comme un tambour, les jambes en serpent, les pieds en truelle de maçon, des grâces comme une tortue, la voix harmonieuse comme un corbiau, le caractère gracieux comme la porte d’une prison... » Si nous n’arrêtions pas là Mme de Bligny, ne croyez pas qu’elle s’arrêterait ; c’est qu’elle sait vendre sa marée, la poissarde ! Ne lui dites pas « qu’elle met des influences de la lune dans les ouïes de ses poissons pour les fraîchir. » Elle vous engueulera, jour de Dieu ! « Sac à graillon ! moule à Satan ! barque à Caron ! Va t’cacher, dépouilleur d’enfant dans les allées ! Je t’avons vu faire la procession dans la ville, derrière le confessionnal à deux roues de Charlot casse-bras, qui t’a marqué l’épaule au poinçon de Paris ! Queuqu’tu dis, vieux manche de gigot ! bijou manqué, perroquet à foin, enseigne de cimetière, espalier de la Courtille, sac à vin ! Adieu, figure d’ognon pelé, qu’on ne peut voir sans pleurer ! »

Mais au milieu de ce monde de crocs et de forts en gueule, de ce monde à la Vadé, il s’est glissé une pauvre petite élégie poissarde. L’élégie, — Mlle Lia-Félix, — a été élevée dans un grand pensionnat, et a eu pour professeur d’amour un Abailard à 3 francs le cachet. Mais, qui ne devine ? le maître de dessin est un grand seigneur, Gaston de la Tourangerais. Un beau jour on l’apporte mourant dans la boutique de la mère Paillieux, la mère de la jeune Aurélie. Aurélie reconnaît Gaston, — et Gaston, qui n’a pas de préjugés, va l’épouser, quand le père la Tourangerais survient et s’oppose à l’encanaillement.

Le second acte nous apprend que le père la Tourangerais est un ancien intendant du comte de la Tourangerais, et qu’il a volé au comte mort son nom, son titre et ses biens ; — que par conséquent c’est le faux père du vrai fils la Tourangerais ; — que Jérôme, un ami de la mère Pailleux, n’est autre que le frère du défunt la Tourangerais, mais qu’il n’ose dépouiller l’incognito ni confondre le faux la Tourangerais, parce qu’il est lui même sous le coup d’une condamnation à mort pour avoir tué un officier dans un duel sans témoin ; — que la brave Mme Pailleux a été déshonorée, la nuit, par ce même la Tourangerais qu’elle n’a pas vu, et qui depuis est devenu Jérôme, marchand coquetier ; — qu’enfin la comtesse de la Tourangerais est une fausse comtesse, ancienne camarade de la Pailleux, enlevée à un éventaire du carré des légumes ; en somme, que les gens mal mis sont comtes, que les gens bien mis ne sont pas comtes, que Jérôme est grand seigneur, que M. le comte est un voleur, qu’Aurélie n’est pas la fille de son père, que Gaston n’est pas le fils de son père, que le vrai est le faux, que le faux est le vrai, — ce qui corse diantrement l’intrigue.

Mais Gaston est têtu ; il épousera Aurélie. Le faux père, — à bout de malédictions, — lui souffle dans l’oreille qu’il a dans sa griffe toute la fortune des Pailleux, qu’il va les ruiner... Gaston, épouvanté, s’exécute ; il n’épousera pas la fille de la poissarde, et la pauvre Aurélie est redestinée à Pervenche, un jeune fruitier d’avenir qui obtient déjà des citrouilles de 418 livres.

Au quatrième tableau, nous sommes à la Halle : une vraie halle, avec les allants, les venants, les gueulées et les criées, le bruit et la vie. La mère Pailleux donne une véritable fête de famille. — Pervenche obtient le prix de citrouille au moment où Aurélie, apprenant que Gaston va se marier, se trouve mal. Le bon Jérôme n’y tient plus : il part.

Félicitons MM. Dupeuty, Deslandes et Bourget de leur cinquième acte. Il y a des accents vrais. Cela sent la misère. Dans ce trio de douleurs d’un père imbécile, d’une mère aux abois, d’une jeune fille mourante, ils ont mis toutes les angoisses du tableau de Prudhon : la famille malheureuse. Arrive la débâcle de l’intrigue, et ils se marient, Gaston et Aurélie !

Par ce gros drame, M. Fournier répond, ce nous semble, assez fort à ce vieux paradoxe qui regarde le talent littéraire comme une incompatibilité avec une direction théâtrale, et l’intelligence comme une ennemie du succès ; mais nous avouons que nous nous attendions à une œuvre plus littéraire de la direction de l’auteur des Libertins de Genève.

Boutin, de cette face comique de Pailleux, a d’abord fait comme un type de Paul de Kock ; puis, aux moments de crise, il a transfiguré tous ses ridicules, toutes ses trivialités ; il s’est monté magnifiquement, lui, Pailleux, lui le Pinchon de sa femme, lui l’homme de la Halle, lui le pied-plat, lui le marchand de beurre, aux plus hautes émotions du cœur ! — Il a fait toucher du doigt aux moins clairvoyants ce qu’est le drame moderne, c’est-à-dire la vie : une comédie où l’on pleure, une tragédie où l’on rit ; et que les grands effets, que les véritables larmes sortent de ce heurt, viennent de ces métamorphoses vraies de l’homme ! — Quand il a dit, au troisième acte : Je le savais ! il a eu dans la voix et dans tout l’air je ne sais quel héroïsme profond et sans fracas qui a arraché des pleurs. Et dans le dernier tableau, qu’il a bien été ce vieux marchand à qui tout a échappé, et ses écus, et son enseigne, et son bonheur, et sa raison, le vieillard tombé en enfance, le vieillard devenu fou, si fou qu’il est égoïste, ce bon Pailleux ! Son regard est grand ouvert, sans rayon ; il regarde, et il ne voit pas. Et pourtant, dans la salle, le public riait ; car l’éducation du public est à faire : il ne comprenait pas tout le poignant de ce fou grotesque ! — Mais l’acteur a laissé rire, et il a continué à être beau, à être émouvant, à avoir de ces accents bêtes et égarés à faire froid ! — Bravo ! monsieur Boutin ! vous vous êtes mis ce soir-là au premier rang des acteurs du drame moderne ! — Bravo ! et encore bravo !

Edmond et Jules de Goncourt.

 

VAUDEVILLE.- La Dame aux camélias, vaudeville en cinq actes, par M. Alexandre Dumas fils.

Et cependant nous y allions tout disposés à applaudir. Une œuvre jeune, osée et bien campée ; un drame à toute volée, toutes voiles dehors, hautement et franchement littéraire ; tout le long courent la passion, le rire, les larmes ; le drame dans ce qu’il y a de plus poignant et de plus humain ; les chansons à boire et l’agonie d’une poitrinaire, le champagne et les crachements de sang, la gaîté et le médecin ; l’amour, un amour vrai, emporté, immense, prenant tout le cœur d’une courtisane ; et puis, au bout de toutes ces joies, de toutes ces folies, de toutes ces hontes, de tous ces martyres, la mort ! — Disons-le : nous espérions une de ces belles choses croyantes et désespérées où chante la jeunesse ; nous espérions nous reposer de ces drames tout faits qui vont à tout le monde ; les amis de M. Dumas fils nous montraient derrière la toile la Marion Delorme ressuscitant en la cité Vindé !

C’est que la tentation prend à tous, et que la plume démange aux moins jeunes à voir passer la courtisane ! Elle passe, elle passe dans vos nuits, vous souriant d’un air étrange, et une voix se penche à votre oreille qui vous dit : Ô poëte ! voilà ton œuvre ! Cette femme est un roman dont les pages tournent, tournent toujours. Elle n’a ni enfants, ni époux. Elle a la voix vibrante, l’œil noyé, les lèvres rouges. — Cette femme est vierge d’amour. Elle fait litière du passé, elle pressure le présent, elle escompte l’avenir ; femme toujours en joie, tendant ensemble et le cœur et la main. C’est la sangsue des fortunes pléthoriques. Elle est belle, elle le sait, et ne le lui dites plus. Les courtisanes ! les courtisanes ! Voyez les toutes à ce souper de Casanova où chacun évoquait la sienne : Aspasie, Messaline, Ninon ! Elles sont jeunes, elles sont rayonnantes, elles sont reines — la nuit. Elles savent leur métier et le font. Elles battent monnaie avec leurs belles années. Misérables femmes vendues ! elles n’ont rien à elles, pas même leurs sourires. Comme dit la tragédie-comédie espagnole, elles meurent, mais ne se fatiguent jamais. Elles se vendent toutes si consciencieusement qu’elles ne gardent pas la pudeur. Elles trônent, elles ont toutes les splendeurs, elles boivent dans l’or. Comme l’idole de Jagernat, leur chair fait ornière dans des poitrines d’hommes. — Les unes on les achète tous les soirs ; les autres, — c’est Gavarni qui l’a dit, — sont sous remise, et on les loue au mois. — Elles jettent leur vie par les fenêtres. Elles ont mis leur cœur dans leur bourse, leur esprit dans leurs sens. — Moi, dit l’une, quand je passageois par Rome,

..... Le Pennache à la guelphe attaché,

Ne me monstrois moins superbe et vaillante

Qu’une Marphise ou une Bradamante !

Moi, — dit l’autre, — j’avais trois coupés et deux millions qui grattaient à ma porte. — Moi, j’ai tué une génération d’hommes ! — Moi, j’ai fait perdre un empire ! — Moi, dit celle-ci, j’ai bordé de dentelles d’Angleterre les bourrelets de ma chaise percée.

Je sais : le rêve est beau de donner une âme à ce marbre. L’idée est belle de réhabiliter par l’amour cette femme qui a passé toute sa vie à le profaner. L’idée est belle sans doute de lui faire donner son cœur, elle qui, toute sa vie, l’a prêté à usure.

Avant M. Dumas fils, bien d’autres ont été tentés, bien d’autres ont essayé. Victor Hugo, — cette main tendue aux choses d’en bas, — coula la Thisbé dans un bronze florentin. — Sautons deux siècles : La Fontaine fait la Courtisane amoureuse ; trois, — Joachim Dubellay la vieille courtisane ; dix-huit, — Jésus-Christ accueille Madeleine ; le nombre que vous voudrez, — c’est le roi Soudraka qui intitule sa Dame aux camélias le Chariot d’enfant.

Et nous-mêmes, mon Dieu ! comme tout le monde, nous nous étions laissé prendre à ce roman qu’on est si tenté de faire au moins pour une heure, les deux coudes sur la table, à la seconde bouteille de champagne, un pied battant sur le vôtre ! — Ce roman, M. Dumas le fit sans doute comme nous ; mais le lendemain, il le continua la plume à la main. — La Dame aux Camélias eut pour elle le succès, — le succès d’un livre qui compose à lui seul bien des bibliothèques de vierges folles.

Marguerite, vous l’avez vue, vous l’avez connue. Elle n’avait jamais aimé. Son amour, c’était le droit de se ruiner. Mais un beau soir, M. Armand Duval est introduit chez Marguerite. Armand l’aime. Il l’aime depuis deux ans. Pendant la dernière maladie de Marguerite, il est venu tous les jours s’informer d’elle ; et rien n’a jamais trahi l’incognito de son amour. On soupe. Le souper d’une fille, — je ne dis pas de la première venue, mais de celle que vous peignez, — ce doit être une orgie de l’esprit où toutes les rébellions, où toutes les insolences, où toutes les audaces se donnent rendez-vous, où les pensées se font capiteuses et partent comme des bouchons qui sautent, où les cerveaux se grisent !

Là, les plus sots s’efforçaient de mieux dire,

Où l’on tutoie toute chose et tout homme ! Le souper d’une fille ! Mais c’est le dix-huitième qui revient deux heures de la nuit ! C’est Voisenon, c’est Chamfort, c’est Duclos, c’est Diderot, qui revivent et qui recausent ! Et vous nous donnez ce souper banal, ce prétexte à flonflons de tous les vaudevilles ! — Ah ! le dîner de la Peau de chagrin.

On se lève, on sort de table, on valse. Marguerite se jette au bras d’un cavalier. Un étouffement la prend. « Ce n’est rien ! dit-elle, une mauvaise habitude ! » Elle le veut : on la laisse ; mais Armand est resté. Il lui dit qu’elle souffre, qu’il le sait, et qu’il l’aime. La fille persifle cet amour ; elle rit à belles dents de cette sentimentalité. Et cependant, pauvre Marguerite, vous êtes prise, si bien prise, qu’entre cette entrevue et un rendez-vous, vous ne voulez plus que le temps qu’une fleur met à se faner.

Armand est aimé. Il y a de beaux projets de bonheur en tête-à-tête aux environs de Paris. Mais Armand est jaloux. Il connaît Manon Lescaut. Il ne veut pas devoir son bonheur. Marguerite n’a qu’à sourire : il part ; et le comte est introduit ; un homme à faire prendre en considération, — comme gens d’esprit, — les gens qui achètent l’amour tout fait. Il a tout l’air, toute l’aisance de façons d’un gentilhomme. Le comte n’a jamais fait anti-chambre dans une armoire ; il ne sourcille pas à une demande de 15,000 francs ; il donne sans demander pourquoi, et certainement, dans son for intérieur, il compare les amants de cœur aux domestiques qui montent les chevaux de leur maître.

Mais Armand a vu entrer le comte. Il remercie froidement l’amour de Marguerite. Marguerite blessée va souper avec le comte. Armand est rentré. Il veut lui dire un mot, un seul mot ! L’explication tourne au sentiment. Une lettre du comte, qui l’attend dans son coupé. Marguerite ne daigne pas répondre, et fait signe au machiniste de baisser la toile.

Bonheur des champs ! Existence à deux ! Longues promenades au travers des blés d’or, par les sentiers perdus ! Du soleil plein la campagne ! Du délire plein le cœur ! — La courtisane est transfigurée. Elle songe à vendre en secret son mobilier, et projette des jours filés de misère et d’amour à un cinquième étage. Au beau milieu de l’idylle survient un père noble, — le père d’Armand. — Le monologue le plus long de tous les dialogues connus. Bernerette se sacrifie au bonheur de la famille Duval ; et, au moment où Armand revient de Paris, après les caresses d’usage, il reçoit un congé formel.

Olympe donne une grande fête. Armand y vient ; Marguerite y est amenée par M. de Varville. Dans une de ces scènes un peu teintées de rodomontades espagnoles comme les affectionne M. Dumas père, Armand, à bout de jalousie, jette aux pieds de Marguerite, pour qu’elle se paye son amour, un paquet de billets de banque qu’il vient de gagner à la table de jeu, et ramasse le gant de M. de Varville.

Au cinquième acte, Marguerite est mourante : il n’y a plus d’espoir, elle va mourir. Elle voudrait revoir Armand. Armand, après avoir blessé M. de Varville, est parti, et depuis, plus de nouvelles. Et pourtant il doit tout savoir maintenant. M. Duval n’a pu refuser à la pauvre femme la consolation de tout écrire à Armand avant qu’elle ne fût tout à fait morte. Marguerite compte les heures ; elle attend ; elle s’efforce de durer quelques jours encore. On sonne : c’est lui ; et alors, entre cette femme qui croit que son amour va la faire revivre, et qui se dit qu’elle est jeune et que ce serait trop dommage ; entre cet amant qui la voit défaillir sous ses baisers, et qui essaie de lui sourire, et la mort qui est là, qui attend et qui s’impatiente, se passe une déchirante scène. — L’acte, dramatique par le sujet, — nous le disons à regret, — manque complètement de ce qui fait l’émotion, du mot vrai, du mot dérobé à l’agonie : De la dentelle, que t’es bête ! c’est de la blonde ! — Et tu diras : la Thisbé ! c’était une bonne fille ! — L’agonie de Marguerite est en phrases, en belles phrases bien portantes. Il n’émerge pas sur ces tirades d’une poitrinaire de ces trivialités qui se mêlent et se heurtent dans toute bouche mourante aux poésies de la mort.

Nous avions présent à la mémoire cet acte frissonnant ou Mlle Thuillier traduisait la mort avec ces notes cristallines, cette toux sèche, cette parole entrecoupée... C’est que le poëte n’avait pas écrit cette scène ; il l’avait laissé conter aux souvenirs de son cœur en deuil.

Le drame de M. Dumas fils vaut assurément beaucoup mieux que tous les drames joués ces temps-ci. Mais est-ce là un bien grand éloge ? et ne devions-nous pas attendre d’un homme de talent comme lui quelque belle œuvre de style ? — Nous le lui demandons à lui-même.

Fechter est toujours d’une très-grande distinction.

Pour Mme Doche, rendons-lui justice : elle a déployé dans ce rôle tout ce qu’elle a... de diamants et de belles robes. Nous lui ferons une simple observation sur son jeu : elle se coiffe au premier et au quatrième acte d’une sorte de tourtière en velours noir, dont elle aura pris dessin dans quelque mauvais tableau de Fragonard. Nous protestons au nom du goût de Marie Duplessis. — Du talent de Mme Doche, nous ne dirons rien : nous n’aimons pas à médire des absents.

Mme Astruc, la Célestine de cette Mélibée, — est entrée en plein naturel dans son rôle d’intendante des menus plaisirs.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

NOTES

1 Lettres familières de Boileau-Despréaux et Brossette, pour servir de suite aux Œuvres de Boileau ; Lyon et Paris, Saillant et Nyon, 1770, 3 vol. petit in-12. Voir au vol. 3, page 141, un Mémoire historique sur la vie de feu Brossette, et page 222, le catalogue de ses ouvrages.

2 Œuvres de Molière, Paris, Prault, 1734, 6 vol. gr. in-4°, fig. - FIN

 

 

Numéro 6 du 14 février 1852.

Date de dernière mise à jour : 28/03/2016