BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 48 du 17 juillet 1852.

 

 

MADAME DU NOYER (suite).

 

L’histoire de Mme Tiquet ne finit pas si bien que l’histoire de l’abbé de Buquoy.Vers la fin du XVIIe siècle mourait, à Paris, un libraire nommé Carlier. Il laissait un million, un fils, capitaine aux gardes, et une fille de quinze ans. L’orpheline était, comme vous voyez, une héritière, et de plus elle n’avait pas oublié d’être belle. La dot et les yeux de Mlle Carlier, le frais visage et le demi-million amenèrent les prétendants, j’allais dire les enchérisseurs. Mlle Carlier était en l’âge heureux où le coeur est bavard, et, pour confidente, elle avait pris une de ses tantes.

Confidente ou conseillère sont mots synonymes entre femmes. Donc la tante conseillait. Les rivaux étaient nombreux : les uns avaient un nom, les autres étaient fils de fermiers généraux ; ceux-ci disaient : Quand mon oncle voudra ! ceux-là : Quand mon père mourra ! C’était la foire aux soupirs. L’honnête femme de tante promenait sa pupille de boutique en boutique, la faisant s’arrêter où elle voulait, si bien qu’un jour où un M. Tiquet étalait, la tante parla beaucoup à l’oreille de sa nièce, et puis la nièce beaucoup à l’oreille de la tante. Bientôt ce fut M. Tiquet par-ci, M. Tiquet par-là. La vieille dame menait par la main le coeur de la jolie demoiselle. M. Tiquet se résolut à frapper un grand coup : il apporta à Mlle Carlier un bouquet dans lequel il y avait des fleurs en diamants. C’était un bouquet de quinze mille écus. Dix jours après, on apprit que M. Tiquet, conseiller au Parlement, épousait Mlle Carlier. On en parla, — et puis l’on n’en parla plus.

Ils furent très-heureux et eurent beaucoup d’enfants, — deux ans : un fils et une fille ; Mme Tiquet se rappelant toujours le bouquet de quinze mille écus, et tâchant d’être aussi prodigue que M. Tiquet l’était avant d’être son mari. Mais voilà tout d’un coup bien du noir dans le conte de fées.

M. Tiquet n’a pas un sou vaillant ; M. Tiquet a acheté la protection de la tante quarante mille francs comptant ; M. Tiquet a payé avec la dot de sa femme et les quarante mille francs à la tante et les quinze mille écus du bouquet. Mme Tiquet apprend tout cela coup sur coup. Les amies se succèdent dans son salon, apportant chacune son compliment de condoléance et son mot de révélation. Mme Tiquet demande une séparation ; M. Tiquet, qui se voit ruiné, se drape en Othello, dit que sa femme le trompe avec M. de Mongeorge, capitaine aux gardes, et obtient contre l’amant de sa femme une lettre de cachet. Mme Tiquet prend la lettre de cachet et la jette au feu. M. Tiquet va redemander un duplicata de sa lettre de cachet ; on lui rit au nez, et Mme Tiquet obtient sa séparation de biens. M. de Mongeorge continue à séparer de corps le mari et la femme. Les époux vivent dans la même maison, mais ils font appartement à part. Trois ans, ils vécurent ainsi. Voici qu’un soir, chez la comtesse de Daunoy, Mme Tiquet entre très-émue, et dit qu’elle vient de passer la journée avec le diable. « — Oh ! oh ! » dit Mme de Daunoy. — « Quand je dis le diable, je dis une de ces femmes qui se mêlent de prédire l’avenir. » — « Et que vous a-t-elle promis ? » — « Toutes sortes de bonnes choses : elle m’a assuré que, dans deux mois d’ici, je serais au-dessus de tous mes ennemis, hors d’état de craindre leur malice, et parfaitement heureuse. Vous voyez bien, madame, que je ne dois pas compter là-dessus, puisque je ne serai jamais en repos tant que M. Tiquet vivra, et qu’il se porte trop bien pour qu’on doive compter sur un si prompt dénoûment. » Mauvaises et peu charitables paroles, j’en conviens ; mais cette pauvre Mme Tiquet avait sur le coeur d’avoir payé de sa dot quarante mille francs les conseils de sa tante et quinze mille écus un bouquet donné. Cela lui donnait droit à une certaine vivacité de langage, excusable, non sans doute, mais compréhensible. De retour chez elle, Mme

Tiquet passa la soirée avec Mme la comtesse de Sénonville. M. Tiquet était un mari taquin : il avait chassé un portier dont Mme Tiquet se trouvait satisfaite, avait mis dans sa poche la clef de sa maison, ouvrait, fermait lui-même, et, la porte fermée, mettait la clef sous son chevet. Ce soir-là, il était, « selon sa coutume », disent les Lettres galantes, chez Mme de Villemur. Ce « selon sa coutume » prouve que M. Tiquet n’avait pas le droit de jalousie à l’égard de Mme Tiquet. Mme de Sénonville, par malice, Tiquet descendent, trouvent M. Tiquet blessé et le rapportent chez M de Villemur. M Tiquet y court. On ne lui permet point de voir son mari.

Le commissaire du quartier survient, demande à M. Tiquet s’il a des ennemis : « Je n’ai point d’autre ennemi que ma femme, » dit le blessé. Le lendemain, M Tiquet va chez M de Daunoy. On lui demande si M. Tiquet ne connaît point ceux qui l’ont attaqué : « Ah !madame ! répond M Tiquet, quand il les connoîtroit, il ne le diroit pas, et c’est moi qu’on assassine aujourd’hui. » M Tiquet rentre chez elle. On vient l’avertir de se sauver. Huit jours, les avis redoublent ; enfin, le huitième, un théatin arrive, — dit qu’on va l’arrêter, — lui montre une robe de théatin qu’il a apportée avec lui, l’engage à la mettre, et à prendre une chaise à porteurs qu’il vient de laisser dans la cour ; M Tiquet, qui connaissait son mari, pense que ce sont des pièges pour l’obliger à lui abandonner son bien. Elle refuse. Le lendemain, M de Sénonville vient la voir, et, comme elle s’en allait, M Tiquet la prie de rester encore un peu, « qu’on va la venir prendre et qu’elle est bien aise de se trouver seule avec toute cette canaille. » Sur ce entre, comme à un coup de théâtre, le lieutenant criminel, avec une quantité d’acolytes. M Tiquet ne perd rien de son calme, fait mettre les scellés sur son appartement, embrasse M de Sénonville, monte en voiture avec le lieutenant criminel, salue de son carrosse une dame de ses amies qu’elle aperçoit sur le Petit-Marché, tout cela du plus bel air. Du Petit-Châtelet, on la fit passer au Grand.

Un homme appelé Auguste « vint déclarer de lui-même que, trois ans auparavant, M Tiquet lui avait donné de l’argent pour assassiner son mari, et que c’étoit le portier qui venoit d’être chassé qui ménageoit cette affaire. » Le portier, qui avait été arrêté avec M Tiquet, avoue la chose. M Tiquet est condamnée à avoir la tête tranchée. De preuves, il n’y en avait aucune : mais il paraît qu’il existait à cette époque une loi, appelée la loi de Blois, « loi qui condamne à mort toutes les femmes qui ont machiné contre la vie de leur mari. » Le Parlement confirma la sentence. M. Tiquet, qui était guéri, et à qui la guérison avait donné de meilleurs sentiments, à ce qu’il semble, alla à Versailles, avec son fils et sa fille, demander au roi la grâce de sa femme. Le roi refusa. M. Tiquet demanda alors la confiscation des biens. C’était laisser passer le bout de l’oreille. « Vous gâtez le mérite de votre action, M. Tiquet », dit le roi. Tous les amis de M Tiquet se mirent en campagne pour obtenir sa grâce. « Mais, dit M Du Noyer, notre archevêque représenta au roi que, s’il l’accordoit, il n’y auroit plus aucun mari qui fût en sûreté, et dit que le grand-pénitencier n’entendoit autre chose, lorsqu’on venoit s’accuser à lui pour des cas réservés, que des femmes qui avoient voulu attenter à la vie de leurs maris. » Le roi songea à tous les maris du royaume : il résista à toutes les prières. M Tiquet fut condamnée la veille de la Fête-Dieu ; mais, à cause des reposoirs qui garnissaient les rues, on remit l’exécution au lendemain de la fête. A cinq heures du matin, on la mena devant ses juges ; puis on la conduisit à la chambre de la question. On la fit mettre à genoux pour lui lire son arrêt ; elle l’entendit sans changer de couleur. La lecture faite, « M. le lieutenant criminel fit un discours fort pathétique sur la différence qu’il y avoit entre les jours que M Tiquet avoit passés dans la mondanité et les plaisirs, et ce jour plein d’horreur qui devoit terminer sa vie. Il l’exhorta ensuite de faire un bon usage du peu de temps qui lui restoit et de se garantir de la question à laquelle elle étoit condamnée, en avouant elle-même son crime. M Tiquet répondit, sans s’émouvoir, qu’elle sentoit toute la différence qu’il mettoit entre ce jour-là et ceux qu’elle avoit passés autrefois, puisqu’elle paroissoit devant lui en suppliante, et qu’il savoit bien que cela n’avoit pas toujours été de même ; ensuite elle ajouta que, bien loin de regarder avec horreur le jour qui devoit terminer sa vie, elle le regardoit comme celui qui devoit finir ses malheurs ; qu’on la verroit monter sur l’échafaud avec la même fermeté qu’elle avoit conservée sur la sellette et à la lecture de son arrêt ; mais qu’elle n’auroit jamais la faiblesse de s’accuser d’un crime qu’elle n’avoit pas commis, pour éviter quelques tourments de plus ou de moins. » On l’appliqua à la question. Au second pot d’eau, elle dit tout ce qu’on voulut ; seulement, jusqu’au bout, elle réserva l’innocence de M. de Mongeorge. Quand on sut où l’affaire prolongeait sa visite, attendant que M. Tiquet fût rentré se coucher, pour le faire relever et pour lui faire ouvrir la porte quand elle s’en irait. Cependant l’heure passait, M. Tiquet ne rentrait pas.

Mme de Sénonville et Mme Tiquet causaient au coin du feu, quand tout à coup on crie dans la rue : Au meurtre ! et un coup de pistolet part. Les valets de Mme Tiquet ne se démentit pas : elle présenta galamment la main au bourreau pour monter l’échelle ; elle baisa le billot, et fit toutes les autres cérémonies comme il ne « s’étoit agi que d’une comédie. » Le bourreau, troublé, lui coupa le cou en cinq fois !devait finir, chacun songea à arrher des fenêtres, — c’est le mot du temps. Quand M Tiquet, vêtue de blanc, arriva, sur les cinq heures du soir, dans la charrette, son portier, qui devait aussi être pendu, derrière elle, et le curé de Saint-Sulpice à côté d’elle, — tout Paris, tout Versailles étaient sur la place de Grève. Il pleuvait à torrents. On fit attendre M Tiquet sur la charrette, en face l’échafaud, que la pluie fût passée. Elle pouvait voir à côté d’elle « un carrosse noir auquel on avoit attelé ses propres chevaux, qui étoit là pour attendre son corps. »

« Elle est morte en héroïne chrétienne ! » ne put s’empêcher de dire le curé de Saint-Sulpice. Le soir, le roi dit à M. de Mongeorge, qui était allé pendant la journée à Versailles pour ne rien voir et ne rien entendre, « qu’il étoit bien aise que Mme Tiquet l’eût justifié dans l’esprit du public, et l’assura qu’il ne l’avait jamais soupçonné. » M. Tiquet fit rendre au corps de sa femme « tous les honneurs imaginables. » Puis, tout émus de cette Gazette des tribunaux d’alors ; tout égayés de ces récits, de ces Mémoires secrets de la république galante, où les duperies d’amour se pressent en chaque page ; tout étourdis de ce prélude du XVIIIe siècle, plein de scandales et de contes, de joyeux devis et d’enquêtes curieuses, Mme Du Noyer nous fait une dernière fois monter l’escalier de Versailles.

Nous sommes en 1715 ; nous sommes au lit de mort du roi Louis XIV. Dans quelques jours, Massillon dira : Dieu seul est grand, mes frères !

Ce fut à la fin d’août que l’état du roi devint grave et sérieux. Le 25 août, jour de la Saint-Louis, la fluxion se jeta sur une de ses jambes, et la gangrène se déclara. Le roi se prépara à mourir et demanda à recevoir les sacrements. Au-dehors, on ne croyait le roi qu’indisposé ; et comme c’était le jour de sa fête, les hautbois et les symphonistes « firent éclater leur zèle » comme à l’ordinaire. « On introduisit aussi dans les appartements un vieux bonhomme de quatre-vingt-dix ans ; le roi voulut qu’il s’approchât de son lit et lui demanda même comment il se portoit. — Fort bien, sire, répondit-il, mais je me porterois encore bien mieux que si je n’avois que l’âge de Votre Majesté. — Je voudrois bien, dit alors le roi, me porter aussi bien que toi. » Et, de fait, il ne prenait guère les illusions qu’on essayait de lui donner. Il s’enfermait tantôt avec M. le duc d’Orléans, tantôt avec M. le chancelier, causant des affaires du royaume, de l’esprit le plus calme et le plus débarrassé : « Quand je serai mort, disait-il à M. le chancelier, vous ferez porter mon coeur à la maison professe des jésuites. Quand je serai mort, vous mènerez le dauphin à Vincennes, et, dès ce moment, je veux qu’on aille porter le plan de ce château-là au maréchal-des-logis de la cour. » « Mon neveu, disait-il au duc d’Orléans, vous voyez ici un roi dans le tombeau et un autre dans le berceau. » Il travailla avec ses secrétaires d’Etat, écrivant des mémoires de sa propre main, en dictant d’autres ; il brûla des papiers importants, apportant en tous ses actes et en toutes ses paroles le calme et la lucidité d’un roi en santé. Il demanda s’il guérirait, en se laissant couper la jambe gangrenée ; et comme les médecins qui l’entouraient lui laissaient entendre que la gangrène était l’effet et non la cause de son mal, « Que la volonté de Dieu soit faite ! » dit-il d’un ton de voix tranquille. Ainsi il s’en allait du monde, ce roi de tant de pompes et de tant de fêtes, de si belles victoires et de si grandes défaites, ce roi de France de soixante-douze ans, ce Pharaon, ce fils du soleil, quittant la vie, ainsi que l’avait quittée son père, avec aussi peu de regret que s’il n’eût laissé qu’une botte de foin pourri.

C’est le mot de Dubois, le valet de chambre de Louis XIII.Il s’en allait de ce Versailles, sa glorieuse pyramide, le corps mangé de gangrène, laissant un enfant pour faire le roi après lui ! « Comme l’a fort bien remarqué le père de La Rüe, dans un sermon qu’il prononça devant ce monarque, sa vie a été un rondeau ; et si le milieu de son règne a été semé de roses, on peut dire que la fin n’a pas été moins épineuse que le commencement. » Une sorte de charlatan provençal, nommé Lebrun, donna dans les derniers jours, au roi, un certain élixir qui fit crier au miracle, parce que le pouls du roi malade se fit meilleur. « Mais c’étoit comme ces chandelles dont la lueur redouble lorsqu’elles sont prêtes à s’éteindre. » Mme de Maintenon s’était retirée à Saint-Cyr, dès que l’état du roi avait été jugé sans remède. On fit venir le dauphin : Louis XIV l’embrassa et lui donna sa bénédiction. Le 1er septembre, Louis XV était roi.

 

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021