BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 47 du 27 novembre 1852

 

 

LÉGENDES DU XIXe SIÈCLE. - NICHOLSON.

Come an see THE LORD BARON CHIEF NICHOLSON.

At the Coal Hole tavern.

STRAND1.

L’affiche est ornée d’une énorme tête de Nicholson en perruque et en rabat.

En bas, à la bar2 de la taverne, vous payez un schelling ; montez l’escalier, et entrez dans la salle. La salle est un rectangle recouvert jusqu’au plafond d’un papier couleur bois. Aux deux côtés de sa longueur sont figurées quatre cheminées surmontées de glaces dans des cadres de chêne, décorés d’arabesques en bronze. La salle est coupée de longues tables d’acajou ; les tables sont entourées de bancs recouverts d’une moquette rouge jaspée de noir. Sur la table il y a des verres, des carafes, des bols de verre bleu qui servent de sucriers. Huit becs de gaz éclairent la salle. Aux murs est appendu le prospectus colorié d’une école de natation d’hiver ; aux murs est accrochée à un clou une plaque de verre noir, portant en lettres de cuivre le mot : Beds3. Dans le fond de la salle, le plancher ressaute d’un pied ; et au centre de l’estrade s’élève, réservée au chef baron, une petite table où brûlent deux bougies. À côté des bougies, au-dessus d’un étain bien luisant, « la bonne vieille boisson écossaise, richement brune, mousse par-dessus les bords en glorieuse écume, » comme dit Burns.

Aux pieds de Nicholson, sur un canapé au dossier de canne sont assis le greffier, le conducteur du conseil, l’avocat. Une petite barre en bois blanc, où viennent déposer les témoins, se dresse à la gauche du tribunal. Dans l’enceinte réservée est encore un grand piano à queue qui accompagne les chansons grivoises chargées de faire attendre le procès. La table la plus rapprochée du tribunal reçoit le jury, jury qui se recrute parmi les buveurs de gin de bonne volonté.

Un appel de noms imaginaires est fait. Chaque juré prend la Bible entre le pouce et l’index de la main droite, jure de juger d’après sa conscience, baise la Bible, et la passe à son voisin, qui fait de même, et la baise, et la repasse. Nicholson demande un cigare. L’huissier appelle la cause. Le conducteur du conseil, connu sous le nom de savant sergent, et qui s’est occupé avec succès du génie dramatique chez les anciens et les modernes, lit l’acte d’accusation. L’avocat, qui est un habile étudiant en droit, présente la défense. On appelle un témoin, puis un autre, puis un autre. Tantôt il vient une vieille fille, les cheveux gris lui battant sur les joues, lunettes sur le nez, robe rosâtre à volants, mantelet de soie grise, chapeau avec des bouquets de bluets ; la démarche intimidée, la voix mince et fluette, l’accent pudibond, croisant les bras sur sa poitrine ; une personnification femelle du shoking ; — puis c’est un garçon coiffeur qui entre « comme le torrent de la Moréna, » qui monte à la barre comme on monte à l’assaut, qui frappe du poing, qui a un toupet jaune en escalade, qui se dépêche, qui crie, qui bredouille, qui répond avant qu’on ne l’interroge, qui raconte quand on lui dit de se taire, qui se démène, qui cherche machinalement et fiévreusement son tablier de sa main, qui s’essouffle, qui se mouche dans son tablier, les yeux hors de la tête, la voix glapissante, haletant, prolixe, bavard et bavardant, toujours exubérant, toujours parlant ; — et ce coiffeur et cette Anglaise, et ce blackguard et cette lady, c’est un homme, un seul homme, le même homme ! Cet éternel témoin, le chef baron n’a-t-il pas raison de l’appeler « le plus comique dessinateur de types comiques, depuis la splénétique vieille fille jusqu’au garçon coiffeur avec son tablier à bavette ? »

Mais Nicholson a un peu avancé la tête. Il a adressé une question au témoin, et toute la salle est partie d’un éclat de rire.

Nicholson est petit, apoplectique. D’énormes favoris noirs encadrent sa figure carrée et massive, comme la figure d’un financier d’Hogarth. Ses traits sont pleins et ronds ; il a le teint frais ; il a de petits yeux qu’il rapetisse encore en clignant et en plissant la paupière ; et ce manège leur donne une indicible chafouinerie. Raminagrobis faisant le mort devait avoir cet œil demi-fermé, narquois et guetteur. Il a la grande perruque poudrée de chef baron à grands anneaux, tirant sur le front une ligne droite comme faite à la règle, et trouée au sommet par un petit trou qui laisse échapper la chaleur de la tête. Il a le rabat blanc, les manchettes et la grande robe noire. Nicholson ne rit jamais ; il parle lentement ; il a dans toute la physionomie comme une bonhomie bridoisonne, et comme une sournoiserie de vieux juge. Souvent, il fait avancer sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure en homme de mauvaise humeur qui boude un mauvais argument. Il joue de façon exquise et de bonne comédie le perpétuel demi-sommeil d’un tribunal. Il porte la tête sur l’épaule gauche, comme Alexandre-le-Grand.

Nicholson se complaît aux causes d’adultère ; il a fait son domaine des infortunes conjugales : tout le scandaleux judiciaire est bien venu de lui. En ces causes, les grasses façons de dire ont leurs coudées franches ; les équivoques, les allusions, les demi-gros mots ont beau jeu dans ces libres plaisanteries, dont l’histoire du marron, de Sterne est comme le type. C’est en plein croustillant que Nicholson excelle à faire les mille et une confusions de l’Avocat patelin, à jeter au beau milieu d’une plaidoirie une interrogation cynique, à déchirer d’une phrase les gazes de pudeur de la défense, et pour peu que les tribunaux anglais aient évoqué quelque belle conversation criminelle, aussitôt la parodie est prête, juge, avocat, greffier se donnant la main. Les causes s’improvisent à peu près comme ces drôleries de la comédie italienne où les acteurs, avant d’entrer en scène, lisaient sur une pancarte accrochée dans les coulisses le canevas de leurs lazzis. Et cela dure tout autant qu’une petite pièce des boulevards : une vingtaine de jours, un mois. Nous avons vu toute une soirée débattre la vraisemblance d’un adultère en cab, avec des : Comment ? que vous ne pourriez imaginer. — L’Anglais, qui aime à boire, va se coucher sur un verre de grog et sur un résumé du chef baron de la plus impartiale salauderie.

Quelquefois la cour de justice du Trou à charbon évoque une cause politique réelle ou fictive ; alors elle se met à être comme la face grotesque des haines anglaises. Tout Londres se rappelle le succès récent qu’obtint Nicholson avec son fameux procès : Haynau et les ouvriers de la brasserie Barclay-Perkins.

Licence singulière et sans précédent dans les mœurs d’un peuple ! Parodie unique et surprenante ! Le jury, et le juge, et l’accusé, et les témoins, et la défense, et l’accusation, — la Justice ! — abandonnés à tout l’humour d’un Swift de taverne, traduisant en libertines railleries l’amère parole de Shakespeare sur la jugeaillerie humaine : « L’homme, cet être vain et superbe, revêtu d’une autorité passagère, lui qui connaît le moins ce dont il est certain, son existence fragile comme le verre, se plaît, comme un singe en fureur, à exercer les jeux de sa puérile et ridicule puissance à la face du ciel, et contriste les anges. » Et chez ce peuple religieux de sa loi, où les plus grands criminels baissent la tête sous la baguette du constable, cette farce quotidienne des assises anglaises ! Là, dans cette salle, un coquin de Rose-Mary-Lane que l’attorney enverra peut-être dans un mois à Botany-Bay, vient rire à cette répétition des vengeances sociales ! Étrange comédie que cette comédie du Chef baron, où la Bible, et les balances, et le glaive, sont chaque jour de l’année bafoués et traînés dans les éclats de rire ! Étrange peuple où toute moquerie permise n’ôte rien au respect ! où la caricature ne fait pas une rébellion ! où, dans le fond d’une allée, au-dessus d’une bar à liqueurs, un homme peut, tous les soirs, toléré par la police anglaise, être l’Aristophane de la loi anglaise !

Nous ne voulons pas essayer une biographie de Benton Nicholson ; c’est une célébrité que nous amenons sur le continent, et le public n’aime à entendre longuement parler que des gens qu’il connaît. Tout au plus, nous essayons quelques traits du Falstaff-juge. « Les peintres, dit le vieil anecdotier, prennent la ressemblance de leurs portraits dans les yeux et les traits du visage où le naturel éclate plus sensiblement, et négligent le reste. » Ainsi faisons-nous, ne tentant qu’une animée silhouette et un buste rieur du Chef baron.

Nicholson a été rédacteur dans quatre grands journaux ; il a donné des articles au Time ; il est l’auteur de Dombay et sa fille, roman dans la manière de Dickens. Après le succès de Gavarni in London, il a publié un journal périodique, sorte de Tintamarre anglais, intitulé don Giovanni in London. — Une chose que l’on ne sait guère, même en Angleterre, c’est que peu s’en est fallu que Nicholson ne fondât le Punch. Ce fut dans la chambre de Nicholson, alors prisonnier pour dettes, que fut discutée et résolue la venue au monde du drolatique journal. M. A. Henning avait apporté le Charivari de Paris. Les questions matérielles du Charivari de Londres réglées, le bureau du journal fut ainsi composé : M. Nicholson, rédacteur ; M. Landell, graveur ; M. Last, imprimeur. Mais Nicholson ne put sortir de prison aussi vite qu’il le désirait, et MM. Last et Landell, privés du concours de Nicholson, appelèrent à la rédaction M. Gilbert Beckett, M. Henri Mayhew, M. Grattan et M. Mark Lémon, qui fut le parrain du journal, et l’appela de ce bien,heureux nom : Punch.

Nicholson commença son rôle sur une scène médiocre à la Tête de Garrick ; mais il n’était alors qu’un juge d’occasion. Ce fut sous lord Melbourne que Nicholson fut élevé à la dignité de chef baron, et représenté dans une colossale peinture avec la robe d’hermine « de son feu regrettable confrère Jenterden. » La première fois qu’il porta cette fameuse robe, il eut la visite de Jean Adolphus, le père du barreau anglais « qui joignait à l’esprit, à la sagesse, à la légale sagacité, le génie non encore vu, de faire naître un scandale d’un scandale. »

Depuis lors, sa réputation ne fit que grandir ; il n’eut plus seulement des oisifs, ou de jeunes avocats venant apprendre « à cette mimique du Forum » la répartie vive et l’ironie improvisée, il eut des membres du parlement ; que dis-je ? il les fit jouer dans sa grave parade, et les fit s’asseoir comme jurés à son banc plaisant.

Ce fut un de ces jours-là sans doute que Nicholson, mis en verve par son public, prononça cette burlesquement sérieuse apologie de sa Mimic Court :

« Ce n’est pas, messieurs du jury, que je veuille médire du talent ou de la sagesses des cours inférieures, Courts of Chancery, Court of Queen’s Bench’ Exchequer, Common-Pleas, Old-Bayley ; non, messieurs, ils ont le génie, ils ont la science ; mais, messieurs, il leur manque ce qui ne manque pas au savant conseil ; il leur manque ce que nous avons : une bar au-dessous de la bar4. La bar du dessous donne l’inspiration, l’esprit, l’énergie à la bar du dessus. Messieurs du jury, croyez-vous que les arguments de sir William Follet perdraient de leur à-propos arrosés d’eau chaude et de rhum ? ou encore que les métaphores ingénieuses de M. Charles Phillips perdraient toutes leurs grâces pour tremper leurs lèvres un verre de wiski ? Songez encore, messieurs du jury, quel allègement ce serait à mon savant confrère Denman s’il pouvait seulement allumer un cigare et prendre un grog au vin. Messieurs du jury, la panacée des timidités, le coup de fouet de l’éloquence, le générateur de l’argument, le médecin de la raison, c’est un verre de champagne. Voltaire l’a dit : l’homme devient éloquent sous l’influence des grandes passions ou des grands intérêts. Mon grand intérêt, c’est l’excitant ; ma grande passion, c’est le verre de champagne ; et je suis appuyé par ce philosophe dans mon opinion que l’homme parle et argumente mieux sous l’impression des excitants que lorsqu’une sage sobriété siège seule, en son chagrin, sur le trône de l’intelligence. »

Nicholson est un homme de sport ; c’est un parieur distingué. Un rédacteur du London-News nous disait qu’il avait une façon particulière de juger les chevaux à l’oreille. Il se fait remplacer pendant la saison des courses, où à Epsom, à Ascot, à Hampton, escorté de sa tente monstre en toile, sa seigneurie fatigue une salade, coupe une tranche de rosbeef, remplit un verre d’ale, « offrant le premier exemple du premier juge qui ait jamais vendu du bœuf à une course de chevaux. »

Nicholson a un petit lever. Les boxeurs, les maquignons, quelques acteurs viennent lui faire leur cour. La ruelle est le rendez-vous des nouvelles du Ring ; c’est l’endroit de Londres où on sait le mieux et le plus tôt combien de rounds a donnés Harry-Broome.

Ses occupations sévères de chef baron ne l’empêchent pas de revenir quelquefois à la littérature. Le grave emperruqué met alors à son esprit « des bas couleur de rose . » Une fable s’échappe de sa plume entre deux résumés de la taverne :

L’AMOUR ET LA MORT.

L’Amour et la Mort convinrent de voyager ensemble, la Discorde les surprit au milieu de leur sommeil et mêla leurs flèches. C’est ainsi que l’Amour, quand il se propose de frapper les jeunes d’une tendre passion, tue souvent, et que la Mort, quand elle lance sur les vieux la flèche fatale, allume un doux attachement. »

Ne dirait-on pas le goût d’une odelette d’Anacréon ? — Nicholson dit plaisamment, à propos de ses œuvres rimées « qu’il est le plus pesant barde d’Angleterre, un barde de 266 livres. »

Mais, après sa fable, vite il remonte à son siège, il retourne à sa baronnerie ; il recommence, applaudi, sa farce étrange et gaie. Il sait que toute sa gloire est dans sa toge risible, et il se résume ainsi lui-même dans l’autobiographie de sa main qu’il nous a envoyée : « Je vous envoie ceci, non comme une sérieuse archive, mais comme un satirique souvenir, mon objet étant toujours d’exciter un rire dans mon auditoire par ma moqueuse grandeur. »

Edmond et Jules de Goncourt.

CHRONIQUE DES THÉÂTRES.

GYMNASE.

Un mari qui n’a rien à faire,

Comédie-vaudeville en un acte, par MM. Fournier

Et Laurencin.

Supposez la mari le plus inoccupé que vous puissiez imaginer, un mari qui n’aille

Ni à un club,

Ni à un bureau,

Ni à la Bourse,

Ni au Palais ;

Supposez le mari le plus sans emploi que vous voudrez, un mari qui n’ait à mettre sur son passeport que ce titre : propriétaire ; un mari qui n’ait qu’à chanter chez lui toute la journée :

Casa mia, casa mia,

Piccolina che sia

Tu sei sempre casa mia !

Supposez un mari qui n’ait pas à écrire à ses fermiers, un mari qui n’ait pas à commander son dîner ; supposez le mari le plus indolemment couché sur l’ottomane du bonheur légitime ; supposez un mari qui ne lise ni la Partie ni le Constitutionnel ; supposez même un mari qui ne soit ni conseiller municipal, ni garde national…

Un mari a toujours trois choses à faire :

Il a d’abord à avoir des enfants ;

Il a ensuite à vérifier s’ils sont de lui ;

Il a encore à les faire baptiser.

Et pourquoi maintenant M. Montigny, qui est un des deux ou trois directeurs intelligents de Paris ; M. Montigny, qui a fait de son théâtre le petit salon de la Comédie française ; M. Montigny, qui a osé faire dire : Je suis sorti ! au hussard du Gymnase ; M. Montigny, dont le petit domaine se fait de jour en jour l’Aventin des charmants boudeurs du Théâtre-Français ; M. Montigny, qui a eu le bonheur de recueillir des déserteurs du nom de Musset et de George Sand : pourquoi M. Montigny fait-il jouer de temps en temps de ces petites choses qui ressemblent à des ours de Marivaux ?

Edmond et Jules de Goncourt.

 

1 Venez et voyez le grand juge Nicholson à la taverne du Trou au charbon, dans le Strand.

2 Comptoir de marchand de vin.

3 Il y a des lits ici.

4 Jeu de mots sur le mot bar, qui signifie comptoir de marchand de vin, et barre de la justice.

 

 

 

 

Lire l'ECLAIR N° 48

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021