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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 45 de 13 novembre 1852

 

 

LÈPRES MODERNES. - LA LORETTE.

Elle a un père à qui elle dit : « Adieu, papa ; tu viendra frotter chez moi dimanche. » — Elle a une mère qui prend son café au lait quotidiennement sur un poêle en fonte.

Elle est née avec l’instinct de la truffe, de l’acajou, du remise.

Elle prend son nom dans un roman taché de graisse.

Elle a des cartes en porcelaine, une Léda en plâtre sur sa cheminée, un corset à la paresseuse, assez d’orthographe pour en mettre sur l’adresse d’une lettre, un appartement à double sortie. — Elle a une amie laide.

Elle préfère la guinée à la couronne, le ducat au florin, le carolin à la rixdale, la pistole à la piastre, le double aigle au dollar, la roupie au fanon, le ryder à l’escalin, l’impériale au rouble, le sequin au yaremlec, le napoléon à l’écu, l’or à l’argent.

Elle ne paie pas son propriétaire ; elle ne paie pas sa couturière ; elle ne paie pas sa crémière ; elle ne paie pas son porteur d’eau. Elle paie sa lingère. Son coiffeur se paie.

Elle a un entreteneur qui la paie, un vieux monsieur qui la paie, des amis qui la paient et beaucoup d’autre monde qui la paie encore.

Elle a un amant de cœur qui ne la paie pas, mais qui paie, chez le parfumeur, le vinaigre de Bully.

Elle a des épithètes à la portée de toutes les bourses. Elle écrit aux garçons dans les prix de 100 fr. : « Si vous saviez, Albert, comme chaque jour, chaque heure, chaque minute, je remercie Dieu de vous avoir rencontré ! »

Elle vit le jour avec des gens qui ont une raie au milieu de la tête et l’esprit du journal du matin ; la nuit, avec des gens qui n’ont plus de cheveux et qui ont l’esprit du journal du soir.

Elle a une portière avec qui elle prend l’absinthe, et à qui elle pose des sangsues quand elle est malade.

Elle fait, en se déshabillant, les cartes à ses châteaux en Espagne.

Elle croit au diable, à la justice de paix, au payement des rentes.

Elle a une femme de ménage à qui elle oublie parfois de devoir, pour qu’elle dise : « Ah ! monsieur, c’est une bien honnête petite femme ! »

Elle s’entend avec la carte des restaurateurs pour aimer les petits pois quand il n’y en a pas encore, et le raisin quand il n’y en a plus.

Elle va au Palais-Royal, dans une baignoire, pour rougir à son aise, — dit-elle.

Elle n’aime pas à souper, parce que cela fatigue. Elle soupe, parce que cela est son état. Elle n’aime pas qu’on la caresse, parce que cela chiffonne sa robe. Elle ne veut pas boire, parce que cela pourrait amener livraison avant payement.

Elle ne prend pas l’argent pour le lancer du côté où il roule. Elle le pose à plat sur le comptoir de la rue du Coq-Héron, côte à côte avec l’anse du panier. Elle fait l’amour pour se faire rentière.

Elle a une petite médaille de la sainte Vierge, en argent, un chapelet en ivoire, et du buis du dimanche des Rameaux au-dessus de ce lit qui bat monnaie.

Elle mange comme une vivandière. Elle est bête. Elle est impertinente comme la bêtise.

Elle comprend les calembours et le lansquenet.

Celle-ci se lave les mains à souper dans du champagne à 8 francs la bouteille, disant que c’est de la piquette ;

Celle-là, dans un déjeuner de bal masqué, s’écrie : « Quatre heures ! Maman épluche des carottes ! »

La lorette est le cinquième pouvoir dans l’État de par cette catégorie de parents mûrs, bercés par le Directoire, et qui ont gardé les chansons de leur père nourricier, paillards, verts et satiriaques, assez riches pour mettre quelques louis à une bonne fortune mensuelle, assez budgeteurs pour ne mettre l’article : Femmes qu’à l’article : Pertes au whist.

Il est des lorettes réputées drôles. Celles-là cassent les verres au dessert, les glaces au vin chaud, chantent du Béranger au garçon, ou font le grand écart.

Il en est même de phtisiques qui vous menacent de mourir.

Toutes n’ont ni esprit, ni gorge, ni cœur, ni tempérament. Toutes ont même dieu : le dieu Cent-Sous.

Oh ! venez voir, courtisanes des grands siècles, venez voir, magnifiques prêtresses de la Vénus Etæra, qui marchiez dans le vice comme sur un tapis de pourpre, triomphantes ; ô contemptrices du lendemain, vous qui faisiez votre métier au soleil, « par amour de l’Amour, » comme dit l’Antoine de Shakespeare, impératrices de luxure, qui « maudissiez les coqs parce qu’ils annoncent l’aurore, » venez voir ces Ménades rangées et ces modernes Aspasies ! Venez voir, venez voir ce roman-Barême ! Ô grandes dédaigneuses du viager, venez voir ces créatures, vos petites filles, détailleuses de volupté, dépouilleuses d’enfants, gratteuses de vieillesses, poétiques comme des tire-lires ! Venez voir, vous qui viviez votre vie sans savoir où elle vous menait ; ô vous qui jetiez le fond de votre coupe à l’avenir, et votre couronne fanée aux soucis qui s’empressent, et votre tête à toutes les ivresses, et votre cœur à tous les vents, et vos lèvres à toutes les bouches, venez voir ce vice avare de lui-même, et cette maigre carottière : la lorette !

 

LE LORET.

Il porte au cou une cravate de la couleur de la dernière robe de soie de la dame.

Il a trois vertus : il s’habille vite, il ne laisse jamais son chapeau dans l’antichambre, il s’asseoit sur un carton à chapeau sans l’enfoncer.

Il entend toujours sonner, il a l’oreille au guet comme le domestique qui fait débauche avec la cuisinière sur le divan du maître.

Il a des bottes qui ne crient pas. Il est petit, mignon : un amoureux de poche. Il tient partout, sauf dans un pâté, comme Bébé.

Il a chez lui, sur une planche, un volume dépareillé de M. de Foudras, la Guerre des dieux de Parny, l’Art de mettre sa cravate, par M. Lefebvre-Duruflé, quatre paire de bottes vernies. Il a dans son secrétaire des notes de parfumerie.

Il n’apporte rien au pique-nique de l’amour : il vit de la desserte. Il paie sa pension bourgeoise avec des cachets d’amour.

Il se sert du coiffeur de la dame ; il a la blanchisseuse de la dame ; il a le bijoutier de la dame.

Il donne à la dame — des conseils sur le mobilier, des conseils sur la toilette, des conseils sur le dîner, — les places de spectacle qu’on lui donne, — et de son style quand besoin est.

Il donne encore à la dame, au jour de l’an, une Ève en papier gaufré, qu’il achète passage Jouffroy.

Il lui promet d’être riche, quand il est gris.

Il va chez le propriétaire,

Monte les lettres de chez le portier,

Porte les cartes,

Plaide en justice de paix,

Attend chez la marchande de modes,

Commande l’ordonnance chez le pharmacien,

Engage au mont-de-piété.

C’est un « au nom et comme fondé de pouvoir » de la prostituée sans tarif.

Il fait mépris du mépris du monde. Il a de Vespasien la philosophie sceptique sur l’origine des choses et de l’argent.

Il oublie de payer les cigares à la bonne. Il n’a pas de monnaie pour les petits bancs.

Il vit de ce qu’une femme doit dire de tel homme : « Il m’a eue ; » et de tel autre : « Je l’ai eu. »

Il avait l’an dernier un pantalon noir et gris qui n’avait que deux carreaux en tout, des boutons de manchettes en sequins. Il a une lorgnette en nacre qu’il prête à la dame quand elle va au spectacle.

Il se gante avec du 7 ½.

Il a des chaussettes de soie et des bretelles brodées.

Il a la conversation d’un danseur de théâtre.

Il dit, comme Elléviou, aux femmes à côté desquelles il dîne : « Ma chère, vous avez la main presque aussi blanche que moi. »

Il dit, d’une femme — non qu’elle a de beaux yeux, qu’elle a la taille belle, non qu’elle a les dents blanches ; il dit : « C’est une femme en velours. »

Il chantonne du Nadaud.

Il est habillé par un tailleur qui trouve moins cher de s’annoncer sur son dos que dans les journaux. C’est une réclame qui marche.

Il se promène aux Champs-Élysées. Il sait les grains de beauté des impures, les propriétaires et les usufruitiers. Il se donne pour savoir les voitures, les chevaux et ce qu’ils traînent, les dokar et qui les mène.

Il aime les gâteaux et le thé le soir. Il mange au gâteau entamé ; il s’assied sur la place chaude.

Odorant, pimpant, coquetant, papillonnant, brossé, lissé, ciré, musqué, coiffé, blaireauté ; Rubempré qui ne fait pas de feuilletons, et qui n’a pas d’argent de poche ! Zamore blanc ! don Guerluchon de Bréda ! Richelieu de louage !

Il ne voit pas plus les bouquets chez les bouquetières que les bouts de cigare éteints sur la table de nuit de la dame.

Il sait se garer du contre-temps, « cette ignorance du temps et de l’occasion. »

Il ne confond jamais ses heures avec celles de M. Plutus, et s’il vient à le rencontrer dans l’escalier, il salue.

Aux soupers du vieux monsieur, il veut bien faire le quatorzième.

Il n’est pas jaloux de ses jeunes amis riches.

Aujourd’hui surnuméraire, demain appointé.

À quarante ans, le loret, venu tout au bout de la honte, dira à la lorette passée fille, en mettant sa canne dans la fontaine : « Cent sous ! et il n’y a que ça d’eau ! »

 

CHRONIQUE DES THÉÂTRES. - DÉLASSEMENTS-COMIQUES : Le Roi, la Dame et le Valet - Vaudeville en quatre actes.

Le roi, la dame et le valet !... et de quel jeu, s’il vous plaît ? Sont-ce des cartes tarots, ou sont-elles marquées aux couleurs italiennes : bâtons, deniers, coupes, épées ? ou bien l’ouverture joue-t-elle une sereneta, au clair de lune, devant un palais du Lido, et allons-nous voir jouer des cartes vénitiennes « gravées sur bois et peintes en or, argent et couleurs, » où sont représentées les quatre grandes monarchies de l’antiquité avec des devises latines ? ou bien les dix-sept cartes de Charles VI : l’Écuyer, la Justice, le Soleil, la Lune, la Mort, la Potence, l’Ermite, la Fortune, la Maison de Dieu, l’Amour, le Char, la Tempérance, le Pape, l’Empereur, le Fou, la Foi et le Jugement dernier ? Ce seraient bien des personnages pour un vaudeville.

Le roi, la dame et le valet !... Audacieux M. Taigny, qui se moque du synode de Worcester, qui a défendu le jeu du roi et de la reine. « Nec sustineant ludos fieri de rege et regina. » Bah ! s’est-il dit, une défense de 1720 ! Une défense, d’ailleurs, n’est qu’une défense. Oui, mais l’anathème, monsieur Taigny ! l’anathème de 1457, pas plus tard, l’anathème de saint Antoine, anathémisant les cartes et les joueurs de cartes, au chapitre XXII de sa Somme théologique : De factoribus et venditoribus alearum et taxillorum et chartarum et naiborum. Anathème ! anathème à M. Taigny qui fait jouer les naibi ! — Mais c’est bien ici la place du chapitre de l’Anglais : Il m’écoute bien.

Le roi, la dame et le valet ! — La dame, est-ce Gérarde Gassinel, rebrassant sa robe par devant, la jolie maîtresse de Charles VII ! Le roi est-il coiffé d’un chapeau de velours, la robe fourrée d’hermine ? Et le valet a-t-il une toque à plumail ?

Eh bien ! non, lecteur, ce n’est pas Gérarde Gassinel, ce n’est pas Charles VII, ce n’est pas un valet à plumail que vous verrez aux Délassements. Le roi, la dame et le valet ! Le roi s’appelle Louis XV, la dame Mme Gourdan, le valet Lebel. Le roi, la dame et le valet ! Pique, carreau, pique et atout du cœur, sous une tonnelle des Porcherons ! — Pauvres et charmants Porcherons, j’écris où ils furent !

Et Fanfan, et Diane, et Lucie, et Anaïs, et Mlle de Chamillart, et Mlle de Lusigny, et Marion, et Mlles Valérie, Mathilde, Rossi, Cécile, Héloïse, etc., ont toutes gagné dans Roi, Dame et Valet.

Mlle Valérie est blonde. Elle doit être née dans le mois de février, sous le signe des Poissons : « Les personnes des deux sexes nées sous cette constellation sont d’un extérieur admirable, beau visage et belle corpulence. Si la fortune leur est défavorable, elles savent la dominer par le travail et l’économie. Elles seront heureuses en ménage. »

Mlle Mathilde est châtain. Elle doit être née dans le mois de janvier, sous le signe du Verseau : « Ceux-là qui naissent sous cette étoile sont d’un tempérament délicat, d’une grande vivacité allant jusqu’à la colère ; néanmoins, sachant garder un secret, obligeants pour leurs amis, ils joignent à la beauté de la figure et de la taille la subtilité et le génie. »

Mlle Rossi est brune. Elle doit être née dans le mois d’août, sous le signe de la Vierge : « Ceux qui naissent sous ce signe sont d’un faible caractère et d’un tempérament sanguin ; ils ont bon cœur, sont fidèles à leurs engagements. Ils aiment les plaisirs de l’amour, mais ils savent au besoin maîtriser leurs passions et ne se laissent jamais entraîner à rien de déshonorant. Les jeunes filles devront penser souvent à leur sainte patronne. »

Mlle Héloïse est châtain. Elle doit être née dans le mois de décembre, sous le signe du Capricorne. « Ceux qui naissent sous cette constellation sont forts et robustes, vivent très-longtemps, doivent avoir une réussite entière dans leurs entreprises, et, par leur industrie, jouiront d’une honnête aisance. Les femmes aiment beaucoup la danse et la musique ; elles excellent dans les arts d’agrément, mais sont de mauvaises ménagères. »

Mlle Cécile est brune. Elle doit être née dans le mois de septembre, sous le signe de la Balance. « Ceux qui naissent sous cette constellation sont d’un caractère doux et pacifique, sans cependant transiger avec la lâcheté et le déshonneur. Le beau sexe, enclin un peu aux plaisirs, mais doué d’une grande modestie et d’un esprit pénétrant, devient, vers l’âge mûr, très-religieux et finit ordinairement une vie un peu trop mondaine par la pratique de toutes les vertus. »

Après cela, j’ai vu toutes ces dames dans une pièce à poudre ; et il se pourrait parfaitement que ce fût Mlle Héloïse qui fût blonde et née dans le mois de février, et Mlle Valéry qui fût brune et née dans le mois de décembre. Elles n’auront en ce cas qu’à faire l’échange de leurs horoscopes.

Edmond et Jules de Goncourt

 

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 46

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021