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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 44 du 6 novembre 1852

 

 

LÉGENDES DU XIXe SIÈCLE.- UNE FEMME DU MEZOUAR.

Devant une glace à pied enluminée de dessins gabaïles, elle était assise, les jambes croisées sous elle. Autour d’elle étaient rangés de petits pots, leurs petites spatules la queue en l’air. Elle prenait ici le hennah, et noircissait le bout de ses ongles ; là, le sarcoun, et teignait leur racine en rouge. Elle puisait à celui-ci, et se peignait les pieds en belle ocre. Avec une tête d’épingle, passée sur un tampon, elle se faisait au coin de la bouche un grain de beauté, un khanat provoquant. Elle trempait un pinceau dans l’afsah, et le faisait glisser sur ses sourcils, les reliant au-dessus du nez par une gentille étoile. Elle mouillait le bout de son doigt dans une poterie où un lézard cuisait dans l’huile, et le passait sur ses cheveux, qui devenaient brillants comme les cheveux mouillés de la Vénus Anadyomène d’Apelles ; puis elle enlevait avec une pointe, cil à cil, le k’hol dont ses paupières étaient enduites. De temps en temps, elle s’arrêtait fatiguée, avançait à sa bouche un tuyau de houka, et regardait vaguement dans sa chambre le brasero en cuivre, la lampe annelée à trois becs, l’escabeau incrusté de nacre, les volets aux entrelacs conciformes, le coffret historié de grands clous qu’elle apporta de la montagne. Elle faisait couler son œil d’un côté à l’autre, sans tourner la tête, suivant les rondes argentées du tabac maure, jusqu’aux étagères à grosses fleurs rouges et bleues où posaient des flûtes à champagne, tout étonnées d’être là. Elle laissait retomber le tuyau, reprenait la pointe d’acier, et dégageait patiemment la frange luxuriante de ses yeux. Elle enroulait alors sur sa tête un foulard de Tunis aux rayures d’or, et sur sa chemise transparente, sillonnée de chaque côté de rubans bleu de ciel, elle passait un frimlah très-étroit, garni de boutons d’or, comprimant la gorge trahie par le tulle et la portant en avant. Sur le frimlah, elle passait encore une veste de brocart feuillagée d’argent. Elle attachait autour de ses reins une large ceinture, un eûzame aux effilés d’or d’un pied de long. Elle se mettait aux oreilles des menaguèche de diamants. Elle nouait autour de ses bras l’or du mzaïs. Elle choisissait pour ses pieds cerclés d’anneaux une babouche de Constantinople ouatée du blanc duvet du cygne.

La négresse lui jette aux épaules le manteau, le takhelilah de soie, et la Mauresque, le front voilé par l’âsisbah, le visage depuis les yeux voilé par le eûdjar, n’est plus qu’un fantôme blanc, aux cils avivés d’antimoine, aux yeux noirs.

La négresse allume une grande lanterne, s’enveloppe dans un sarreau bleu. Toutes deux descendent le petit escalier tournant, ouvrent la porte, et remontent la rue Soggehmah. Sur la dernière marche, la Mauresque avait dit : « J’aurai le diable dans le ventre ? » La négresse avait fait un signe d’assentiment.

Les deux femmes vont, vont ; elles marchent dans la ville obscure. Les rues montent, descendent. Elles se creusent en sauts de loup. Elles se dressent comme des échelles de pierre. Elles s’étranglent en des ruelles où les deux femmes touchent de leurs deux coudes les deux murs. Elles s’enfoncent sous les terrasses, mariées l’une à l’autre, cachant le dais bleu semé d’étoiles. Elles s’éclairent tout à coup sous un ciel ouvert ; et dans une rue étroite percée, au loin, quelquefois s’aperçoit, comme voilée d’un crêpe violet, la coupole indécise d’une mosquée. Les murs blanchis de chaux vive ont dépouillé leurs lumières et leurs ombres cernées du jour. De loin en loin, un rayon glissant d’une porte ouverte annonce un bain maure où quelque Arabe attardé réveille, avec sa lanterne en papier, des ombres violentes sous les arcades noires. Alger baigne dans une vaporeuse demi-teinte, se reposant du soleil sans bruit. À peine si au fond d’un cul-de-sac obscur un derbouka murmure ; à peine si dans le lointain monte avec le bourdonnement du muezzin le biribamberli d’un ivrogne. Les maisons dorment, s’étayant l’une l’autre de leurs poutres de bois. Les deux femmes cheminent et se retrouvent dans le labyrinthe d’Al-Djézaïr. Près de la Casbah, elles rencontrent des Biskris qui boivent à même une bouteille de rhum anglais. Elles pressent le pas. Elles sont arrivées.

Elles heurtent. On ouvre. Un mot tombe dans une oreille noire approchée de la bouche de la négresse. Les deux femmes entrent.

La salle est vaste, nue, blanche. Des poutres grossièrement équarries, tachées de chaux, sillonnent le plafond. Tout autour de la salle, accroupis, il y a des hommes et des femmes, un voile sur la tête. Un réchaud, tout odorant de benjoin et de sambel, brûle au milieu, entre quatre poules noires, le cou coupé. Un vieux nègre, sa tête crépue appuyée au plancher, ventile d’un souffle incessant le brasier ardent, et les flammes s’élèvent et retombent, allongeant leurs faucilles rouges, et montant lécher jusque sur les bords du bassin crépitant « l’infernal coulis ». Du sang de poule bouilli, la négresse s’oint les jointures des jambes et des bras. On leur apporte de lourds manteaux noirs cliquetants de coquilles, carillonnants de grelots ; les femmes et les hommes accroupis ont rejeté leurs voiles, et sont venus, tout couverts des manteaux sonores, se ranger à côté des deux femmes. Des cuivres grincent, et la danse du djelep commence. Hommes et femmes dansent. Les grelots tintent. L’orchestre marche d’abord sur un rythme tardif ; peu à peu il se presse, et s’enlève comme une cavale éperonnée. Les danseurs le suivent ; et à mesure que la musique monte, ils se trémoussent et s’agitent en un furieux djebbeb. Bras, jambes, torses, têtes, entrent en branle. Dans le tournoiement, les manteaux s’entrechoquent, et jettent sur tout ce brouhaha leur cliquetis aigu. Les étoffes s’arrachent et sèment le bal. Les pieds se prennent en les chevelures défaites qui balayent le sol, et nouent un moment la danse. Les tambours en peau de mouton battent une marche qui toujours va plus vite ; les chalumeaux géants, les guitares de calebasses, s’enfièvrent à cette contagion démoniaque, et grincent, et piaillent, et crient, et mugissent, et beuglent, menés par la mesure énorme de vingt castagnettes en fer. Sur le tremplin frémissant du plancher, les pieds et les jambes se rétractent, tordues et soubresautantes, comme les cuisses d’une grenouille sous la pile voltaïque. Les visages ruissellent de sueur. L’écume souille les bouches. Quand il s’affaisse un danseur, la danse se resserre et s’emporte. Une Terpsichore épileptique les emplit, faisant tous les muscles d’acier. Le gisant se relève, et la ronde des convulsionnaires noirs tourbillonne à la flamme vacillante du brasier, ainsi que des phalènes enfermées dans une lanterne. Le charivari rugissant fouette toutes les fatigues…

L’aube blanchissait. Tous tombaient évanouis, se relevaient et redansaient.

Au matin, la négresse sortait de la maison encore pleine des cris du cuivre, courbée et portant sur son dos un lourd paquet blanc.

Quand la Mauresque revint de son évanouissement, elle dit à la négresse :

— Maintenant que j’ai le diable dans le ventre, viendra-t-il ?

Une douleur au côté la prit, et elle retomba sur ses coussins du Maroc, la tête près de la petite lucarne de la rue.

Ce jour-là, elle le vit passer ; mais il pensait à se tailler un pantalon blanc dans les draps de son lieutenant.

Le lendemain, elle le vit encore passer ; mais il pensait à teindre en noir le mulet gris de son colonel.

Une autre fois, le zéphyr passa encore. Il était gris ce jour-là ; et il n’était pas encore dégrisé, que la Mauresque était morte d’une fluxion de poitrine.

Allez à Sidi-Abd-el-Rahhman-el-Tsaalébi. Vous y verrez, au-dessous du caroubier, une jolie tombe carrelée de vert et de blanc, avec des branches de laurier.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021