BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 43 du 30 octobre 1852

 

 

LÉGENDES DU XIXe SIÈCLE. - UN AQUAFORTISTE.

C’est un livre, un gros livre dans un cuivre de Russie bien grenu et de sauvage odeur ; il y a aux quatre coins des plats quatre pensées ; il y a entre les nervures du dos cinq pensées, et au milieu de toutes ces fleurs de souvenir dorées de bel or fin se lit : JULES BUISSON,ESSAIS D’EAUX-FORTES.

Ce livre unique où une main amie a rangé, comme des reliques, toutes les pièces, a réuni tous les états de gravure, mettant devant ces Norblin chéris et recueillis les vers explicatifs gravés eux aussi à l’eau-forte, faisant choix des tirages, et les échelonnant l’un après l’autre, — ce livre tient l’œuvre d’un artiste. Feuilletez-le en ses pages ; voyagez en ses originalités, et vous aurez comme l’âme peinte de Buisson, de son premier à son dernier jour, du jour où il fit une planche entre une leçon de M. Ducauroy et une leçon de M. Valette, au jour où il dit à sa pointe : Adieu, paniers ! vendanges sont faites ! et jeta aux champs ses bouteilles de vernis.

Buisson entra dans la vie positive à une belle sortie de collège. Il fit comme tout le monde, et alla s’asseoir sur les bancs de L’École de Droit. Mais en son chemin il voyait mille accidents de vie, mille petites scènes animées qui sollicitaient coup d’œil et obtenaient souvenir. Au Luxembourg, il voyait de beaux petits enfants rieurs qui jouaient près des bassins, puis s’asseyaient sur les bancs de pierre, tout rouges de courir, laissant voir leur mollets dodus. Souvent, dans les rues de la montagne Sainte-Geneviève, il laissait complaisamment tomber le regard sur des dogues muselés, rognés d’oreilles et de queue, les bajoues piquées de quelques poils rudes comme des soies de porc, le museau plissé et relevé pour montrer de petits crocs blancs, incisifs et entêtés, chiens tout muscles et chair, sanglés dans leur peau, et les rognons et le train d’arrière puissants comme certains monstres assyriens. Par les rues, il voyait parfois des habits grotesques, des faces étranges, des échappés d’un conte fantastique, des docteurs Pyramide ou des Pasquale Capuzzi. Lors son ami Prarond le poëte lui disait, aux heures de rimes conseillères :

J’ai trouvé des Goya cachés sous vos Pandectes,

Ami ; j’ai dépisté parmi de longs discours,

Entre autres notes fort suspectes,

Que sur Papinien vous recueillez aux cours,

En marge et grimaçant dans des cadres fantasques,

Bien des nez de travers et bien des fronts cornus,

Bien des figures bergamasques

Et des ânes prêtant ou réclamant leurs masques

A des visages bien connus.

Buisson oublia d’être juge, et se mit à dessiner des boule-dogues. Et si bien il en dessina, si bien il en moula, si bien il en sculpta, qu’il eut à l’exposition de 1842 deux dogues, tableau acheté par la société des Amis des Arts. Son tableau acheté, envie lui prit de graver son tableau, et il se trouva avoir et la pointe libertine de Chaplin, et la manière grasse et ressentie d’Hédouin dans son Étable, et la science du vernis mou de Marvy. Que si vous ouvrez le volume, et que vous passiez la garde de papier peigne, vous rencontrerez tout d’abord ses deux chiens, l’un couché, l’autre debout sur ses pattes de devant et l’oreille inquiète, tous deux solidement accentués et étalant des contours comme tracés par une grosse plume qui aurait poché victorieusement les ombres. Le sol, le mur, les accessoires du chenil, dans un certain brut pittoresque, viennent à l’œil dignes des bassets de Decamps.

Puis, il se laisse à rêver. Au réalisme de sa première œuvre succèdent les pensées tournées vers les créations imaginatives, les aspirations, les songeries par les champs de l’inconnu, les contours ondoyants et à peine entrevus, la recherche de l’idéal ; au réalisme succède le dédain des pensées trop écrites. Une effacée réminiscence d’un tableau italien au musée de Tournai lui tourmente la main, et sur le cuivre vague et noyé, dans les griffonnages à toute bride d’un paysage de Cythère, s’enlève discrètement le beau corps et la gorge milésienne d’une jeune muse endormie. Les amours ont volé ses vêtements, ils les ont livrés au zéphyre,

Zéphyre court de fleurs en fleurs,

Er l’on n’attrape point Zéphyre.

Par les fonds incertains, ce sont de mystérieuses envolées d’amours, et les vagues des vêtements flottant dans l’air ; — un rêve antique qui remonte au ciel sur le premier rayon de soleil.

Cet homme à la façon des soldats de Salvator, une toque à plume sur la tête, torse à moitié nu, se caressant sa longue barbe avec la main, est Finsonius.

Belga Brugensis hic est, sed Parthenopensis amore,

Artis Finsonius sceptra jocosa gerens ;

une figure de peintre provincial retrouvée par un ami de l’aquafortiste, Philippe de Chennevières.

Buisson se plaisait à ces illustrations d’ouvrages écrits par des plumes qui lui étaient chères et de préférence aimées. Ils étaient quatre en ce temps heureux de la gaie jeunesse, qui pensaient ensemble, et se parlaient et se répondaient l’un à l’autre en tout : prose, rimes ou dessins. Aussi, presque toujours, Buisson se fait écho de la poésie et de l’amitié ; et Prarond et Levavasseur chantent tour à tour sous sa pointe, à moins que les Contes normands ne lui donnent l’idée de dessiner une vieille Normande, le nez crochu, le bonnet de coton de ci de là, trouvant que le vent est rude, l’équilibre difficile et le pont étroit, une bouteille sous le bras, et chantant son Ave d’ivrognesse :

Ma bonne Vierge, laissez-mai passer,

Je n’berai pus quand il fera ner.

Et tout après le Chenil, le frontispice des fables de l’ami Prarond. Préault voulait exécuter ce frontispice en marbre. Des amours entourent, avec la grâce perdue du xviiie siècle, un rustique médaillon de Mlle de la Sablière, jeté dans les feuilles. Au bas, les amours jouent avec des fleurs, puis ils volent, et s’asseyent, et se renvolent, et le premier arrivé tend le bras et met une couronne de fleurs des champs sur la tête de l’hôtesse du fablier. Et vraiment c’était un Clodion.

Mais Levavasseur a dit quelque part :La rime est une esclave

Qui de dame Raison

Fait le ménage et lave

La petite maison.

La maîtresse est hargneuse,

Et, du soir au matin,

La vieille besogneuse

Met de l’eau dans son vin.

La servante est folâtre,

Et dérobe au tonneau

Le vin de la marâtre

Qu’elle met dans son eau.

Vite du giron de la servante décolletée, les épaules au vent, la chemise aux hanches, monte, avec la fumée blanchâtre du fagot, une ronde d’effrontés parpaillots qui embrassent et cajolent la servante, et grimpent boire le vin jusque sur le manteau de la cheminée. Le voilà qui enfourche le balai, comme Penguilly ; le fantastique le visite ; et voilà les eaux-fortes de minuit. Tantôt c’est un cavalier fort maigre et vêtu de noir, qui chante des séguidilles à la nymphe de l’Arnette ; tantôt le fantastique lui met en la cervelle un château au haut d’un mont, soutenu par des consoles humaines, deux petits bonshommes grotesquement accoutrés, sonnant de l’olifan, grimpant avec leurs montures jusqu’au château magique ; et dans un coin, accroupi, les coudes aux genoux et les mains aux oreilles, un petit Belzébuth cornu, grand comme l’ongle. — Eaux-fortes étranges, d’un ton roux, qui rappelle l’encre rougie par le temps des dessins à la plume du Guerchin et du Vinci.

Que Levavasseur, après avoir lu une parade de Dominique, fasse Pierrot couveur et roi, Buisson regarde une image de Watteau, et lui fait deux Pierrot : Pierrot pendu, la lune le regardant :

Je n’aurais jamais cru d’avance

Qu’on pût être si bien au bout d’une potence.

Que de sots préjugés on a sur terre, hélas !

Quand on voit en passant ces choses-là, d’en bas !

puis Pierrot en collerette, son serre-tête noir un peu passant sous sa coiffe blanche, et faisant à deux mains un mémorable pied de nez. Ceci est pour l’épilogue :

Tes dix doigts allongeant ton nez original

Nargueront le public dans un lazzi final.

Levavasseur fait-il, en bon Normand, la vie de Corneille ? Buisson ne manque, comme vous imaginez, si belle occasion de portrait.

Ici le fabuliste Prarond a le Cavalier et le cheval à faire sauter un fossé. Buisson se rappelle les fuites rapides, les croupes qui s’effacent, les cavaliers couchés à l’avant, les queues droites à l’horizon, les chevauchées tempétueuses, toute cette furia équestre qu’il livrait en ses heures de fièvre à des panneaux oubliés ; il enlève d’un bond la fable de Prarond, et, la tête échauffée, sur un coin de la même planche, il jette pour l’ami Levavasseur une houle impétueuse de cavalerie tournoyante avec le mouvementé d’un Maturino dans un défilé du Guaspre. Le Cid fait rage de la vieille épée de Mudara-le-Castillan. Écoutez le Romancero : « Il défit tous les Mores, prit les cinq rois, leur fit lâcher la grande prise et les gens qui allaient captifs. »

Buisson est allé en Normandie. Il a rapporté de la lande de Lougé de solides études, de véritables études normandes ; il a rapporté « les chemins verts, les mares perdues dans l’ombre du soir, les ciels verts, la prime verdure d’avril sur les haies et sous les futaies, les nappes vertes des prés déroulés sous les bois, les tons bleus et violets si légers des arbres qui vont ouvrir leurs premiers bourgeons. » Mais le pays de Goya l’appelle, et en l’automne de l’an 1845 son ami Levavasseur lui écrit :

Monsieur

Buisson, peintre français, fonda de las Naranjas,

Calle de Jovellanos.

C’est donc vrai ; le soleil a des rayons étranges

Qui naturellement font mûrir les oranges !

Vous qui n’en aviez vu comme moi qu’au bazar,

— Enfants emmaillotés dans un papier de soie,

Vous en avez cueilli, dans votre folle joie,

Aux orangers de l’Alcazar !

Il court les Espagnes ; il s’enivre de soleil, il s’enivre de haillons drapés avec un air de pourpre, de couleurs chatoyantes, d’ombres rousses, de terrains brûlés, d’horizons en incendie et de firmaments zébrés ; il dessine le mendiant s’épouillant, et la manola alerte, et le presidio lézardé, et tout ce peuple bariolé. Il essaie de fixer en ses pages d’album cette lumière d’or, cette misère coloriste ; il croque des brigands, lazzarones à fusils, se chauffant au crépuscule dans une gorge morne. Il court ce qu’on voit et ce qu’on montre, les Murillo de la rue et du Museo del Rey ; il s’éprend des vieux et des terribles, de Correa, d’Alonzo Beruguete, de Liaño, de Gaspar Becerra, de Dominique Theotocopuli.

D’Espagne il rapporte un tableau : une cour au bas d’une église, au bas d’un énorme Christ en bois peinturluré, hommes et femmes bigarrés d’écharpes, de mantes, de chapeaux mahonnais, les uns poussant devant eux des troupeaux de cochons truités de rose, les autres des ânes tintinnabulants de chaque côté d’alcarazas, rattachés avec des cordes, se pressant et se bousculant. Le ciel est vert sombre à filets violets. Coloris ardent, dessin violent ; mais sous les crudités de ton et les inhabiletés de brosse, une riche palette, une méritante audace.

D’Espagne, il rapporte une petite eau-forte, une carte de visite. Devant un terrain qui fuit à perte de vue, caillouteux et désolé comme les Alpujuras, avec un mince filet d’eau qui essaie de filtrer entre les pierres, oubliée au pied d’un squelette de broussaille exfoliée, une tête coupée, les yeux clos, les lèvres ne fermant plus, les veines du col bavant sur le sol une mare rouge ; souvenir des deux Sévillains pantelants, Valdès et Montanès. Mais tournez la page aux Valdès, aux cauchemars, à l’école endiablée, et venez vite voir les beaux enfants, les méplats charnus, les faisceaux de plis aux jarrets, le potelé, le grassouillet, le dessin rebondi de l’enfance. Une statuette de Flamand, un Giotto enfant lui fournissent, celle-ci une étude, celui-là un succès ; une petite fille, vue de dos, lui fournit un chef-d’œuvre. Comme toutes les courbes sont pleines ! comme la pointe lutine ! comme elle rondit le long de ce galbe douillet ! la réjouissante graisse étoilée des fossettes !

Salut, madame la Fable ! Elle est vue de dos, laissant pendre un coin de draperie et se regardant dans un miroir :

Même quand elle prend, par un beau jour d’été,

Au bord d’un fleuve ou sur le sable,

L’uniforme charmant de dame Vérité,

À certain regard effronté,

À cet air nonchalant, au miroir emprunté,

On reconnaît toujours la Fable.

Cette eau-forte, publiée par l’Artiste, est la gravure, moins trois amours dans le ciel, d’un tableau de Buisson qui joua de malheur. Il fut reçu à l’exposition de 1848 le 23 février. Le lendemain, tout le mode exposait de droit. Un instant il avait dû arriver vraiment au public : on avait parlé de lui pour illustrer l’Âne mort de Jules Janin.

48 a dispersé le cénacle et mis un écriteau à la porte de l’atelier hospitalier. Mais Buisson n’a laissé partir ses amis qu’après qu’un chacun a eu un beau portrait à mettre en tête de ses œuvres. Il a gravé d’une pointe onctueuse la tête bien en chair du fabuliste ; il a gravé avec la pointe fine d’Henriquel le profil élégant de Levavasseur ; il a gravé la barbe de l’ami de Philippe ; et quand il les a eu tous pourtraict, il n’a pas voulu que ces visages qui s’étaient fait face si longtemps fussent séparés. En mémoire des années qui ne reviennent pas, il les a tous réunis dans le frontispice du livre de M. de Chennevières, faisant de l’un une cariatide nue, sortant d’une gaine l’habit de l’autre, appuyant sa fantaisie architecturale sur la tête de celui-ci et la couronnant de son portrait,

Avec les cheveux en broussaille,

Le front saillant et les yeux creux,

Dent qui mord et bouche qui raille !

Et maintenant Jules Buisson plante ses choux près de Castelnaudary. Il ne grave plus ; il ne peint plus. Il est marié ; il cause avec ses fermiers. Rarement il lit cette Comédie humaine que Balzac lui avait donnée pour avoir aidé à la décoration du petit hôtel du faubourg du Roule. Il s’est retiré en son fromage, oublieux de son talent passé ; et si parfois, du ciseau qu’il vient de se faire envoyer, il dégrossit une tête d’animal dans un tronc de poirier, c’est pour mettre au-dessus de la porte de ses étables.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021