BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 42 du 23 octobre 1852

 

 

PROMENADES SUR LES BORDS DU RHÔNE, EN SUISSE, DANS LE DUCHÉ DE BADE, EN ALSACE ET EN LORRAINE, PAR CH. MOFRAS. - Paris, Victor Lecou, éditeur.

M. Mofras met à ses Promenades ce modeste, ce trop modeste avertissement :

« Au retour d’une petite excursion que je fis l’année dernière, quelques amis me prièrent de leur remettre mes notes de voyage, à titre de renseignements ; je les ai recueillies et mises en ordre. Voilà la cause du récit qui va suivre. C’est proprement le journal d’un touriste. La vérité est tout ce qu’il cherche, puisse-t-elle lui tenir lieu d’intérêt ! »

Que M. Mofras prenne garde ! Peut-être croit-il avoir affaire à des critiques qui ont été de Paris à Saint-Cloud, et de Saint-Cloud à Paris, par eau. Nous n’avons été, il est vrai, ni à Tiphlis en Géorgie, la patrie des puces ; ni à Téhéran, où il ne pleut qu’une fois tous les six mois ; ni en Éthiopie, où les ministres vont au conseil dans des cruches pleines d’eau ; mais nous avons fait à peu près la même promenade que lui, et nous l’avertissons que nous allons sévèrement contrôler sa véracité avec nos notes au crayon.

M. Mofras :

« Dijon… À l’hôtel du Parc on a bon coucher, bonne table et bon vin, bon vin surtout. »

Nous :

« Dijon, hôtel du Parc. Dîner, potage, côtelettes à la purée de pois, brochet à la sauce aux câpres, poulet, haricots, écrevisses, salade, compote de poires. Dessert : vraies fraises des bois, vin ordinaire remarquable. Très bien ! »

Les deux récits concordent, comme vous voyez, de façon flagrante. Il n’y a pas de vérité sur terre, si l’hôtel du Parc n’est pas un bon hôtel, et si le vin qu’on y boit n’est pas du vin de Bourgogne. Les détails des deux comptes-rendus diffèrent un peu : où M. Mofras est bref, et n’accorde qu’une mention générale, nous énumérons. Cette remarque, le lecteur la fera sans doute, et nous ne voulons pas la laisser passer sans explication. — M. Mofras voyageait en voiture et nous voyagions à pied. — Ah ! les belles blouses blanches que nous avions, les belles guêtres jaunes, les beaux chapeaux de paille de grosse paille, les franches admirations, les bons goûters aux chansons des ruisseaux par l’herbe, les bons sacs un peu lourds, — et le franc et loyal appétit d’écoliers ! Madame, voyager à pied, — c’est sentir l’avoine !

En route, s’il vous plaît, et à Autun.

M. Mofras :

« La porte d’Arroux est un édifice bâti en pierres de taille de grande dimension et sans emploi du ciment. Elle se compose de deux grandes arches pour le passage des voitures et de deux plus petites pour les piétons. Ces arches soutiennent un entablement que supporte une galerie ouverte, dont sept arcades sont conservées. Grandeur, simplicité et force, tel est le caractère général de tous les monuments romains. »

Nous :

« Les ruisseaux sentent mauvais ; les femmes sont jolies. »

Nous avons eu la franchise de dire ce que M. Mofras a pensé, et M. Mofras a dit ce que nous pensions de la porte d’Arroux.

Suivons M. Mofras :

« Lyon. Le palais des Beaux-Arts. La cour intérieure est entourée d’un portique dont le dessus forme une terrasse découverte. Tout autour on a rassemblé des cippes, des pierres tumulaires, des urnes, des amphores, des autels tauroboliques trouvés dans les fouilles faites à Lyon et aux environs. — Le palais des Beaux-Arts est le Louvre de Lyon. Bon nombre de toiles splendides décorent le musée : une Adoration des mages, par Rubens ; une Ascension de la Vierge, par le Guide ; un admirable portrait de chanoine, par Carrache ; un Moïse sauvé des eaux, par Paul Véronèse ; les Vendeurs chassés du Temple, par Jouvenet ; et encore, je néglige tous les maîtres modernes. »

Nous :

« Un Rubens. Saint Bonaventure préservant la terre des foudres du ciel, largement traité ; une page capitale du Carletto ; quelques Desportes, natures mortes, de sa plus belle manière ; un Épisode de la campagne de Russie, le grand tableau de Charlet ; le Caïn d’Étex ; le Pérugin donné par Pie VII ; un Tintoret, chaudement coloré ; un Rubens dans lequel les tons pourpres affectionnés par le peintre éclatent dans toute leur splendeur ; un admirable Mierevelt ; un coquet Paul Véronèse, dont les compositions de Baron sont une gentille réminiscence ; quatre Jean Breughel à fonds d’outre-mer fantastiquement émaillés de toutes les bêtes, de toutes les plantes de la création ; arbres dont l’impossibilité de ton se retrouve chez Watteau ; une esquisse furieusement brossée de Van Dyck, enfin l’Hobbéma, dont notre cicerone en jupons se montre fougueuse admiratrice. »

Venons au substantiel.

M. Mofras :

« Lyon est la ville du monde où l’on dîne le moins mal pour vingt-cinq sous. »

Nous :

« Dîner chez Banquis, hôtel Louis-le-Grand. Soupe julienne, petits pâtés, croquets de volaille, canard aux carottes, becfigues, pommes de terre, écrevisses, crème, dessert. Bien. »

Ici, le contrôle est impossible, le dîner nous ayant coûté plus de vingt-cinq sous. Il n’en reste pas moins acquis que la nourriture est parfaitement convenable en la vieille cité de Lugdunum.

M. Mofras n’a pas dîné à Valence. Il s’en repentira en lisant ceci :

« Hôtel du Louvre et de la Poste. Dîner : soupe, côtelettes d’agneau, filet de bœuf, anguille, pommes de terre, poule d’eau, artichauts, épinards, pail aux pommes ; dessert : raisin doré. Incomparable. »

Allons à Nîmes. M. Mofras :

« C’était dans un hôtel dont j’aurai la générosité de taire le nom ; je n’eus pas plutôt mis le pied dans ma chambre, que je reconnus qu’une colonie de puces y avait formé un établissement considérable. À ma vue, puces et pucettes se livrèrent à une sarabande vertigineuse. »

Nous :

« Les cousins. Supplice à succion continue, qui gauffre en une nuit les peaux les moins accidentées ; supplice dont les punaises, ô Parisiens ! ne sont que la monnaie. » Et plus loin : « Tué sept cousins en dix minutes sur ma main droite, à la Tour Magne. »

De cette enquête à deux voix, il résulte qu’à Nîmes, si on n’est pas dévoré par les puces, on a la ressource des cousins.

À Marseille, maintenant. M. Mofras :

« Axiome. — Tout voyageur qui n’a point mangé une bouillabaisse à la Réserve ne connaît pas Marseille. Les clovis sont des espèces de coquilles bivalves et blanches. On les accommode comme les moules avec un court-bouillon aux fines herbes richement épicé. Mon opinion sur leur compte est… qu’il faut plus d’une épreuve pour apprendre à les aimer. »

Nous :

Déjeuner marseillais : Clovis, huîtres minuscules. Poisson anonyme et grillé. Bouillabaisse, matelote dorée de safran, dont le goût n’explique ni l’hosannah des méridionaux, ni l’anathème di tutti quanti. Accompagnement de vin blanc, de cassis et de vin rouge de Langlade. »

De Marseille M. Mofras est allé à Genève, et nous sommes allés à la Grande-Chartreuse :

« De Voreppe à la Grande-Chartreuse. — Torrent de Guiers-Mort. — Une scierie couleur de suie, aux aqueducs de sapin, assise dans le torrent, reliée à la roche par un pont qui sert de cadre à un pilotis de bois où se brise une cascade, s’enlève de la manière la plus tranchée sur les bleuâtres découpures de deux roches, les portes du Désert. — Mugissement continu du torrent brisé par le susurrement argentin de mille cascatelles bondissant de tous côtés. — Une jeune miss croquant le site à dos de mulet ; — cent cinquante pas plus loin, une seconde miss de la même famille ; — plus loin, père et mère à l’aspect désolé ; — cent cinquante pas plus loin, la troisième et dernière miss. — Seconde porte du Désert, fortifiée en 1720 conte la menace d’une attaque de Mandrin. — Toujours la grande voix du torrent qui vous jette dans une contemplation veuve d’idée. — Clochettes des mulets chargés de charbon ; frôlement des troncs d’arbres attelés de bœufs. — Marches d’escalier ébauchées par les filtration de l’eau. — Végétation des temps primitifs. — Gigantesques sapins dallant des lits de torrent creusés par l’avalanche dernière. — Le torrent s’éloigne, la lumière s’éteint, et des voûtes où le rossignol ne chanta jamais s’ouvrent mornes et silencieuses. — La Chartreuse. — Immense agglomération de bâtiments aux pointes aiguës d’ardoises. — Drelin ! drelin ! drelin ! — Un magnifique crâne, encadré dans un capuchon de laine, nous ouvre. — C’est le frère portier. — Il nous offre dans sa loge deux petits verres de chartreuse deuxième. — Et de vingt centimes ! — Le roi des hasards nous amène à la Chartreuse le jour de saint Bruno. De frères, point au premier, au deuxième, au troisième coup de sonnette. — Le frère portier nous dépose, sans le moindre renseignement, in camerâ provinciarum Franciæ. — immense réfectoire. Des fenêtre à châssis de plomb laissent filtrer le jour. — des tables, de l’eau et de la liqueur de la Grande-Chartreuse. — Un garçon laïque à rôle d’idiot paraît enfin, nous assigne les cellules C et B, et disparaît. — Et le souper ? — Nous promenons notre estomac désolé dans la cour. — Circumvagation autour du monastère. — Détails sur la vie de nos hôtes : — pas de linge, un cilice ; pas de lit, une paillasse où le costume de la journée leur sert de draps ; jeûne de huit mois de l’année ; abstention d’aliments gras, même en danger de mort ; — les vendredis, de l’eau et du pain ; — coucher à cinq heures ; — réveil à dix heures ; — oraison ; office ; oraison jusqu’à trois heures du matin ; oraison à cinq heures. — Un spaciement de trois heures par semaine ; les détails de la boutique (liqueur et spécifique : on parle d’un débit de 12,000,000 fr.) ont fait aux disciples de saint Bruno de la communion perpétuelle avec la nature une promenade de collégiens. — Chaque frère habite un pavillon contenant deux pièces, un cabinet d’études, un oratoire, un bûcher, un petit atelier, et cultive un petit jardin. — Dix ans de noviciat. — Nous apprenons que les touristes femelles et anglaises que nous avons rencontrées, de dépit de voir leur sexe exclu du monastère, ont refusé repos et nourriture, et sont reparties, maudissant le peu de galanterie de saint Bruno. — De la camera d’Italie (réservée aux ecclésiastiques) le souper nous rappelle en France. — Souper de chartreux : friture de poisson et de pâtes, pommes, beurre, fromage. — De concert avec un voyageur qui descend du Grandson, nous attendons autour d’un feu de Noël l’office de nuit. — À onze heures, dans l’église complètement obscurée, une procession de lanternes nous annonce l’arrivée des frères. — Les frères ont déjà garni de leurs statues de marbre blanc les stalles du porche de l’église. — Psalmodie nasillarde des psaumes avec éclipses de lanternes. — Mise en scène au-dessous de sa réputation. — Nous regagnons nos cellules. Parmi les signatures qui les paraphent, nous trouvons celle-ci : Julie. »

Revenons au livre des Promenades sur le bord du Rhône. De tout ce que nous avons dit, il ressort, il nous semble, qu’il n’y a, à l’heure qu’il est, en France, que trois voyageurs vrais : M. Mofras et nous. Il y a bien encore Alexandre Dumas ; mais Alexandre Dumas met à la vérité une si large feuille de vigne !

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021