BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 41 du 16 octobre 1852

 

 

À M. PH. DE CHENNEVIÈRES.

Monsieur et ami,

J’aimerais vous avoir un beau soir à moi tout seul, sarrasin de Vire et tripes de Caen sur table, appétit en poche, causerie aux lèvres ; ou bien encore j’aimerais, au fin fond du terroir normand, après avoir couru avec vous les rousses bruyères, les mares, les pâturages coupés de ruisseaux argentelets, votre solide et grasse terre natale, j’aimerais, en une ferme accolée à un chemin creux, faire station, jeter châtaignes en la marmite, tirer une pinte de poiré doux, friand, et en bon Gaultier et bon compagnon, nous paissant « le cerveau caséiforme de belles billevesées, » — coudes au menton, — vous causer de l’ami Jean de Falaise.

Mais de tout ceci, bouche cousue à l’ami Jean de Falaise ! Je ne suis pas auteur, mais j’ai fait deux volumes ; je ne suis pas critique, mais j’écris dans un journal. Et si l’ami Jean de Falaise venait à écouter et à entendre que je parle de lui, il me regarderait cauteleusement dans les yeux, et aurait méfiance et dépit de me voir le citer à ma barre. « Eh ! eh ! là-bas ! me dirait-il de sa voix fluette, par ma barbe ! mon jeune ami, je ne suis pas vôtre. Laissez-moi sous mes pommiers violets et sous mes hêtres feuillus. Et qui vous fait dire que je suis et ceci et cela ? Et si je suis né à Falaise, vous n’y pouvez rien. Et si j’ai le nez long et les joues rouges, — ne me regardez pas ! »

Dussé-je allonger la mine à Jean, monsieur, je veux vous en parler tout courant. Aussi bien peut-être ne nous trouverons-nous jamais tous trois dans une sente normande, — ce qui est regrettable, parce que nous aurions de beaux bâtons et de belles soifs, et que nous ferions route ensemble. Et parlons de Jean sur un morceau de papier : la plume est outil d’amitié tout comme la langue.

Jean de Falaise et dame Paresse étaient bras dessus bras dessous, quand je les ai rencontrés. C’est péché d’habitude. Jean de Falaise est baguenaudeur et baguenaudier. Jean de Falaise va devant lui, — pas trop loin pourtant ni trop longtemps. Quand il fait une pièce de vers, Jean de Falaise s’arrête au milieu d’un vers. Jean de Falaise regarde danser les paysannes. Jean de Falaise regarde rentrer les pommes. Jean de Falaise « vit dans le débridement de son oisiveté, dans la baverie de ses joyeusetés. » Enfin, Jean de Falaise est mon ami.

Le pis c’est que Jean de Falaise a écrit tout comme M. un tel ; et ne sais vraiment à quoi il a voulu faire rimer son livre, ni pourquoi il a vidé son encrier, car il n’aimait pas lire ; et ne pas aimer lire et écrire, c’est bien croire aux autres plus de charité qu’on en a.

Or donc, quand il a eu terminé ses Contes normands, avec les dessins de l’ami Job, Caen, E. Rupalley, libraire-éditeur, pont Saint-Pierre, 7, 1842, — l’ami Jean de Falaise a fait des meâ culpâ, et de si gros meâ culpâ, qu’on l’entendait, sans plus mentir, d’Alençon et de Sanneville, voire de Saint-Valery.

À mon estime, il serait d’opportunité et de logical entendement de monter présentement sur les tréteaux, et de laisser le ton menu, pour faire grosse, grande, grave et sévère critique des CONTES NORMANDS de l’ami Jean de Falaise. Ores oyez, oyez, mes gars !

Il est temps, grand temps, de réparer une injustice et un silence de la critique contemporaine. Quoi ! à ce petit livre ému et vivant, à ce livre coloré et plein de la nature, à ce petit livre modeste publié en cœur de Normandie, à ce petit livre d’un style ciselé, d’une recherche et d’un tour rares, à ce petit livre d’enchantements imprévus et de vieille allure si charmeuse, à ce petit livre distingué de par toutes les distinctions, nul, ou presque aucun n’a songé à dire un mot de bienvenue ! Nul n’a songé à dire que l’ami Jean de Falaise était un véritable écrivain français, un talent, une originalité exquise ! — Ainsi va le monde. Pourquoi faut-il que le mot, le triste mot de Terentianus Maurus ait raison ?

Il y a là de vrais paysans, de vrais paysannes, et ce parterre tressaille d’aise pour un mot berrichon de George Sand. Il y a là de courtes histoires enveloppées de voiles de pudeur qui font le cœur gros, et l’on a fait un académicien de l’auteur de Thérèse Aubert ; mais lui, Jean de Falaise, est resté Jean de Falaise comme devant. Dix ans se sont passés, le livre a eu le temps d’aller dans quelques mains qui écrivent, et pas une plume, le volume lu, n’a dit au public applaudisseur de Strass et de faux brillants montés : Voilà des perles !

Ce bon enfant de Jean de Falaise doit bien rire, — lui qui dort sur son livre et qui n’a jamais fait d’avance à la renommée ; elle est trop grande dame pour lui. — Il doit bien rire de la république et de la fraternité des gens de lettres.

Voici comme commence le premier conte :

« Romain naquit au Pont-Blutel, dans la plus pauvre maison de celles qui encaissent la route neuve. Dès qu’il entra en culotte, dès qu’il put pétrir la bourbe pour planter des branches mortes, il trouva là des ormes tous grands et un ruisseau tout menu : est-ce pas autant qu’il en faut pour une enfance heureuse ?

« Sa mère s’appelait Marion, Marion qui ? Marion quoi ? Marion tout court.

« Et son père ? Ce n’était ni Pierre ni François ; c’était l’homme à Marion, et si bien son homme, qu’il l’avait pourvue de douze enfants. — Quelle manie chez les pauvres gens !

« Quand Romain était petit, il avait de gentils cheveux longs par derrière, courts par devant, blonds sur le front, argentés sur ses tempes, et fins comme la soie.

« Rien n’est joli comme un petit paysan, jusqu’au jour où il porte le cierge de la première communion. — Le lendemain, pour la vie, c’est laid comme le péché. »

Manière où revient le style pittoresquement façonnier de Montaigne et de Rabelais ; simplesses cajolées de la plume où perce le narquois du trouvère ; parlage bellement rustique ; phrases court vêtues et paysanesques, trottant menu, allant, allant leur chemin sans tourner tête ; contes enveloppés de voile de pudeur ; tout un dessous indiqué de détails de cœur laissés dans la pénombre ; contours ondoyants et flottants ; peinture à petits coups de pinceau et à touches répétées ; contes à mezza voce, où le lecteur entend plus qu’on ne lui dit ; l’observation féminine de l’auteur de volupté, mais en pleine naïveté vraie ; récits s’oubliant à faire l’école buissonnière ; la mi-bonhomie du Normand ; un peu du sourire sans lèvres de Voltaire sous un bonnet de coton de la vallée d’Auge ; les idylles aimées de la patrie et des doux champs ; les parfums secoués des pommiers en fleurs ; les panaches frissonnants des grands ormes, des passerelles jetées en travers des ruisseaux, les chaumières moussues, les chemins creux, voûtés de feuillée, les branche de houx à la porte des auberges ; les vaches rousses, les sauteries villageoises aux ronds-points, les jupes rouges, les jambes fines, comparées par Bernardin aux Grâces des Célestins, par les lignes tranquilles du paysage, les pyramides de la fenaison, et au loin les bleuâtres silhouettes de Domfront, et plus loin encore le vieux Mont Saint-Michel droit assis dans la mer.

Puis là, dans une campagne près de la Méditerranée, dans une histoire triste comme d’une tristesse de malaria, deux jeunes gens s’éprennent ; cette histoire s’appelle Georgine. Prêtez le cœur au conteur :

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« Comme nous achevions chacun notre tirade, nous vîmes un long nuage gris très-étroit qui s’avançait vers nous en rasant le sol. Je dis aux malades : Prenez garde, mademoiselle. — Montlouet, tu as trop chaud. — À mesure que le nuage s’avançait, et il allait vite, mademoiselle de Magny s’inquiétait ; au moment où il allait nous envelopper, elle se dénoua un petit fichu qui lui tenait au cou et le roula au cou de Gabriel. — Laissez-moi faire, disait-elle, cela vous gardera d’un grand mal. — Quand le brouillard fut passé, Montlouet déroula le fichu, le baisa, et dit à Georgine en le lui rendant : Ce mouchoir est à moi, je vous le prête. — Dans de si grands jeux de cœur, je me sentais piètre et mal venu.

« Hier au matin, j’ai vu Montlouet recevoir la tasse de la main de Mlle de Magny, la retendre au chevrier, le chevrier la remplir sans y prendre garde, et Gabriel poser ses lèvres où elle avait posé les siennes. La belle fille détourna la tête pour rougir, sans oser regarder si personne n’avait rien vu.

« Nous sommes si repus de ce beau ciel, que ce soir personne ne s’est soucié de l’aller voir coucher. Je m’étais séparé de Montlouet pour descendre à la ville faire je ne sais quelle emplette de poudre ou de parfums. J’ai peu tardé pourtant. En remettant le pied sur la première entrée, j’ai vu Mme de Magny seule, assise sur le banc et l’oreille tendue. Lorsque je me suis trouvé plus près d’elle, j’ai vu de grosses larmes couler en abondance le long de ses joues ; elle ne les cachait ni les essuyait. Il y avait, sur la terrasse des orangers, deux bruits de voix qui s’approchaient lentement, et lentement s’éloignaient. Gabriel disait : Pourquoi êtes-vous si belle étant si bonne ? — On ne loue point sa sœur d’être belle, répondait Georgine. — Ils s’éloignèrent en disant cela, puis revinrent : — Prenez garde, disait Georgine effrayée, si nous n’étions plus frère et sœur ! Ils ne revinrent pas. Mme de Magny me prit par la main et me traîna après elle jusqu’à la tonnelle. Elle se tint raide et muette comme marbre ; il n’y avait que ses yeux qui pleuraient toujours. Gabriel et Georgine étaient sans doute sur le banc de pierre cachés par le figuier et les quatre lauriers. Peut-être un bruit les avait-il troublés, car ils ne remuaient non plus que nous. Après un moment, nous entendîmes un pied qui frôlait des feuilles sèches. Georgine avait sa pensée de mélancolie qu’elle laissa aller : des feuilles mortes sous ce soleil ! La voix de Gabriel était pleine d’ardeur : — C’est vrai, dit-il, défions-nous du soleil, il nous reste si peu de vie, prenons tout dans un baiser. — Je le voudrais, mais je ne l’ose, dit tout bas Georgine, — la voix étouffée sans doute par l’embrassement de Montlouet. Elle poussa un petit cri, comme si elle eût passé sous les lèvres de Gabriel, puis elle dit : Vivante ou mourante, par ce baiser je suis à vous. — Il va me la dévorer toute, disait Mme de Magny, que je soutenais un peu. — Assez de bonheur pour un jour, a dit Georgine en se levant, et ils ont regagné la maison. — Monsieur, m’a dit la mère, quand nous avons été seuls, au nom de qui vous aime, aidez-moi. Tout le monde doit sortir de la maison demain, a-t-elle ajouté d’un ton ferme. — Où vous tournerez-vous, madame ? lui ai-je demandé. — Le sais-je ? m’a-t-elle répondu dans l’abattement, car les pleurs à son âge fatiguent. — La vallée d’Hyères n’est pas trop loin, madame. — J’ai dit cela pour cette pauvre Georgine. Hyères a la couleur de la vallée qu’elle quitte, la mer, les îles, les montagnes, les orangers sont pareils. Il lui faut bien un peu de souvenir pour vivre.

« J’ai parlé de départ à Montlouet ; il ne voulait pas me croire, il ne voulait pas partir, il voulait revoir Georgine, demander son pardon à Mme de Magny. Cette excellente mère est venue elle-même, elle n’a pas voulu que sa fille revît Gabriel, mais elle lui a pardonné. Il leur écrira. Elle lui a remis le fichu de Georgine avec ces charmantes paroles : Ceci est à votre chiffre ; c’est ma fille qui l’a dit. Elle l’a embrassé ; nous ne devons revoir personne. Nous allons partir avant qu’il soit jour. Gabriel s’est couché, moi j’ai rempli les malles et scellé les paquets.

« Mlle Georgine a pleuré, j’ai entendu sa mère qui la consolait en n’osant toucher à sa douleur. »

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Georgine est à mettre à côté du Médecin de village de Mme d’Arboville, auprès et non loin de la Grenadière de Balzac.

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021