BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 40 du 9 octobre 1852

 

 

LÉGENDES DU XIXe SIÈCLE. - LE PARIGIANO.

Il s’appelait le Parigiano ; c’était son nom de guerre. Je ne lui en ai jamais connu d’autre.

De la rue Pigale à la rue Notre-Dame-des-Champs, le Parigiano a couru tous les ateliers, essayé toutes les manières, tâté de toutes les latitudes picturales ; il a promené ses études de Delaroche à Ingres, d’Ingres à Delacroix, de Delacroix à Couture ; indécis entre la ligne et la couleur, laissant après lui une traînée d’éclats de rire et d’histoires à raconter aux nouveaux. Il a fait tout le tour du Paris de l’art, relâchant à toutes les écoles : néophyte, puis renégat, dépensant les heures d’or de la jeunesse à mille inventions vaudevillières et risibles. — Ils sortent trente-deux d’un atelier ; le Parigiano les met deux par deux, et les range par rang de taille comme une pension. Arrivé à la tête du pont de l’Institut, le Parigiano s’arrêtant, ouvrant sa bourse et comptant du doigt : un, deux, trois…, trente-deux. C’est trente-deux sous.

— L’invalide : Trente-trois, monsieur.

— Le Parigiano : Comment ?

— L’invalide : Et vous, monsieur ?

— Le Parigiano : Ah ! c’est vrai ! Vous devez gagner bien de l’argent… C’est une compagnie ?

— Le buraliste : Oui, monsieur.

— Le Parigiano : J’aurais dû y mettre… Au fait, quelle heure est-il ?

— Midi moins le quart, monsieur, dit l’invalide en consultant de l’œil l’horloge de l’Institut ?

— Ah ! j’ai le temps de passer par le Pont-Neuf. Et le Parigiano s’en va sans sourire. Les trente-deux de l’atelier étaient sous l’arcade du Louvre.

En notre dix-neuvième siècle, je ne connais pas de type plus saisissant d’intelligence inédite, de sensibilité gaspillée, de valeur égarée ; c’est un caractère étrange, et dans lequel tient le siècle. Il a du siècle toutes les inconséquences, toute la naïve amertume, toute la désespérance sereine, toute la crédulité aux médicastres d’humanité. Comme Bixiou moquant le globe au banquet de Taillefer, lui moque l’âme humaine aux orgies de sa faconde. De la famille, il se soucie à peu près autant « qu’un éléphant d’un faux-col ». Sa mère est responsable à ses yeux de ne l’avoir point fait inscrire en naissant au grand-livre de la dette publique. Puis il a un oncle qui dit la gazette pour le journal, et des cousines qui s’arrêtent aux tableaux de Schopin. De la vie, il ne touche qu’au côté grotesque rabelaisien, et voit la société comme les sculpteurs du moyen âge voyaient la moinerie dans leurs chapiteaux facétieux. C’est un homme de plusieurs morceaux ; il a des dévouements sans limite comme sans motif. Il doute sans déchirement ; il nie en se jouant. Il a remplacé le blasphème par la blague ; blague monstrueuse, effrayante, effrénée, avec des mots trouvés, des néologismes furieux, tout l’argot de l’atelier allant jusqu’à toute chose, tournant en dérision le Christ sur la croix avec la pratique de Guignol !

Ses connaissances disent qu’il a du talent ; ses vrais amis disent qu’il en aurait ; mais quotidiennement et à chaque heure du jour il se dépense tout en gouailleries mémorables, en récits vivants, en charges mimées, où tout vient : le geste, et le tic, et l’habitude du corps. Stupéfiante mimique ! Ce n’est point seulement l’allure, ce n’est point seulement la voix, ce n’est point seulement la tournure des phrases, non ; mais comme Henri Monnier qui passe les manches dans l’habit d’un personnage imaginaire, il devient l’individu même ; il endosse la cervelle et la parole, et le cercle d’idées, et la ration d’intelligence ; il est histrion et auteur comique. Par une intuition instantanée, il perçoit toute la vie de l’être qu’il décorpore. Et ne croyez pas qu’il s’arrête à l’homme ; son larynx est une ménagerie ; ses plus belles journées se passent au Jardin-des-Plantes ; il étudie les animaux comme Frémiet, et quand il revient, il simule les gloussements, les cacardements, les roucoulements, l’âne qui brait, le cerf qui brame, le lion qui rugit, l’éléphant qui barette ! Il imite, — que n’imite-t-il pas ? — le départ d’une diligence, les garçons d’écurie dans une grange avec une lanterne, les chevaux s’ébranlant, le : hu ! du postillon. Il imite une messe, le Dominus vobiscum du vieux prêtre chevrotant, les répons criards de l’enfant de chœur, le serpent, et l’orgue, et le ton nasillard et les attendrissements béats du prône, un enterrement militaire, le son voilé des tambours en deuil, la vieille toux du pair de France, tous les patois, le cri d’un canard, le : bonne vitelotte ! d’un marchand de légumes, le : Vieux chapeau à vendre ! d’une revendeuse, tous les cris ; — il n’y a que le cri de la conscience qu’il dit ne pouvoir imiter. — il imite tout, hommes et choses : une ménagerie, une comédie, vous dis-je ! et le Parisien et le Provincial, irrésistible, verveux, Balzac d’une heure.

Je ne sais quoi le mène presque toujours, comme Hamlet, au bord de la fosse ; mais il ne voit de la mort que le profil caricatural, et ce sont de franches lippées pour lui d’en rire et de la bafouer : on dirait qu’il voit la danse macabre à travers les lunettes de Daumier. Garçon amoureux d’horreurs, se plaisant aux détails intimes de la guillotine, à la biographie des grands criminels, prolixe comme un rapport de médecin aux assises ; puis encore la folie lui est conversation de choix, de préférence et de gaieté. Il conte, en pouffant de rire, l’histoire de ce malheureux fou qui coupe sa femme en morceaux, et dit en donnant sa clef au garçon d’hôtel : Vous prendrez garde, en faisant la chambre, de déranger la tête et les mains de ma femme que j’ai mises à sécher près du feu. Et même les contractions de la mort, sur les dalles de la morgue, lui inspirent, en ses bonnes heures, les plus effrayantes mimiques.

Dans les journées de juin, il n’a vu qu’un conte d’Hoffmann. Il narre qu’après les journées de juin un perroquet qu’il connaissait restait muet des heures ; puis il faisait : Boum ! boum ! boum ! — Il imitait le canon. Le perroquet était fou.

Croiriez-vous que le Parigiano, à la campagne, a des bonheurs d’enfant et des attendrissements d’amoureux ? qu’il reste des heures devant une basse-cour à voir les dindons enfler leur col de pourpre, et les coqs sonner de la trompette sur le fumier d’or ? Ce désillusionné jouera de pair et compagnon avec un scarabée qu’il aura pris dans l’herbe fournie. Ne lui donnez pas une maisonnette et des arbres, peut-être qu’il deviendrait bourgeois, qu’il ferait de petites pièces d’eau avec un dragon à la langue de drap rouge, comme Buvat, — et qu’il se marierait.

Il a la haine du prêtre, du bourgeois, du soldat.

Un mot de sa militairiana :

— Sergent Trifaut, pourquoi que le fusilier Brésil a des lunettes ?

— Mon colonel, il est myope.

— Ah !... je le croyais Allemand.

C’est, — que vous dire ? — un gamin de Paris qui aurait fait ses classes et qui aurait de l’esprit. Il a sur l’amour le cynisme d’un chirurgien, sur les femmes l’opinion d’un homme qui aurait dépensé de l’argent pour elles. C’est un cœur qui tient de la fille ; il se donne à la première amitié qui passe ; il se dégoûte des gens aussi vite qu’il s’y attache ; il se grise comme s’il avait une patrie à oublier ; il se fera tuer pour vous à une heure un quart ; il n’irait pas vous voir en prison à une heure trente-cinq minutes ; il ne croit à rien, il s’éprend de tout : Candide, en sa tête, se marie avec Jean-Jacques Rousseau. Il ne vend pas ses tableaux et s’en console. C’est un neveu de Rameau, sans Bouret.

La misère et lui se connaissent ; ils se tutoient de longue main ; il lui ouvre la porte, elle s’assied et lui chante. Il se moque que l’avenir lui fasse banqueroute : c’est une caisse d’épargne où il n’a rien mis. Le lendemain lui est égal. On l’a vu, chassé de feu la Childebert, établir son lit de sangle, acheter une chandelle, une bouteille et le journal du soir, — en pleine place Saint-Germain-des-Près.

Il se fait des joies de peu de chose, et des grands hommes de rien. Il lui a été donné un goût selon sa bourse ; il soupe chez Truchot comme d’autres soupent à la Maison d’Or. Grand contempteur du respect humain, il est allé en soirée avec des gants blancs achetés au Temple. — Bah ! l’odeur de la térébenthine ! répondait-il, on danse les mains derrière le dos ! — Il se fait à tout, ne se soucie de rien, renvoie les inquiétudes, fait la roue quand on lui parle raison, laisse à ses propriétaires des meubles qui n’ont plus que le bois qui ne touche pas au mur, fume des cigarettes, rêve voyage, boit de tout ce qui se boit, a des opinions politiques dans un café, va veiller les morts en temps de choléra, — et ne pose jamais son chapeau sur la coiffe, parce qu’il prétend que les bords tomberaient, — et peut-être a-t-il raison.

Il est chauve. — Il a lu Gall. — il a relu Fourier. Il croit en la métempsycose.

Homme d’opposition toujours, de dévouement parfois, homme à qui Dieu a donné la misère pour femme et la gaieté pour maîtresse, homme du dernier mot, de l’ami du jour, du gouvernement de demain, le soir, après boire, faisant de beaux rêves pour les générations futures, le Parigiano s’endort dans des lambeaux d’utopie et dans la nappe tachée de vin.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021