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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 4 du 31 janvier 1852.

UN PREMIER ACTE.- CHEZ ARSÈNE.

 

SCÈNE PREMIÈRE.

HÉGÉSIPPE, ARSÈNE.

ARSÈNE.

 

Ce matin, je ne sais, en ouvrant ma fenêtre,

Un parfum de printemps qui s’apprête à renaître,

M’embauma. — Des oiseaux, voletant alentour,

Répétaient leurs fredons, prophètes d’un beau jour ;

Et le ciel chatoyait au-dessus de ma tête,

Et se tendait d’azur comme pour une fête,

Et mon âme chantait. — Dieu ne m’a pas menti,

Il me vient ce bonheur qui s’appelle un ami.

 

HÉGÉSIPPE

Arsène !

 

ARSÈNE.

C’est si doux, lorsqu’on a dans la vie

Déjà trempé sa lèvre à la coupe de lie,

Qu’on a fait quelques pas dans ce rude chemin,

Qu’on s’est bronzé le cœur, — qu’on s’est durci la main ;

Qu’on a presque effeuillé son trésor de croyance,

De foi naïve et pure, et sa part d’espérance ;

C’est si doux, mon ami, — tu le verras plus tard, —

De jeter un coup d’œil sur son point de départ,

De feuilleter à deux ses premières années

Avec leurs beaux élans et leurs folles pensées ;

De se refaire heureux, et de se rajeunir

Au contact d’un ami qui vous fait souvenir !

— Dis, te rappelles-tu ces belles promenades

Que préféraient parfois nos cartons camarades

Aux leçons de l’école et du vieux professeur,

Quand le soleil riait d’un rire tentateur ?

Le bois où nous allions, déchirant nos chemises,

Dénicher les oiseaux et cueillir les merises ?

Ces blés où nous courions, baignant nos fronts rosés

Dans l’or déjà bruni des épis haut montés,

Et surtout ce ruisseau qu’on nommait…

 

HÉGÉSIPPE.

La Voulzie ?

Oh ! ne m’en parle pas ! C’est toute une élégie :

Le bois est abattu, notre vieux maître est mort ;

Tout cela l’an passé. — L’industrie et la mort

Dans notre verte idylle ont fait des coupes sombres.

— Depuis ces jours heureux, enfuis comme des ombres,

Ami, j’ai bien souffert. — Tu me connais, tu sais

Mon cœur. Quand tu jouais, souvent, moi, je rêvais.

À voir dans le ciel bleu resplendir des nuées,

Il me montait un chœur de confuses idées.

La campagne pour moi parlait de mille voix ;

Pour moi l’eau murmurait et bruissait le bois ;

À tout ce que j’aimais je prêtais une vie :

J’écoutais quelquefois des chants dans la prairie,

Et même bien souvent, le soir d’une moisson,

Il me semblait, — c’était comme une vision, —

Entendre s’élever des pleurs du fond des herbes,

Et comme des sanglots ondoyer dans les gerbes.

Que de fois, dans l’été, j’ai déserté mon lit

Pour courir dans les prés, pour courir dans la nuit !

La lune, au haut du ciel, scintillait endormie,

Berçant de feux d’argent la nature attiédie ;

Les oiseaux se taisaient sous les rameaux dormeurs,

Et l’air, Arsène, était tout rempli de senteurs !

Tout n’était que repos, que calme et qu’innocence,

Et mon cœur altéré buvait à ce silence !

Puis, quand tout s’éveillait aux baisers du soleil,

Mon Dieu ! quel magnifique, immense et beau réveil !

Oh ! je sentais alors comme un baiser de flamme

Qui m’effleurait le front et me fécondait l’âme.

Tu riais, tu courais, et moi, pieusement

Absorbé dans ma joie et mon recueillement,

Je priais, à genoux, sur la nature en fête,

Et j’applaudissais Dieu ! — J’étais déjà poëte.

ARSÈNE.

C’est vrai ; — tu nous quittais sur le bord d’un ruisseau

Pour égrener ton pain à quelque pauvre oiseau ;

Ou bien, comme assoupi le long de nos vieux saules

Dont les rameaux flottants te baignaient les épaules,

Laissant tes deux pieds nus au fil de l’eau couler,

Et l’oreille en avant tu semblais écouter.

 

HÉGÉSIPPE.

Oui, j’écoutais dans l’eau, sais-tu quoi ? Le mot gloire !

Chaque flot en passant me murmurait : Victoire !

Et je croyais entendre un peuple autour de moi

Qui me battait des mains, et me nommait son roi !

Et le ruisseau, chantant de sa voix sibylline,

Toujours me répétait sa promesse argentine !...

Je sentais en moi-même un flux d’ambition,

Mon cœur battait aux champs, j’avais la fièvre au front ;

Dans le rayonnement d’une aube d’espérance,

L’avenir devant moi s’élargissait immense !

….. Et je suis à Paris, laissant aller ma main

Dans la main d’un ami, d’un frère.

 

ARSÈNE.

Pour combien

As-tu quitté Provins ?

 

HÉGÉSIPPE.

Pour toujours : je m’exile

Des lieux que j’aimais tant. Je quitte cette ville

Où mon ciel morne et triste, un vrai ciel d’orphelin,

S’étoila d’un beau jour, un jour sans lendemain !

 

ARSÈNE.

Qui te chasse ?

 

HÉGÉSIPPE.

Une tombe et mes vingt ans ; deux choses !

Aux murs peuplés d’histoire, aux prés peuplés de roses,

J’ai dit un éternel, un déchirant adieu,

Et puis, je suis parti, pleurant et priant Dieu,

N’ayant pour tout trésor que des rimes en tête,

Et, dans ce grand Paris, je viens être poëte !

 

ARSÈNE, secouant la tête.

Poëte !... Paris !

Il fait fredonner au piano les premiers accords de :

O di tanti di palpiti.

Lyre exilée au désert ;

Triste nid de fumier où l’aiglon manque d’air ;

Cage qui du génie étrangle la volée ;

Babylone où l’on sent avorter son idée ;

Sable qui tait la faim ; — sable qui boit les pleurs ;

Et n’a qu’une oasis : la mort ! pour les douleurs ;

Cirque immense, rempli de martyrs et d’athlètes

Se couronnant de fleurs pour leurs suprêmes fêtes ;

Cité sans cœur, du pied dansant sur des tombeaux ;

Des mourants sans amis, — des râles sans échos ;

Lazares s’émiettant les miettes de l’orgie ;

Chants et larmes, le bal voisinant l’agonie ;

Hic-jacets effacés, — mères en habits noirs

Pleurant leurs beaux enfants, pleurant leurs beaux espoirs ;

Hommes-vieillards, sortant par chacune des portes,

Pour enterrer ailleurs leurs illusions mortes ;

Vaisseaux tout pleins de fleurs qui se croyaient au port,

Et qui s’en sont allés aborder à la mort ;

Matelots qui chantaient sur le bord du naufrage,

Avenirs engloutis sans laisser de sillage !

 

HÉGÉSIPPE.

N’est-ce pas ? c’est d’un fou ; c’est un rêve insensé,

Si tu veux, je sais bien ; mais je me sens poussé,

Arsène. Est-ce un bon ange ? est-ce un mauvais génie ?

Est-ce un appel fatal ? — est-ce une voix amie,

Cette voix qui m’entoure et m’assiège et m’étreint,

Séchant mes pleurs d’hier en me disant : Demain ?

Qu’importe ! je suis jeune !

 

ARSÈNE.

Ô mon ami, mon frère !

Il en est temps encore. Écoute ma prière :

Ne reste pas ici, ne reste pas, va-t’en !

Oui, retourne à Provins. — Oh ! crois-moi, mon enfant,

Écoute-moi du moins. — Je sais, je t’importune. —

Avec du cœur ici l’on ne fait pas fortune.

Ce rêve, où tout est beau, moi j’ai passé par là ;

On se dit confiant : Je le veux, ce sera !

La fortune d’abord vous sourit, tout prospère ;

L’horizon est si gai qu’on croit et qu’on espère ;

On frappe à tous les cœurs, on jette à tous les vents

Les parfums de son âme et l’écho de ses chants !

Et puis voilà qu’un jour, un jour on se réveille

Sans la gaieté d’hier, sans le pain de la veille !

Le désenchantement a fait chuter l’espoir :

On était à l’aurore, et c’est déjà le soir !

Et pourtant Hégésippe, il faut nourrir sa vie,

Il faut s’alimenter et vivre d’industrie.

Dans cette lutte ignoble avec la pauvreté,

Si vous avez encore un peu de feu sacré ;

Si vous, qui du besoin endossez la livrée,

Vous restez un poëte, une tête inspirée,

Ami, songe à cela ! — Sentir qu’on porte en soi

Quelque chose de Dieu dans un cerveau de roi,

Et n’avoir pas de pain, et mourir d’indigence !

— Ce que je te dis là, c’est de l’expérience.

À la misère, hélas ! il faut de durs amants :

C’est une maigre épouse aux longs bras grelottants,

Qui vous prend la jeunesse et l’étend sur sa couche,

Et là, d’un froid baiser se collant à sa bouche,

La dessèche et la tue à son souffle glacé !

 

HÉGÉSIPPE.

Mais sa dot, quelquefois, c’est l’immortalité !

Qu’elle vienne, j’attends. Sous une faible écorce,

J’ai de la volonté, c’est plus que de la force.

Le vent de la tempête assaillira mon front,

Mes espoirs un à un se déracineront ;

De mes rêves chéris je verrai la ruine,

À mon foyer sans feu s’asseoira la famine,

Que je n’irai jamais, ainsi qu’un renégat,

Abdiquer de mon luth le saint apostolat ;

Et, sans cri ni fureur, je saurai dans ma lyre

Me tailler un bâton pour marcher au martyre !

 

ARSÈNE.

Dans la grande cité, pas de fleurs, pas de prés,

Rien qu’un panorama de grands murs enfumés.

Pour te refaire bon, pour apaiser ton âme,

Tu n’auras plus des champs le céleste dictame !

Plus rien pour t’inspirer, plus le chant des oiseaux,

Plus les chansons du soir, plus le bruit des ruisseaux,

Plus ce soleil ardent, divin foyer de vie,

Du feu de ses rayons brûlant ta poésie !

— Ami, tu t’aigriras, tu deviendras méchant ;

Toi, si bon, tu n’auras bientôt plus rien d’aimant ;

Puis, à bout d’agonie et d’atroce souffrance,

Éperdu de misère et de désespérance,

Tu viendras demander un jour ta route à Dieu,

Et la fatalité te criera : Hôtel-Dieu !

 

HÉGÉSIPPE.

Arsène, ce n’est pas une de ces idées

Qui retombent soudain, soudainement germées.

Non, c’est un vœu sacré, c’est une ambition

De ne plus me sentir monter le rouge au front.

— C’est vrai, tu ne peux pas me comprendre, mon frère.

— Eh bien ! puisqu’il le faut, c’est un triste mystère :

Tu me crois orphelin ? Oh ! je suis né plus bas ;

Tu me crois des parents obscurs ? Je n’en ai pas.

Je naquis anonyme, et ma naissance amère

Fut une honte, hélas ! que déserta ma mère !

Je ne m’appelle pas. C’est un horrible enfer !

Signer, c’est usurper, c’est mentir, c’est voler !

Arsène, je n’ai pas le droit que l’on me nomme,

Car mon berceau n’a pas reçu le titre d’homme !

Eh bien ! pour remplacer ce nom où j’avais droit,

Je veux me faire un nom qui relève de moi,

Je veux avoir ma place, et que la poésie,

Nourrice dont le sein m’allaita d’ambroisie,

Et dont les chants si doux, hymnes consolateurs,

Ont bercé mes chagrins, ont endormi mes pleurs,

Sacre d’un peu de gloire et d’un peu de génie,

Moi, l’homme-déshonneur, né d’une ignominie !

Tu l’as voulu, voilà. — Tu comprends maintenant

Quelle chose me pousse et m’entraîne en avant.

Oui, je saurai prouver, si le sort me la donne,

Qu’un front d’enfant trouvé va bien à la couronne.

Tu comprends maintenant que menace et conseil

Ne font rien, quand on a quelque motif pareil.

En face de la faim, en face de la tombe,

Je resterai, mon frère. Eh bien ! si je succombe,

Ainsi qu’André Chénier montant à l’échafaud,

Qui disait à Samson : Vous me tuez trop tôt !

Je dirai, gravissant l’escalier de misère

Dont la mort à l’hospice est la marche dernière :

Et pourtant j’avais là quelque chose !

 

ARSÈNE, ouvrant la porte de gauche

Ami, viens :

Cette chambre est à toi, ce lit sera le tien.

 

HÉGÉSIPPE.

Comment ?

 

ARSÈNE, souriant.

En attendant le Panthéon. — La bourse,

Tu ne dois pas, pour l’heure, avoir grande ressource,

Est en communauté. — Tu l’as voulu. Le sort,

En est jeté, mon cher, et puissé-je avoir tort !

 

HÉGÉSIPPE.

Oh ! merci. Tu verras, si j’arrive à la gloire,

Que, chez moi, c’est le cœur qui me sert de mémoire.

 

UNE VOIX EN DEHORS.

Amis, chaque matin,

Savez-vous ma prière ?

Je dis à la misère :

Attends jusqu’à demain !

 

ARSÈNE.

Ce sont des voix d’amis qui montent l’escalier,

Et qui d’un gai refrain ont soin de s’annoncer.

 

SCÈNE II.

Les mêmes, ARMAND, ALPHONSE, PAUL.

 

ARSÈNE.

Eh ! c’est ce cher Armand ! Salut !

 

ARMAND.

Bonjour, Arsène !

 

ARSÈNE.

Messieurs, un vieil ami, que la fortune amène

De sa province ici. Nous grandîmes tous deux,

Courant les mêmes champs, jouant les mêmes jeux ;

Jumeaux de far niente et de gaminerie.

Aujourd’hui, de là-bas prenant sa course hardie,

Il vient être poëte.

 

ALPHONSE.

Ah ! monsieur, parmi nous

Soyez le bienvenu ! Nous voulons, comme vous,

Devenir quelque chose, et, comme vous, nous sommes

Ce qu’on est à vingt ans, des aspirants grands hommes,

De bons et gais garçons, chantant aux mauvais jours,

Ne dînant que parfois, mais espérant toujours.

Vous ferez comme nous.

 

HÉGÉSIPPE.

Oh ! je vous remercie

De me tendre la main.

ARSÈNE, à Armand.

Que fait ta flânerie ?

 

ARMAND.

Viens donc à l’atelier, j’ai sur le chevalet

Un tableau que je viens d’esquisser.

 

ARSÈNE.

Le sujet ?

 

ARMAND.

Le ciel, dès le matin, a mis pour la journée

Son écharpe d’argent et sa robe azurée ;

L’eau coule doucement ; des saules mi-pourris

Habillent leurs vieux troncs de feuillages pâlis ;

Un riche entassement de plantes amphibies,

De nénuphars montés sur leurs feuilles vernies,

Et de menthe touffue, et surtout de grands joncs,

Laissant à la dérive aller leurs cheveux longs,

Frange chacun des bords et fait un vert mirage ;

Un pont miniature, un pont-neuf de village,

Trait d’union en bois, dont l’air tout paysan

Et les étais naïfs sont du dernier normand,

S’enlève à l’horizon, en touches vigoureuses,

D’un fond de peupliers aux ombres vaporeuses ;

Un bonhomme aux bras nus pêche sur un bateau,

Et l’écho babillard des battoirs rit sur l’eau.

 

HÉGÉSIPPE.

Et vous aussi ?

 

ARMAND.

Mais moi, j’encadre mes idylles.

 

ARSÈNE, à Alphonse.

Et toi, mon lazzarone aux ébauches faciles,

Ta belle saltatrice au beau corps ondoyant,

Au torse qui bondit et s’emporte en avant,

Ce ravissant projet aux formes artistiques,

D’une aristocratie et d’une grâce antiques,

Quand l’achèveras-tu ?

 

ALPHONSE.

Je fume pour l’instant,

Mon cher, si tu savais, un tabac du Levant

Jaune comme de l’or, dont les spirales lentes

De la pipe qui dort s’échappent indolentes !

ARSÈNE, qui a disposé un flacon et des verres sur une table.

Et des toasts, messieurs, des toasts !

 

PAUL.

À Béranger1 !

À toi, grand chansonnier, qui sais toujours trouver,

D’un crêpe ou d’un laurier décorant notre histoire,

Un protêt pour la honte, un écho pour la gloire !

À toi qui dis tout bas, pour égayer nos fronts,

Hier fiers de victoire, aujourd’hui blancs d’affronts,

Catin, la Liberté, le Champagne et Lisette !

À toi qui dans tes vers, et Français et poëte,

Toujours au second plan fais mugir le canon,

Toujours au second plan passer Napoléon !

TOUS, levant leurs verres.

Buvons à Béranger, buvons !

 

ALPHONSE.

À nos maîtresses !

À vous qui nous cachez nos plus rudes détresses,

À vous qui nous dorez d’un soleil de gaieté

Le surnumérariat de la célébrité !

À vous dont l’espérance escompte un temps prospère,

Et dont le rire éclate au nez de la misère !

Élèves sans orthographe et sans cupidité,

Aimant notre jeunesse et notre pauvreté,

Rosalie ou Marie, à vous, chères grisettes !

Ô reines de nos cœurs, reines de nos chambrettes,

Beaux rossignols d’amour, semant partout des chants,

Et dans notre mansarde apportant le printemps ;

Complices de nos punchs et sœurs de nos tristesses,

À vous, à vous, je bois à vous !

 

TOUS, sauf Hégésippe.

À nos maîtresses !

 

ARSÈNE, à Hégésippe.

À l’écart et l’air triste, ô mon bien cher rimeur,

Parle donc un peu plus à ton verre, rêveur !

 

HÉGÉSIPPE.

Comme un gladiateur, en entrant dans l’arène,

Qui dit en regardant la loge souveraine :

Maître, sois salué par ceux qui vont mourir !

Levant son verre.

Je bois à mon César, je bois à l’avenir !

1848.

Jules de Goncourt.

 

ARCHIVES DE L’ART FRANÇAIS, RECUEIL DE DOCUMENTS INEDITS RELATIFS A L’HISTOIRE DES ARTS EN FRANCE, PUBLIES ET ANNOTES PAR M. DE CHENNEVIERES. - Paris, Dumoulin, 1851.

L’Abecedario de Mariette dormait sous la poussière. Les précieux autographes de nos vieux peintres, de nos vieux sculpteurs, de nos vieux architectes, étaient lus entre quatre murs par l’égoïste propriétaire. Les archives de province s’ignoraient encore, et, sauf quelques fureteurs à outrance, tout le monde des curieux de l’art français, triste et désappointé, — Marolles, Florent Le Comte, Lépicié, Dargenville, Nougaret, les Almanachs, les Deuils de cour une fois lus et fermés, — s’écriait c’est bien peu ! Si, par quelque beau jour de soleil, l’un de nous revenait du Louvre avec un souvenir amoureux d’une toile, grande ou petite, et qu’il voulût reconstruire le peintre et son œuvre, les matériaux lui manquaient.

Au mois de janvier dernier, sans fracas, sans bruit, M. de Chennevières, l’auteur d’une histoire des peintres provinciaux, aidé de M. de Montaiglon, ouvrit au public de l’art le livre de Mariette, fit dire à la province de nettoyer le verre de ses loupes, souleva la chemise trop discrète de l’autographe, et tous les deux mois arrivèrent aux souscripteurs des Archives de l’Art, dans ce numéro une pièce sur Poussin, dans celui-ci des lettres du peintre du Luxembourg, dans celui-là un billet de Mignard, dans cet autre des brevets de logements sous la grande galerie du Louvre, dans ce dernier une quittance de Germain Pilon. Et le long de ce voyage à l’inédit, qui débute par une lettre de Loys Mourier, imagier, et finit à l’acquisition du naufrage de la Méduse, vous apprenez tantôt une chose que vous ignoriez, tantôt une chose que vous ne saviez pas tout à fait. À l’hôtel Bullion, c’est le tableau de Géricault adjugé 6,005 francs à M. Dreux d’Orcy, que les marchands avaient proposé de couper en quatre et d’acheter 20,000 francs ainsi dépecé. Là c’est le vieux David qui, par honte de montrer ses lunettes, laisse inachevé le portrait de Mme Récamier. L’intronisation du goût transalpin en France avant l’école de Fontainebleau, l’influence des beautés de l’art italien sur Charles VIII sont établies par des documents sans réplique, à côté d’une commande au sieur Lancret, où il doit « représenter les six dames le plus crotesquement qu’on pourra et dans le goust qu’on porte les veaux au marché et l’équipage le plus dépenaillé que faire se pourra. » Ces six dames étaient peut-être la duchesse de Tallard, la marquise de Prie et autres. Michel Lasne, homme de régal ; Lepaon, « qui se fait dragon, et se fait blesser à une bataille pour en mieux voir l’effet ; » Rubens, avec son royal mépris pour l’Excellence ; Jean Solas, un sculpteur parisien de l’année 1505 ; Rigaud, Detroy, Bouchardon, Cochin, Warin, Vien, Vernet, Bosse, Drouais, Félix Lecomte, qui savait mouler le talc, ont chacun leur page de publicité. David, le 4 mai 1793, à une demande de l’Académie qui l’engage à venir professer répond : « Je fus autrefois de l’Académie. » DAVID, député à la Convention nationale. Et à tous ces coins de rideau soulevés s’annexe la publication complète des manuscrits de Mariette.

Il y a de la part de MM. de Chennevières, de Montaiglon, Soulié, Mantz, qui sont gens de style, quelque mérite à se faire les modestes éditeurs de ces heureuses fouilles. Peut-être même vont-ils trop loin et se montrent-ils trop discrets de ces notices substantielles auxquelles nous avait habitués le Cabinet de l’Amateur ; et cela quand partout s’improvisent des critiques picturaux avec un peu d’audace et un volume dépareillé de Descamps. Nous n’adresserons qu’un reproche aux éditeurs, qui commencent leur seconde année, c’est de remettre leurs surprises de deux mois en deux mois ; ne pourraient-ils les espacer d’un seul ?

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

ALGER. — 1849.- NOTES AU CRAYON.

Mercredi, 7 novembre.

À cinq heures, la côte d’Afrique sort de la brume du matin. — À six, un triangle de neige s’illumine aux premiers feux du soleil et s’argente comme une carrière de Paros. — Envahissement du vapeur par une horde de portefaix algériens qui s’excitent au transbordement des malles, à grand renfort de sons gutturaux. — Porte de France. — Rue de la Marine. — Hôtel de l’Europe. — Bab-a-zoun(1) et Bab-el-oued(2), rues animées par la bigarrure étrange, pittoresque, éblouissante, d’une Babel du costume. L’Arabe drapé dans son burnous blanc ; la Juive coiffée de la sarma pyramidale ; la Moresque, fantôme blanc aux yeux étincelants ; le Nègre avec son madras jaune, sa chemise à raies bleues ; le Maure à la calotte rouge houppée de bleu, à la veste rouge, au caleçon blanc, aux babouches jaunes ; les enfants maures, israélites, chamarrés de velours et de dorure ; le Mahonnais au chapeau pointu à pompon noir ; le riche Turc au cafetan rutilant de broderies ; le zouave ; des marins débraillés venus des quatre bouts du monde, et, comme repoussoir à ce dévergondage oriental des couleurs les plus heurtées et les plus éclatantes, la triste uniformité de nos draps sombres. — Dans ce kaléidoscope de l’habillement humain, pas un seul costume qui se ressemble, tant il y a de variétés dans le drapé, dans la coupe, dans l’ornement de la veste, du turban, du kaïk (3), du cafetan, du burnous, de la foutah. — Au soir, quelques musulmans semblent, pour ce jour, avoir complètement mis en oubli les prescriptions du prophète, et le fameux biribamberli retentit comme un refrain de larifla, scandé par les hoquets du vin.

Jeudi, 8 novembre.

La place du Burnous, où piétinent les petits chevaux arabes d’une vingtaine de coches en partance pour les environs, place tout arabe. — Une double rangée de négresses, vêtues d’un morceau de toile bleue, accroupies devant leurs pyramides de pain ; des mendiants, rois du haillon, une sébile sur les genoux ; un va-et-vient incessant de burnous jaunâtres et encrassés ; sur le talus quelques loques omnicolores trouées, rapiécées, effiloquées, jettent sur quatre pieux un semblant de tente, sous lequel travaillent de graves cordonniers kabyles, pêle-mêle avec des chiens rongés de gale ; puis, au fond, un entassement de masures cuites et rougies au soleil, éblouissamment plaquées de blanc rayé de briques. — Kouskoussou (4), le fond de la cuisine indigène, semoule pulvérulente safranisée ; mets élastique, relayant le pain, cerclant au choix un poulet, du mouton, se mariant même quelquefois à du raisin ; une chose sans nom qu’on finirait peut-être par aimer. — Six heures d’enthousiasme artistique. — À chaque rue, à chaque maison, un tableau de Decamps ; — boutiques à formes alhambresques, aux magiques devantures de fruits du pays, encadrant la statue immobile d’un vieux Shilock à bésicles. — Remarquable beauté, finesse de traits des enfants. — Une toute petite Juive, soi-disant vêtue d’une petite chemise blanche, nous offre le type le plus délicat, le plus mignon que puisse rêver une mère. — À voir cette chevelure aile de corbeau glacée de reflets carmin, nous nous éprenons du roux, déconsidéré en Europe par la nuance carotte. — Plus loin, un petit Turc, ramené de l’école avec le carton classique en sautoir, perdu dans les bouffants de son haut-de-chausses, les cheveux emprisonnés dans une jolie queue rouge d’où s’échappent deux rubans qui lui balaient les talons. — Et ce sont toujours des ruelles à échelons de pierre plongeant sous vos pieds, ou grimpant devant vous ; des maisons blanches de chaux vive, s’étayant de poutres jetées au travers de la rue, font ressauter leur premier étage d’une forêt d’arcs-boutants, et, soudant leurs terrasses l’une à l’autre, ne laissent glisser que quelques filtrations de soleil : intelligente architecture qui, dans le moment où la chaleur incendie la campagne et fait déserter le quartier d’Isly, transforme ces passages en frais couloirs. — Quelques gracieuses fontaines entourées de légères colonnettes à fond de mosaïque. Un placage de tuiles vernissées, aux savantes combinaisons linéaires, détache ses arabesques bleues, jaunes, vertes, d’un encastrement de murailles blanches. — Débarbouillement in extenso d’un Maure qui a choisi l’une d’elles pour cabinet de toilette.

Samedi, 10 novembre.

École turque. — Une vingtaine de ravissants bambins rangés en cercle autour d’un vieux pédagogue à mine rébarbative, chantonnent (5) en se dandinant des versets du Coran inscrits sur une pancarte en bois qu’ils ont passée au cou. Les espiègleries, grimaces, gentillesses et autres singeries nous font mal préjuger de leurs progrès, dont leur maître, du reste, paraît fort peu se soucier. — Les constructions arabes, si brusques d’arêtes dans la journée, estompent le soir leurs lignes d’une vaporeuse demi-teinte et enveloppent comme d’une crêpe violâtre leurs masses indécises. — C’est le paysage indien tel que l’a compris Daniell, tel que l’interprète la gravure anglaise.

Edmond et Jules de Goncourt.

(La suite au prochain numéro.)

 

NOTE DE BERGAHAMMOU

1-Bab Azzoune

2-Bab El Oued

3-kaïk : Plus exactement : haïk, voile blanc dont se couvrent les femmes principalement dans l’Algérois et l’Oranie ; les femmes du Constantinois, l’est algérien, ont adopté le voile noir en signe de deuil à la suite de la mort d’un des beys de Constantine ; mais, là aussi, le voile blanc – haïk – est porté pour les fêtes de mariage, circoncision… Mais, depuis peu, le voile, qu’il soit blanc ou noir, a beaucoup perdu du terrain devant l’arrivée du hijab et ne se porte pratiquement que par les vieilles femmes ou lors des fêtes. On peut regretter cela, mais il est inutile de se mouvoir à contre-courant, n’est-ce pas ?

4-Couscous : en effet, les frères Goncourt ne s’y sont pas trompés : ce met culinaire typiquement algérien a été adopté, et bien adopté, par les Occidentaux ! Quant à la présence de raisin dans le couscous, il s’agit d’une variante de couscous servi avec du lait, du peti-lait (l’bène) ou du lait caillé (raïb) et avec ou sans sucre. Les raisins peuvent être frais ou secs (z’bib)

5-On en chantonne pas les chapitres ou versets du Coran : on les lit, les récite ; des canons très strictes régissent et la lecture et la récitation du Coran.

6-(…) une pancarte en bois qu’ils ont passée au cou.- Je pense que cette phrase est très malheureusement sujette à caution : on comprendrait que la pancarte de bois (sic !) est porté par les enfants autour du cou comme s’ils étaient cloués au pilori ; autrement dit qu’ils sont là contre leur grté ! Plus exactement, cette ardoise en bois (généralement de dimensions : 30 cm/40 cm) est mlunie dans une de ses largeurs par un court manche troué où on passe une cordellette afin d’accrocher cette ardoise à un clou fiché dans le mur après l’école ou passée autour du cou pour qu’elle ne tombe pas vers l’avant sachant que dans les écoles coraniques , on étudie assis par terre ; jusqu’à nos jours.

CHRONIQUE DES THÉÂTRES.- THÉÂTRE DU PALAIS-ROYAL.

C’est toute une troupe que Brasseur. Il est cinq, six acteurs, que sais-je ? Toutes les voix, tous les gestes, toutes les physionomies, il les prend, non, il les a. Il a la voix fiévreuse et pressée de Bouffé ; — Il a le débit tout triomphant des couacs, et ces gestes épileptiques qui n’appartiennent qu’à Grassot, tantôt c’est le triangle buccal et le nez pincé de Levassor ; tantôt le clignement d’yeux, les grimacements simiesques, les sourires pouffants, toutes choses dont Ravel est propriétaire : — et cette bouche qui se convulsionne brusquement à gauche, à droite, et ce rire gargantuesque... Vous avez nommé Sainville. L’affiche disait vrai : le kaléidoscope dramatique. Brasseur nous a fait, le Dupré-protée qu’il est ! tous les ut de théâtre : de l’ut de rogome du jeune premier des Funambules à l’ut de caverne de Numa.

Mais il s’agit bien de cela vraiment. — Romainville a fait un drame, mais un drame... qui, rien que sur le titre, serait reçu d’emblée à l’Ambigu : l’Eau de Javelle !!! — Notre gaillard enterre son propriétaire le jour où l’on doit donner sa pièce : ce Romainville est un homme heureux. Ajoutez à cela que c’est Levassor qui joue son rôle au Palais-Royal, et qu’il s’est inventé, pour ce faire, un chapeau-gondole coupé sur un quartier de lune. — Au sortir de l’église, Romainville se trompe de cérémonie : au lieu de suivre le corbillard, il suit une noce — qu’il croit de bonne foi un enterrement, — et la noce le mène à une maison qu’il suppose mortuaire et qui est très-vivante : c’est Deffieux ! — Bast ! — se dit Romainville ; — et comme un garçon passe, le Bouchardy en herbe lui inocule les vingt-sept tableaux de l’Eau de Javelle. — Pauvre Eau de Javelle ! elle est sifflée avec un ensemble !... — Et Chardonneret refuse sa fille à un homme si peu apprécié. Mais, Dieu merci pour ce brave Romainville ! ce n’est pas d’hier que les vaudevillistes sont en relation avec les oncles d’Amérique et autres solutions californiennes. — Romainville hérite de trois cent mille francs. — Adieu à l’Eau de Javelle ! — Il épouse Cœlina. — Parole d’honneur ! il ne fera plus de drame ! — Et le public a pris acte en applaudissant Romainville et Levassor.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

FOLIES-DRAMATIQUES.- LE LAQUAIS D’UN NÈGRE, vaudeville en deux actes - par MM. Brisebarre et Nyon.

— Comment ! un étage de plus ? —

Après cela, nous en sommes bien aises. — Voilà quatre fois que nous prenons au bureau de ce théàtre des places d’avant-scènes, de rez-de-chaussée ou d’entresol. Voilà quatre fois qu’on nous fait monter à des avant-scènes qui, si elles sont des avant-scènes, sont des avant-scènes à trente pieds au-dessus du niveau de la scène. Nous nous sommes informés : tous nos amis ont fait comme nous cette réflexion qu’ils soupçonnaient toujours un peu être placés plus haut que leur argent.

La toile était tombée. — L’auteur ! l’auteur ! — criait toute la salle. Nous avions bien envie, nous, de demander : — L’architecte ! — et si on l’avait nommé, nous ne l’aurions pas applaudi, je vous jure. Que voulez-vous ? on n’est pas parfait : nous avons les jambes rancunières.

Mais ce sont les auteurs qu’on a nommés : MM. Brisebarre et Nyon. — M. Nyon, du Pour et du Contre ? — Oui. Pourquoi pas ?

Un Yolof : c’est Brasseur.

— Toi bon nègre à moi ;

— moi aimer toi ;

— toi cirer bottes à moi ;

— moi rattacher bon blanc à la vie ;

— moi reluire comme lune ;

— moi vouloir petite blanche ;

— moi demeurer rue Blanche ;

— moi aimer bon Huart ;

— moi avoir abonnement au Charivari ;

— moi danser bamboula ;

— yo ! yo ! hi ! hi !

— une soulouquerie en deux actes.

Edmond et Jules de Goncourt. - FIN

 

 

 

 

Numéro 5 du 7 février 1852.

Date de dernière mise à jour : 28/03/2016