BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 39 du 2 octobre 1852

 

 

SILHOUETTES D’ACTEURS ET D’ACTRICES. - GEOFFROY.


Tout se débande dans la maison : les domestiques s’insurgent, ils conspirent, ils vont demander leurs comptes ; l’antichambre et la cuisine et l’office refusent d’être plus longtemps complices des dettes du maître ; ils refusent de jouer, comme des acteurs qu’on ne paie plus. Les troupes tirent sur leur général. Les fournisseurs veulent voir de l’argent, la fruitière se défie, le boucher refuse la viande, le boulanger, en donnant le pain, tend la main, la panique s’organise sur toute la ligne, le crédit bronche.

Arrive, en cette débandade, en ce Waterloo d’intérieur, arrive sur le champ de bataille, en pleine panique, en pleine fuite, arrive dans l’émeute de sa gens, dans les brutalités de déficit, Mercadet, — non, Geoffroy. — Il voit ses ressources enclouées et le terrain perdu. Dans cette grande ruine, il n’a ni hésitation ni plissement de front, il rallie le crédit d’un mot : en ordonnant ; il ramène ses domestiques d’un geste : du geste d’un homme qui a de l’argent.

Quel rôle et quel homme, ce Mercadet ! Vivre de ses dettes comme d’autres vivent de leurs revenus ; se faire prêter de l’argent par ses créanciers, que dis-je ? s’en faire offrir ; forcer des cœurs d’amis fermés à triple verrou, faire chanter la cupidité, crocheter les bourses rebelles, se tenir en équilibre, cacher sa ruine, donner à dîner, habiller sa femme, en appeler toujours du jourd’hui au lendemain, être toujours espérant, toujours expectant, battre emprunt avec les larmes de sa fille, rebondir de création en création, allécher comme un prospectus, plaisanter à la Rothschild sans un sou, savoir jouer de l’actionnaire comme d’une machine à argent, vendre et racheter et revendre, violer la Fortune, faire la hausse, faire la baisse, tromper, mentir, être vrai, paraître debout quand on croule, à l’aise quand on déménage au Mont-de-Piété, tromper jusqu’à son valet de chambre, faire sonner d’écus une caisse vide, marier sa fille sur une banqueroute ! Et quelle comédie en cette comédie ! Jouer tous les genres, même le pathétique ! sourire à tout, même aux insultes ! avoir la lèvre joyeuse, une chaîne de montre, un habit noir frais, et la confiance contagieuse !

Voyez-le en cette pièce du divin Balzac, Geoffroy. Il s’est incarné en Mercadet le faiseur. Trois actes durant, il est en scène ; trois actes durant, Geoffroy est le cervier de génie, « tâchant à la fois d’être renard et lion », selon la belle expression de machiavel. Trois actes durant, Geoffroy change à chaque scène de masque, dans ce rôle énorme du Protée débiteur. Dès la première scène : Mais les fournisseurs ? — dit Virginie indécise. — Mercadet : Hein ? quoi ? les fournisseurs ?... Vous me parlez des fournisseurs le jour où se fait l’entrevue de ma fille et de son prétendu ? — Quelle autorité de ton et de mouvement ! Il est assis sur un fauteuil, les deux jambes croisées, bien allongé ; il a un bras appuyé sur la table, et il joue nonchalamment avec un couteau à papier dont il se chatouille les lèvres. — Mais les fournisseurs ? — Il tourne la tête sans se déranger, comme à une impertinence et à une sottise. Et il répond superbement, en levant un peu les yeux, avec un regard d’empereur à qui on fait une objection : Hein ? quoi ? les fournisseurs ?... Vous me parlez des fournisseurs le jour où se fait l’entrevue de ma fille et de son prétendu ? Et ce mot, comme il le disait à sa femme en regardant Virginie sortir : Cette fille a mille écus à la caisse d’épargne qu’elle nous a volés ! — Et cette trilogie des créanciers criards et intraitables, Goulard, Pierquin, Violette, — la spéculation, l’usure, la mendicité, — comme il leur chante à tous trois une gamme différente ! Il faut nuancer le ton, changer d’air, avoir trois sourires, des réticences ici, de l’attendrissement là ; quel jeu ! Il faut, en ces trois scènes différentes, être trois comédiens différents ! — Et la grande attaque au Verdelin ! Rire en bonhomme, ramasser le chapeau de Verdelin et le brosser en client, remonter à ces fredaines de vingt ans qui referaient jeune un cœur d’usurier, avoir de la servilité, avoir de l’amertume, simuler les émotions par le gosier et les larmes par la voix, crier au suicide d’un air convaincu, glisser sur les riens en grand comique, tout entier aux larges masses d’actions, dire vite, brûler la scène et ne laisser ni paix ni trêve à ce coffre-fort bloqué, traqué, ému, près d’une aumône ! — Tout le long de la pièce, Geoffroy marche dans cette harmonie tempérée d’intonation et de geste de mise aux drames de la Bourse, de mise aux drames du xixe siècle. Quelles manières posées, et quel air de fortune solide et bien assise en tout son port dans son entrevue avec de la Brive ! L’honnête millionnaire qu’il faisait ce Geoffroy, et l’honnête homme de beau-père ! Quelle aisance de poignées de main à l’anglaise ! Le bel abandon ! L’œil limpide, la voix coulante, l’affabilité facile, l’air insoupçonnable d’un agent de change qui donne un bal pour partir en Belgique à minuit ! — Quelle fureur bridée, quelle sourde déception de colère, et comme il avance, les dents serrées, vers le canapé où se carre de la Brive ! — De Bourdillac ! — Monsieur ! Volé comme à la Bourse ! — Puis, au dénoûment, quand tout arrive au mieux chez le faiseur, et que la fortune lui revient avec Godeau, l’explosion, et le hurrah, et la contorsion, et la suprême joie que Geoffroy met à son : Je suis… créancier ! je suis créancier !

Le soir où Geoffroy a joué Mercadet, — Geoffroy a traduit Balzac. 

 

 

POÉSIES COMPLÈTES DE ARSÈNE HOUSSAYE. - Paris, Victor Lecou. — 1852.

Ce qu’il faut, pour rendre compte de certains livres, c’est avoir sur sa table six petites glacières de vieux Saxe, sur leur plateau de porcelaine ; c’est avoir sur ses murs une esquisse à l’huile, de Boucher, et un dessin au crayon noir, relevé de sanguine, de Boucher ; une marquise à la jupe bouffante, au sourire perlé, qui fait jouer un éventail ; c’est avoir en petite bibliothèque de Boulle, de Boulle lui-même, l’anecdote et le scandale et l’indiscrétion de ce siècle, qui fut indiscrétion, anecdote et scandale : la Vie de Frétillon, le Gazetier cuirassé et le Chroniqueur désœuvré ; c’est encore avoir en son carton, tout près d’un guéridon en bois de rose, pochades de Watteau et croquis d’Oudry.

Pour nous, notre vieux Saxe et notre vieux Boulle et notre vieux Boucher, et nos glacières et toutes nos vieilleries, voilà nos seuls titres à rendre compte d’un livre de M. A. Houssaye.

Voyez là-bas sur la montagne verte

Le vieux moulin qui tourne si gaîment.

Ami, un vieux moulin sur la montagne ! Un vieux moulin ! Un vieux moulin aux grandes ailes qui font des ombres fugitives et obstinées sur les épis d’or ! Un vieux moulin pour lire « Homère et par hasard Théophile de Viaud. » Un vieux moulin pour mettre d’heure en heure le nez à la lucarne, voir les moissonneurs hâtifs, et le ciel qui sourit aux champs, pour voir un coin de Théocrite ! Un vieux moulin, pour, à son tic-tac, se faire bercer le cœur ! Ami, le poëte l’eut, le moulin sur la montagne.

Voyez là-bas sur la montagne verte

Le vieux moulin qui tourne si gaîment.

Et comme, un de ces beaux jours où la nature fait deux amoureux pour deux jeunes gens qui se rencontrent, il regardait par la lucarne, il vit, quoi donc ? le paradis de sa vingtième année ; et son violon aimé se mit à chanter tout seul son jeune cantique :

Si l’image de Dieu sur la terre est visible,

C’est sur le front rêveur des filles de vingt ans,

Qui ne savent encor lire que dans la Bible

Et n’ont que de l’azur dans leurs yeux éclatants.

Puis le poëte devient embrasseur, et à chaque coup d’aile le moulin emportait au ciel une parole d’amour. Vint l’orage ; le moulin lutta ; Claudine mourut. Pendant qu’on l’enterrait, dit le poëte,

Je décrochai ce violon triste et tendre,

Et le doux air que Claudine aimait tant,

Je le jouai, le cœur tout palpitant :

Son âme sainte a passé pour l’entendre.

Je le jouai, mais au dernier accent

Mon cœur bondit comme un daim qui se blesse ;

Je me perdis si loin dans ma tendresse

Que je brisai mon violon gémissant !

Ah ! pourquoi du temps qui suivit n’avoir point fait parler vos sonnets mutins ? Quand vous avez quitté le moulin pour la comédie ambulante, pourquoi n’avez-vous pas honoré de quelques vers votre bohémienne vie, et n’avoir pas chanté autant que Ninon, l’orpheline du Manoir de la forêt ? Votre muse a-t-elle si bien dormi sur les matelas durs de ce monde Scarron ? ou d’aventure, Nina n’aime-t-elle point les vers ?

Et puis, adieu moulin ! Et puis, adieu comédiens. C’est Paris.

N’ayant rien dans le cœur, j’allais à l’aventure,

Un soir de carnaval ; je rencontrai Ninon

Cherchant un Desgrieux, — la folle créature !

Je lui donnai mon cœur comme l’autre à Manon.

Veux-tu m’aimer ? lui dis-je en prenant sa ceinture ;

Veux-tu m’aimer huit jours ? — Huit jours ? ni oui, ni non.

L’amoureuse créature que cette Ninon, monsieur ! et comme elle aimait à vivre en de belles robes ! Elle ne laissait ni son cœur, ni sa lèvre en friche, en ses passions rapides !

Ninon est jeune. Elle a vingt ans.

Son sein est taillé dans le marbre.

On y voit un fruit de printemps,

Plus doux que n’en porte aucun arbre.

Ninon est belle ; elle a des yeux

Noirs comme l’aile de la pie,

Des cheveux ondés et soyeux

Comme la Vénus accroupie.

Ninon est bête ; elle n’écrit

Que dans son cœur, un mauvais livre ;

Mais sa bouche a bien plus d’esprit

Que la grappe qui nous enivre.

Le beau caprice, monsieur, où le poëte mit un amour !

Ninon, te souviens-tu de nos folles journées ?

Que nous avions le cœur près des lèvres, Ninon !

— Ah ! oui, je me souviens des fraîches matinées

Où je chantais si faux la chanson de Mignon.

Des pastels, voulez-vous, monsieur, que nous passions aux tableaux du poëte ? Aimez-vous Brauwer, aux pinceaux taverniers ?

Il est une claire fontaine,

Qui murmure nonchalamment,

Non loin d’un cabaret flamand.

Le soir, dès que l’ombre incertaine

A jeté ses voiles flottants

Sur la vieille épaule du Temps ;

Quand l’abeille rentre à la ruche,

La Flamande, portant sa cruche,

Y va rêver à son amant.

Son amant dans l’ombre incertaine

Vient s’enivrer à la fontaine,

Bien mieux qu’au cabaret flamand.

Voulez-vous un Ruysdaël mouillé de rosée ?

Dans les prés reverdis le troupeau reposait :

Le jeune pâtre chante et sculpte une quenouille,

La vache, qui nous voit, jette un regard distrait,

Le grand bœuf nonchalant sommeille et s’agenouille.

À deux pas du troupeau, par les chiens arrêté,

Sous le pommier en fleurs que fait neiger la bise,

Une blanche génisse au beau flanc tacheté

Nous regarde passer, curieuse et surprise.

— Mais, monsieur, comment diable faites-vous la critique d’un livre ? — Monsieur, je la fais comme je peux. — Voilà cinq minutes que je vous lis, et je n’ai pas encore vu deux phrases ensemble. C’est qu’elles vont toutes seules, monsieur. — Vous ne m’avez pas raisonné tant seulement d’un mot sur la poésie en général, et sur les poésies d’Arsène Houssaye en particulier. — Monsieur, je n’ai lu ni l’Art et science de rhétorique pour faire rigmes et ballades, ni l’Art de poétique, par Cl. De Boissière, ni l’Art poétique français, par Th. Sibillet, ni le Traité de la poétique française, par Mourgues, ni la Poétique française, par Marmontel ; je compte les lire la semaine prochaine, et les citer au plus tard le 15 octobre. Pour ce qui est de mon jugement sur les poésies d’Arsène Houssaye, j’aime mieux vous donner celui-ci d’un de ses amis intimes, qui le connaît comme lui-même. « La critique aurait beau jeu avec notre poëte : il sacrifie un peu trop à l’esprit et au tour ; sa gaieté n’est pas toujours de bon aloi, sa tristesse ne touche pas souvent le cœur ; il répand çà et là des roses fanées dans son style ; tout en voulant unir le sentiment austère de Lesueur à la fantaisie galante de Watteau, il arrive parfois qu’il n’aboutit à rien de bon ; mais au moins, s’il manque son coup, ses flatteurs, — qui n’en a pas ? — lui disent que ce n’est pas sans un certain charme. On lui reproche de trop se mettre en scène, de parler de lui à tort et à travers. — Mais dans l’histoire de tout homme politiquement doué, n’y a-t-il pas l’histoire de tout le monde ? Le poëte est une harpe éolienne qui répond à tous les vents, une étoile qui brille dans toutes les ténèbres, une onde pure qui réfléchit le jour et la nuit, l’arbre et le nuage, la primevère et le rocher, Dieu et le passant. L’âme du poëte, c’est un miroir que la nature promène le long du chemin. »

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

 

CHRONIQUE DES THÉÂTRES. - THÉÂTRE-FRANÇAIS.- STELLA ; Comédie en quatre actes, par M. Francis Wey.

Depuis quelque temps, la Comédie-Française en veut aux femmes artistes. Il n’est sorte d’enseignement qu’elle ne donne à la jeunesse pour fuir leurs chaînes dangereuses. Une femme artiste, nous apprenait l’autre jour le Sage et le Fou, une femme qui peint des fleurs,

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Une femme artiste, nous dit la comédie nouvelle, une femme qui chante, et qui a de la voix, et qui chante bien, une femme artiste, jeunes gens, empêche les mariages d’argent.

Je sais bien que M. Francis Wey a paré la sirène de tous les agréments de l’esprit, de tous les dévouements du cœur. Il l’a faite chaste, il l’a faite résignée à tous les sacrifices. Il lui a mis une couronne d’épines pour la rendre intéressante. Il lui a donné le talent de la Grizi et l’amour de la Thisbé ; mais n’importe ! toute la comédie est écrite pour prouver à tout mari surnuméraire qu’une maîtresse qui a un piano est mille fois plus dangereuse qu’une maîtresse qui n’en a pas, et que, si parfois on se débarrasse à grand’peine d’une femme qui n’a pas de voix, on ne se débarrasse jamais d’une femme qui a de la voix, de la méthode et du talent. Stella pourrait s’appeler l’École des amants de cantatrices. J’y mènerai l’un de mes amis.

Au reste, la comédie est à deux fins : elle a encore été écrite pour prouver que les diplomates allemands sont bons pères naturels.

Cette comédie est ingénieusement terminée par quatre tableaux vivants à chaque tombée de rideau :

Fin du premier acte. Premier tableau. L’étonnement mêlé de douleur et d’un rien de dépit ; figuré par Mlle Fix et Mme Bonval ;

Fin du second acte. L’abandon ; Ariane à Bade ; figuré par Mlle Madeleine Brohan seule.

Fin du troisième acte. Les serpents de la jalousie ; figuré par la même.

Ces trois motifs sont amenés par le rendez-vous de deux amours dans le cœur de Philippe de Valençay. L’un de ces amours a nom Stella ; c’est une sorte de Sylvia immaculée, qui chante pour les pauvres et pour elle, et qui galope les eaux sans accompagnateur. L’autre s’appelle du doux nom de Delphine. Delphine a une dot, de beaux yeux, un cœur nubile et l’âge du mariage.

M. de Valençay va épouser Delphine. Il apprend qu’il est ruiné. Stella vient à passer, et il s’en va avec elle. Une fois qu’il est avec Stella, un père incognito de Stella lui fait restituer sa fortune par un tiers. Delphine se met à passer, et Valençay s’en va avec Delphine.

Nous ne faisons pas ici procès à l’intrigue. Toute intrigue est bonne, et la plus vieille et la plus usée est la meilleure ; à moins encore qu’il n’y ait pas d’intrigue du tout, ce qui vaut mieux pour nous que toutes les intrigues possibles. — La comédie ne se fait valoir ni par les situations que tout le monde pourrait trouver, ni par les caractères, que tout le monde pourrait tracer, ni par le style, que presque tout le monde pourrait signer. Et c’est malheureusement avant tout une tentative dramatique sans originalité.

Je demande formellement à M. Maillard de changer de cravate.

Mlle Madeleine Brohan a vaillamment joué.

La silhouette du jeune homme du monde est drôlement esquissée par Monrose.

Mlle Fix, la grâce est chez vous à l’état d’habitude.

Provost s’est montré, dans le rôle de l’Étang, banqueroutier affable et d’excellentes manières. Il a été une fois de plus ce qu’il est, ce qu’il est toujours : un grand et rare comédien.

Geoffroy est sobre, distingué, ému, digne de lui, digne de la Comédie-Française.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 40

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021