BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 38 du 25 septembre 1852

 

 

LÉGENDES DU XIXe SIÈCLE. - LE PASSEUR DE MAGUELONNE.

Le Lez est une jolie rivière, avec ses iris jaunes. Suivez-le une heure en sortant de Montpellier, et vous entrerez en un pays étrange. Passé les saules du hameau de Lattes, il n’y a plus d’arbres, il n’y a plus d’ombre. Ici finit la terre de France. Il se déroule devant vous une lande sans borne toute coupée de flaques d’eau. Ce ne sont plus, jusqu’à la Méditerranée, que des étangs envahis d’herbes, et des steppes marécageuses où le ciel, en se reflétant, laisse tomber de loin en loin un morceau de lapis. Les joncs, les tamaris, les ronces, les roseaux jettent leur manteau vert sur les eaux qui fermentent. Les touffes de soude et de varech tachent de longues langues de sable. En ce désert, lézardé par la mer envahissante, semé d’îlots de terre brûlée, et propice au mirage comme le Sahara, quelques cavales blanches filent à l’horizon comme des flèches d’argent. Pour un passant qui passe, des troupes de taureaux s’effarent. Dans les canaux encaissés qui traversent le marais, de lourds bateaux à dragues dorment, leurs roues à godets immobiles. Plus les chants, plus les cris, plus les joyeux appels de la Provence ! Il fait silence. Le sol vermineux pullule de scorpions. L’air charrie des nuées de moustiques et de moucherons. Par le paysage d’or pâle volent des milliers d’oiseaux aquatiques ; et même parfois les flamants navigateurs, rangés en file, frôlent les plus hauts roseaux, déployant au soleil leurs ailes flamboyantes, joyeux de cette Égypte retrouvée.

Auprès d’une hutte conique en joncs, wigham de Huron trempant dans la boue, s’évase une mare où gît, sombrée, la carcasse d’un vieux bateau. Au bord de la mare, pieds nus, jupe rouge et jupe bleue, deux petites filles, l’une accroupie, l’autre à genoux, font de grands jeux dans l’eau. Leurs petits cheveux blonds leur courent gentiment sur la tête ; leurs petites jupes carrées et tombant droit des brassières à la moitié de leurs petites jambes brunies, reluisent au clair soleil qui s’amuse à jeter sur les plis de vieille toile des pointes de bel outremer et de beau vermillon. Le soleil remonte tout le long et mord aux petites filles un bout de cou hâlé, et ces petits cheveux follets qui marquent sur la nuque des enfants de la campagne comme une petite ligne blanche. La lumière les inonde toutes deux, et met à ce groupe la couleur tapageuse d’une aquarelle de Lessore. Les deux enfants se penchent vers la mare, allongeant les bras, sans grand souci de se mouiller les poignets. Elles lancent à l’eau un petit poisson mort, et le petit poisson se retourne et se met sur le flanc à la surface. Elles le rattrapent, elles le rejettent pour voir s’il nagera mieux ; et ce sont grandes joies et félicités d’enfants, à ces petites, de souffler l’eau morte pour faire un peu aller le cadavre d’argent, et de le pousser du doigt, la plus petite se mouillant encore plus que la grande.

Derrière les enfants, à l’ombre de la hutte, sur une chaise recouverte d’une vieille tapisserie, est assise une jeune femme en costume de mariée, une couronne de fleurs blanches sur la tête, un bouquet au côté. La jeune mariée regarde insouciamment la ruine de Maguelonne qui se dresse dans la mer en face d’elle.

Maguelonne ! le long passé ! Maguelonne ! la croisade prêchée par Urbain II ! Maguelonne ! Alexandre III sur la haquenée blanche, encombrant de son cortège pontifical le pont d’une lieue ! Maguelonne ! la chanoinerie de doulce beuverye ! Maguelonne ! le convivium generale, et le bon vin clairet, et les crespets à l’hypocras ! le convivium generale avec la sauce au poivre de la Saint-Michel à Pâques, et la sauce au verjus de Pâques jusques à la Saint-Michel ! Maguelonne ! le manuscrit d’Apicius in re coquinaria, retrouvé sous les cuisines du monastère ! Maguelonne ! la ville ! Maguelonne ! la forteresse ! Maguelonne ! l’évêché ! Maguelonne ! la cathédrale ! Maguelonne ! la déserte ! Maguelonne ! une ferme ! Maguelonne ! les goëlands sur la plage ! Maguelonne ! les sabots des chevaux sur les tombes épiscopales !

Le soleil tourne la hutte ; la tête de la jeune femme est encore blottie dans l’ombre ; mais le soleil va la gagner. Un homme à barbe noire, à membres robustes, sort de la hutte ; il va prendre un vieux morceau de voile, et il le jette au-dessus de la tête de la mariée, sur des pieux qui servent à sécher les filets.

Pauvre femme, pauvre homme et pauvres enfants.

Dans un faubourg d’Arles, — c’était un soir noce. La gaîté disait : noce de petites gens ; le heurt des verres : noce de brave gens ; les chansons disaient : noce de jeunes gens. — Ils étaient en beaux habits ; elle était en belle parure. On porta des santés de la soupe au dessert ; il avait vingt ans, elle en avait seize ; chacun était l’ami de son voisin. Le marié regardait la mariée ; la mariée regardait le marié : ils se souriaient en l’avenir. — Une chanson, le marié ! Une chanson à la mariée ! — Et lui se leva ; elle rougit. Il chanta :

La belle coumé lou printemps

Nous rebiscoule et nous counsolou,

N’a qu’à paraïsse, et tout d’un temps

Dé plési lou cor nous trémoulou !

— Dé plési lou cor nous trémoulou ! — reprirent-ils en chœur, et de fait la belle Rosalie valait bien tout le patois du monde. Le riant sourire et les blanches dents, les noirs cheveux et les noirs yeux, les longs cils et le joli nez droit, le front bombé et la peau dorée, la grande taille et les petits pieds ; la jolie mariée et le beau marbre grec ! Au dernier lundi de Pâques, sur la promenade, les filles d’Arles, venues en leurs plus riches atours, en leur plus bel orgueil, ont couronné Rosalie reine de la beauté. Un Marseillais, qui avait un grand café sur la Cannebière, lui a proposé mariage pour la mettre dans son comptoir ; un riche confiseur de Lyon est venu, lui aussi. De Nîmes, de Toulouse, il est venu aussi des cafetiers, des confiseurs, des pâtissiers, des saucissotiers ; elle les a refusés tous comme ceux d’Arles. Des jeunes gens lui ont fait des bouquets et ont glissé des lettres dedans. Rosalie a donné les bouquets à ses amies, et a jeté les lettres au feu. Un grand jeune homme, renommé trompeur, menant bonne guerre aux jolies filles, a tourné autour d’elle longtemps ; elle lui a fait les cornes ; et l’autre est revenu à ses amis, la lèvre pincée et l’oreille basse, comme un homme qui pense à quelque chose de mal.

Son amoureux n’a guère grand’chose : un petit clos et une maisonnette. Mais quoi ? c’est son amoureux.

Les lumières de la table dansaient sur les haies du petit clos, et la maisonnette, de la cave au grenier, chantait l’amour. — La mariée était montée à sa chambre ; elle était déjà couchée : en bas elle entendait les derniers refrains et les dernières poignées de main. Voilà que la fenêtre s’ouvrit, et elle regarda…… La peur la prit ; elle poussa un cri. Son mari, qui venait d’entrer, la trouva évanouie, et vit comme un homme qui sautait par-dessus la haie de l’enclos. La mariée eut le transport toute la nuit. — Le lendemain on trouva dans le jardin une tête de mort et un drap de lit. — Le mari comprit ; il devina qui s’était vengé.

La malade fut trois jours entre la vie et la mort ; quand elle se reprit à vivre, — Rosalie était idiote. Le mari songea à l’abandonnée créature, s’il venait à mourir, lui ; et il ne dit mot à l’assassin ; mais, comme il le rencontrait tous les jours, de peur d’un malheur, il se décida à quitter la ville. Et puis il y a des gens méchants qui prennent plaisir à rire des pauvres affolés, les montrant au doigt et éclatant en moqueries peu chrétiennes. Sa maison vendue, un fusil sur l’épaule, quelques écus de cent sous dans sa bourse en cuir, le mari vint droit à ce désert, bâtit sa hutte lui-même, acheta un bateau avec lequel il passe les étrangers qui vont visiter Maguelonne. Il chasse la macreuse ; il pêche le poisson que la tempête jette en ces bourbeuses lagunes ; il ramasse sur le sable les insectes, portant ses curieuses trouvailles aux entomologistes d’alentour, et faisant souvent affaire avec M. Crespon.

Cet argent qu’il gagne ainsi, ce sont les fleurs blanches, c’est la robe blanche, c’est le voile blanc, c’est le costume de mariée que, dans sa douce folie, Rosalie n’a pas voulu quitter et veut porter tous les jours. Toute l’ambition du passeur est que ce costume soit toujours renouvelé, toujours blanc, toujours frais comme au matin de leur union ; — et la femme passe ainsi ses journées entières dans sa robe blanche, à regarder la mer bleue.

Tout misérable qu’il est, le passeur a tout tenté pour la guérir ; la médecine a été impuissante. Elle lui a fait espérer un moment que la naissance d’un enfant pourrait amener une crise ; Rosalie a eu deux enfants, et la crise n’est pas venue.

Une fois il l’a prise dans sa barque, et comme il a trouvé une lueur de plaisir dans ses yeux, souvent il l’emmène en mer ; et les pêcheurs, à voir passer cette femme vêtue de blanc, assise, immobile, une main traînant dans l’eau, saluent comme un présage cette madone de la Méditerranée, et se disent : Bonne mer et bonne pêche !

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021