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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 37 du 18 septembre 1852

 

 

LORELY, SOUVENIRS D’Allemagne PAR GÉRARD DE NERVAL.

Lorely, — c’est la fée du Rhin, la sirène germanique.

« L’eau bouillonne et monte ; un pêcheur est assis sur le bord ; il regarde sa ligne, et se sent frais jusqu’au cœur. Il est assis, il épie tranquillement sa proie. Voici que les flots se séparent, et de leur sein agité il sort une femme humide.

« Elle chante et lui dit : « Pourquoi, méchant, attirer les miens dans les souffrances de la mort ? Ah ! si tu savais comme le petit poisson est heureux là au fond, tu y descendrais. Que tu y serais bien ! »

« Le bon soleil ne se rafraîchit-il pas dans la mer ? Le visage de la lune, toute haletante après les flots, ne s’y réfléchit-il pas plus beau ? Ce ciel profond, cet azur humide et clair, ne t’enchantent-ils pas ? Vois, ta propre image t’invite à descendre dans cette rosée éternelle.

« L’eau bouillonne et monte, elle mouille le pied nu du pêcheur. Son cœur se remplit de désir comme au salut d’une amante. Elle chante, elle lui parle, elle l’attire ; il cède : c’en est fait pour toujours, il a disparu. »

Dieu merci ! M. Gérard de Nerval n’a pas fait comme le pêcheur de Wolfgang Goethe : il a reparu tenant en main son Lorely, souvenirs d’Allemagne. Il est sorti du vieux Rhin comme il est sorti du vieux Nil, montrant au-dessus de sa tête les Femmes du Caire et les Nuits du Rhamazan.

M. Gérard de Nerval est un poëte voyageur. Il court villes et cités, fleuves et coteaux : hier, il courait l’Allemagne ; il part tout heureux, — au premier chant des alouettes, — en enthousiaste, en artiste, en rêveur, sans compter seulement ce qu’il a en poche, fermant sa malle à moitié faite, laissant à d’autres les départs tristes, se promettant une patrie partout où il sait un souvenir ou un paysage, une belle cathédrale gothique ou un vieux temple écroulé, et jonchant de débris deux lieues de terrain. Il part sans souci et entendant son cœur chanter le joyeux tirili du Viennois ; et, tout le long de sa route, hommes et choses lui parlent ; les vieux palais lui sourient, les vieilles ruines se penchent à son oreille et lui disent, — tout bas, — les histoires du vieux temps ; les collines se lèvent sur la pointe des pieds pour lui chanter mille reverdies !

Donc, il est parti en la patrie des kreutzers « et des verts rœrners où le vin du Rhin brille toujours comme de l’or. » C’est Strasbourg et sa flèche ! C’est la Forêt-Noire et les noires sapinières ; la Forêt-Noire, où le voyageur, hélas ! eut besoin, un beau soir, de mettre la main dans sa poche et de la retirer à peu près aussi nette qu’il l’avait mise ! C’est Baden, le tapis-vert des rois ; Baden, le salon des jolies femmes :

Là, du soir au matin, roule le grand peut-être.

Le hasard, noir flambeau de ces siècles d’ennui,

Le seul qui dans le ciel flotte encore aujourd’hui !

Un bal est à deux pas. À travers la fenêtre,

On le voit çà et là bondir et disparaître

Comme un chevreau lascif qu’une abeille poursuit.

C’est Francfort ; c’est Manheim ; c’est Heidelberg ; c’est la Thuringe et la légende de Faust ; c’est la maison de Goethe ! où M. Gérard de Nerval est entré, comme on entre en la maison d’un aïeul, tête nue et cœur battant. Puis c’est Cologne, — le voyageur ne nous dit pas s’il y a mangé de l’omelette au jambon ; et le dôme de Cologne, « compagnon colossal ! son front noir comme le visage du diable se dresse vers le ciel ! » C’est Liège ; c’est Bruxelles et ses cigares calottés de feuilles d’or ; son passage Saint-Hubert, ses dentelles et sa rue de la Montagne ! C’est Anvers et ces monstrueux riddeck ! C’est Saardam ! C’est Amsterdam ! C’est La Haye et sa kermesse, où danse sur les pots l’ombre du vieux Téniers.

Tout cela défile, une ville poussant l’autre ; clochers poussant clochers ; aspects poussant aspects. M. Gérard de Nerval voyage sans parti pris. Il dit ce qu’il voit, et il voit sans cicerone. Ses descriptions sont vives et colorées. Voyez ce panorama, lecteur, et vous ne regretterez pas d’avoir voyagé dans votre fauteuil.

Les souvenirs d’Allemagne contiennent encore Léo Burckart, ce drame fait à Heidelberg, en pleine Allemagne d’étudiants, solide et vigoureuse peinture de la sainte Vehme ressuscitée ; grand drame germanique, où l’intrigue se noue et se dénoue sous le poignard de Carl Sand !

Comme nous fermions Lorely, nous sommes tombés sur cette page d’Henri Heine : « Quand j’arrivai au pont du Rhin, je vis couler le fleuve paternel, aux tranquilles rayons de la lune.

Salut ! Rhin, que je nomme encore mon père, comment t’es-tu porté depuis que nous nous sommes quittés ? J’ai souvent pensé à toi avec désir et regret.

À peine eus-je prononcé ces mots, que j’entendis des sons singulièrement douloureux s’exhaler du sein profond des ondes ; c’était comme la toux d’un vieillard, comme un sourd grondement et un murmure plaintif !

« Sois le bienvenu, mon enfant ! je vois avec plaisir que tu ne m’as pas oublié ; voilà treize ans passés que je ne t’ai vu ; j’ai eu bien à souffrir dans l’intervalle.

À Bibéric, j’ai dû avaler des pierres ; en vérité, le mets n’est point facile à digérer, — et pourtant les vers de Nicolas Becker me pèsent encore plus sur l’estomac.

Il m’a chanté, comme si j’étais encore la plus pure des vierges qui ne permet à personne de dérober la précieuse couronne de son honneur.

Lorsque je l’entends, cette stupide chanson, je m’arracherais volontiers ma barbe blanche, et l’envie me prend de me noyer dans mes propres ondes !

Que je ne sois pas une vierge immaculée, les Français le savent mieux que personne, eux qui souvent mêlèrent à mes eaux leurs flots victorieux.

La sotte chanson et le sot petit ouvrage ! Il m’a couvert de honte, il m’a même, en quelque sorte, compromis politiquement.

Car les Français n’ont maintenant qu’à revenir, je devrai rougir devant eux, moi qui si souvent ai demandé avec larmes leur retour.

Je les ai toujours tant aimés, ces chers petits Français ! — Chantent-ils et sautent-ils encore comme autrefois ? Portent-ils encore des culottes blanches ?

Je les recevrais volontiers, mais je crains leur persiflage et leur blâme à cause de cette maudite chanson.

Ce malicieux gamin d’Alfred de Musset arrivera peut-être à leur tête comme tambour, et qui sait s’il ne me tambourinera pas aux oreilles toutes ses mauvaises plaisanteries ? »

C’est ainsi que se plaignit le pauvre vieux fleuve. Il ne pouvait retrouver le calme. Je lui dis maintes paroles consolantes pour le ragaillardir :

« Cesse de t’inquiéter, Rhin vénérable ; la gaieté railleuse des Français n’est plus à craindre ; ils ne sont plus les Français d’autrefois ; aussi portent-ils d’autres chausses.

Les pantalons qu’ils portent ne sont plus blancs, mais rouges ; ils ont aussi d’autres boutons ; ils ne chantent plus, ils ne sautent plus ; ils penchent la tête d’un air pensif.

Ils philosophent et parlent maintenant de Kant, de Fichte et de Hegel. Ils fument, ils boivent de la bière ; il en est même qui s’amusent à jouer aux quilles.

Ils deviennent philistins tout comme nous, et peut-être même nous ont-ils dépassés. Ils ne sont plus voltairiens, ils deviennent hengstenbergiens.

Alfred de Musset, j’en conviens, est encore un méchant garnement ; mais rassure-toi, nous saurons bien mettre un frein à sa langue diabolique.

Apaise-toi, Rhin, mon père ; oublie de méchants couplets. Tu entendras bientôt une chanson meilleure. — Adieu, nous nous reverrons. »

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

FIESQUE ; Drame en vers d’après Schiller ; PAR É. ET H. CRÉMIEUX.

Il y a trente ans, M. Ancelot a fait une tragédie du drame de Schiller. MM. Crémieux déclarent, dans les quelques mots qui précèdent leur pièce, qu’ils n’ont pas cru que M. Ancelot eût épuisé le sujet saisissant de Fiesque. Nous sommes grandement de leur avis. « Notre œuvre, — disent les auteurs, — n’est ni une traduction, ni une imitation, ni une création, bien qu’elle soit à la fois tout cela ; — ce n’est pas plus une copie qu’un original : c’est une étude d’après un beau modèle. »

La tentative est trop louable pour que nous n’y applaudissions pas ; et d’ailleurs deux noms de frères accolés l’un à l’autre, deux signatures jumelles nous font toujours lire un livre un peu avec le cœur.

MM. Crémieux « ont traduit littéralement quelques morceaux de Schiller, imité plusieurs autres, remplacé souvent de longues tirades par un mot, par un geste ; ils ont fait de nombreuses suppressions, interverti et modifié bien des scènes, — surtout aux trois premiers actes, — soit pour la clarté, soit pour l’effet ; ils ont introduit, et dans le dialogue, et dans l’action, et dans le denoûment lui-même, certains détails de leur invention, qu’ils ont cru nécessaires à l’intérêt et à la vérité du tableau. »

Le Fiesque de MM. Crémieux est en somme une œuvre méritoire et consciencieuse. Qu’on nous permette d’en citer un morceau :

Fiesque, seul.

Gênes ! te voilà donc ! — Point perdu dans l’espace,

Que mesure d’un coup d’aile l’oiseau qui passe !

Imperceptible nain, sur ta crête juché,

Qu’est-ce que ton domaine et ton étroit duché ?...

— Mais non, Gênes, ton cœur, c’est ce port de deux lieues,

Où, comme un sang actif, palpitent ces eaux bleues

Où viennent s’infuser, apportés par ces mâts,

La vie et l’or, puisés aux plus riches climats.

— La mer, immense champ que laboure et féconde

Le soc de tes vaisseaux, — c’est l’empire du monde ;

Et son sceptre est le tien, son sceptre dont le poids

Peut contre-balancer l’empereur et les rois !

Souveraine des mers ! ville majestueuse !

L’avoir à soi ! Planer sur ta tête orgueilleuse,

Escalader ton ciel, et régner, à mon tour,

Resplendissant là-haut, comme ce roi du jour !

— Est-ce un crime ? — Voler une bourse est un crime ;

Voler une couronne est un acte sublime !

À César des autels, un gibet au bandit !

— Car la honte décroît quand le forfait grandit.

— Obéir ou régner ! — Régner !... Sommet immense

Où la terre finit et d’où le ciel commence !

L’éternité là-haut… et le néant là-bas !

Obéir ou régner ! — Être ou bien n’être pas !

— Régner ! Aller d’un bond s’asseoir sur cette cime

Et plonger d’un regard dédaigneux dans l’abîme,

Où le hasard s’entend avec la vanité

Pour tricher en jouant l’aveugle humanité !

— Approcher, quand on veut, sa lèvre la première

Aux coupes des plaisirs ! — Mener à la lisière

Et voir, comme un enfant, se traîner devant soi

Ce géant cuirassé qu’on appelle la Loi !

Peut-être bien ici les auteurs n’ont-ils pas assez oublié le monologue du Charles-Quint d’Hugo ; mais la situation prêtait, convenez-en, à se le rappeler. — Nous n’avons plus qu’un mot à dire aux frères débutants : à quand une œuvre sans lisières ?

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 38

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021