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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 36 du 11 septembre 1852

 

 

LÉGENDES DU XIXe SIÈCLE. - MARIUS CLAVETON.

Honorable Monsieur,

Je suis à la porte de votre agréable habitation. Depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir, j’ai acheté des vêtements, afin de pouvoir me présenter là où j’ai affaire. Je suis mieux vêtu, mais mon pauvre nez souffre bien.

Je me recommande à votre bon cœur.

Marius Claveton.

Mon pauvre nez ! mon pauvre nez !

L’honorable monsieur fit entrer le visiteur, et lui donna de quoi acheter du tabac.

Marius Claveton est Méridional ; mais, à cela près qu’il jure par pecaïre, il n’est pas de son pays : il est modeste, il est discret, il est taciturne. Il sait l’étiquette entre gens qui n’ont rien et gens qui ont un peu plus. Invitez-le à déjeuner, il acceptera, mais de cet air honteux que devait avoir je ne rappelle plus quel auteur du xviiie siècle qui répondait quand un seigneur l’invitait : Vous êtes bien poli, monsieur, j’ai dîné hier. Des quatre ou cinq personnes qui l’obligent, il accepte la piécette, mais un peu rouge, et croyant d’ailleurs fermement qu’il ne fait qu’emprunter. Il attend de confiance le payement d’un billet idéal le lundi et le mardi, dès qu’il l’aura escompté, il viendra mettre à votre disposition et sa bourse et ses services. — Deux points de feu dans les yeux. — Marius Claveton est un petit homme, les cheveux très-noirs, le visage impitoyablement vrillé de petite vérole, de grosses lèvres rouges, sensuelles et épanouies, le nez au vent.

Defauconpret a beaucoup traduit ; il a traduit quatre cent vingt-deux volumes. Marius Claveton a peut-être traduit encore plus de volumes que Defauconpret, car Marius n’a « ne cens, ne rente, ne avoir », comme ce bon larron de Villon. Marius vit à traduire de l’anglais.

Quand Marius a six sous, et de plus de quoi acheter des plumes et du papier, il va dans un certain cabinet de lecture qui possède bon nombre de livres anglais. Il s’attable, et comme il a l’intelligence preste, la main vive et l’écriture expéditive, il écrit couramment sa traduction, fatiguant le plus de bouts d’ailes, emplissant le plus de papier qu’il peut. À quatre heures, il se lève, essuie ses plumes, et va proposer, de petits journaux en petits journaux, sa main de papier noircie. Une quarantaine de sous est le salaire ordinaire. Marius achète du tabac, dîne avec une friture dans un cornet de papier, et se couche et s’endort pour recommencer le lendemain.

Un soir, un de ses protecteurs qui le savait confiné au lit, faute de pantalon, vint lui rendre visite ; Marius logeait rue Saint-Jacques, à l’hôtel de Grèce, — en son hôtel de Grèce, comme il disait ironiquement. — Le protecteur monte l’escalier, il frappe. — Qui est là ? crie Marius. — C’est moi. — Honorable monsieur ! honorable monsieur ! — L’honorable monsieur entendait des allées et venues dans la chambre ; puis ce fut comme un frôlement de linge. Marius passait une chemise. Il ouvrit. L’honorable monsieur faillit être renversé : la chambre de Marius empestait le suif et l’humanité. Marius n’avait que sa chemise. Le monsieur prit son cœur à deux mains, et fit un pas en avant. Dans la chambre, il y avait une chaise et un lit. Sur la chaise, il y avait une chandelle cannelée de coulures, avec un pied-de-nez ; le lit n’avait pas de draps. — Honorable monsieur, asseyez-vous donc. — Marius, — le Méridional se retrouvait ici, — se croyait assez de chaises pour faire asseoir quelqu’un. — Merci, je m’en vais, dit l’honorable monsieur en tendant un paquet de hardes à Marius. Voici pour vous ; j’ai une dame qui m’attend en bas. — Eh bien ! faites monter cette dame, dit héroïquement Marius.

Le costume de Marius est ainsi composé, d’ordinaire, d’aumônes partielles que lui font quelques artistes de sa connaissance. On se cotise, on apporte, qui un gilet, qui une redingote, qui un pantalon, ce qui vous permet de deviner que le costume de Marius est d’un style éminemment composite, les charités qu’on lui fait étant de toutes dates. Mais cela ne fait guère à Marius ; il marche dans tous ces morceaux de drap colligés, comme Diogène dans son haillon, et ne s’aperçoit des trous que quand ils sont grands.

Et savez-vous, mesdames, ce que ce déguenillé traduit, et quelle est sa veine et sa spécialité d’interprétation à ce costume d’aumônes ? Il traduit, le plus souvent, les parfumeries, la parfumerie de Windsor et la parfumerie de Smyrne, les senteurs d’Enis-el-Djelis et les vinaigres de la lady ! Il traduit les articles sur les strigilles, les gauzapes, les alipili et les elacothesii. Il se plaît aux toilettes d’exquise élégance ; il entre en tous les détails des soins internes, en toutes les parures du corps ! Il traduit tous vos auxiliaires, mesdames ; les sachets, les savons, les pots-pourris, les préparations balsamiques, les bains de Vénus, les eaux de Jouvence, les laits de beauté ! Il dit chaque osmè du gynécée ; il dit, d’après les Guerlains inédits de la Grande-Bretagne, le castoreum, le crocus, la marjolaine, le storax ; il dit les stagonies d’encens et les roses de Tunis, et d’Égypte, et de Campanie, et que nous devons à Néron l’art de s’oindre la plante des pieds ! Il conte toutes les ressources de l’Orient, Eden des parfums, le musc, l’ambre, la civette, le jasmin, le nard, le macis, le girofle, le bétel et le ginseng ! Il traduit toutes les joies de l’épiderme, le massage, et les essences et les arômes ! Il traduit, mesdames, — ce Marius, sale et pouilleux, et qui pue, — il traduit pour vous toutes les recettes de Calcutta et de Téhéran, tous les secrets de l’hygiène et de la beauté. Il plonge sa plume en toutes les extases de l’odorat. Pour vous, mesdames, il fait passer d’anglais en français tout ce qui assouplit l’épiderme, tout ce qui veloute la peau, tout ce qui fait la femme savoureuse, et en bon point pour les désirs !

Marius trouve le Luxembourg à sa porte, les habits des autres à sa taille, le il n’est rien d’égal au tabac de Sganarelle à son goût, la misère qu’il mène à sa guise.

Je ne connais qu’un malheur et qu’une douleur arrivés à Marius.`

Marius, — il paraît que, cette après-midi-là, le journal où il s’était présenté manquait de copie, — Marius revenait avec huit francs dans sa poche. Huit francs ! Pecaïre ! Huit francs ! la fortune ! Huit francs ! l’avenir ! Si Marius eût dû jamais connaître l’orgueil, il l’eût fait ce soir-là. Il était tard ! Marius remonta gaîment la rue Saint-Jacques. Il arriva ainsi chez Tonnelier. Il dîna, il but du vin. Marius d’ordinaire ne buvait que de l’eau. Le lendemain, aux premières fraîcheurs du matin, Marius se retrouva dans un terrain vague, près de la barrière du Maine, le corps assez meurtri, la tête assez troublée, avec ses bottes aux pieds et sa chemise au dos, — rien de plus. Marius avait l’inexpérience du vin. Il s’était grisé ; on l’avait battu, on l’avait volé, et là-dessus il s’était endormi. Marius reprit le chemin de son chez lui, donnant à regarder aux laitières sans le savoir, essayant de voir clair dans son histoire et s’y reconnaissant pas trop, la langue un peu épaisse, les jambes un peu molles. Il n’était pas encore assez dégagé pour comprendre ses infortunes — et son peu de costume. La portière de l’hôtel de Grèce, en l’apercevant, partit d’un éclat de rire. Le pauvre Marius ouvrit les yeux ; il vit que les voleurs lui avaient fendu sa chemise par devant, — du haut en bas. Ce n’était plus qu’une redingote. Marius se vit comme il était ; il vit la portière rire, — et il se mit à pleurer comme un enfant.

 

 

 

 

 

 

CHRONIQUE DES THÉÂTRES. - THÉÂTRE-LYRIQUE.- Si j’étais roi ! - Opéra-comique en trois actes et quatre tableaux,- par MM. Dennery et Brésil.

Il y avait une fois dans l’Inde un homme très-pauvre. — Était-ce un brahme ? Non. Un ajous ou roi ? Non. Était-il de la caste des mondelliars et des vellayer ? Non. De la caste des laboureurs ou des bergers, des eudier ou des appourraker ? Non. Était-il de la caste des saaner qui recueillent la liqueur des cocotiers ? Encore non. Était-il blanchisseur, vamer ? Non encore. Chetti ou marchand ? Non. Était-il un de ces parias jadi illudavergneul, gens sans caste ? Non ; mais il tenait le milieu entre le paria et le chetti. Il était pêcheur ; il se nommait Zéphoris, et il avait une très-jolie sœur qui s’appelait Zélide.

Zélide aimait Piféar, un pêcheur, et Piféar aimait Zélide ; mais il paraît que, même aux bords du Gange, le sans dot est une terrible chose, et le jour des noces ne sonnait pas. Les amis, les moroussou kappou vandlou n’avaient pas encore conduit la fête des épousailles.

Zéphoris, un jour qu’il tirait ses filets de l’eau, avait entendu un cri ; il avait vu une femme qui se noyait. Il s’était mis à la nage et il l’avait sauvée. Cette femme, qu’il avait tenue délirante de peur, éperdue et mourante entre ses bras, et qu’il n’avait jamais revue, il l’aimait.

Et sa sœur le voyait triste et lui disait : « Qu’as-tu, frère ? » — Et le pêcheur lui prenait tristement la main et mâchait son bétel sans lui répondre.

Un beau jour, le pêcheur se coucha près du Gange, enveloppé dans son koupeatti ; il se pencha sur le coude, écrivit sur le sable : « Si j’étais roi ! » et s’endormit.

Le roi vint à passer près du pêcheur. Il vit ce beau rêve écrit sur le sable par ce malheureux ; il fit signe à ses choubdars, et Abou-Hassan, — Zéphoris fut porté au palais, endormi.

« Les officiers déshabillèrent Zéphoris, le revêtirent de l’habillement de nuit du roi et le couchèrent selon son ordre. Personne n’était encore couché dans le palais. Le roi fit venir tous ses autres officiers et toutes les dames, et quand ils furent tous en sa présence : — Je veux, leur dit-il, que tous ceux qui ont coutume de se trouver à mon lever ne manquent pas de se rendre demain matin auprès de cet homme que voilà couché dans mon lit, et que chacun fasse auprès de lui, lorsqu’il s’éveillera, les mêmes fonctions qui s’observent ordinairement auprès de moi. Je veux aussi qu’on ait pour lui les mêmes égards que pour ma propre personne et qu’il soit obéi en tout ce qu’il commandera. On ne lui refusera rien de ce qu’il pourra demander et on ne le contredira en quoi que ce soit de ce qu’il pourra dire et souhaiter. Dans toutes les occasions où il s’agira de lui parler ou de lui répondre, on ne manquera pas de le traiter de majesté. En un mot, je demande qu’on ne songe non plus à ma personne tout le temps qu’on sera près de lui, que s’il était véritablement ce que je suis, c’est-à-dire le roi et le commandeur des croyants. Sur toutes choses, qu’on prenne bien garde de se méprendre en la moindre circonstance. »

Et voilà le pêcheur qui s’éveille en pleine royauté, en un palais « magnifique et superbement meublé, avec un plafond à plusieurs enfoncements de diverses figures, peint à l’arabesque, orné de grands vases d’or massif, de portières et d’un tapis de pied or et soie. » Voilà Zéphoris, se frottant les yeux, aussi ébahi que le Sly de la Méchante femme mise à la raison :

SLY.

Au nom de Dieu, un pot de petite bière.

UN DES GENS.

Plairait-il à votre seigneurie de boire un verre de vin de liqueur ?

UN AUTRE.

Votre grandeur voudrait-elle goûter de ces confitures ?

UN TROISIÈME.

Quelle parure votre grandeur veut-elle mettre aujourd’hui ?

SLY.

Je suis Christophe Sly. Ne m’appelez ni votre grandeur ni monseigneur. Je n’ai jamais bu de vins étrangers de ma vie, et si vous voulez me donner des confitures, donnez-moi des confitures de bœuf. Ne me demandez jamais quel habit je veux mettre. Je n’ai qu’un habit comme je n’ai qu’un dos ; je n’ai pas plus de bas que de jambes, pas plus de souliers que de pieds, et souvent même plus de pieds que de souliers ; encore mes orteils montrent-ils leur nez au travers de la semelle.

Mais voici qu’un jeune esclave chante à Zérophis ces paroles d’un poëte oriental :

« Ô roi fortuné ! tu te sers de lances comme de roseaux à écrire ; les cœurs de tes ennemis sont pour toi des feuilles de papier et leur sang est pour toi de l’encre. »

Je ne rêve pas ! je suis roi ! — dit Zéphoris, et cinquante devadassi, belles comme la fleur épanouie du lotus, l’entourent et dansent à ses côtés, enivrantes !... — Je suis roi ! dit Zérophis. Et voilà la sœur du roi, la princesse Néméa, qui entre ; et Zérophis reste haletant, éperdu, retenant son souffle, tenant son cœur. La princesse Néméa est la femme qu’il a sauvée.

Il la reconnaît ; c’est elle, c’est bien elle qu’il a pressée contre sa poitrine. Mais, hélas ! si son cœur parle, sa langue est enchaînée. Le prince Cador, un parent du roi, un homme mauvais, « qui fait surgir le mal », lui a fait jurer de ne jamais se révéler à la femme qu’il a sauvée. Zéphoris a promis, et le prince Cador, qui a arraché à Zéphoris tous les détails du salut de la princesse, se fait passer auprès d’elle pour son sauveur.

Le roi fait reporter Zéphoris en sa cabane, et le pauvre pêcheur, éveillé de son rêve d’un jour et pleurant son amour, jette tristement ses filets en chantant ce chant de douleur :

« Ne vois-tu pas le fleuve sur les bords duquel le pêcheur se tient immobile pendant toute une nuit éclairée par les étoiles répandues sur le firmament ?

« Le pêcheur lance les cordes de ses filets, le vent les secoue, et son œil reste fixé sur leurs mouvements.

« Il passe la nuit, se réjouissant d’avance de ce que quelque gros poisson viendra se jeter dans la trappe mortelle,

« Pendant que le seigneur du palais y passe la nuit tranquille et au sein des plaisirs.

« Il s’éveille de son doux sommeil et retrouve dans ses bras un faon qui s’était emparé de son cœur.

« Gloire à Dieu, qui accorde à celui-ci et refuse à celui-là ! l’un prend le poisson et l’autre le mange. »

Il chante, et soudain la princesse Néméa court à lui et lui dit qu’on veut le tuer. Cador arrive et tire son sabre pour se débarrasser du pêcheur, qui seul sait sa ruse. La princesse Néméa se jette devant le pêcheur et dit à Cador : Vous ne le tuerez qu’après moi ! — Néméa aime Zéphoris ; elle sait qu’elle lui doit la vie. Cador est démasqué. Le pêcheur épouse la princesse, et Piféar et la charmante Zélide peuvent se donner le taly de mariage. Ce sera un bel et joli ménage, et Mlle Zélide observera sans doute tous les articles du code indien. Que les jeunes mariées françaises nous permettent de citer là-dessus le Palma-Pourana : « Il n’y a pas d’autre Dieu sur le terre pour une femme que son mari. — Que son mari soit contrefait, vieux, infirme, repoussant, violent, débauché, sans conduite, hantant les mauvais lieux, courant à droite, à gauche, vivant sans honneur ; qu’il soit aveugle, sourd, muet ou difforme ; en un mot, quelque défaut qu’il ait, quelque méchant qu’il soit, une femme, toujours persuadée qu’il est son Dieu, doit lui prodiguer ses soins, ne faire aucune attention à son caractère, ne lui donner aucun sujet de chagrin. — La femme évitera de remarquer qu’un autre homme est jeune, beau et bien fait. — Elle doit se baigner tous les jours, se frotter le corps d’eau et de safran, se vêtir d’habillements propres, peindre avec de l’antimoine le bord de ses paupières, tracer sur son front quelques signes rouges qui la feront ressembler à Laqchimy. — Son mari absent, elle ne fera pas ses ablutions, ne s’oindra pas la tête d’huile, ne se nettoiera pas les dents, ne rognera pas ses ongles, ne mangera qu’une fois par jour, ne couchera pas sur un lit et ne portera pas d’habits neufs. — Si le mari chante, la femme doit être extasiée de plaisir ; s’il danse, le regarder avec délices ; s’il parle de science, l’écouter avec admiration ; enfin, en sa présence, être toujours gaie et ne jamais témoigner de la tristesse ou du mécontentement. »

Voilà le libretto. C’est un conte des Mille et une Nuits fort amusant et que le public a fort applaudi.

La pièce est montée avec luxe, avec entente. Un mot sur les costumes. M. Ballue les a dessinés comme un Human de Delhy ou de Bombay. Le talent de M. Ballue va à ces féeries du costume oriental ; il accroche les pierreries, les escarboucles ; il jette la soie sur le velours, l’or sur la gaze avec un luxe de nabab. Cette fois, M. Ballue n’a rien épargné ; il s’est rappelé qu’un voyageur affirme qu’il s’use, par an, de pierreries dans l’Inde, environ un million, rien que par le frottement. Il a sorti tout son écrin. Il a donné à ses différents personnages ce caractère évasé par en bas qu’on trouve dans toutes les miniatures indiennes sur talc. Il a chaussé ses grands personnages de superbes papassi ; il leur a jeté aux épaules l’angui or et argent. Il a fait jouer dans l’angui le sagalatou d’écarlate. Il a ramassé les tuniques des fleurs roses du bauhinia. Il a mis à ses behras des langoutti fort convenables ; et s’il n’a pas vêtu ses danseuses des cent aunes de mousseline bleue et rose, bordée d’argent, d’usage là-bas, — c’est que le corps de ballet s’y est opposé.

M. Laurent, — le roi, — a eu toutes sortes d’élégances efféminées et de sourires asiatiques. Il porte d’une remarquable façon son costume et son rôle. Il s’est fait le profil de ces princes que Jacquemont a croqués en son voyage. — M. Talon, — Zéphoris, — a toute l’étoffe qu’il faut pour devenir un acteur de Paris. — M. Junca a joué son vilain rôle de traître avec conscience. — Nous nous demandons pourquoi la direction ne tire pas un meilleur parti de cet acteur.

Mme Colson a eu de l’âme. Mlle Rouvroy, — chargée d’un rôle secondaire, — a donné à la pièce comme une grâce et un sourire. Les critiques de Bagdad ont pour leurs chanteuses aimées deux vers. Que la Parisienne nous permette le compliment des Scudo persans :

« Une gazelle passa légèrement les doigts sur le luth ; au son de ses accords, l’âme rêva. »

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

 

AMBIGU-COMIQUE. – Roquelaure ; Drame en cinq actes, par M. F. Dugué.

Un bon gentilhomme d’Auvergne monta un jour dans ces carrosses qu’on prenait rue Saint-Thomas-du-Louvre, sortes d’omnibus qui menaient à Versailles. Il avait pour voisin un homme de fort mauvaise mine, couvert de la tête aux pieds d’un gros surtout de pinchina et le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux. L’homme était causant ; il lia conversation avec l’Auvergnat ; il apprit bientôt de lui qu’il venait du fond de sa province pour se faire rembourser d’une somme de cent mille écus que lui devaient les fermiers du domaine, et à laquelle plusieurs arrêts en sa faveur lui donnaient droit. L’homme, qui vit le bon droit de l’Auvergnat, lui promit de le faire parler au roi. L’Auvergnat regarda l’homme et crut avoir affaire à un échappé des Petites-Maisons. « Mais, monsieur, lui dit-il, à qui m’adresserai-je pour avoir de vos nouvelles ? » — « Chez moi, répondit l’autre ; je suis le duc de Roquelaure. » Le lendemain, le roi traversait la grande galerie de Versailles pour aller à la chapelle. « Sire — lui dit Roquelaure en lui présentant l’Auvergnat, — voici un homme de condition et de mérite auquel j’ai en mon particulier des obligations infinies, qui est obligé de quitter sa province et de consommer son temps et son argent à la poursuite d’un procès que les fermiers de votre domaine trouvent le secret d’éterniser par leurs chicanes. » Le gentilhomme auvergnat eut prompte satisfaction. Roquelaure vint remercier le roi. Le roi lui demanda quelle liaison il avait avec cet homme dont il prenait les intérêts si fort au cœur. « Nulle, dit le duc, et je ne l’avais même jamais vu que l’autre jour, où il se rencontra avec moi dans un carrosse de louage. » — « Quoi ! vous ne l’aviez jamais vu ! Et comment pouvez-vous donc lui avoir de si grandes obligations ? » — « Ah ! sire, dit le duc, Votre Majesté ne voit-elle pas bien que, sans ce magot, je serais le plus laid homme de la France ? N’est-ce pas là une assez grande obligation ? »

Tout Roquelaure est là : obligeant par rencontre, malin plutôt que mauvais, pamphlétaire de la galerie de Versailles, populaire comme Polichinelle, se vengeant à coups d’épigrammes beaucoup de ce qu’il est laid, un peu de ce qu’il pue.

M. Ferdinand Dugué, qui a derrière lui un passé dramatique fort honorable, a mis à la rampe cette figure railleuse, ce Formica du grand siècle ; il l’a fait rire et pleurer, il l’a fait père, il lui a trouvé un cœur. Toutes les tirades qu’il lui a fait jeter au nez des courtisans ont d’excellentes allures.

M. Paulin Ménier a bien joué et a joué tout le temps ; il a été narquois, il a lancé le mot comme un soufflet, il a eu de la verve, de l’attendrissement, du sarcasme. Pour être plus vraisemblable, il s’est fait laid à plaisir. Si elles revenaient, les victimes de l’esprit du duc reconnaîtraient leur bourreau et ne manqueraient pas de chanter à M. Paulin Ménier leur refrain :

Roquelaure est un bon général,

Il est sans négligence,

Il est sans nez,

Il est sans nez,

Il est sans négligence,

Il est sans négligence.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 37

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021