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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 35 du 4 septembre 1852

 

 

LÉGENDES DU XIXe SIÈCLE. - JEAN.

Il y a quelques années, Jean publia un livre.

Son livre publié, Jean, — comme ce n’était ni un dimanche ni une fête nationale quelconque, — sortit. Avec dix sous, il fit heureux deux pauvres. La nuit, il rêva qu’on l’enterrait, qu’il y avait beaucoup de monde à son convoi, et qu’on prononçait trois discours sur sa tombe.

Le livre de Jean… ah ! le livre de Jean ! Le livre de Jean, lecteur, — je n’irai pas par quatre chemins, — le livre de Jean était un mauvais livre. Et comment cela ? direz-vous. Le livre de Jean, monsieur, n’était ni blanc, ni rouge, ni noir. Le livre de Jean, monsieur, n’avait salué que les gens et les choses qui lui en avaient semblé dignes en bonne conscience ; c’est vous dire qu’il n’avait pas salué grand’chose ni grand’monde. Le livre de Jean ne s’occupait ni des vaches laitières, ni de l’assainissement des quartiers populeux, ni des caisses de retraite. Le livre de Jean n’était fait ni pour les demoiselles, ni pour les mamans, ni pour les papas, ni pour les curés, ni pour les académiciens, ni pour les gens en place, ni pour les gens qui lisent le journal, ni pour les gens qui ne lisent pas. Bref, le livre de notre ami Jean n’était fait pour personne : on a l’accoutumance d’appeler cela un mauvais livre, et bien on fait, car un pareil livre ne mène à rien de bon.

Et Jean le vit bien.

Je ne vous dirai pas qu’il ne se vendit pas, je vous ai dit que c’était un mauvais livre ; vous ne me croiriez pas ; il vendit de son livre quarante exemplaires. Je ne vous dirai pas que les parents de Jean le maudirent : ces parents-là n’étaient ni son père ni sa mère. Sans tourner autour du pot, voici ce qui lui advint.

Jean, son livre publié, avait employé un demi-louis à l’envoyer franc de port, sous jolie bande jaune, à messieurs, messieurs les très-célèbres, très-illustres auteurs ses contemporains. Il arriva à Jean une chose toute naturelle et de facile compréhension, même pour un enfant. Jean ne reçut pas un traître mot des très-célèbres et très-illustres. Jean était très-simple, j’avais oublié de vous le dire, il se dit à part lui que le service de la poste était souvent mal fait, que l’argent de ses fermiers était souvent en retard, et que la prose des illustres faisait comme l’argent de ses fermiers. Mais l’argent finit par venir, et la prose ne vint pas.

Cela fit quasiment à Jean un grand chagrin. Tout le mal était venu de ce que Jean avait lu beaucoup de préfaces ; et, depuis vingt années, il ne savait pas une préface, signée de n’importe quoi de célèbre, qui ne contînt ces paroles sacramentelles : « Venez à nous, jeunes gens, venez à nous, nous vous tendons les bras ! Nous sommes, non vos aînés, vos amis. Les intelligences sont pour nous des sœurs, des sœurs ! » Tantôt Jean trouvait cela au commencement de la préface, tantôt au milieu et tantôt à la fin. Admettant la liberté des goûts, Jean n’avait rien trouvé, dans cette variété de disposition, qui pût lui ôter sa foi aux préfaces. Je le répète, de là vint tout le mal. Aussi, pourquoi votre ami Jean croyait-il aux préfaces ? — me direz-vous ; où en serions-nous, si on croyait aux professions de foi ? — D’accord.

Du livre de Jean, les journaux ne parlèrent pas, et les revues encore moins ; si fait, une revue lui donna quarante ou quarante-deux lignes d’injures ; je ne me rappelle plus bien, je parierais pourtant pour quarante-deux.

Jean avait le malheur d’être venu au monde paradoxal ; il soutenait sérieusement, — dès l’âge de vingt-cinq ans, — dans un salon de sous-préfecture, sous un lustre de dix bougies allumées, il soutenait que Balzac avait plus d’esprit que M. Ancelot.

Cela fit à Jean un ennemi de M. Ancelot, et comme M. Ancelot est de l’Académie, cela fit à Jean quarante ennemis. Il se consola pourtant ; il pensait que l’Académie représente le pays à peu près aussi bien — ou aussi mal — que la garde nationale.

Les journaux qu’on appelle jeune, — à peu près du même droit qu’on dit le Pont-Neuf, — ne parlèrent pas plus du livre de Jean que de la papesse Jeanne ; peut-être même parlèrent-ils, ce mois-là, encore plus de la papesse Jeanne que du livre de Jean.

Jean en fut outré ; le pauvre garçon était nerveux ; il n’avait pas eu encore le temps d’approfondir l’histoire de Bonaventure Van Oyerbeeck, qui, une fois dans son atelier, retirait l’échelle par laquelle on y montait. Aussi c’était la faute de Jean : pourquoi ne savait-il pas les usages ?

Jean n’aimait pas plus les cordons de sonnette que les banquettes d’antichambre. Adonc Jean se tint coi.

La vie de Jean, à cette époque, n’avait rien de biscornu : vous le trouviez les jours de soleil sur la ligne des quais, le soir presque invariablement salle Sylvestre ou salle Techener, à moins que ce ne fût hôtel Bullion ; car Jean était un excellent bibliophile moderne, il savait les premières éditions, il savait les anonymes et les pseudonymes ; Jean avait beaucoup cherché, et il avait beaucoup trouvé. Il avait trouvé, par exemple, la fin d’une nouvelle fort connue, textuellement dans Mercier. Il connaissait de grosses fautes de français à Charles Nodier. Il savait qu’un des plus jolis mots d’une pièce fort applaudie était volé à Chamfort. Il savait, — ce diable de Jean, — ce qu’on avait écrit, ce qu’on avait pillé, ce qu’on avait signé, et ce qu’on avait dédié, — notez ceci, — ce qu’on avait dédié ! Toute l’œuvre littéraire du siècle, il l’avait en sa bibliothèque, soulignée à tous les endroits qui pouvaient passer pour des fautes de syntaxe, de goût, de dignité, de grammaire. Il y avait là un volume à faire et, bien certainement, trois éditions à vendre. — Jean ne fit pas le volume.

En ce temps-là, Jean, qui ne manquait pas au fond d’une certaine dose d’observation naturelle, entra en réflexion, — il était temps, — et songea que si les journaux parlaient peu des livres, ils parlaient beaucoup des pièces, et qu’avec une tragédie, un drame, un vaudeville ou quelque chose d’approchant, il aurait droit, — autant que prévoir se pouvait, — à une moyenne proportionnelle de 8 colonnes des Débats, à 60 lignes par colonne, soit 480 lignes ; 8 colonnes de la Presse, à 50 lignes par colonne, soit 400 lignes ; 8 colonnes du Constitutionnel, 8 colonnes de la Patrie, etc.

Jean se rendit à cette mathématique.

Jean fit donc une pièce. — Mais la pièce ne finissait pas par un mariage.

Jean en fit une autre. — Il y avait dans celle-ci un grand rôle de paysanne. Le directeur lui demanda s’il ne pourrait pas le remplacer par un grand rôle de marquise, Mlle X*** étant depuis un an au théâtre et n’ayant pas encore joué de rôle à poudre.

Jean en fit une autre. — Le directeur lui proposa de lui emprunter de l’argent.

Jean en fit une autre. — Le directeur ne demanda qu’une chose pour la jouer : c’est que Jean fût connu.

Jean salua les directeurs, remit ses manuscrits sous son bras, et s’en retourna tranquillement en son domicile, dans un quartier neuf, où il y a beaucoup de pianos loués, et beaucoup de femmes qui sont comme les pianos.

Jean n’était ni le fils ni le neveu, ni le descendant, ni le collatéral d’un grand homme, d’un actionnaire de journal, d’une maîtresse de prince, d’un directeur de théâtre.

Une fois chez lui, Jean brûla religieusement toutes ces paperasses, — sans en garder le moindre double. — Jean était très-naïf, je vous l’ai déjà dit, je crois.

Jean écrivit des articles par-ci, par-là. Ses articles étaient-ils bons ? étaient-ils mauvais ? Jean ne le sut, car nul ne s’avisa de le lui faire savoir. Seulement Jean, qui lisait beaucoup et bien, reconnaissait ici un tour, là une expression, là une phrase, là une pensée ; il revenait à ses vieux numéros, et remarquait, non sans un certain contentement, qu’il s’était rencontré à huit jours, à quinze jours, à un mois d’avance. Il prenait vraiment plaisir à ces petites analogies. Survenaient ses amis qui lui disaient que le monsieur de la phrase, que le monsieur du tour, que le monsieur de la pensée, avaient déclaré la prose du nommé Jean immonde et absurde, et alors le bon Jean était bien obligé de convenir avec lui-même que toutes ces rencontres étaient de pur hasard.

Ce que devint Jean après tout cela n’est ni très-beau ni bien long à dire : il devint méchant. Jean avait été jusque-là une bête à bon Dieu, trouvant un médiocre plaisir à dire le mal, et une bien trop grande fatigue à le faire, n’en voulant à personne, pas même à ses parents de l’avoir mis au monde. Jean devint méchant, oui, méchant ; et si parfois encore il rendait des services, c’était absolument pour expérimenter l’ingratitude.

Jean alla trouver un médecin. — Je conte vraiment très-mal ; j’aurais dû vous le dire plus haut, cela est toujours d’un bon effet au commencement d’une histoire, — Jean était atteint d’une maladie mortelle.

Il alla trouver un médecin. — Monsieur, lui dit-il, voilà la maladie qu’a l’un de mes amis, voilà ce qu’il souffre, combien vit-on avec cela ? — Cinq ans à peu près, mais en se ménageant et avec un régime très-sévère, et en ne s’appliquant pas. — Et en ne se ménageant pas, en travaillant nuit et jour ? — Cela change un peu notre compte, fit l’autre en souriant ; il faut rabattre au moins de moitié. — Seriez-vous assez bon, monsieur, pour faire au malade une visite tous les mois ? — Jean donna son adresse, paya et sortit.

Jean fait un ouvrage monstrueux ; à cet ouvrage, Jean travaille sans cesse. — La nuit, couché sur son tapis, dans ses livres, sa lampe par terre, il écrit par saccades, la nuit, toute la nuit, rongé de fièvre, haletant. Il passe le jour dans un bain pour se mettre un peu de fraîcheur au sang, comme Marat. Il veut durer. Sa dernière page écrite, Jean sera mort. Ce livre sans exemple, il l’écrit dans la forme dramatique pour se raccoler des lecteurs, car Jean en veut, et il a pris ses précautions pour en avoir. Si son livre est arrêté en France, il paraîtra un an après sa mort à Leipzig et à Londres, en français, en anglais, en allemand. Dans cette épopée de fiel, sous le mystérieux, sous l’horrible, sous le grotesque, sous toutes les plus grossières invites à la curiosité de tous, s’étale, crue et nue, l’infinie statistique des turpitudes humaines, et, par toutes les pages de ce testament sans nom, se dresse la négation étudiée et approfondie de ce qui est : religion, pouvoir, honneur ! — Plaidoyer du néant que ce dernier livre d’une conscience qui se venge, — livre effrayant qui sèmera le doute.

Et quand au matin tout Paris dort, qu’une seule fenêtre est encore éveillée, vous pouvez dire que Jean travaille à son testament.

Edmond et Jules de Goncourt.

CE QUI NE PEUT PAS NE PAS PARAÎTRE UN JOUR OU L’AUTRE DANS LES GRANDS JOURNAUX.

L’Académie française, qui a décerné, cette année, un prix de cinq mille francs à Mossou Jasmine, jalouse de conserver tous les patois de l’ancienne France, fait assavoir à toutes les personnes qui s’entendent à dévider le jars, qu’elle couronnera en 1853 la meilleure poésie en argot, l’argot étant le trimar de traverse de notre belle langue nationale.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

 

ROMANCE.

Tout au bord de la mer,

Ertoutchah en paresse

Appelle sa négresse,

Vieille et lente à monter.

Elle a sa foutah blanche.

Le muezzin s’endort,

Et la lune se penche

Sur les minarets d’or.

« Le soir chante

À voix lente

Dans le vent

Comme un chant,

Mélodie,

Engourdie

Bruit lointain

Qui s’éteint

Comme une âme

Qui se pâme.

Namounah !

Du Kaouah !

Mes pensées

Sont bercées.

Le front ceint

De jasmin,

Indolente,

Nonchalante,

Au pays

Des houris

Je m’élève

En mon rêve !

Namounah !

Du Kaouah !

À ma bouche

L’ambre touche.

Rond d’argent

Grandissant,

Vers l’étoile

Qui se voile,

Monte et va

Du kouka

La fumée

Embaumée ! »

Tout au bord de la mer,

Ertoutchah en paresse

Appelle sa négresse,

Vieille et lente à monter.

Elle a sa foutah blanche.

Le muezzin s’endort,

Et la lune se penche

Sur les minarets d’or !

Alger, 1849.

Jules de Goncourt.

 

 

 

 

CHRONIQUE DES THÉÂTRES. - ODÉON.- RÉOUVERTURE

Marie de Beaumarchais, Drame en cinq actes, imité de Goethe, par Galoppe D’Onquaire.

Les Filles sans dot, Comédie en trois actes, par MM. Bernard Lopez et Auger Lefranc.

Un ami rendit service à un de ses amis. — Le beau conte ! — Non, monsieur, c’est une histoire.

Quelques mois après, l’ami obligeant vint trouver l’ami obligé. Il avait l’air solennel. — Mon ami, lui dit-il, je viens à mon tour te demander un service. — Volontiers, dit l’autre qui voulait s’acquitter. — Jure-moi d’abord que tu me le rendras. — Je te le jure… si je puis toutefois. — C’est bien ; et ici le ton de l’obligeant tourna au tragique. Il y eut dans sa voix des notes Théramène. Il rapprocha son fauteuil du fauteuil de son ami, et lui parla mystérieusement à l’oreille. — Que me demandes-tu ? dit l’autre, que me demandes-tu ? Enfin, que ta volonté soit faite !

Huit jours après, l’obligé — était membre du comité de lecture de l’Odéon. Voilà ce qui s’appelle vaillamment tenir sa parole. Aussi, croyez-vous qu’il l’eût donnée s’il eût su de quoi il s’agissait ? — Non. Eh bien ! monsieur, touchez là, je ne le crois pas plus que vous.

Se méfier, comme disait Proudhon. On croit qu’un ami va vous mener dîner chez lui et vous faire prendre du café fait par sa femme ; on croit qu’il va vous emprunter de l’argent ; on croit qu’il va vous demander d’aller avec lui au Cirque ; on s’attend à tout ; mais voilà que l’ami ne vous demande ni de venir casser un gigot chez lui, ni de l’obliger d’un prêt, ni de le mener au Cirque ; il vous demande ce qu’on n’ose demander qu’à l’oreille ; il vous demande, — Laforce, mon compositeur, écrivez-moi cela en belles majuscules, — D’ÊTRE MEMBRE DU COMITÉ DE LECTURE DE L’ODÉON.

« Oh ! le conseil des dix ! » comme disait Angelo. Ah ! madame, être de ce comité, c’est pendre à un fil. C’est une sombre et sévère condition, madame, d’être là penché sur cette fournaise ardente qui s’appelle des manuscrits, le visage toujours couvert d’un masque, faisant une besogne de juré, entouré de comédies mal venues et de drames étiques, redoutant sans cesse quelque explosion et tremblant à chaque instant d’être tué raide par une tragédie, comme l’alchimiste par son poison ! — Ah ! madame, entendre des tragédies dans son mur !!!

Oh ! le conseil des dix ! — Ils ne sont pas même dix à l’Odéon. Je ne sais plus combien ils sont. Des hommes que pas un de nous ne connaît et qui connaissent tous ceux de nous qui ont eu dix-huit ans et fait un drame en rhétorique ; des hommes qui décident si vous serez joué par M. Metrême, et qui n’ont ni simarre, ni étole, ni couronne, rien qui les désigne aux yeux, rien qui puisse vous faire dire : Celui-ci en est !

M. Boulay de la Meurthe en est. Il en est le président. On ne peut pas dire que M. Boulay de la Meurthe soit une cinquième roue de carrosse à l’Odéon. Il dort — activement.

M. le baron de Noé en est. M. le baron de Noé a eu l’esprit d’être le père de N. Cham, notre Cruiskhank. Il paraît que s’il pèche dans ses verdicts, il pèche du bon côté, du côté de l’indulgence.

M. Audibert en est. M. Audibert est dentiste. Voilà tout ce que nous avons pu savoir de ses opinions littéraires.

Vient un maître de pension, dont j’ai oublié le nom, et qui vote toujours avec M. Audibert.

Viennent trois ou quatre auditeurs involontaires pris dans une battue, comme la personne dont nous parlions tout à l’heure.

Vient enfin M. Altaroche.

On nous a dit à l’oreille que M. Altaroche avait beaucoup d’influence sur M. Audibert, avec qui vote le maître de pension.

Avec la sienne, cela fait trois voix à M. Altaroche. Il paraît qu’avec ces trois voix, M. Altaroche fait des prodiges de majorité.

Les plaisanteries les meilleures et les plus gaies finissent par s’user. Un journal de théâtre parlait dernièrement comme d’éventualités probables de la retraite de M. Altaroche, et peut-être de la subvention de l’Odéon. — Je doute que M. Altaroche, même avec la voix de M. Audibert et la voix de son co-votant, parvienne à faire une majorité de mécontents contre une pareille mesure.

 

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 36

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021