BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 34 du 28 août 1852.

 

 

THÉOPHILE GAUTIER. - ÉMAUX ET CAMÉES. - 1 vol. in-18. — Paris, 1852.

« Les chrétiens, dit Tertullien, ne doivent pas faire attention à la beauté, parce que les avantages qui flattent les gentils doivent nous toucher fort peu. »

Ç’a été la fortune de Mlle de Maupin et de Fortunio, d’avoir été écrits contre cette parole. Ce sera peut-être la gloire de Théophile Gautier d’avoir été un protestant païen.

Un héros de Musset en son enfance restait pendant des heures entières le front posé sur l’angle d’un cadre doré. « Les rayons de lumière frappant sur les dorures l’entouraient d’une sorte d’auréole où nageait son regard ébloui. Ce fut là, ajoute le conteur, qu’il prit un goût passionné pour l’or et le soleil. » Le cadre d’or où s’est appuyé Théophile Gautier dans son enfance s’appelle l’Orient.

Sans se le dire à lui-même, M. Gautier a marché de conserve avec les politiques de son temps. Il a prêché la jouissance quand d’autres avaient la bonne foi de prêcher les intérêts. Il a entonné le carmen seculare du beau matériel, sous une loi qui avait la franchise d’être athée. L’esprit français dépossédé de croire, il l’a fait passer de l’adoration du Créateur à l’adoration de la création. Esprit redoutable au catholicisme, et à toute religion mortifiante, sans en avoir la conscience bien arrêtée, dans cet hymne exubérant à tout ce qui est naturellement et humainement beau, dans ce cantique charnel, le panthéiste à outrance, enivré de l’idéal plastique, a appris à ses contemporains, sans dieux domestiques, à aimer la vie et à la vivre amoureusement, quitte à s’occuper de l’autre monde quand celui-ci vous manque. Il avait trouvé le scepticisme de Voltaire, un scepticisme de bourgeois, quelque chose de maigre, de froid, de triste, qui se moquerait au besoin de Raphaël pour se moquer du Christ ; il l’habilla de toutes pompes et de toutes couleurs ; il jeta aux épaules du doute un manteau de velours cramoisi rouge ; devant lui il effeuilla les roses des jardins de Schiraz. Il évoqua la belle matérialité de l’ancienne Grèce ; il évoqua le sensualisme de l’Orient, et « faisant sus ung pied la gambade en l’aer gaillardement », le Panurge artiste berça les tristesses des René, des Werther et des Obermann d’une réjouissante ritournelle, chantant toujours que :

Malgré les députés, la charte et les ministres,

Les hommes du progrès, les cafards et les cuistres,

On n’avait pas encor supprimé le soleil,

Ni dépouillé le vin de son manteau vermeil,

Que la femme était belle et toujours désirable…

Le soleil ! le vin ! la femme ! Le programme ne pouvait pas ne pas être du goût des vivants avec un soleil qui s’éveillait sur la gorge de la Vénus de Milo et qui se couchait derrière les pyramides.

Ainsi il ressuscitait l’antiquité comme ces esprits artistes de la renaissance qui commencèrent la réforme. À trois siècles de distance, il recommençait, hardi et applaudi, le paganisme.

La muse de Théophile Gautier est née dans un air harmonieux, sous le ciel ionien. Elle a été bercée à deux pas d’une colonnade d’Architelés. Elle a assisté au jeu de la beauté ordonné par Cypsélus près du fleuve Alphée ; et même à la fête d’Apollon de Phélésie, elle a vu les jeunes gens concourir à qui donnerait le plus savant baiser. Elle a vécu dans le pays où le beau était dieu. Les pompes Dionysiaques avec les jeunes filles coiffées du corymbos ont passé devant elle, immenses et chantant. Elle est allée en Égypte où les temples énormes dorment à l’ancre sur les océans de sable. Elle a vu aux pompes des Ptolémées des repas de quinze cents triclins. Elle est allée à Rome du temps que tous les dieux du monde s’y donnaient rendez-vous. Elle est montée sur le char d’Héliogabale, s’enivrant de la foule et des parfums, des flots de pourpre et des vapeurs de crocus, du sénat en robes phéniciennes et des Syriennes dansantes, menant avec l’empereur-dieu six chevaux blancs, jusqu’à une naumachie de vin applaudie par deux cent mille hommes ! — Puis, quand la religion chrétienne est venue, que les Faunes s’en sont allés, elle a couru tous les pays dorés du soleil, toutes les terres brûlées où la forme s’épanouit au soleil, nue et mordue de lumière. Elle n’aime ni la boue, ni les habits noirs, la muse de Gautier. Elle s’accoude sur les brocarts, se gaudit aux reflets de l’or, s’enivre aux teintes brûlées des vins de Xérès ; elle caresse les cous aux trois plis de la Vénus, les gorges drues et rebondies, les croupes à puissants ressauts, la musculature androgyne. Elle se plaît aux ciels d’azur, aux terres de Sienne brûlée, au strepito criard des costumes du Midi, aux tertres noirs où pose à cloche-pied l’ibis. Elle se plaît aux jardins de palmiers, de henné, de cyprus esculentus et de colocase. Elle a couru les Espagnes et a rapporté Tra-los-montes ; elle s’est promenée au quai des Esclavons et a rapporté Italia ; elle est maintenant au tombeau de la sultane Validé fumant du tabac de Gébaïl : elle rapportera une suite au Jardin des roses de Saadi.

Ce fut une grande et heureuse audace que cette préface insurrectionnelle de Mlle de Maupin, — une audace qui fit du bruit et qui valait le bruit qu’elle fit. — Théophile Gautier a pris bravement, — c’était brave même alors, — parti contre cette tartufferie épidémique de moralité qui désole toute société pourrie jusqu’à la moelle. Il a dit tout haut que les œuvres de Molière ne lui semblaient pas faites pour être jouées aux distributions de prix dans les pensionnats de jeunes demoiselles. Il a dit toute la tolérance du vice et toute l’intolérance de la vertu. Il a chargé à fond de train avec une verve rabelaisienne sur les critiques vertueux, les revues vertueuses, et les journaux vertueux qui insèrent à leur quatrième page les annonces des biscuits Olivier, et qui crient haro sur un pauvre roman qui lève tant soit peu la robe. Il a fouetté, — et de bonne prose, — tous ces virginaux de la critique qui parlent de la moralité de l’art entre deux orgies. Il a dit la cause de bien des purismes littéraires : l’envie. Il s’est emporté et pris de colère après les mensonges de virginité et les comédies de pudeur. Et devant Dieu et devant les hommes, il a affirmé qu’un livre n’avait pas besoin de compter avec la critique, pas plus que l’art avec l’orthodoxie.

Déjà, du reste, Théophile Gautier avait, comme dit Mercier, « arboré la libertine cocarde » dans les Contes humoristiques, — une promesse plutôt qu’un livre. — Fortunio suivit Mlle de Maupin.

En Fortunio, Théophile Gautier versa à pleines mains l’écrin éblouissant de son style. Le poëte descend, une lampe merveilleuse à la main, dans les féeries du luxe. Cette bacchanale d’or, cette débauche de diamants qui débute par une impériale orgie, et qui finit par un compte rendu de notre moderne civilisation, écrite par un Pangloss au rebours, un Oriental pessimiste, a tout le long des scintillements et des ruissellements. C’est un feu d’artifice « de fines pierreries, escarboucles, rubys balais, diamants, saphirs, esmeraugdes, turquoises, grenatz, agathes, bérylles, perles et unions d’excellence. » Les phrases y sont coloriées comme des queues de paons qui font les beaux à midi ; les femmes y passent les chapitres à se déshabiller. La soie, le velours, les aiguières brillantes, les tableaux, les vases précieux, les eaux transparentes mettant leurs colliers de perles sur des cous d’albâtre, les étoffes du Japon, le fatesima et le fatewakou, un patio à colonnettes de marbre, des piscines aux reflets émeraudés, des torses qui se trahissent, splendides, des sourires à se damner, un prisme, une merveille… C’est une palette emportée, un Véronèse pris d’opium ! Toutes les couleurs y chantent, toutes les formes y rayonnent ! Kaléidoscope enchanté, monde imaginaire de beauté et de richesse, petit paradis de Mahomet qui se joue en un quartier de Paris ; ah ! la folle invraisemblance et le beau rêve dansant ! Comme en un harem, cueilli à travers tout le monde, la Parisienne y coudoie une immortelle du ciel de jade ; et Fortunio écoute, indolent, l’amour en toutes les langues ! La belle vie et le beau roman à lire sur des coussins, l’été ! « Je ne me soucie que de me parfumer d’essences et de mettre des chapeaux de roses sur ma tête ; » c’est le dernier mot d’un ancien : c’est le premier et le dernier de Fortunio.

La langue picturale était créée. À la plume du coloriste la prose académique des xviie et xviiie siècles ne suffisait pas. Diderot, Bernardin de Saint-Pierre, empêchés qu’ils étaient, avaient emprunté à la science des termes de comparaison. Gautier entra dans le chemin qu’ils avaient commencé ; il quêta chez les sciences, l’industrie, les arts ; il fouilla les mille dialectes, les mille idiomes, les mille argots qui se parlent à l’atelier, à l’usine, au laboratoire ; il eut ses entrées dans la cuisine de l’art ; il descendit la langue française jusqu’aux Baillieux des ordures du monde pour trouver une épithète ; il étudia cette opulente et vivace prose du xvie siècle, la prose pleine de suc des Amyot et des Rabelais, si rudement émondée par les Malherbe. Il francisa, ne recula ni devant un archaïsme, ni devant un néologisme, ni devant un germanisme, ne s’effrayant point des clameurs, faisant son bien de tout ce qui colorait ses tableaux ; et de tous ces emprunts, de toutes ces créations, de toutes ces résurrections, de toutes ces appropriations, il se fit cette belle langue imagée, prenant le moule et la couleur de tout ce que le poëte veut lui faire peindre ou sculpter ; descriptions peintes plutôt qu’écrites, où la forme des objets extérieurs vient se dessiner comme dans une chambre noire, et revit embellie du coloris du styliste. Écoutez-le décrire les essais céramiques de Ziegler :

« L’un de ces grès rappelle ces pots de terre poreuse où l’on fait rafraîchir de l’eau, et que les Arabes ont légués aux Espagnols. L’ouverture, excessivement évasée, formant le trèfle à quatre feuilles, s’épanouit comme le calice d’une énorme fleur. Les nervures des gouttières se prolongent, le long du col légèrement étranglé, jusqu’aux flancs entourés d’une branche de figuier chargée de feuilles en relief. Cette branche, repliée sur elle-même, forme deux anses courtes et détachées de la courbe générale, comme des oreilles ou des cornes, qui donnent à la physionomie du vase quelque chose de rustique et de pastoral et font naître une vague pensée de Faune et de Sylvain passant sa tête à travers le feuillage.

« Un autre, de plus petite dimension, avec un goulot allongé, accompagné d’anses inquiètes qui semblent craindre pour sa fragilité, a quelque chose de l’attitude étrusque. Les clochettes, toujours prêtes à saisir de l’ongle vert de leurs vrilles tout ce qui peut soutenir leur langueur énervée, appliquent à ce profil sévère leurs calices et leurs petites feuilles en cœur, comme une fleur naturelle qui trouverait dans un tombeau de l’Étrurie une urne antique à broder de son feuillage. On se croirait à l’Alhambra en regardant le vase moresque, aux anses en forme d’ailes, fenestrées et trouées à jour comme des truelles à poissons, aux entrelacs délicats qui rappellent les guipures de plâtre de la salle des Abencerrages ou des Ambassadeurs. Le vase indou, mince, allongé, semble avoir emprunté ses broderies aux corsets d’Amany ou de Saudiroun. Le pot ou l’aiguière, comme vous voudrez l’appeler, dans le goût du Bas-Empire, a une richesse barbare très-caractéristique. Un masque aux yeux effarés, à la bouche hurlante, semble regarder avec terreur du sommet du vase dont il forme l’orifice, le combat d’un tigre et d’un boa, inextricablement enlacés et se déchirant à belles dents et à belles griffes. — Une guivre écaillée, imbriquée, hybride moitié reptile, moitié fleuron, sert de motif à l’anse. Le reste de l’ornementation se compose de clous, de galons, de broderies denticulées et de pierreries feintes, taillées en pointes de diamant, avec des montures richement historiées ; un mélange de férocité et de luxe. L’amphore a cela de particulier, qu’elle contient de l’eau, quoique découpée à jour. Une étoile d’ornement, une rosace frappée à l’emporte-pièce, au milieu de laquelle se tortille un dragon chimérique, occupe le ventre du vase ; le cou assez allongé s’élève entre deux anses greffées par des têtes d’animaux. »

Cette langue n’était-elle pas la vraie langue de la critique annuelle des Salons ? admirable histoire de la peinture française qui meurt feuilleton, et n’a pas encore été sauvée de l’oubli par le volume1.

Voilà que l’auteur des Grotesques, des Contes humoristiques, de Mademoiselle de Maupin, de Fortunio, de Tras-los-Montes, vient de donner un petit volume de poésies toutes pleines du panthéisme enivré de Mewlana Dschelaleddin Rumi, le patron des Gazelles de Rückert, et par ces hymnes aux métamorphoses atomistiques, rappelant la Rose et le diamant du Souabe, s’épanouit et rit de temps en temps comme une pièce printanière de Tieck.

Edmond et Jules de Goncourt.

1 Un seul Salon de M. Gautier, celui de 1847, a été réimprimé en volume.

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021