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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 33 du 21 août 1852.

 

 

TONY JOHANNOT.

Encore une tombe qui vient de se fermer sur un talent tout plein de jeunesse et de grâce, encore un vide dans la phalange de l’art, si maltraitée de la mort depuis quelques jours. Adieu, gracieuses imaginations, magiques badinages de crayon, vignettes charmantes ! Adieu Tony Johannot ! Les dernières pages de George Sand demeureront veuves de vos traductions énamourées, et la librairie française, si richement illustrée par vous, regrettera longtemps le vignettiste qui a fait la fortune de tant de beaux livres.

Pleurez Moreau, Eisen, Marillier ! Saint-Aubin, Cochin, Gravelot, pleurez ! Vous aviez tenu le charmant maître sur vos genoux, vous aviez fait épeler son enfance dans vos livres à vous, vous l’aviez inspiré de votre manière, de votre tour, de votre coquetterie ; et quand l’enfant a su tenir un crayon, il s’est souvenu de vous, et ç’a été à chaque feuillet de son œuvre d’aimables réminiscences du siècle passé. Crayon à la Dorat que ce crayon de Tony Johannot, si vif, si fripon, si chiffonné, si voluptueux, si chercheur de jolis minois, de tailles sveltes, de petits pieds ! Voyez-le couper ses habits noirs dans les pans de l’habit du financier, cacher des paniers sous ses robes, chausser parfois de mules ses contemporaines ! Voyez-le crayonner un costume à cheval sur le xviiie et le xixe siècle ; voyez-le prendre ses ébats dans ce monde à lui, monde fantaisiste s’il en fut, et de gente fantaisie, dont l’élégance et la distinction taillent les patrons ! Un crayon à la Dorat que ce crayon de Tony Johannot, mais qui a sa toilette à lui.

Tony Johannot fut du petit nombre de ceux qui ne désespérèrent pas de la gravure sur bois, de ceux qui la sortirent de l’image. Si par hasard il vous est tombé un de ses bois avant que le graveur n’y mordît, vous avez pu admirer ce faire tout original, tout étourdissant, cet abandon du crayon, ces caprices, ces désordres de la mine de plomb ; ces griffonnages faciles à la taille, heureux au tirage, charmants du charme artistique. Et ce charme, où le trouverez-vous plus saisissant que dans cette suite d’eaux-fortes, fantastiques dessins des fantastiques récits de Charles Nodier ? Le dessinateur s’est mis dans ces douze planches à écouter le conteur étrange, il s’est pris d’amour pour ses visions, et les fait passer dans la demi-teinte du rêve, colorées comme des Rembrandt, mystérieuses comme des Goya. Oui, par moments, le dessinateur monte l’hippogriffe du cauchemar, il entend siffler « le rhombus d’ébène aux globes vides et sonores » ; et, dans cette cervelle attifée, pomponnée, enrubannée, les chauves-souris de Smarra battent des ailes. Il s’y fait des rêves impossibles, des coudoiements d’êtres informes, de visions apocalyptiques, de caricatures monstrueuses. Les créations incroyables du hachich se précipitent partout : le Voyage où il vous plaira ; mais à chaque détour de page passe et repasse la blanche et céleste fille des Pamplemousses. Paul et Virginie, Manon Lescaut, le Voyage sentimental, Don Quichotte, Molière, Werther, la vierge et la courtisane, la Tulipe et tout le grand siècle en canons, l’habit chamois de Werther, et l’échine de Rossinante, son crayon bienheureux a tout traduit, toujours facile, et restant presque original après l’admirable création de Decamps. Et quand la fatigue le prenait à crayonner, et quand les éditeurs s’arrêtaient à monter son escalier, le charmant maître peignait des tableaux ; mieux que cela, il lavait des aquarelles doucement lucides, de belles jeunes filles aux jupes rouges, aux jambes nues, à la chevelure dénouée, couchées dans les bois, de jeunes fileuses assises sur les bancs de pierre du village. La rêverie vous prenait à regarder ces œuvres habillées des grâces du xviiie siècle, dans leur naïveté et dans leur mélancolie germanique. — Sur le bord d’une rivière, M. Tony Johannot avait placé, il y a quelques années, un jeune garçon pêchant, les jambes pendantes sur la berge. À son côté, appuyée sur le coude, regardait une jeune fille. Le jour était derrière eux. La rivière, la berge, les deux amoureux se perdaient dans la nuit qui descendait. — C’était, si nous nous souvenons bien, une aquarelle de poëte.

 

 

 

SILHOUETTES D’ACTEURS ET D’ACTRICES. - MLLE AUGUSTINE BROHAN.

Tartufe lui dit :

Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

Par de pareils objets les âmes sont blessées,

Et cela fait venir de coupables pensées.

Et tout de suite Dorine :

Vous êtes donc bien tendre à la tentation,

Et la chair sur vos sens fait grande impression !

Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte ;

Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,

Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,

Que toute votre peau ne me tenterait pas !

Que Damis en visite s’égrillarde à l’antichambre et chiffonne un mouchoir « qui est contre ses intérêts », tout de suite Dorine, sur le pied de guerre :

Ah ! ça, monsieur, s’il vous plaît,

Ne dérangez pas le monde,

Laissez chacun comme il est.

Ne dérangez pas le monde,

Laissez chacun comme il est.

Et vli ! vlan ! un soufflet à chaque vers ! C’est que Dorine a la main leste et la répartie vive, et qu’elle a la langue bien pendue, la vertu en bon état de défense, la parole en bonne santé ! C’est qu’elle connaît les enjoleux de religion et les enjoleux d’amour, et qu’elle voit clair, la digne âme ! dans la piété de M. Tartufe et dans le cœur de M. Damis !

Dorine a vingt ans. Elle est brune. Elle a le pied mutin, les lèvres appétissantes, et la bouche et les dents taillées pour le rire. Elle a du feu dans l’œil, du vif dans la marche. Elle est bien campée. Elle a la voix claire. Elle est bien nette, bien avenante, bien égayée. Elle bavarde, elle lance son mot ; elle dit son avis sans qu’on le lui demande. Elle s’intéresse à la jeunesse. Elle confesse les amantes, en les déshabillant. Elle est la grand’mère de Figaro. Elle dit aux filles en insurrection : Tenez ferme ! Elle a des mots qui portent dans les ridicules, comme des boulets. Elle réconforte les Henriette, éclate de rire au nez des Trissotins, tient tête aux Orgon, introduit les Cléante, et fait les maris comme Warrwick faisait les rois. Dorine ! elle savait vivre avant de savoir lire. Elle savait la raison avant de savoir l’orthographe. C’est que Dorine est née le jour où est né le populaire bon sens.

Et puis l’expérience ! Dorine a servi, morgué ! dans toutes les maisons, dans toutes les maisons que feu Jean-Baptiste Poquelin a fournies de valets et de suivantes. Demandez à Philaminte et à Bélise si elles se rappellent Martine !

Mon Dieu ! je n’avons pas étugué comme vous,

Et je parlons tout droit comme on parle chez nous.

Elle arrivait de son village alors, et son parler se sentait des hantises avec le cousin Piarrot et la bonne amie Charlotte. Mais, dès qu’elle fut un peu décrassée, et d’une grammaire moins naïve, plus au fait du service et mieux en gueule, elle a quitté la maison du bonhomme Chrysale, triste maison et pauvre cuisine, — une cuisine de bel-esprit, un train de savant ; et la marmite souvent y boudait les sonnets. Et puis Lépine était bête, et Julien, le valet de M. Vadius, puait le latin de son maître. — Ce n’est plus Martine ; elle se baptise bravement Nicole, et entre en une bonne et opulente place : chez M. Jourdain. Le brave homme ! Aimait-il à donner la musique et la comédie ! Comme il festinait les dames, et comme, en cet hôtel, la broche était infatigable, et les laquais plaisants ! Les reliefs de dindons couronnés de pigeonneaux, les reliefs de mouton gourmandé de persil, pleuvaient à la basse table ; et pour digérer, M. Jourdain mettait un fleuret dans la main de Nicole, et se faisait pousser des bottes. « Tu n’as pas la patience que je pare, » disait l’estimable maître. « Hi ! hi ! hi ! hi ! » faisait Nicole pouffant de rire, et un beau jour, elle rit trop, si bien qu’elle passa chez d’autres maîtres qui donnaient de moins bons gages, et où on riait moins : chez M. Orgon. On y jeûne toute l’année, on y fait maigre tous les jours en ce pays de Tartufe. Cela est d’un sombre et d’un sévère à mourir. Il faut mettre sa langue au croc, et ses réflexions dans les poches de son tablier : Mme Pernelle est au salon, et Laurent est à l’office. Et pourtant, prenez garde, Tartufe ! Dorine, c’est la jeunesse et l’amour entrés dans la maison ; et ils feront si bien l’ouvrage, que Marianne épousera Valère !

Maintenant, Dorine, vous êtes marquise. Vous étiez suivante chez Molière ; vous êtes grande dame chez Alexandre Dumas. À la bonne heure ! Les rubans de Baulard vous vont comme la cornette. — Et même les méchants disent, Martine, que vous écrivez maintenant sur les albums, et que, l’autre jour, dans une belle société, comme on vous priait, vous avez laissé tomber de votre plume ce biau dicton :

« Je préfère le déshonneur à la mort. »

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 34

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021