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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 31 du 7 août 1852.

 

 

MADAME DU NOYER (suite et fin).

D’Avignon on va à Montpellier. Montpellier, la ville hospitalière ! Montpellier ! femmes spirituelles, et le charmant parlage, et l’œil mutin, et l’esprit alerte ; Montpellier, où les plus laides se consolent de n’être pas belles en étant jolies ; Montpellier ! les longs dîners, les longues causeries, et les promenades à la Canourgue, où les filles, mouchoir sur la tête, se promènent en riant, chacune au bras d’un promis. D’Avignon, on va à Toulouse voir le carnaval, merveilleux carnaval où toute la ville en folie court les rues, qui à pied, qui à cheval, qui en voiture, mais les vitres baissées, pour qu’on ne les casse pas, tant on vous jette de dragées à la tête ! Les boutiques sont désertes, les domestiques vont où est la fête, les maîtres se bombardent avec des confitures ; c’est une liesse, un évohé par toute la ville ! Des mascarades défilent en charrette, personnifiant en mille allégories le Temps, les Saisons, les Passions ; les pièces de vers volent de là dans les carrosses. Ce sont toutes sortes de poésies bouffonnes qui vont, qui viennent, qu’on envoie, qu’on se renvoie. Là, on promène sur un cheval un grand coffre plein de confitures, couvert d’une étoffe d’or, relevé d’un ruban d’or, et les gens masqués qui le promènent lancent dans la foule mille poëmes élogieux en l’honneur d’une belle. Ce cadeau, c’est le massepain qu’en ces jours prodigues l’amant donne à sa maîtresse, et les gens masqués offrent à la dame là où il y a le plus de monde. Vient le bal, puis le carême. On jeûne en allant manger des huîtres au faubourg de Basacle. On fait ses dévotions régulièrement à l’église des Carmes ; c’est le rendez-vous du beau monde. Les patito se mettent à genoux aux pieds de leurs amies, et leur disent des prières qui n’ont pas coutume d’être dans les livres de messe ; et, le lundi de Pâques, on va célébrer la fenestra au faubourg de Saint-Sernin. Les dames y vont en bel habit ; mille cavaliers, déguisés en garçons pâtissiers ou en bergers, accourent portant un fenestra sur la tête. « Le fenestra est un grand gâteau, d’une pâte fort excellente, tout piqué d’écorces de citron et d’autres confitures ; ils sont chacun sur une petite planche, couverts de petits rubans et de colifichets, et c’est tout ce qu’un homme peut porter ; on les jette en dansant dans les carrosses des dames, et l’on fait que les deux bouts du gâteau sortent par les portières. » M. Du Noyer ayant été nommé, encore de par sa femme, pour aller porter au roi le cahier des états, la famille, accrue d’un fils, revint à Paris.

À Paris, M. Du Noyer commença à autoriser plus ouvertement qu’il ne l’avait fait jusque-là la jalousie de sa femme. — M. Du Noyer, homme ordinaire et des plus ordinaires, se sentait humilié de l’intelligence de sa femme ; il s’étonnait, comme d’une usurpation, que sa femme eût plus d’esprit que lui. Il se sentait gêné avec Mme Du Noyer ; et cela, sans qu’il se l’avouât, le fit plus vite sans doute chercher hors du logis conjugal des femmes qui fussent de pair avec lui et qui le missent plus à l’aise. M. Du Noyer était jaloux de ses plaisirs et très-peu de sa femme ; il avait l’ambition de son repos beaucoup plus que le respect de son honneur. Bon vivant et gros viveur, aimant le jeu, la table, les femmes, il n’avait épousé Mlle Petit que pour jouer, manger, et le reste. Aimant ses coudées franches, il se remit à être garçon presque aussitôt après le sacrement ; c’était un mari du temps.

Mme Du Noyer n’avait pas jugé à propos de se préoccuper des amourettes provinciales de son mari ; mais, à Paris, quand elle se trouva toute seule abandonnée pour les soirées d’une Mme Boulanger, elle ne fut pas maîtresse de sa jalousie, et fit des reproches à M. Du Noyer. M. Du Noyer lui répondit qu’il ne pouvait se défendre des honnêtetés de M. et Mme Boulanger, et lui conseilla comme distractions le bal, l’opéra, la comédie. Mme Du Noyer alla voir les Vendanges de Suresnes. M. Du Noyer, en mari désintéressé, avait rempli tout Paris de ses gorges chaudes sur la figure comique de sa femme, si bien que Dancourt l’avait fourrée en pleine pièce et en pleine caricature au théâtre, sous le nom de Mme Thomasso. Mme Du Noyer se reconnut, pria son mari d’intervenir. Le mari alla au spectacle, rit beaucoup, et plus encore au nez de Mme Du Noyer quand il fut de retour au logis. En dépit de cette turlupinade, la pauvre Mme Du Noyer était plus jalouse que jamais. Son mari découchait toutes les nuits, et elle croyait savoir de source certaine que ces nuits-là appartenaient à Mme Boulanger. Un jour, elle n’y peut tenir, achète à la friperie un habit de livrée, et, le soir venu, se faufile ainsi travestie chez Mme Boulanger, se cache dans un carrosse remisé dans une écurie, attendant l’heure du berger et se préparant à surprendre M. Du Noyer. Mais un cocher avait vu quelqu’un s’introduire dans le carrosse. Il soupçonne un voleur, on ferme la maison, on s’arme de bâtons. M. Du Noyer marche en tête, et voilà la pauvre femme fustigée d’importance. M. Du Noyer veut bien, après un certain nombre de coups de bâton, reconnaître sa femme, et la ramène chez elle dans un état déplorable. Mme Du Noyer resta trois heures privée de sentiment. Quelque temps après, ce n’était plus Mme Boulanger, c’était une Mlle Boutrave, que M. Du Noyer avait rencontrée chez la Perrichon, une fameuse marchande de la rue Saint-Honoré qui avait établi une maison de jeu dans son beau jardin du faubourg Montmartre. Mlle Boutrave tenait la banque. Mme Du Noyer prétend qu’elle était « boîteuse, laide comme une guenon, galeuse de la tête aux pieds, et surtout d’une vertu très-délabrée. » Néanmoins, M. Du Noyer en était fort épris, et fort orgueilleux de monter dans un méchant carrosse que la tailleuse à la bassette faisait rouler. Mme Du Noyer, qui voyait son mari perdre avec cette fille des sommes considérables, fut prise de désespoir. Ayant su que son mari avait donné rendez-vous à la Boutrave à l’Opéra, elle s’y rendit de son côté, entra dans la loge de la belle, et là, après lui avoir demandé des nouvelles des bâtards qu’elle avait eus avec un valet de chambre de M. Camus, elle lui arracha son tignon et ses fontanges, et les jeta dans le parterre. La cour et la ville riaient et battaient des mains. M. Du Noyer ne prit pas la chose d’une façon aussi plaisante, il appliqua à sa femme quelques soufflets dans le corridor. Cette correction maritale donna à penser à Mme Du Noyer. Mme Saporta était morte en lui recommandant de garantir ses filles de la superstition et l’engageant à ne point les marier à un ancien catholique. Elle se voyait seule, sans appui, sans ami ; son mari lui mangeait rondement sa fortune. Ses vieilles idées religieuses se réveillèrent, et elle se décida à passer en pays étranger avec ses filles. Elle dit à son mari qu’elle se rendait à Nîmes, prit ses diamants et deux billets de mille écus, et de Lyon gagna les bains d’Aix en Savoie, prétextant un rhumatisme.

Mme Du Noyer partie, M. Du Noyer est enveloppé dans la banqueroute de M. Boulanger. Il ne peut payer les billets que Mme Boulanger lui avait un peu fait souscrire. Il se retire au Temple. La perte de sa fortune, pas plus que celle de son fils qui vient à mourir, ne le préoccupent longtemps. Il se fait le plus philosophiquement du monde à cette vie d’insolvable, ayant bonne table, jouant, soupant avec des abbés, et, le soir venu, allant se promener dans le jardin de l’abbé de Chaulieu. L’existence était douce en ce Clichy du temps, s’il faut en croire les mémoires contemporains, et M. Du Noyer était homme à chercher à se la rendre la plus douce possible. Il avait donc ordinairement pour partner de sa mélancolie une demoiselle Colinette, sans grande beauté, mais pleine de feu, qui jouait l’hombre, fouettait le bourgogne et le champagne, chantait le vaudeville, divertissante à table au possible, et le meilleur garçon du monde. Un jour qu’une personne de la connaissance de Mme Du Noyer était allée rendre visite au détenu, et qu’elle s’était laissé prier à souper en compagnie de la Colinette, le laquais qui versait à boire à M. Du Noyer tomba en faiblesse. On le porte sur un lit. Mlle Colinette déboutonne son habit pour lui donner de l’air, une magnifique gorge apparaît. La Colinette s’évanouit à son tour, et voilà le pauvre M. Du Noyer à aller de l’une à l’autre. Une sage-femme est nécessaire. Le laquais accouche, pendant que Colinette saute aux yeux de M. Du Noyer et le défigure.

D’Aix, Mme Du Noyer avait gagné la Suisse, et comme la Suisse ne présentait pas une sécurité assez complète à cause des ménagements que cette puissance gardait avec la France, elle passa en Hollande, où elle alla demander au grand-pensionnaire sa protection contre les violences de M. Du Noyer dans le cas où il voudrait ravoir ses filles et une pension pour subsister. La protection lui fut accordée ; pour la pension, le grand-pensionnaire se chargea de présenter une requête à l’État. L’éducation un peu mondaine de ses deux filles, leur succès dans les sociétés, lorsqu’elle les faisait chanter ou danser, donnaient matière aux criailleries des rigoristes. Il en était qui lui reprochaient son ancien départ de Hollande. Il en était qui lui reprochaient d’avoir quitté son mari et de lui avoir enlevé ses filles. On savait qu’elle avait une assez grande fortune, et l’on ne pouvait croire qu’elle n’eût pas emporté de grandes sommes. C’était un bruit qu’accréditaient en secret les amis de M. Du Noyer, et que sa fille aînée essaya de confirmer plus tard. Tous les réfugiés enfin étaient d’accord pour voir d’un mauvais œil une personne de plus qui venait rogner leur portion. Elle venait de recevoir de l’État une somme de 3 000 florins. Elle se décida à passer en Angleterre, où milord Galloway lui faisait espérer une pension du roi d’Angleterre. Quand il fut à Londres, milord Galloway n’avait pas eu le temps de la faire mettre sur la liste des pensionnaires, et le roi était mort. Elle revint en Hollande et se fixa à La Haye. Elle eut là des moments de misère tels qu’elle faisait faire des coiffes de perruques à ses filles, qu’elle portait vendre elle-même aux perruquiers. Mais elle commença vers cette époque à écrire ses Lettres historiques et galantes et à rédiger sa Quintessence, journal satirique qui eut un grand succès d’argent et lui ouvrit la porte des plus grandes maisons. On s’amusait de son esprit, on se moquait un peu de sa grosse personne ; on faisait la cour à ses filles, jolies personnes toutes gracieuses de talents français. Mme Du Noyer était surtout admirablement reçue chez le comte Dhona, qui fit le mariage de sa fille aînée avec un vieux militaire du nom de Constantin. Les méchants dirent que le comte Dhona, amoureux de Mlle Du Noyer, ne l’avait mariée que pour arriver à elle plus facilement. Ils parlaient de certain souper que Mme Constantin raconta ainsi plus tard, donnant un rôle odieux à sa mère, pour servir sans doute les rancunes de M. Du Noyer : « Il nous invita à souper. Je ne sçay quel dessein il s’était mis en tête ; il s’imagina sans doute que lorsque j’aurois quelques verres de vin dans la tête, ma mère et ma sœur également, il trouveroit mieux son compte. Il se trouva apparemment pour cet effet seul avec nous trois ; ordinairement il avoit toujours quelques-uns de ses amis. Je ne sçay si on avait mis quelque drogue dans le vin, mais nous n’étions point encore au dessert, que ma mère tomba en faiblesse sous la table, ma sœur un moment après ; je les suivis dans le même instant. Nous étions toutes les trois dans un état pitoyable. De vous dire ce qui se passa dans ces vineux moments, je ne le puis, et tout ce que je sçaurois vous en rapporter est que, me sentant tourmenter, je me réveillai avec une surprise extrême de voir un page qui se mettoit en devoir d’exécuter ce que j’aurois horreur de vous nommer. » Mme Constantin, jalouse de la préférence accordée par sa mère à sa sœur Pimpette, ne tarda pas à aller retrouver son père, qui venait de se remplumer, grâce au crédit d’un frère qui lui avait fait obtenir pendant cinq années le généralat des vivres de l’armée d’Espagne.

C’était le congrès d’Utrecht ; et pour la Quintessence, c’était chose trop intéressante pour que Mme Du Noyer ne s’y rendît pas. Outre beaucoup de nouvelles à glaner pour son journal, elle espérait aussi trouver un mari pour sa chère Pimpette. Salles de tapisseries éclairées de milliers de bougies reflétées dans les glaces, jets d’eau de fleur d’oranger, buffets couverts de vaisselles de vermeil, desserts de porcelaine du Japon, les miracles de la confiturerie ; rues et canaux illuminés de flambeaux ; folles mascarades ; la duchesse de Saint-Pierre en Scaramouche, la comtesse de Denhoff en Espagnole, la comtesse de Bergomi en Nuit, Mme Markchal en amazone, des ambigus magnifiques, la Rodogune de Corneille ; c’étaient tous les jours, toutes les nuits, des festins, des bals où assistaient cinquante ministres représentants de tous les États de l’Europe. À travers toute cette joie, la pauvre Pimpette avait le cœur gros. Elle s’était éprise à La Haye, et, ma foi, la pauvre fille était pardonnable, de Jean Cavalier. Ç’avait été une admiration universelle, lorsque était arrivé le héros des Cévennes. On se mettait aux fenêtres ; on courait dans les rues sur son passage ; on lui faisait escorte. Mme Du Noyer ne put se défendre de l’engouement. Elle vient à rencontrer Cavalier chez un marchand. Elle l’invite à dîner, le comble d’amitiés, de compliments ; Pimpette se laisse prendre, comme une autre Desdémone, aux récits du terrible partisan. La mère, qui songe à cette alliance avec orgueil, laisse les choses aller. Pour le moment, le héros se trouvait sans le sou, en train de solliciter inutilement une pension du roi d’Angleterre. Il eut le talent d’emprunter par petites sommes 14,000 florins à Mme Du Noyer contre une promesse de mariage à la fille. Pimpette en était là de ses amours quand Jean Cavalier, qui avait oublié de payer certaines dettes criardes, fut enfermé à la Castellerie. Il se trouva une belle éprise de lui qui lui offrit de le tirer de là à condition de l’épouser. Cavalier se hâta de consentir et de passer en Angleterre. Pimpette resta demoiselle avec une promesse de mariage. Heureusement que Mlle Du Noyer, à Utrecht, rencontra un jeune poëte qui lui fit oublier l’ancien garçon boulanger. Mais sa mère était devenue clairvoyante. Elle était sur ses gardes, et sut obtenir que le jeune poëte fût renvoyé de Hollande. Mais, quand il partit, le jeune poëte avait écrit quatorze lettres qui forment le préliminaire de sa correspondance et donnent un certificat de vertu à Pimpette, en dépit de certaines visites scabreuses qu’elle lui fit en habit d’homme.

Enfin je vous ai vu, charmant objet que j’aime,

En cavalier déguisé dans ce jour,

J’ai cru voir Vénus elle-même

Sous la figure de l’Amour.

L’Amour et vous, vous êtes du même âge,

Et sa mère a moins de beauté ;

Mais, malgré ce double avantage,

J’ai reconnu bientôt la vérité,

Ô…… vous êtes trop sage

Pour être une divinité.

Le poëte était M. de Voltaire.

M. de Voltaire éconduit, Mme Du Noyer eut le bonheur de mettre la main sur un vrai comte, et Pimpette devint comtesse de Winterfeld. Ce mariage fit grand bruit. Mme Du Noyer, à qui la Quintessence avait fait des ennemis partout, Mme Du Noyer, enviée par les femmes parce qu’elle écrivait, enviée parce qu’elle était reçue chez les gens les plus hauts nommés, enviée parce qu’elle faisait parler d’elle, Mme Du Noyer, enviée pour son journal, pour son esprit, pour ses relations, vit de ce jour la jalousie grandir et conspirer autour d’elle. Les haines se concertèrent. Élever journal contre journal, c’eût été tenter une concurrence ruineuse pour le dernier venu. Pour faire payer à cette femme qui avait fait de la satire encore plus par besoin que par plaisir, on songea à un moyen de vengeance éclatant, anonyme et public. Le théâtre parut ce qu’il y avait de mieux pour cela. Les Aristophanes de Hollande se mirent à l’œuvre. Malgré les démarches de Mme Du Noyer près du maréchal d’Uxelles, du comte de Passionai, de la duchesse de Saint-Pierre, près d’Arlequin lui-même, malgré la crainte que la Quintessence inspirait aux acteurs, malgré intrigues, soumissions, bassesses, le Mariage précipité fut joué à Utrecht, en même temps qu’il était joué en flamand par les comédiens de La Haye.

Dans ces Nuées au gros sel, Cavalier devenait Miltronet, Mme Du Noyer, Kirkila, Pimpette Etepnif, le comte de Winterfeld, son mari, Wavrefelt, un marchand de brandevin déguisé en comte. C’était une mise à la scène de toutes les calomnies débitées contre l’écrivain satirique, une mise à la scène brutale des accidents de sa vie. On avait traîné aux feux de la rampe ses amours avec M. de Po. On avait repris l’histoire du carrosse de Mme Boulanger, la mésaventure de Mme Du Noyer avec les bouchers de Londres, lorsqu’elle fut cousue dans une peau de vache et livrée aux chiens. On avait détaillé les vengeances manuelles que lui avaient fait subir les victimes de son esprit.

Cette pièce à coups de poing finissait délicatement sur Mme Kirkila, assommée et laissée en chemise sur le théâtre.

Arlequin, qui jouait le rôle de Mme Kirkila, s’avançait vers la rampe et adressait au public ces paroles : Si madame Kirkila était une fois aussi bien gouspillée d’effet, comme elle le vient d’être en effigie, elle cesserait bientôt ses pasquinades.

Mme Du Noyer mourut en 1720.

 

 

HISTOIRE DES MARIONNETTES EN EUROPE PAR CHARLES MAGNIN, Membre de l’Institut.- 1 vol. in-8°. — Michel Lévy. — 1852.

Troupe qu’on ne paie pas, et qui ne demande pas à être payée ; acteurs qui ne réclament pas de rôles ; actrices qui ne réclament pas de bouquets ; prima donna sans vacances ; ténors sans rhumes ; acteurs modèles, ne mettant le nez ni dans votre caisse, ni dans vos pièces, n’exigeant pas plus de feux que de rôles, contents de tout, contents de leur costume, contents de leurs camarades, contents de leur directeur, contents de leur public, contents de tout le monde ; actrices que la Russie ne nous enlève pas et qui se déshabillent sans loge, dociles au metteur en scène, exactes aux répétitions ; — un mot dit tout cela : Marionnettes !

Voici qu’un savant, un membre de l’Institut, l’auteur des Origines du théâtre moderne, M. Charles Magnin, vient d’essayer de reconstruire l’histoire de ces vertueux comédiens. Un jour, arrêté comme Français de Nantes, devant Polichinelle, il s’est demandé d’où venait ce bienheureux bossu de bois. Il s’est demandé si les marionnettes, qui ne sont plus aujourd’hui qu’un amusement d’enfants, si, dis-je, ces pauvres marionnettes, misérables et guenilleuses, des Champs-Élysées, n’ont pas fait autrefois le passe-temps de grandes personnes et de très-grandes personnes ; si cette famille, tombée aujourd’hui dans l’indifférence et le mépris publics, après avoir été alliée aux plus grands noms de la gaieté populaire, si l’honorable famille des Polichinelles n’est pas aussi vieille que le monde.

Alors, feuilletant et cherchant, M. Magnin s’est mis à écrire le livre d’or de ces Pygmées, se faisant leur d’Hozier, et retrouvant leur généalogie jusque dans Eustache, contant leur grandeur et leur décadence, leurs origines et leurs parentages, leurs triomphes et leurs revers, n’oubliant rien, et faisant un de ces ouvrages qui découragent la critique en ce qu’ils ne laissent à la pédante pas une citation à montrer oubliée.

Admiranda cano levium spectacula rerum,

c’est l’épigraphe que M. Magnin emprunte au poëme d’Addison sur les marionnettes, et tout de suite commence l’arbre de Jessé de Polichinelle.

Des agalmata neurospasta de la Grèce aux puppet de l’Angleterre, des Barritini aux koboldes germains, c’est une longue et intéressante chronique de signor Formica hauts comme la main. Vous voyez défiler les korokosmiu d’Égypte et M. Séraphin, Pothein péripustos et Jehan des Vignes, le Maccus osque et les Titirero d’Espagne, les crucifix automatiques et les caricatures, les Voto santo de Pise et dame Gigogne, les directeurs et les acteurs, Bienfait et Girolamo, les petits comédiens de M. le comte de Beaujolais, les papoires provinciales, les deux Brioché et fagotin, Pétréia la Romaine et Hanswurst l’Allemand, la Szopka polonaise et la foire Saint-Germain, M. Punch et la larve d’argent du festin de Trimalcion !

Chose étonnante ! là seulement, en la comédie des marionnettes, s’est fait jour l’esprit de chaque peuple. Seules, les marionnettes ont personnifié en France, en Angleterre, en Italie, bien mieux que ne l’ont fait tous les écrivains comiques, le caractère, les vices, les ridicules, l’individualité du pays où on les applaudissait. Punch n’est pas Anglais, il est l’Anglais ; Polichinelle est le Français ; Pulchinella, le Napolitain. Les Molière de la pratique ont donné à chacun de leurs personnages le vrai comique, le comique national. Punch, par exemple, est un don Juan de la Tamise : il rosse le diable. Hanswurst (Jean Boudin) est l’homme d’outre-Rhin, il mange, et ne rosse personne. Polichinelle est un révolutionnaire français : il rosse le procureur. Et voilà pourquoi, comme dit M. Magnin en finissant, Polichinelle est immortel.

Il y aurait beaucoup à dire sur ces types grotesques, où tout un peuple se reconnaît et rit de se reconnaître ; mais nous aimons mieux renvoyer au curieux livre de M. Magnin. Le lecteur n’y perdra rien.

L’Histoire des Marionnettes en Europe est une charmante idée de Charles Nodier rencontrée, en route, par un bénédictin.

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 32

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021