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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 30 du 31 juillet 1852.

 

 

MADAME DU NOYER (suite).

Mme Du Noyer naquit à Nîmes. Elle était fille d’un petit gentilhomme, et tenait par sa mère à la famille Cotton, dans laquelle les rois de France prenaient volontiers leurs confesseurs. Mme Petit, sa mère, mourut en lui donnant le jour. Mme Saporta, une sœur de sa mère, prit Mlle Petit chez elle et devint sa mère adoptive. Le jeu et une banqueroute ayant ruiné M. Saporta, M. et Mme Saporta ramassèrent les débris de leur fortune, et se retirèrent à Orange. M. Petit désirait ravoir sa fille ; toute pauvre qu’elle était, Mme Saporta, par un acte assez singulier, passé devant Me Saurin, le père du fameux ministre, tint quitte le père d’une créance qu’elle avait sur lui, sous la clause expresse qu’il ne demanderait plus sa fille : Mme Saporta se chargeait de l’élever et de l’entretenir à tout jamais. Après six ans de retraite à Orange, M. Saporta devint infirme et mourut ; sa maladie laissa sa veuve en pleine misère. Mme Saporta se rappela alors qu’un neveu de son mari, qui habitait Montpellier, lui devait de l’argent. Elle se mit en route. Le neveu ne paya pas. Comme elle revenait par Nîmes, M. Petit chercha inutilement à obtenir de sa fille qu’elle abandonnât Mme Saporta, et qu’elle vînt tenir sa maison. C’est alors que la générosité d’un frère de Mme Saporta, un vieux garçon qui avait amassé du bien et qui habitait Paris, vint en aide à la détresse des deux femmes, qui s’arrêtèrent à Nîmes. Mlle Petit rendait visite à son père. Elle y rencontra un enseigne de vaisseau, M. Duquesne, le neveu du fameux marin, qui, pendant un congé, était venu se faire soigner par le prieur de Cabrières. C’était presque un cousin. Un monsieur Petit, oncle de Mlle Petit, avait épousé la belle-sœur de Duquesne, déjà mère de ce jeune homme. Le cousin se montra charmant pour la petite cousine ; et dans toute la famille on commençait déjà à parler mariage, quand l’oncle, qui venait de se fermer tous les chemins de la fortune en se faisant un ennemi de Louvois, vint débarquer chez le père ; et comme il avait un fils, et que Mlle Petit était un parti fort sortable, il tenta de substituer ce fils à son beau-fils. Mais Mlle Petit, qui avait pris goût à M. Duquesne, fit la sourde oreille. M. Petit était souffrant quand son frère arriva. La maladie empira. Il fallut songer au testament. L’oncle renvoya Mlle Petit chez Mme Saporta, et, pendant son absence, il fit faire à son frère un testament qui nommait Mlle Petit héritière universelle, mais avec une substitution en sa faveur dans le cas où Mlle Petit viendrait à mourir sans enfants. De plus, il fit ajouter par M. Petit à ce testament un codicille en faveur de sa fille aînée, de la cousine de Mlle Petit, indisposant le père contre la fille, et faisant habilement le père jaloux de l’attachement de sa fille pour Mme Saporta ; si bien qu’un jour le mourant dit à Mlle Petit : Vous serez bien aise dans peu de temps d’être une héritière. La mort arrivait ; l’habitude étant de déclarer devant un commissaire dans quelle religion on voulait mourir, M. Séguier, évêque de Nîmes, et M. Labeaume, vinrent recevoir la déclaration de M. Petit. Il déclara persister dans la religion réformée ; et retrouvant un instant son cœur de père, il mourut en regrettant de ne pas avoir marié Mlle Petit avec M. Duquesne, et recommanda qu’on eût soin d’achever cette affaire.

M. Duquesne partit pour le bombardement de Gênes. L’oncle, qui avait toujours en tête sa substitution, ne le retint pas. Les promenades au bord du Gardon, le prêche, quelques visites, la société de Mme Saporta, de Mlles Cassagne, les projets, le mariage à l’horizon, remplissaient la vie de la demoiselle. M. Duquesne revint de Gênes, vieilli, grisonnant, un peu maltraité de la guerre et de la maladie ; Mlle Petit continuait à le voir avec les yeux de son cœur. On écrivit à M. Cotton, le vieil oncle de Paris, pour le sonder et savoir s’il voudrait assurer quelque chose au jeune ménage. Mais notre oncle avait entendu dire que M. Duquesne était un joueur, un débauché ; il se montra froid, ne promit rien, et ajouta qu’étant protestant, le futur ne pouvait arriver à rien, puisque dans le moment M. le marquis de Miremont, petit-neveu du grand Turenne et neveu de deux maréchaux de France, ne pouvait pas obtenir une compagnie de chevaux. Duquesne changea de religion ; l’apostasie ne fit rien sur l’oncle, qui avant tout défendait sa bourse, et fit mal sur l’esprit de Mlle Petit, qui s’était laissée prendre d’un beau sentiment romanesque pour l’exaltation religieuse qui régnait à Nîmes.

Sur ce, par un beau matin, au petit jour, un régiment de dragons, le régiment de Barbezieux, entre dans la ville, fait fermer les portes, investit les maisons des ministres Peirol, Icard et de l’avocat Brousson, qui furent assez heureux pour s’échapper. La milice est désarmée ; MM. Peirol, Icard, Brousson sont pendus en effigie, les temples qui étaient encore debout fermés, les habitants inquiétés, les propriétés menacées. Mlle Petit craint que son bien ne soit confisqué ; elle s’enfuit à Montpellier, où elle se propose, pour le mettre à couvert, d’en faire une donation simulée à un de ses parents catholiques ; mais, au lieu d’une donation simulée, le parent avait fait dresser un contrat de mariage qui ne fut pas du goût de Mlle Petit, qui revint à Nîmes en grande inquiétude. La porte était gardée par les dragons, qui avaient ordre de ne laisser entrer et sortir que des catholiques. Elle fut assez heureuse pour forcer la consigne, et trouva la vieille Saporta presque folle de peur. M. de Noailles venait d’arriver avec un nouveau corps de troupes. Les demi-moyens furent abandonnés. La persécution allait grand train. On en était venu à l’argument de la corde. On ne pouvait plus vendre, plus acheter, sans un certificat de catholicité, sans une carte qu’on appelait ironiquement marque de la bête. Chez les obstinés, les provisions étaient jetées par les fenêtres. Les garnisaires se montraient presque aussi ingénieux que des chauffeurs pour vous convertir. Le plus joli de leurs tours était la conversion au tambour. Douze tambours s’installaient chez un vieillard. Dès qu’il s’endormait, un roulement. Au vingtième roulement environ, il y avait mort ou abjuration. Mlle Petit eut la bonne fortune d’être recommandée par M. de Lorges à M. de Noailles. Elle ne fut pas d’abord sérieusement inquiétée. Mais M. de Noailles quittait Nîmes. Elle eut affaire à la jalousie des nouveaux convertis, qui ne comprenaient guère l’exception faite en sa faveur. Là-dessus, le bruit se répandit qu’on pourrait bien la mettre dans un couvent. Mlle Petit alla trouver à Montpellier le maréchal de Noailles, et lui demanda un passe-port pour elle et pour sa tante. M. de Noailles répondit qu’il fallait songer à obéir au roi, ne pas abuser plus longtemps de ses grâces, retourner à Nîmes, et se faire instruire. Mais, à force de supplications, de caresses et de mensonges, Mlle Petit, qui promettait déjà Mme Du Noyer, obtint un passe-port pour Paris, où son oncle, disait-elle, était mourant. Ce n’était qu’un prétexte pour gagner Lyon et sortir de France. Arrivée à Lyon, après mille tentatives infructueuses, Mlle Petit commençait à désespérer de son projet, quand un cabaretier de Seyssel, qui avait un passe-port de l’archevêque de Lyon pour s’en aller chez lui avec un petit apprenti, voulut bien la prendre. Mlle Petit coupa ses cheveux et s’habilla en garçon. Le voyage fut rude, le cabaretier, prenant au sérieux son rôle de maître, tempêtant, jurant, et tout près de frapper la pauvre demoiselle, et quand elle se rebellait, menaçant de la livrer, et ne lui épargnant ni le froid, ni la fatigue, ni la mauvaise nourriture. Mlle Petit est bien reçue à Genève ; mais un mot imprudent sur la persécution religieuse qui lui échappe devant la résidente de France, la force à quitter cette ville. Elle traverse la Suisse, gagne la Hollande, et va demander l’hospitalité à son oncle Petit, fixé à La Haye. Bientôt elle fut à charge à son oncle, qui se disposa à la faire entrer dans une société de pauvres demoiselles fondée par la princesse d’Orange. Elle céda aux prières instantes de son oncle et de Mme Saporta, qui la rappelaient chaque jour à Paris. D’ailleurs, M. d’Avaux, ambassadeur de France, s’engageait à la faire revenir dans trois mois, si elle ne s’accommodait pas de la religion. Elle partit, passa par Londres, et arriva à Paris, chez l’oncle Cotton. Elle trouva Mme Saporta, qui lui avoua qu’elle « avoit eu la faiblesse de signer sur ce qu’on lui avoit persuadé qu’on pouvoit se sauver dans la religion romaine en n’adhérant point à certains cultes ; qu’elle avoit eu beaucoup de peine à s’y résoudre, et un grand repentir de l’avoir fait ; qu’elle n’avoit jamais voulu entendre aucune messe ni accepter une pension de cinq cents écus, que le père La Chaise, son parent, entre les mains duquel elle avoit fait son abjuration, lui avoit fait obtenir sans qu’elle se fût donné aucun mouvement pour cela. » La pauvre femme terminait en l’exhortant à ne pas se laisser séduire. L’oncle Cotton avait promis formellement de la laisser libre. Mais, dès le lendemain, il l’engagea, par manière de passe-temps, à écouter quelques convertisseurs. Ce furent, tout à son débotté, l’abbé Férier, cousin de Pélisson, MM. Desmahis, Ducasse, qui entamèrent la transubstantation. Ils furent relayés par le maréchal de Lorges, qui faisait de la théologie en amateur ; le fidèle Duquesne, revenu sur l’eau, l’évêque de Mirepoix, jusqu’à ce qu’un beau matin, entrèrent dans la chambre de Mme Saporta et de Mlle Petit des gens de robe et d’épée qui les prièrent de s’habiller et de les suivre où ils avaient ordre de les conduire. La prison où on les conduisit n’avait rien de sévère. C’était un régime doux, des geôliers prévenants ; les lits étaient bons, les fenêtres grandes. On recevait des visites toute la journée. En cette bastille, le gouverneur s’excusait de ne donner à ses prisonniers que des poulets de grain, attendu que ce n’était pas encore le temps des perdreaux. Grâce au crédit du maréchal de Lorges, Mlle Petit ne mangea là des fraises que dix jours. Une fois sortie de prison, Mlle Petit songea sérieusement à sortir de France. Elle s’assura le concours d’un M. Roucoulle, qui venait apporter tous les soirs sous les fenêtres de ces dames une grande malle où l’on jetait les hardes, pour que l’hôtesse ne soupçonnât pas la fuite. Ainsi déménagées, ces dames laissent à l’hôtesse de l’argent pour le souper du soir, prennent le coche de Poissy, et de Poissy gagnent Rouen sur des batelets. De là, elles arrivent à Dieppe, toutes prêtes à s’embarquer. Le vent est contraire, il faut attendre quelques jours. On se tient renfermé ; mais, à la fenêtre d’en face, du matin au soir, un étranger regarde. Savez-vous qui c’est ? L’éternel M. Duquesne. Le lendemain matin, soit indiscrétion, soit toute autre cause, la tante et la nièce sont conduites au château, devant M. Tierceville. Il leur demande si elles ne sont pas Mme Saporta et Mlle Petit. Mlle Petit de répondre qu’elles sont veuve et fille d’un marchand de Marseille, à la poursuite d’un banqueroutier qui doit passer en Angleterre. Un M. Saquet, qui est appelé en confrontation, est intimidé de l’assurance de ces dénégations, et est tout prêt à dire qu’il s’est trompé, quand Mme Saporta a la faiblesse de se trahir. Voilà nos deux dames encore prisonnières et conduites, sous l’escorte de gardes, au couvent des nouvelles catholiques, dans la rue Sainte-Anne, derrière l’hôtel Louvois. Les voilà, cette fois, enfermées, verrouillées, cadenassées, mises au régime cellulaire. La séquestration devint telle, qu’un moment Mlle Petit commença à se laisser mourir de faim. Ce demi-suicide effraya. D’ailleurs, on avait appris que le roi s’intéressait au mariage de la jeune fille avec M. Duquesne ; et le prétendu fut admis à lui faire reprendre courage. Au moment où cet interminable mariage allait enfin aboutir, M. de Seignelay, sollicité par M. Duquesne, manda à M. Cotton qu’il eût à s’engager vis-à-vis de du jeune ménage. Cette exigence changea les dispositions de l’oncle. Le mariage public fut rompu, et Mlle Petit, transférée à l’Union chrétienne, dans la rue Saint-Denis. Survint une déclaration du roi qui ordonnait à tous ceux qui n’avaient pas encore changé de religion de le faire ou de sortir du royaume, et cela dans le délai d’une quinzaine. Dans ce temps, M. Du Noyer était venu passer son quartier d’hiver à l’hôtel de Mantoue, rue Montmartre, et se voyait dérangé à toute heure du jour et de la nuit par les visites, les messages que recevait un vieux voisin. Il s’en plaignit à l’hôte. « C’est un vieux père aux écus qui a une nièce à marier. Elle est infatuée d’un officier de marine, mais ce mariage vient de rompre. Faites la cour à l’oncle et à la nièce, et si l’affaire réussit, je retiens un castor, » fut la réponse de l’hôte. M. Du Noyer suivit à la lettre ces instructions, entama la conversation avec l’oncle, le consola, lui tint compagnie, flatta ses rhumatismes ; s’apitoya sur le sort de sa nièce. M. Cotton ne put se défendre de le produire à l’Union chrétienne, et lui donna commission de convertir sa nièce à bref délai ; une seconde quinzaine avait été accordée comme dernier délai à Mlle Petit. M. Du Noyer commença, à son entrée dans le parloir, son rôle de convertisseur demi-catholique, demi-galant, battit en brèche habilement le Duquesne, et finit par promettre, mezza voce, à la jeune héritière, liberté entière quant à la religion. Mlle Petit fut bien un peu effarouchée de cet amour impromptu. Elle lui répondit en riant : « Me voir, m’aimer et m’offrir un époux, tout cela dans un jour, rien au monde n’est plus galant. » Puis la belle pleura et ne défendit pas à M. Du Noyer de revenir. Les larmes séchées, Mlle Petit se prit à réfléchir qu’après tout ce mariage était le moyen de sortir du couvent, sans retourner chez son oncle Petit de La Haye. Elle songea, d’un autre côté, que l’amour de M. Duquesne n’était pas si fort désintéressé, puisqu’il exigeait une donation présente d’une partie du bien de M. Cotton et une donation générale après sa mort. Elle accueillit de mieux en mieux M. Du Noyer, qui, un beau soir, sans la prévenir, une lettre de cachet dans sa poche, vint la chercher en carrosse avec deux jésuites. Le carrosse s’arrêta à la porte de l’église Saint-Laurent. M. Du Noyer descendit avec ses deux jésuites, Mlle Petit avec la supérieure et la sous-prieure du couvent. Le curé vint recevoir tout ce monde, fit faire à Mlle Petit une petite promenade dans son jardin, causa, comme par manière de conversation, des péchés qu’une jeune demoiselle peut bien commettre. Au bout de deux tours de jardin, il dit à Mlle Petit : Vous voilà confessée. De là, on passa sous un charnier. Le prêtre s’assit sur une petite chaise. Les jésuites, les religieuses, M. Du Noyer, tous parlaient en même temps à la jeune personne. Les jésuites lui disaient que ce mariage-là ferait bien plaisir au père La Chaise ; les religieuses l’embrassaient, et lui disaient : Courage, mon enfant, c’est ici le plus beau jour de votre vie ! Le brave curé ne demandait qu’un seul oui pour toutes les deux affaires. M. Du Noyer se surpassait comme galanterie. Il n’y avait ni messe ni autel. Voyons, ma fille, disait le curé sur sa petite chaise, est-ce que vous ne croyez pas tout ce que la religion catholique, apostolique et romaine croit ? — Là-dessus, Mlle Petit se récrie beaucoup. On se met à rire. Le curé marmotte du latin. Mlle Petit était Mme Du Noyer. Tel est le récit de Mme Du Noyer.

Cela fait, après mille bénédictions de la part des jésuites, Mme Du Noyer, à qui son mari avait juré sur les choses les plus saintes que, quoiqu’elle eût fait abjuration de la religion réformée, il la laisserait vivre à sa guise, ne lui parlerait jamais de la religion romaine, ne trouverait rien à redire à la lecture de la Bible, non plus qu’aux chants des Psaumes, fut menée chez Mme Du Noyer la mère ; et l’oncle Cotton, qui ne savait pas que la chose dût aller si vite, fut averti que sa nièce était mariée. Quelques jours après la noce, M. Du Noyer donna sa démission, et songea à présenter un placet au roi pour obtenir la levée de la confiscation des biens de sa femme et la récompense de ses services militaires. Mme Du Noyer, qui avait laissé sa timidité le long des chemins, précéda son mari au souper du roi. Le roi voulut bien lui demander son nom, lui dit que le séjour du couvent contribuerait à son bonheur spirituel, et qu’il souhaitait qu’elle trouvât le temporel dans le mariage qu’il lui avait fait faire. Il raconta toute l’histoire de Mlle Petit à la dauphine, et questionna longtemps la nouvelle mariée, au grand désespoir de tous les courtisans. Après le départ du roi, ce ne furent qu’offres de service des plus grands seigneurs à Mme Du Noyer et à son mari, qui venait d’arriver et d’apprendre le succès de sa femme à la cour. Le lendemain, le roi s’empressa de faire droit au placet de M. Du Noyer, et voilà Mme Du Noyer fort à la mode ; la voilà prenant place à la messe du roi dans la tribune des princesses ; la voilà en possession de ses biens, en possession d’une pension de 900 livres. Le roi dit qu’elle a la langue bien pendue, et qu’elle ne manque pas d’esprit. Mais ici commence le contrôle de M. Du Noyer, contrôle haineux, et évidemment poussé au ridicule. M. Du Noyer raconte que d’abord sa femme n’obtint qu’une pension de 300 livres ; puis il entre dans le détail d’une désopilante présentation. Mme Du Noyer voulait remettre son placet au roi. M. de Noailles la repoussa, et lui dit que personne n’en présentait sans la permission du capitaine des gardes. Sur cette bévue de sa femme, M. Du Noyer entre en colère, crie haut ; les courtisans se rassemblent. Mme Du Noyer était grosse, courte, déjà digne des vers qu’on lui consacra plus tard à La Haye :

Le ventre à triples falbalas,

Et les cuisses prétintaillées.

…………………………..

Un courtisan gascon s’écrie : Eh ! oui, pardieu ! c’est bien elle, revenue de Hollande, parée comme un autel de jeudi béni. — Pardieu ! dit un autre, c’est Mlle Girgoule (champignon du Languedoc). — Elle est bien nommée, s’écrie-t-on de toutes parts, et l’on éclate de rire, et la risée va jusqu’au roi, Mme Du Noyer ne s’apercevant de rien et causant avec des seigneurs qui se moquent, et la reconduisent avec force ironiques salutations à son auberge. Le lendemain, elle veut à toute force être présentée au roi ; et sur ce que la table du roi était en gaieté sur la demoiselle Champignon, et que le roi la regardait en riant, elle se mit à dire au roi qu’elle était Mlle Petit, et que le nom de Girgoule est un sobriquet qu’on lui donnait autrefois à l’école. — Si ridicule que veut bien la dire son mari, Mme Du Noyer avait emporté le placet d’assaut. — On songea à aller voir comment se portaient les biens qui avaient été confisqués. À Nîmes, Mme Du Noyer, que son mari méconnaissait, mais qui était après tout une intrigante de haute volée, s’ingénia à faire son mari consul ; et, comme elle se défiait de lui, avec assez de raison, elle l’envoya jouer ailleurs, pendant qu’elle travaillait pour lui, et ne le rappela que lorsqu’il fut nommé. Consul, M. Du Noyer songea à éterniser son nom, et il le fit incruster en lettres d’or sur le ventre d’un crocodile qu’il plaça à l’hôtel-de-ville. L’oncle Cotton était mort laissant sa succession aux époux. Mme Du Noyer était accouchée d’une fille ; M. Du Noyer venait d’obtenir l’inspection du Rhône ; le ménage alla se fixer à Villeneuve-lez-Avignon. Pays de cocagne que cette ville d’Avignon au xviie siècle ! Petit coin du Décaméron ! on y joue, on y mange, on y boit, on y fait l’amour ; le ciel est toujours en fête, le soleil ne boude jamais.Le vin de l’Hermitage et de Cante-Perdrix, « le vin des dieux », s’alternent que c’est une bénédiction. Le gouvernement est à bon marché : ni impôts, ni capitation ; tout le monde est riche, et tout le monde dépense. Grande chère : perdrix rouges, bisques d’écrevisses, esturgeons, et le reste. Les femmes sont charmantes et ne demandent pas mieux qu’on le leur dise. Les cavaliers font tous les matins le pèlerinage de Vaucluse et en rapportent des sonnets. On se lève, on s’habille ; ce sont des après-midi perpétuels à l’hôtel Crillon, à l’hôtel Montréal, où l’on voit représentées en peintures toutes les aventures du roman de Chariclée, et à l’hôtel des Essards. C’est fête, toujours fête en ce parisien Eden. C’est l’ombre, la bassette, le lansquenet ; ce sont les apartés aux bords du Rhône, les pèlerinages à l’abbaye des Célestins au bras d’un abbé fait au monde, qui vous fait voir en souriant le corps de saint Bénézet et de saint Pierre de Luxembourg. Point de Bastille pour vous empêcher d’avoir de l’esprit sur Mme de Maintenon : on pense tout, et tout haut. M. Delfini, le vice-légat du pape, qui gouverne en son nom, a les meilleures manières qui soient. Le duc de Villars est avec Mme Fortia, la sœur du marquis de Lassenaye. Ce sont des connaissances du Palais-Royal, et des meilleures, et du plus beau nom. Mme de Castres, Mme de Blauvac sont à ravir. Mme la marquise de Véleron, sœur du cardinal de Janson, a cinq ou six filles toutes comtesses ou marquises, et dignes de l’être par leurs grâces. L’heureux comtat que ce comtat Venaissin ! le sang est beau, le vin bon, la femme aimable ! Les jours y sont pleins de chansons, les nuits y sont tièdes.

 

 

 

Poésie

Un matin, des amis nous ont pris avec eux

Et menés dans la Brie, en un beau parc ombreux.

À droite est une allée, au bord de la rivière,

De marronniers. Le moindre au moins est centenaire.

C’est pour pêcher la carpe un ravissant endroit.

On est assis sur l’herbe. On cause, on lit, on boit.

Votre ligne s’endort. Des dames vont et viennent

Qui disent : Mais, messieurs, les carpes se promènent !

On est si bien qu’on dit : Laissez-les promener !

On se lève au soleil, ou bien pour déjeuner.

Mademoiselle Élise au piano, l’on danse.

On fait là ce qu’on veut, on dit là ce qu’on pense.

Mai 1852.

En renvoyant des fleurs par notre guide.

À vous ces pauvres fleurs. Les bouquets se délient ;

Nos fleurs se faneront ; — et les passants s’oublient.

L’on dit toujours : Qui sait ? — Nous avons bien tracé

Nos deux noms sur la neige, en haut du pic glacé.

En bas de la Gemmi, 1851.

 

 

 

 

Lire l’ECLAIR N° 31

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021