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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 29 du 24 juillet 1852.

LETTRE DE TROUVILLE À M. LE COMTE DE VILLEDEUIL.

Il est de par le monde des gens paradoxaux, mon cher Charles. Ces gens-là se figurent qu’on va aux bains de mer pour quitter Paris, pour mettre un chapeau de paille de vingt-huit sous, et fumer de longues pipes, les pieds envahis par le flot montant. Il en est même qui croient qu’aux bains de mer on peut ne se faire la barbe que tous les deux jours. On se lève. On va mettre un canot à flot. On met pour le soir, quand il fait frais, un beau pantalon de treillis. On loge en face la mer, deux belles fenêtres ! Votre propriétaire est un pêcheur. Vous suivez les Normandes aux jambes nues qui vont pêcher l’équille à coups de bêche… Ces bains de mer-là ne se trouvent que dans les romans d’Alphonse Karr.

Sur la plage, il y a des chaises comme aux Champs-Élysées. Rue des Bains, il y a des ânes tout sellés comme à Montmorency. On y bat le soir la retraite comme sur la place Vendôme. Il y a à Trouville des Anglais comme à l’hôtel des Princes, des nœuds de cravate comme à l’ambassade russe, des châles brodés comme à Mabille, des numéros de maisons blanc sur bleu comme rue Saint-Georges, des chapeaux de matin en toile cirée comme à Asnières, des promeneurs comme au Luxembourg. Il y a même des passants.

Nous avons vu à Ostende une dame qui allait se baigner avec sept volants de dentelle à sa robe.

Depuis que nous sommes ici, le bon Dieu manque tous ses couchers de soleil. On dirait ces gouaches napolitaines avec l’éternelle éruption du Vésuve, que les voyageurs se croyaient obligés de rapporter, en 1825.

On appelle confortable, à deux cent quarante kilomètres de Paris, un lit, une table, deux chaises, une commode, et deux serviettes accrochées après deux clous.

Ne seriez-vous pas d’avis qu’il faut créer un troisième sexe pour les femmes en costume de bain ?

À Trouville, le dimanche, il faut aller à la campagne. C’est le jour des gens qui ne se piquent ni d’être polis ni de sentir bon.

Auriez-vous l’obligeance de dissuader les dames, à qui vous connaissez de gros pieds, de venir aux bains de mer ? Nous ne savons pas de confidences plus indiscrètes que celles du sable humide. Il y a ici de pauvres femmes qui doivent être honteuses des semelles qu’elles laissent derrière elles, honteuses pour peu qu’elles rencontrent les deux petites traces de Cendrillon que nous trouvons tous les matins sur la plage.

La mer est un élément terrible, — nous a dit dernièrement un monsieur près des Vaches noires. — Et les voyages sont le complément de l’éducation, lui avons-nous répondu.

Nous ne connaissons pas d’endroit où le silence ait plus d’esprit qu’à une table d’hôte.

En voyant un baigneur porter tous les jours Mme *** à la mer, entre ses bras, nous nous sommes demandé qui a le plus de tentations d’un baigneur de Trouville ou d’un garçon de la Maison d’Or.

C’est une chose singulière que cette superstition populaire normande qui croit que le monde finira le jour où on servira en Normandie du vin à table, ainsi qu’il se fait dans le reste de la terre.

À Trouville est un libraire. Ce Libraire s’appelle Mme Arnoul-Lugan. À l’étalage de Mme Arnoul-Lugan, il y a trois livres : Trouville et ses environs, l’Almanach prophétique de 1852 et le Palais du Luxembourg par M. de Gisors.

M. Mozin a bâti une charmante maison dans le goût de la maison de poste, dans la Russie méridionale de Raffet. Le pittoresque étant de grande mode, chacun a pris ce toit capuchonné de M. Mozin, mais chacun a mis sous le toit une construction à sa guise, qui des tourelles gothiques, qui des baies Henri II, qui du style moldave, qui du style norvégien. Cela fait à la mer une devanture de châteaux de briques qui ont l’air de châteaux en pralines. Le plus audacieux a imbriqué sa maison de toutes les couleurs qui émaillent le grand jeu des macarons.

De célébrités, ici, nous ne voyons qu’Arnal et M. Molé.

Soyez sûr qu’il n’est pas de lieu au monde où une provinciale de Paris ait plus de bénéfice à aller qu’à Trouville. Une robe y fait causer huit jours. Une femme qui est assez heureuse pour en changer tous les deux jours passe lionne. Vous voyez qu’on fait parler de soi ici au plus juste prix possible. Il est une dame qui pousse le luxe jusqu’à s’habiller tous les jours sur de nouveaux frais. C’est une révolution quand elle passe. À ce propos, je vous demanderai pourquoi les dames du monde s’occupent tant des dames qui font collection de cachemires ?

Le jeudi et le dimanche, on danse au Salon. Cela n’a rien qui nous étonne. — Nous sommes assez heureux pour vous transmettre le programme d’une grande soirée qui vient d’avoir lieu à ce même Salon : « GRANDE SOIRÉE musicale et dramatique, par M. STANISLAS DAVID, de Paris, artiste-homme de lettres qui a parcouru les principales contrées de l’Europe, et s’est fait entendre devant les souverains et publiquement dans les capitales d’Italie, d’Allemagne, de Russie, d’Angleterre, d’Écosse, d’Irlande et de Scandinavie, comme interprète des grands génies, poëtes et prosateurs dont s’honore la France. — Grands airs, Romances, Cantilènes, Chansons et Chansonnettes, Scènes tragiques, Poésie légère, Fables, Élégies, Tableaux. — Comique et sérieux, tous les genres sont abordés dans les soirées de M. David, parce que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. — Castigat ridendo mores. »

Trouville, ce 23 juillet.

 

Numéro 30 du 31 juillet 1852.

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016