BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 26 du 3 juillet 1852.

Madame du Noyer.(suite.)

Dans cette galerie d’acteurs du grand siècle, tour à tour Louvois, Du Harlay, d’Argenson, Chamillart, Pontchartrain, viennent jouer un bout de rôle anecdotique.

M. de Pontchartrain a répondu aux fermiers des vins de Champagne, ruinés par la grêle, et qui faisaient appel à sa conscience, à son honneur, pour obtenir quelques dédommagements : « Si c’est ici un cas de conscience, il ne me convient pas d’en connaître, et c’est à la Sorbonne à en décider ; et s’il s’agit du point d’honneur, cela n’est pas non plus de mon fait, et vous devez vous adresser à MM. les maréchaux de France, qui sont établis pour en juger. »

Le premier président est allé hier à Versailles. Il attendait dans une antichambre que le roi passât, pour le saluer suivant sa coutume. Un page survint qui se glissa de l’autre côté de la tapisserie contre laquelle était appuyé M. du Harlay, et lui attacha sa perruque. À l’annonce du roi, le premier président se leva, et, montrant un crâne pelé : « Je ne croyais pas avoir l’honneur de saluer aujourd’hui Votre Majesté en enfant de cœur. » Le roi se pinça les lèvres pour ne pas rire, fit mander le page et lui ordonna d’aller demander pardon au premier président. Notre page attendit qu’il fût minuit pour carillonner à la porte de M. du Harlay. Le quartier réveillé, la porte ouverte, il se fit annoncer comme venant de la part du roi. Le vieillard se lève en hâte, revêt la simarre de velours ciselé, descend à la salle des audiences, et reçoit présidentiellement le page, qui lui dit dans un sourire : « Monsieur, je suis ici de la part du roi, qui m’a commandé de vous venir demander pardon d’avoir hier accroché votre perruque à la tapisserie. »

M. Colbert était en train de dîner avec trois seigneurs de ses amis. Un inconnu entra, s’approcha de la table, dit froidement : « Messieurs, avec votre permission, lequel de vous autres est M. Colbert ? » Colbert de répondre : « C’est moi, monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ? » – « Eh ! pas grand’chose, repartit l’autre ; un petit ordre du roi pour me compter cinq cents écus. » M. Colbert trouve l’intrus plaisant, l’invite à dîner, et le renvoie à un commis, qui ne lui compte que cent pistoles. « Cent pistoles ! s’exclame l’invité ; mais c’est cent cinquante ! » – « Et le dîner ? » fit le commis. « Diable ! cinquante pistoles ! je ne donne que vingt sous à mon auberge. Bah ! puisqu’il en est ainsi, gardez tout, ce n’est pas la peine ; j’amènerai un de mes amis dîner ici, et cela sera fini. » Colbert s’amusa de la gasconnade, et fit payer le Gascon.

Le prince de Conti avait perdu mille louis au jeu, et il n’avait pas de quoi payer. Il demanda la somme à Monseigneur, qui, se trouvant aussi désargenté que lui, pria M. Colbert de lui avancer la somme. « J’en parlerai au roi, » dit Colbert. Monseigneur, un peu offensé que M. Colbert ne lui prêtât mille louis qu’après information, s’adressa directement au roi. Le roi ordonna qu’à l’avenir les billets de Monseigneur seraient reçus à l’épargne. Le lendemain, M. de Louvois, qui eut vent de l’histoire, et qui ne manquait aucune occasion de faire sa cour aux dépens de M. Colbert, envoya deux mille louis à Monseigneur, en se plaignant « que, dans ses petits besoins, il ne lui fît pas l’honneur de s’adresser à lui. »

M. d’Argenson, qui voulait bien ménager M. de Champlatreux, mais qui venait de faire fermer la maison de jeux de Mme de Lancé, surveillait depuis quelque temps une maison qu’il soupçonnait de pharaon. Pensant qu’il n’y a rien comme l’œil du maître, il passe la porte et trouve un valet fort troublé : M. d’Argenson l’interroge ; le valet regarde à droite, à gauche, fait un signe à M. d’Argenson de parler bas et lui avoue à l’oreille que Mme de…, sa maîtresse, est en haut, mais qu’elle lui a ordonné de dire qu’elle n’y était pas. – « Et que fait-elle là-haut, mon ami ? » – « Monsieur, elle joue. » Et d’Argenson de monter cinq étages avec l’allégresse d’un gendarme qui se prépare à empoigner un voleur, d’Argenson d’arriver quatre à quatre jusque sous les gouttières : Mme de… jouait… de la basse-viole.

Le roi, qui était de première force au billard, se plaignait, à Versailles, de l’absence de bons joueurs. Son grand écuyer lui demanda s’il voulait s’accommoder d’un petit conseiller au parlement. Le roi accepta. M. Chamillart fut introduit par M. d’Armagnac et joua en joueur, et peut-être encore plus en courtisan émérite, sachant perdre et gagner, et surtout perdre. Le roi, pour avoir un joueur digne de lui, acheta 40,000 fr. une charge de maître des requêtes à M. Chamillart ; puis le petit conseiller devint successivement intendant de Mme de Maintenon, intendant des finances, contrôleur des finances, et, à la mort de M. de Barbezieux, le joueur de billard fut fait ministre de la guerre et des finances.

Mme Du Noyer sait que le roi a proclamé, le verre en main à sa table, la supériorité du vin de Bourgogne, et que le vin de Champagne est en disgrâce à la cour. Elle sait que c’est l’abbesse de la Joye qui a écrit les Lettres portugaises1 ; elle sait que le bonhomme Cornu a épousé une des Loisons ; elle sait que M. Pavillon, lorsqu’il obtint la pension de feu M. Racine, écrivit, le pauvre vieillard, à Mme de Pontchartrain « qu’il fallait qu’on se dépêchât, parce qu’il n’avait pas le temps d’attendre. » Elle sait que la duchesse de Bourgogne n’est pas morte de la petite vérole, mais d’une indigestion de pain de blé de Turquie, pétri avec de l’huile, régal de la cour pendant le carême ; elle a eu de première main le mot de Pasquin à Marphorio, lorsque le duc d’Anjou fut nommé roi d’Espagne, et que le prince de Conti revint de Pologne : Je ne te conseille pas d’aller à la cour de France, pour jouer le brelan ; nous avons ici trois rois, et un de retour. Elle a eu de première main le placet que voici :

Placet au roi.

Il ne m’est pas permis d’entrer dans vos affaires,

SIRE ; ce seroit prendre trop de liberté ;

Cependant, l’autre jour, rêvant à mes misères,

Je calculai le bien de Votre Majesté.

Il vous revient par an cent millions de rentes :

Cent millions valent cent mille écus par jour ;

Cent mille écus en font quatre mille par heure.

Pour réparer les maux pressants

Que le tonnerre a faits à ma maison des champs,

Ne sçaurois-je obtenir, SIRE, avant que je meure,

Un quart d’heure de votre temps ?

Après la bataille de Ramillies, – cette défaite qui arracha au roi catholique le prodigieux mot : Est-ce que Dieu oublie ce que j’ai fait pour lui en France ? – Mme Du Noyer a eu de première main l’affiche qui avertissait le public de se nantir de carrosses, parce qu’on les loueroit bien cher à l’entrée du roi d’Espagne à Paris ; et cette autre : Il s’est perdu une armée de cinquante mille hommes le jour de la Pentecôte il y aura mille louis pour ceux qui pourront en donner des nouvelles, et ils seront payés moitié argent comptant, moitié en billets de monnaye.

On écoute pour elle aux portes de Versailles, on écoute pour elle la Dauphine dire au roi, qui lui faisait compliment de la beauté de sa sœur, la grande-duchesse de Toscane ; « Sire, j’ai eu une sœur qui a pris toute la beauté de la famille, mais j’en ai eu tout le bonheur. » On écoute encore pour elle la Dauphine répondre à la princesse de Conti, – qui, la croyant endormie, avait dit à ses dames d’honneur : « Voyez Mme la Dauphine, elle est aussi laide en dormant qu’éveillée. – Madame, si j’étois fille de l’amour, je serois aussi belle que vous. »

Vous la croiriez au voyage de Fontainebleau, à l’entendre raconter le mot de Cavoix. Louis XIV s’étonnait que sa cour ne pût tenir dans les appartements, quand celles de son père Louis XIII et de son grand-père Henri IV y avaient tenu. – « Votre majesté me parle là de plaisants rois, » répondit le maréchal-des-logis illustré par Boileau. – Où trouvez-vous autre part les plaisants démêlés du chapelain Croisat et de Lulli ? Ce gros Croisat, le chapelain du roi, qui dit la messe un trimestre, par quartier, comme on disait alors, et qui est venu trouver le roi, au mois de juillet, lui demandant une grâce : « Je sue comme un porc, et je gâte tous les ornements de Votre Majesté. Donnez-moi le quartier de septembre. » Il a son mérite, le gros Croisat ; il débride une messe aussi vite que frère Jean, et Lulli, qui n’a pas le temps de placer sa musique, enrage et se plaint au roi. Croisat répond : Si Lulli me fâche, je mets toute la musique dans le Domine, salvum fac regem. Lulli, qui tenait à ses motets, s’ingénia de lui donner un clerc qui répondait aussi lentement que l’autre demandait vite. « Ah ! s’écria l’abbé Croisat, en pleine messe, je suis bandu, et l’on ne m’y rattrapera plus. » Mais les courtisans, qui ont le goût des messes courtes, se mirent du parti de Croisat ; il fut pris un clerc prestissimo, et les motets de Lulli furent sacrifiés.

Elle vous mènera de Versailles à Saint-Cyr. Oh ! les jolis ménages d’opéra-comique ! Mme de Maintenon a divisé ses pensionnaires en quatre classes, qui ne se distinguent que par la couleur des fontanges. L’aspirant mari est conduit au parloir, où on lui présente quatre fontanges de couleur différente. Il choisit sa couleur. On fait revenir la fontange demandée, et quand la belle n’a pas trop de répugnance, M. Carnot, le notaire, mandé d’avance, dresse les articles, et l’on est à la fois sûr d’avoir une femme « qui n’a rien de défectueux dans le corps ni l’esprit, » une cassette de quatre cent louis, un brevet ou une bonne commission, et à tout jamais la faveur de Mme de Maintenon, qui a déjà fait de quelques-uns de ces épouseurs des fermiers généraux et des lieutenants du roi. De Saint-Cyr, les lettres de Mme Du Noyer vous ramèneront à Paris, où dans ce moment la porcelaine fait fureur. « On pousse si loin les choses, qu’il y a des gens qui mettent tout leur bien en porcelaine, et s’exposent à être ruinés par quelques faux pas de leur chat. Il n’est point de chambre qu’un étranger qui y entrera ne prenne pour un magasin de fayence. » Elles vous ramèneront à Paris, où la belle Coulon fait émeute aux Tuileries, où la messe de la pie voleuse se dit encore tous les jours à Saint-Jacques-la-Boucherie, où l’abbé Buquoi vient de se sauver de la Bastille, où Mme Fiquet vient d’être décapitée en Grève ! Légendes de cachots et d’échafaud, que l’histoire de cet abbé et de cette femme, histoires pantelantes, comme on les aime à présent, qui défraieraient un feuilleton six mois, – tout au moins.

C’est un singulier roman que la vie de cet abbé de Buquoi, qui a été soldat, puis trappiste, puis prisonnier d’état ; qui a goûté des trois communautés : la caserne, le couvent, la prison ; personnage rappelant par quelque face Benvenuto au château Saint-Ange ; un homme à la façon de ces templiers, qui

Ont tot vu et tot tasté,

comme dit Guyot de Provins ; moitié abbé Châtel, moitié abbé Faria. – L’abbé avait été orphelin à quatre ans. À dix-sept ans, ses études faites, il prit le métier des armes. À vingt-deux, il lut les Épîtres de saint Paul, s’écria : J’adore le Dieu de saint Paul ! – et jeta l’épée aux orties. Mais notre futur abbé n’était pas un de ces théoriciens qui mènent leur piété dans le monde, et sont religieux à leurs heures. L’abbé Buquoi voulut renoncer d’un coup à toutes les œuvres de Satan ; il entra à la Trappe. Mais l’abbé ne put se faire au régime de la maison. Affaibli, épuisé, il voulut se faire anachorète, mais anachorète sans grotte, mais anachorète voyageur, mendiant son pain le long des routes, s’asseyant sur les marches des maisons, jalousé par les chiens dont il rogne la part. Ce beau projet en tête, l’abbé se mit en route ; mais il avait compté sans la soif. Un beau jour, surpris par un paysan dans une vigne où il cueillait du raisin, puis injurié, l’ex-trappiste mit l’épée à la main, et faillit recommencer le don Juan des âmes du purgatoire. Pour se punir de ce mouvement de vivacité, Buquoi endossa les guenilles du premier pauvre qu’il trouva sur la route, et continua d’aller et de vivre, mangeant quand Dieu le voulait, et Dieu aurait bien pu le vouloir plus souvent. Un train de vie ainsi à l’aventure, des heures de repas si peu réglées, lui firent une maladie de deux ans. Au bout de deux ans, il alla à Rouen incognito, prit le nom de Le Mort, et se mit dans une communauté « où l’on élevoit de pauvres garçons qu’on destinoit à être vicaires de village ; » puis l’abbé retomba malade encore deux ans. Il revint à Paris, loua une maison au faubourg Saint-Antoine, et se mit à vouloir fonder une communauté de prêtres pour prouver la vérité de la religion. Ce nouvel établissement, dit le biographe de l’abbé de Buquoi, lui attira beaucoup de procès. L’abbé se remit à être malade. « Son zèle se refroidit ; et sur ce, qu’ayant vécu jusques-là comme un saint, il n’avoit pourtant point fait de miracles, il crut n’avoir embrassé qu’une chimère ; sa foi s’en ébranla. » Et l’abbé se fait philosophe, le jour où il obtient un bénéfice. Il étudie la métaphysique, et, pris de nouveau d’un beau zèle pour l’uniforme, il résout de faire un régiment. L’abbé se dissipe, revoit ses anciennes connaissances, renoue avec ses vieux amis et ses vieux jurons. Il va dans le monde, le monde lui revient, les protections lui arrivent. Il va lever son régiment, quand tout à coup, au beau milieu d’un tranquille voyage en Bourgogne, l’abbé de Buquoi, ou plutôt le commandant de Buquoi, est arrêté. Il faut vous dire que l’abbé de Buquoi était une façon d’idéologue, voulant beaucoup de mal à la Charte de son temps, bavard sur certains mots dangereux, sur le mot despotisme, entre autres. Il prenait mal son temps pour la controverse, au reste. Cinq ou six mille faux-sauniers, détachés des frontières de la Lorraine, venaient de se répandre en Champagne et en Bourgogne, véritables routiers de contrebande, allant, à main armée, vendre le sel jusques aux portes de Paris. Passant à Solieu, l’abbé rencontra deux amis, et peut-être une bonne cuisine ; cela le mit en verve ; justement le pauvre diable était en esprit ce jour-là. Il chargea les moulins à vent, injuria les impôts, n’oublia pas ce coquin de despotisme, et termina la conversation par l’exposé d’un plan de gouvernement où tous seraient heureux. L’hôte et tous les convives applaudirent des deux mains à cette utopie après boire. À Marchangy, l’abbé recommença de plus belle. Un exempt de la maréchaussée, qui n’avait pas lu Thomas Morus, arriva avec cinq hommes. L’abbé, passant de la théorie à la pratique, mit le pistolet à la main. Rien n’y fit : il fut pris, maltraité et fouillé. On trouva sur lui maints livres révolutionnaires, – comme on dirait à présent, – un masque et quantité de petits bonnets. Emmené à Sens, l’abbé commença sa série d’évasions, en soulevant les prisonniers. Mais l’archevêque de Sens, son ennemi, de la prison de la cour le fit passer dans celle de l’officialité. L’abbé avait déjà séduit la fille du concierge ; il commençait déjà à prendre ses mesures pour se sauver, quand, à deux heures du matin, il fut jeté dans une chaise, escorté par une douzaine d’archers, et l’on fila sur Paris. À Melun, nouvelle tentative d’évasion. L’abbé était enchaîné par un pied à une des colonnes de son lit, il se lève, soulève le ciel de lit, fait passer sa chaîne, la lie à sa ceinture, prend les pistolets des archers, et gagne la fenêtre, quand il butte contre un de ses gardiens qui s’éveille en sursaut. Arrivé à Paris, deux hoquetons le conduisirent au For-l’Évêque. Il n’y avait pas huit jours qu’il y était , que le diable d’homme savait par cœur la topographie de sa prison. Il avait déjà trouvé moyen de se trouver mal, de respirer par une fenêtre, et son plan était fait. Il demanda à faire sa cuisine lui-même, brûla sa porte, enjamba dans un grenier, fit des cordes en coupant par bandes les matelas du garde-meuble, descendit au travers des pointes de fer dont toutes les fenêtres des six étages étaient hérissées, et arriva sur le quai de la Vallée-de-Misère. Vous croyez que maintenant l’abbé va passer à l’étranger ? Non pas. Il reste à Paris, fait présenter des placets au roi ; il engage le parlement à prendre connaissance de son affaire. Il croit à la justice ; le pauvre homme a la tête un peu fêlée, comme vous voyez.

Au bout de neuf mois, ne voyant rien venir, il prit le parti de renoncer à Paris, au parlement et au roi. À La Fère, il est arrêté. Il se dit marchand forain. On l’enferme, il essaie de se sauver par la gouttière ; mais il est surpris et mis au cachot. On le fait passer par hasard dans la cour de la prison. L’abbé prend son élan, saute un mur, tombe dans un fossé, le traverse à la nage ; mais il a été vu, on lui coupe le chemin ; et, en le ramenant à la prison, on se dit qu’un évasioniste si distingué ne peut être qu’un ministre des Cévennes échappé d’entre les camisards. Sur ce, de La Fère à la Bastille le pauvre abbé ne fit qu’un saut. – Je vous assure que jamais homme ne fut plus curieux que l’abbé de Buquoi, avant même d’être entré à la Bastille. Encore dans sa chaise, il regardait à droite, à gauche, sondant de l’œil les fossés, estimant les hauteurs, examinant d’un coup d’œil d’ingénieur le pont-levis et la contrescarpe. Il regardait encore, qu’il était dans une chambre basse de la tour de la Bretignière, de plain-pied avec la cour, et ne recevant le jour que par quelques fentes dans un mur de quatorze pieds d’épaisseur. Après son premier interrogatoire, l’abbé fut admis à partager avec quelques autres malheureux une chambre du haut, une chambre à cheminée. L’abbé éprouva les uns et les autres, puis proposa de se sauver en commun. Il fut dénoncé et replongé tout seul dans sa chambre basse. L’abbé, qu’on ne prenait jamais sans vert, se résolut alors à jouer son va-tout : il fit le mourant. « Il joua parfaitement bien son rôle pour cela, car, dans le temps qu’il entendit ouvrir sa porte, et qu’on entra pour lui apporter à manger, il parut tout debout, d’un air effaré, tenant son pot de chambre à la main, et se laissa tomber dans son ordure. Il fit ensuite le mort pendant quelque temps et, après avoir essuyé divers remèdes, il commença à donner quelques signes de vie quand il vit qu’on fouilloit dans ses poches et, peu à peu, l’on s’aperçut qu’il pourroit revenir de cet accident, et que la chose dégénéroit en paralysie. » Le paralytique fut remis en compagnie. Mais, cette fois-ci, il voulut bien connaître à qui il parlerait, avant de parler. Il s’arrangea de manière à voyager par toute la Bastille. Il alla de la tour de la Bretignière à la tour de la Bretaudière, de la tour du Comté à la tour du Puits, de la tour du Trésor à la tour du Coin, de la tour de la Liberté à la tour de la Chapelle, changeant de chambre pour bien voir où il lui serait le plus facile de tenter l’aventure. Dans la tour de la Bretaudière, il trouva pour compagnon un gentilhomme allemand luthérien, le baron de Peken, qui était là depuis quelque dix ans, pour avoir dit que le roi ne voyait qu’au travers des lunettes de Mme de Maintenon. Il y avait encore un Irlandais, mais cet Irlandais déplaisait à l’abbé. L’abbé trouva le moyen de le mettre aux prises avec l’Allemand, d’appeler des guichetiers, et de faire passer l’Irlandais dans un autre domicile. Quelque temps auparavant, l’abbé avait fait sonner bien haut qu’il avait entrepris la conversion de son baron luthérien à la religion catholique. On n’eut garde de séparer le néophyte de son convertisseur. Une fois seul avec Peken, l’abbé arrêta court la prédication, dit à l’Allemand son plan ; et tous deux se mirent à l’œuvre. Ils résolurent d’attaquer un endroit où l’on avait bouché une fenêtre. Mais il était écrit, – comme dirait Jacques de Diderot, – que l’histoire de l’infatigable abbé ne finirait pas de si tôt. Le baron de Peken avait établi une correspondance avec quatre prisonniers qui logeaient au-dessus , au moyen d’un trou qu’ils avaient pratiqué dans la cheminée. Peken eut l’imprudence de communiquer le projet. Un nommé Joyeuse dénonça Peken et l’abbé. Mais cela ne tourna pas si mal qu’on aurait pu croire. L’abbé soigna, les jours suivants, son rôle de paralytique, et dit que le baron, ayant bu de trop, avait été faire des contes. Bref, l’abbé fut transféré dans la tour de la Liberté ; mais on lui laissa son baron allemand, pour qu’il parachevât l’œuvre de sa conversion. Là, les deux amis n’eurent pas le choix des moyens d’évasion. Il fallut essayer de se sauver par les lieux, – à tous risques. On prit des crampons à la cheminée, quelques planches du lit ; et M. l’abbé et M. le baron se mirent à travailler sur cet échafaudage, essayant de percer la muraille avec des morceaux de fer, des plaques de cuivre, des clous et des lames de couteau, « dont l’abbé avoit fait provision dans les diverses chambres où il avoit séjourné, et qu’il avoit pris soin d’aiguiser aux cruches qui contiennent de l’eau, et de passer au feu. » Avec les osiers des bouteilles, qu’on cachait dans un coin décarrelé de la chambre, on se façonnait des échelles de cordes. Tout marchait ; la muraille se creusait, quand, patatra !… le plancher de la chambre croula, et l’abbé et le baron tombèrent sur un bon jésuite qui logeait au-dessous.

Le bon père avait déjà l’esprit troublé : il devint, de cette avalanche, complètement fou. Le plancher de la chambre refait, l’abbé et le baron y sont réinstallés ; mais voilà un menuisier qui vient prendre mesure pour faire un guichet à la porte. L’abbé s’étonne, interroge ; il apprend du gouvernement qu’on destine cette chambre au jésuite fou, et qu’on y fait un guichet pour lui passer à manger. L’abbé est atterré ; le baron s’emporte, et ne sachant à qui s’en prendre, s’en prend à l’abbé. L’abbé voit que son partner n’a ni suite ni patience ; il lui persuade de changer de religion, espérant qu’on le mettra en liberté, et qu’il en sera débarrassé ; mais on renvoie la sortie du converti au calendes grecques ; l’abbé, qui ne voulait plus du baron, lui persuada, en fin de compte, de feindre de se tuer, et que comme cela le gouverneur effrayé le ferait libre plus tôt. Le baron joua sa comédie au vrai, et se coupa tranquillement les veines, avec un petit couteau, du plus grand sérieux du monde. On le pansa, on le soigna, on le sauva, et on lui donna la clef des champs. L’abbé passe alors dans un endroit qu’on nomme la Calotte, et qui forme le dôme de la Bastille. Ce sont les séjours les plus supportables de la Bastille, l’été ; mais l’hiver on n’y saurait durer. Ce fut justement dans ce temps-là que l’abbé y fut mis. Décidément l’abbé jouait de malheur ; pour comble, il se crut empoisonné, et se figura que le baron de Peken l’avait trahi et qu’on voulait le faire mourir doucement. L’abbé était convalescent de ses craintes, quand on lui offrit d’habiter avec le frère Brandebourg de Clèves, capucin d’une grande distinction, qui avait eu l’oreille de la reine douairière d’Espagne Le gouverneur pensait faire plaisir à l’abbé en lui proposant de partager le domaine du seul individu à qui on permît d’avoir des livres à la Bastille. Mais l’abbé, qui n’était pas un bibliophile forcené, et qui, d’ailleurs, avait en tête autre chose que de feuilleter des in-folio, répondit au gouverneur que le capucin « voulant être traité de prince, et ayant de grands airs, il craignoit de ne pas sympathiser avec lui, et qu’il aimeroit beaucoup mieux être associé avec quelque bon garçon, protestant s’il se pouvoit, afin de pouvoir le convertir, comme il avoit fait du baron de Peken. » Ce brave abbé avait l’étoffe d’un missionnaire. Il y avait longtemps que l’abbé avait des vues sur un certain Granville dont il avait entendu parler au travers de la cheminée par les quatre prisonniers. C’était un protestant porté, à ce qu’on avait dit à l’abbé, « de très-bonne volonté pour se sauver. » Le gouverneur, en le mettant avec Granville, lui recommanda sa conversion, lui disant que cela lui ferait honneur, et qu’il ne devait rien négliger pour en faire un bon catholique. De la controverse, Granville ne s’accommoda guère ; mais pour l’évasion, ce fut autre chose. En ce temps, on mit encore deux prisonniers dans la chambre de Granville. L’abbé voulut s’assurer de ses compagnons par les serments les plus forts ; il leur fit mettre la main sur les Évangiles ; et ici je crois qu’il n’est pas sans intérêt de transcrire les détails donnés dans les Lettres galantes. « Comme il n’avoit pas d’Évangile, il suppléa à cela en écrivant des passages de l’Écriture sur des morceaux de papier qu’il avoit ramassés des bouchons de bouteilles ou arrachés des châssis de ses fenêtres ; il se servit pour écrire de plumes de paille, et fit une espèce d’encre avec de la suie de cheminée. » La cérémonie faite, l’abbé fit donner sa réserve : c’était une petite lime qui avait accompagné l’abbé partout, et que nul fouilleur n’avait découverte. Puis, ce furent des discussions. L’évasion fut examinée comme un projet de loi ; les amendements abondèrent, les scissions se firent. On nomma un président de l’assemblée pour essayer de ramener les esprits : ce fut inutilement. On se résolut enfin à ceci : une fois descendu dans le fossé, chacun se sauverait à sa guise. La grille de la fenêtre avait été limée ; la nuit venue, on la leva ; et, pour que les chambres d’en bas ne vissent rien suspendu en l’air, on fit descendre un grand drap qui forma un nuage devant les fenêtres. L’abbé, qui songeait à tout, avait réfléchi qu’il fallait faire avancer une machine pour que la corde ne fût pas attachée à la muraille. « Il avoit mis, quelques jours auparavant, une espèce de cadran au bout d’un bâton, qui avançoit dans la rue trois ou quatre pieds plus que la fenêtre, pour accoutumer les yeux de la sentinelle à cela. » Les cordes frottées de noir, l’abbé descendit le premier. Il devait attendre dans le fossé et les avertir, quand la sentinelle aurait le dos tourné, en tirant de certaine façon un certain cordon attaché à la fenêtre. L’abbé attendit deux heures… deux heures ! Enfin, deux de ses camarades descendirent. Tout le retard venait de Grandville qui n’avait pu passer par la brêche, et qui les avait exhortés à l’abandonner. L’abbé, attendri, mais toujours à son affaire, proposa à ses compagnons de couper la gorge à la sentinelle, si elle les découvrait. Mais ceux-ci voulurent faire à leur tête, et allèrent tenter de passer d’un autre côté. L’abbé leur souhaita bonne chance, planta son échelle de corde, l’accrocha contre le balcon, remonta le fossé, escalada, monta dans une gouttière, sauta, pensa se faire empaler par un crochet qui tenait à un étal de boucher, et tomba dans la rue Saint-Antoine. Avant de sortir de la gouttière, il avait entendu crier ; puis un coup de fusil était parti. Jamais, depuis, l’abbé n’eut des nouvelles des deux pauvres diables. De la rue Saint-Antoine à la porte de la Conférence, et de Paris en Suisse, l’abbé courut sans s’arrêter à parler politique, cette fois, nous vous le jurons.

 

(La suite au prochain numéro.)

1 M. de Souza les attribue à Mariane Alcaforada : mais on n’a pas encore découvert le texte original portugais.

 

Numéro 27 du 10 juillet 1852.

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016