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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 25 du 26 juin 1852.

LÉGENDES D’ARTISTES.- UNE REVENDEUSE.

En remontant la rue qui débouche sur le pont de la Saône à Mâcon, vous trouvez à gauche une vieille maison en bois. — La maison est trouée de petites fenêtres carrées qui bâillent, étranglées, pendant deux étages, entre des colonnettes cannelées, striées, imbriquées, losangées, rubannées, chacune d’un dessin différent du dessin de sa voisine. Sur les colonnettes s’appuient des frises peuplées de satyres et de femmes nues, celles-ci attaquant ceux-là à travers des guirlandes de fleurs en ronde-bosse, — naïve interprétation mythologique, que les Mâconnaises ne peuvent regarder qu’en échappade. — Quelques petites lucarnes aux toits pointus, sans volets, laissent entrer au grenier le vent l’hiver, le soleil l’été. Le bois, qui a vieilli et pris les teintes rubiacées de l’acajou, est marqueté d’écriteaux numérotant toutes les industries qui se sont casernées dans cette gigantesque façade de bahut. Une tripière, un chaudronnier, un marchand de cartons, une fruitière, une blanchisseuse, se sont établis entre les piliers de bois. Les mous rose-rouge, les malles de carton aux arabesques jaunes, où les filles de la campagne apportent leur bagage quand elles viennent à Paris entrer en service, les linges blancs, les camisoles foncées, pendues comme une enseigne au-dessus des cuvées de savon, les carottes, les potirons éventrés, les chaudronneries cuivrées ou toutes noires de fumée, tout cela fait un tapage de tons sales et de devantures guenilleuses au pied de la maison de bois. Entre la tripière et le cartonnier, à une fenêtre toujours hermétiquement fermée dont une persienne est rabattue et l’autre seulement entr’ouverte, vous apercevez, sur le rebord de la fenêtre, quelques poteries de Chine ébréchées ; vous apercevez, collée à la vitre, une feuille de papier sur laquelle est écrit : Madame Javet, marchande en vieux, et dans le fond de la pièce, obscurée des scintillements de vieil or, et comme dans un kaléidoscope plein d’ombres, les mille couleurs de quelque chose pendu aux murs. Que si l’amour du rococo vous fait pousser une porte à côté de la fenêtre, vous entrez de plain-pied dans le domaine sombre et fantastique de Goya.

Dans la demi-nuit, au milieu de laquelle jouait une étroite filtrée de lumière, juchée plutôt qu’assise sur un grand coffre semblable à ceux des Moresques, apparaissait dans le rayon lumineux une vieille petite femme vêtue, des pieds à la tête, de noir, et propre comme pourrait l’être une sorcière hollandaise. Deux mèches grises couraient sous le madras autour de tempes desséchées ; ses yeux sans couleur s’éveillaient parfois comme les yeux d’un fiévreux ; ses sourcils étaient mitan blancs, mitan noirs. Elle n’avait pas de lèvres. Elle était ainsi, tricotant un bas de laine noir, et talonnant son coffre, la diabolique petite créature !

— Que veulent ces messieurs ? — Elle avait déjà fiché son épingle à tricoter dans ses cheveux, et était déjà au bas de son coffre.

Elle nous fit voir, en trottinant de ci, de là, comme une souris, des fragments de retable en bois doré, bon nombre de saints dépossédés de leur nez, un gilet pailleté d’argent qu’elle attribuait à Louis XV, un torse d’une vierge du xiie siècle au bouton du sein saillant de la robe, des pendules de Boule délabrées, de petits calvaires en chenille magnifiquement encadrés ; puis, en nous tendant un petit plat de faïence : Un Bernard Palissy ! — nous dit-elle. Nous sourîmes. — Tous les Bernard Palissy, madame Javet, ont un craquelé... — Ah ! vous savez cela ? — Elle jeta le plat sur un paquet de hardes, décrocha un tableau, ouvrit une armoire, et nous présenta un coquetier, charmant enroulement de plantes grimpantes, signées, de la grâce du goût, du faire de l’admirable « inventeur des rustiques figulines du Roy. » — Combien en voulez-vous ? — Et ça ? — fit-elle sans nous répondre, en fouillant dans ce petit coin où nous entrevoyions une dizaine de merveilles respectées des siècles, la fine fleur de la curiosité, dix bijoux de l’Art ! — Et ça ? — C’était une assiette de cristal de roche aux chiffres d’Henri II. — Et ça encore ? — Un étui en émail de Saxe, à semis de tulipes, enchâssé dans quatre baguettes de vermeil, tombé de la poche d’une reine le jour d’une révolution. Elle épiait de l’œil les objets dans nos mains ; elle les suivait, elle avançait à tous moments vers eux ses doigts crochus. Nous demandâmes le prix de quelques-uns. Elle nous fit des prix fabuleux ; elle semblait heureuse de nous les voir admirer, inquiète de nous les voir tenir. Nous marchandions longuement, elle nous remontrant, nous retirant les mirolifiques, les replaçant, puis voulant refermer son armoire, et nous jetant le regard du libraire espagnol qui tua l’amateur qui venait de lui acheter son plus précieux livre. Nous lui offrîmes enfin de son étui le prix qu’elle voulait. Elle toussa, prit l’étui, l’ouvrit, le retourna. — Je me suis trompée, j’avais oublié. Il est vendu de ce matin. Vous aimez la dentelle ? — fit la singulière femme, en faisant disparaître l’étui ; et, sans nous donner le temps de répondre, elle ouvrit le coffre sur lequel elle était assise, et fouillant, à pleines mains, elle retirait des merveilles arachnéennes. — Mes dentelles ! — disait-elle. — Hein ! messieurs, elles sont belles ? — J’ai un fils ; — voyez ce picot-là ! — Mon petit l’Éveillot, un gamin de dix ans. — Allons ! venez un peu au jour, mesdemoiselles ! anciennes, messieurs, tout cela ! — L’Éveillot ! Il va bien, cet enfant-là ! Je lui ai acheté un pantalon blanc ; il sert la messe dans tous les couvents d’ici et des environs, et quand il revient, il me dit ce qu’a la nappe d’autel, combien d’aunes, et s’il y a des trous, si on peut la repiquer. Il aime les dentelles, l’Éveillot. — Tenez, j’ai attendu dix ans une mort pour avoir cette gueuse de valenciennes-là ! — Il est comme sa mère. — La guipure, les dentelles de Venise, de Gênes, les beaux points d’Alençon du xviiie siècle, les malines brodées, les réseaux microscopiques de Bruxelles passaient sous nos yeux ; la marchande s’exaltait et se grisait à parler tracé, bride, couchure, bouclure, rempli, mode, points gaze, mignon, brode. — Vous ne savez pas ce que c’est, vous autres ! Je me relève la nuit pour les voir ! — et elle déployait les dentelles, les déroulait des cartons bleus, les montrait au jour, les jetait l’une sur l’autre, les entassait, les mêlait, leur riait, leur souriait ! Elle sortait toutes ces richesses comme du fond d’une caisse magique ne s’épuisant jamais, et les plus belles et les plus magnifiques venant les dernières.

Enfin elle retire une jupe semblable à cette triomphante jupe de Marie de Médicis que possède le marquis de L’E..... De cette jupe, Mme de Lamartine avait offert quinze cents francs ; et des grandes dames du département des mille et des douze cents. Il y a longtemps, au reste, que les Mâconnaises aiment la dentelle. La chronique du pays raconte qu’à l’entrée de Charles IX, le père Émot, gardien des Cordeliers, fut envoyé près du roi, réclamer certaine nappe d’autel manquant à son couvent. Il trouva, en entrant chez le roi, Mme de Tavannes parée des ornements de la sacristie, dont son mari, gouverneur de la ville, lui avait fait don. « Le pauvre moine se mit d’abord à genoux devant madame, et dit hautement que l’on ne fût pas surpris de l’honneur qu’il rendait à cette vertugale, puisqu’elle était faite d’une nappe qui avait servi si souvent à l’office divin. » La dame, en colère, lui appliqua un soufflet ; le roi rit ; les réclamations en restèrent là.

Et la marchande causait avec nous de l’hôtel Bullion et des collections particulières, comme pourrait en causer Gansberg ou Manheim. Des Lucca della Robia de M. R... aux bijoux de la Renaissance de M. de B... elle savait par cœur tout le Paris amateur.

— Et M. Sauvageot, madame Javet ?

— Une jolie collection. C’est dommage qu’il lui manque... — Elle s’arrêta et regarda en face.

— Oh ! rien, rien, reprit-elle.

Comme nous sortions et que nous regardions encore la maison de bois :

— Elle n’est pas dans l’alignement, — entendîmes-nous derrière nous. Nous nous retournâmes. Un membre du conseil général de Saône-et-Loire de notre connaissance nous tendait une cordiale poignée de main.

— Ah ! tenez, puisque vous aimez les antiquités, il faut que je vous mène chez une vieille dame qui demeure juste en face, Mme L.... — Mme L nous promena à travers trois pièces remplies d’orfèvrerie, de ferronnerie, de marqueterie, de verrerie, d’ivoires, de Saxe, de Sèvres, de Faënza ; nous ne regardâmes qu’un petit chef-d’œuvre de la serrurerie du xvie siècle, — une souricière — unique.

La mère Javet nous guettait sur sa porte.

— Vous avez-vu ? — nous dit-elle.

— Quoi ?

— La souricière, la souricière, — reprit-elle deux ou trois fois en hochant la tête.

Quelques jours après, nous allions faire nos adieux à Mme L... et à sa collection. Le marché se tenait dans la rue. Les bœufs du Charolais traînaient pesamment leurs charrettes. Les Mâconnaises, avec leurs petits puffs noirs sur le côté de la tête, et leurs chapelets d’oignons rouges pendus aux bras, criaient et riaient. On nous frappa sur l’épaule. — Mme L... est très-malade, — nous dit le monsieur qui nous avait introduits chez elle. — Elle a fait une chute avant-hier en voulant épousseter ses diables d’étagères !

Nous étions à la porte de Mme Javet. Nous entrâmes. Elle était à sa fenêtre et ne se retourna pas. Il y avait près d’elle un charmant petit bonhomme aux cheveux blonds frisés, qui se haussait sur les pieds et tambourinait des doigts sur les vitres, recommençant sa chanson à mesure qu’elle finissait :

Grand papa va mourir,

J’aurai sa belle tasse bleue

Qui est sur sa cheminée.

La marchande, le cou tendu, était collée à la vitre, et son regard fixe allait de la fenêtre de la malade au bout de la rue. Nous nous penchâmes derrière elle. C’était un prêtre qui débouchait et qui s’avançait vers la maison de Mme L..., apportant l’extrême-onction. Mme Javet eut un sourire qui montra une rangée de petites dents jaunes et déchaussées. Elle marmotta, comme si elle grignotait ses mots : Ma souricière !

L’enfant chantonnait toujours :

Grand papa va mourir,

J’aurai sa belle tasse bleue

Qui est sur sa cheminée.

 

 

PARTICULARITÉS INCONNUES SUR QUELQUES PERSONNAGES DES XVIIIe ET XIXe SIÈCLES, PAR AUGUSTE DUCOIN.- TROIS MOIS DE LA VIE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.- Juillet—septembre 1768.

Dentu, Palais-Royal.

Les Confessions finissent en 1765 ; les Rêveries taisent les détails de la vie intime de Jean-Jacques. L’écrivain est malade ; l’homme est mort en 1765.

M. Ducoin a surpris, dans un manuscrit de l’avocat au parlement de Grenoble Bovier, trois mois complètement inconnus de cette existence vagabonde ; trois mois, il nous fait suivre et toucher au doigt cette personnalité odieuse, ce paysan envieux que nous espérons bien un jour attaquer. C’est une précieuse trouvaille mise au jour avec une grande modestie et quelque chose de plus. Nous racontons d’après Bovier, d’après M. Ducoin.

Jean-Jacques, qui avait pris à Try-le-Château le nom de Renou, arrivait le 18 juin 1768 à Lyon, et repartait le 6 juillet, muni d’une lettre de recommandation pour Claude Bovier, fabricant de gants à Grenoble. L’hôte de Rousseau ne devait pas être le fabricant de gants, mais son fils, un légiste tout frais enfariné des idées nouvelles, pas mal enorgueilli d’avoir sous le toit l’auteur d’Émile, mais bon homme au-delà de ce que vous pourrez supposer. Rousseau, du pied de la Grande-Chartreuse, lui annonce son arrivée par cette lettre :

« J’espérais, monsieur, avoir l’honneur de vous remettre une lettre que MM. Boy de la Tour, de Lyon, ont bien voulu me remettre pour vous ; mais me trouvant dans le cas de m’arrêter ici pour aller directement à la Chartreuse, permettez que je vous prie de vouloir bien retirer du carrosse, s’il est nécessaire, une malle et deux caisses à mon adresse, marqués M. R. nos 1,2 et 3, jusqu’à mon retour à Grenoble, où je compte être dans quatre ou cinq jours. Je vous envoie, en attendant, ci-jointes les trois clefs, pour que vous puissiez faire oublier le tout s’il en est besoin, vous suppliant, monsieur, en pareil cas, d’obtenir qu’on visite doucement et avec précaution la caisse qui contient des plantes sèches et que l’on gâterait entièrement si l’on fouillait brusquement. Le mieux serait qu’on attendît ma présence, si la prompte visite n’est pas nécessaire. Je vous supplie aussi, monsieur, de vouloir bien faire en même temps remettre à son adresse un paquet qui vous sera délivré par le cocher. J’aspire au moment d’aller vous faire mes remerciements et mes excuses, et je vous prie, en attendant, monsieur, d’agréer les sentiments, et d’avance, la reconnaissance avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« Renou.

« À Voreppe, le vendredi 8 juillet 1768.

« (Tous les ports sont payés.) »

La lettre avait mis deux jours à faire le trajet de Voreppe à Grenoble. Rousseau arrive au reçu de la lettre, fait sa visite, résiste brusquement aux sollicitations hospitalières de la famille Bovier, et va se loger dans un galetas infect. Le pauvre Bovier, qui avait échoué à faire Rousseau son commensal, veut à toute force se créer son cornac. Il le promène le long de la vallée de Grésivaudan ; il le mène à Eybens, il le mène à l’Ermitage, en pleine ovation dauphinoise. Il l’assomme d’enthousiasme et de compliments ; il le réveille de sérénades ; il se fait son homme d’affaires près des marchands ; il le guide à travers l’aristoloche, la clématite, la pervenche ; il est plein de respect pour le bonnet de coton de M. Renou ; il le présente au comte de Clermont-Tonnerre, à M. de Marcheval, au président du parlement, M. de Bérulle, et ne recueille de cette admiration, de ce zèle, de cette bonne volonté, de cette obligeance à toute épreuve, qu’une odieuse calomnie, une curieuse invitation à dîner et une méchante lettre dont voici un fragment :

« Je suis confondu de la très-grande vénération où vous m’assurez que j’ai l’honneur d’être dans votre ville, de la très-grande inquiétude qu’y donna mon voyage de Chambéry, de la très-grande consternation que mon départ y a maintenant répandue. Voilà, monsieur, de grandes et belles choses dont je ne doute pas que je sois redevable à vos bons soins dont je suis pénétré comme je dois l’être, mais dont je n’aurais jamais rien deviné, je vous jure, si vous n’eussiez eu la bonté de m’en informer.

Quant aux sentiments particuliers dont il vous plaît de m’honorer, je ne puis rien ajouter à ce que j’ai eu ci-devant l’honneur de vous dire : j’apprécie les services et les soins par le motif qui les produit. Tous ceux qui ont pour but mon bonheur et mon honneur sont à mes yeux d’un prix inestimable, et jamais un sentiment de bienveillance ne trouvera mon cœur en reste envers celui qui l’aura conçu pour moi. »

Nous recommandons cet intéressant journal de trois mois, et nous attendons impatiemment la seconde livraison des Particularités inconnues. 

 

SALON DE 1852 PAR EDMOND ET JULES DE GONCOURT.- 1 vol. in-18. — Paris, Michel Lévy.

Nos collaborateurs MM. de Goncourt viennent de publier à la librairie Lévy une étude approfondie du Salon de 1852. La peinture, la sculpture, le dessin, la lithographie elle-même, sont examinés avec la sûreté d’appréciation qui caractérise les jugements de ces deux artistes. Écrit avec cette technologie qu’ils doivent à la connaissance intime des voies et moyens de l’art, ce livre est sans contredit le compte rendu le plus détaillé, le plus lucide et le mieux raisonné qui ait été fait de l’exposition de 1852 ; car MM. de Goncourt ont sur la plupart de ceux qui traitent dans les journaux la question picturale, l’avantage d’être eux-mêmes des amateurs distingués, des artistes qui eussent pu devoir à leur pinceau l’illustration qu’ils ont préféré demander à leur plume. Nous n’avons qu’un reproche à leur faire, c’est d’aimer l’art, c’est de ne pas le considérer simplement comme une jouissance des yeux, — un moyen qu’ont les uns de vivre aux dépens des autres, en leur changeant un décor pour de l’argent. MM. de Goncourt se déclarent les adversaires de Courbet. Il y a deux Courbet : le Courbet d’autrefois et le Courbet d’aujourd’hui, Courbet l’apostat ; le Courbet des Casseurs de pierre, le Courbet de l’Enterrement et du Retour de la Foire, — ces deux admirables chefs-d’œuvre, — et le Courbet des Demoiselles du Village, la débauche de perspective que nous avons tous déplorée. MM. de Goncourt reprochent à Courbet de n’avoir voulu que faire du bruit : c’est en faisant du bruit que l’on se fait de la réputation. Courbet a réussi : quand l’on est vraiment sceptique, on ne doit croire qu’au succès. Eh bien donc ! Courbet eût été un grand peintre, encore qu’il n’eût pas eu pour lui le bon sens et la raison, — encore qu’il n’eût pas fait l’œuvre capitale du réalisme moderne.

Cornélius Holff.  

 

CHRONIQUE DES THÉÂTRES.- THÉÂTRE-FRANÇAIS : Ulysse- Tragédie en trois actes avec prologue et épilogue, par M. Ponsard.

L’AMATEUR.

« Ainsi, vous ne feriez aucune difficulté d’appeler par son nom vulgaire le stupide animal qui s’engraisse de glands ?

L’ÉDITEUR.

C’est ce qu’on a déjà fait. Je connais un dialogue fort estimé où cette expression se trouve. Les interlocuteurs sont Ulysse et Grillus que la baguette de Circé a changé en pourceau. Ulysse plaint son compagnon qui se trouve très-bien de sa métamorphose et qui lui répond : « Mon tempérament de cochon est si heureux qu’il me met au-dessus de toutes ces belles choses. J’aime mieux grognonner que d’être aussi éloquent que vous. La patrie d’un cochon est partout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyez Pénélope ; pour moi, ma Pénélope est la truie qui règne dans mon étable ; rien ne trouble mon empire. » Ulysse lui réplique : « Les hommes, au rang desquels vous ne voulez pas être, mangeront votre lard, vos boudins, vos jambons… »

L’AMATEUR.

Laissez, laissez ce dégoûtant dialogue ; l’auteur était sans doute quelque misérable né dans un cabaret…

L’ÉDITEUR.

Ou sous les piliers des halles, comme Molière…

L’AMATEUR.

Qui n’a jamais vu la bonne compagnie… Je vous défie de me dire son nom.

L’ÉDITEUR.

Cet homme de mauvaise compagnie se nommait messire François de Salignac de la Motte-Fénelon, précepteur de messeigneurs les enfants de France, archevêque de Cambrai, prince du saint-empire, et de plus auteur de Télémaque. »

Allez donc reprocher à M. Ponsard :

Et de plus il avait ici, dans douze étables,

Douze troupeaux de porcs…

………………………………………….

Ils mangent sans mesure au delà du besoin,

Et prennent les plus gras des porcs…

Il vous répondra : Messire François de Salignac de la Motte-Fénelon, précepteur de messeigneurs les enfants de France, archevêque de Cambrai, prince du saint-empire, et de plus auteur de Télémaque ! Il pourrait aussi répondre Homère : « Cependant le divin Eumée donne ses ordres à ses compagnons : « Conduisez-moi un porc des plus succulents, afin que je le sacrifie pour cet hôte qui vient de contrées lointaines. Nous-mêmes, nous délecterons à ce repas. N’avons-nous pas assez d’afflictions, nous qui faisons paître ces animaux à dents blanches et qui voyons des étrangers dévorer impunément le fruit de notre labeur ? » À ces mots, il fend du bois avec le fer tranchant ; ses compagnons amènent un porc de cinq ans, florissant de graisse, qu’ils étendent devant le foyer… Eumée honore Ulysse en lui offrant le dos entier du porc aux dents blanches. Le roi, en son âme, s’en glorifie et lui adresse ces paroles : « Puisses-tu, ô Eumée ! être toujours chéri du fils de Saturne, toi qui, malgré ma misère, m’honores de ce porc succulent ! »

Ce n’est pas nous qui blâmerons M. Ponsard de l’emploi du terme épique. Il faudrait vraiment que nous n’eussions pas lu dans la préface du More de Venise toutes les difficultés qu’a eues le mot mouchoir à obtenir ses entrées au Théâtre-Français. Il est acquis que le mot mouchoir a mis quatre-vingt-dix-sept ans, — de 1732 à 1829, — à se faire recevoir dans la tragédie.

M. Ponsard, avec ce bonheur d’audace qui caractérise les forts, a osé son mot franchement, délibérément, du premier coup. « Il a osé son mot à l’épouvante et évanouissement des faibles qui jetèrent ce jour-là des cris longs et douloureux, mais à la satisfaction du public qui, en grande majorité, a coutume de nommer un porc un porc. Le mot a fait son entrée. Ridicule triomphe ! ajoute M. de Vigny. Nous faudra-t-il toujours un siècle par mot vrai introduit sur la scène ?

 

Numéro 26 du 3 juillet 1852.

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016