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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 20 DU 22 mai 1852.

 

Légendes d’artistes : Un maître de danse

I

Carriole s’il en fut, que cette carriole cahin-caha, montant les côtes au petit pas, s’arrêtant d’elle-même aux cabarets, avec un attelage aux allures dormantes et tranquilles, et faisant l’étonné aux coups de fouet comme un conscrit au feu, que cette carriole qui va de Montbard à Sémur. Glaces disjointes, ressorts ne taisant aucun cahot, coussins de cette nuance velours vert-bouteille qu’on ne trouve plus qu’aux voiturins qui font le tour du Léman. C’était bien un de ces véhicules qui boudent le progrès.

Il y avait une femme, une grosse dame assez luxueuse de mise, la fille, je crois, du juge de paix de Montbard. Un chapelet à la main, elle priait et marmottait. Deux grandes anglaises blondes se balançaient autour de sa figure placide. Son fils, — un enfant de dix ans, — était assis à côté d’elle dans une pose opprimée, et, comme on dit, sage comme une image. La bonne dame était toute recueillie, toute contrite, toute béate, toute confite en ses dévotions. Seulement, à chaque gros juron suivi d’un : hu ! énergique que lançait le conducteur, elle se signait ; et je vous assure qu’elle avait fort à faire, car le conducteur interpellait le ciel comme s’il avait conduit dix ans la Galine-Verte de Marseille à Toulon, et de Toulon à Marseille.

Sur la banquette en face de nous, un grand jeune homme au teint pâle, aux yeux bleus, aux grandes moustaches blondes, semblait indifférent aux jurons comme aux cahots. Il avait le front haut, les tempes dégarnies ; son œil se noyait parfois et se veloutait comme l’œil des peuples slaves. La bouche était presque cachée par des moustaches ; mais parfois des sourires involontaires et intérieurs venaient relever les lèvres, qui prenaient en même temps alors je ne sais quelle douceur et quelle ironie féline. Une cravate noire, négligemment nouée, laissait tomber ses deux pointes sur un habit noir assez propre. Un pantalon brunâtre, un gilet à raies sombres complétaient le costume. Les mains étaient aristocratiquement maigres, les pieds semblaient fort petits. Le jeune homme tenait à la main une de ces pipes hongroises au fourneau grillagé de cuivre, garnies de petites perles bleues et rouges, avec une figure de Vierge sur la terre. Il la portait de temps en temps à ses lèvres, sans s’apercevoir qu’elle était éteinte. Plusieurs fois, il regarda l’enfant qui était à la dame, d’un regard comme mouillé et attendri de souvenirs.

Il se fit un grand bruit de ferraille sur le pavé, les chevaux s’arrêtèrent, la portière s’ouvrit : nous étions arrivés.   

II

À quelques jours de là, nous étions dans un parc magnifique aux larges allées, aux ombres épandues, aux arbres centenaires qui semblent traîner sur l’herbe une robe de verdure à queue. Nous allions voir la galerie amoureuse des Gaules, tous les portraits galants de la fin du xviie siècle, toutes ces femmes qui ont passé par l’histoire, qui ont pesé le cœur de Louis XIV, et qui sont mortes les unes à vingt ans, les autres à soixante. C’était dans ce long musée, au-dessus de ces arcades, que nous allions voir la Fontange, « belle depuis les pieds jusqu’à la tête », la statue provinciale, comme disaient les méchantes ; Mme de Maintenon, « du feu dans les yeux » ; Mme de Montespan, « le démon », et ses beaux bras ; Mlle de la Vallière, « la grâce plus belle encore que la beauté » ; et toutes les autres, les scandaleuses, les sages, les désintéressées, les capricieuses, les belles, les provocantes qui touchèrent au lit du grand roi. Toutes, elles allaient revivre, la porte ouverte, dans ce château jadis mondain, jadis bruyant, triste maintenant, les fossés presque comblés, et la mémoire perdue de la chanson :

Que Deodatus est heureux !

Étrange coin de la France, où, la nuit, Bussy peut causer avec Alise, et les dames de Louis XIV, coiffées à la grande chevelure, avec le Vercingétorix !

Comme nous nous promenions en attendant le jardinier qui était allé chercher les clefs, dans une allée, assis, nous aperçûmes notre jeune homme ; nous nous saluâmes.

III

Le vicomte Boleslas P… est le fils de l’aide-major de Poniatowski. Son père, un vieillard de soixante-treize ans, de quatorze enfants qu’il avait, n’en a plus un seul auprès de lui. Les lointains mariages, la proscription, la Sibérie, la mort, lui ont fait, chaque année, un absent de plus au foyer. Boleslas fit ses études à l’école polytechnique de Saint-Pétersbourg ; singulière école où il y a un valet galonné pour dix élèves, du thé et des cigares à discrétion. Aux bals de la cour, Baleslas était toujours au nombre des favorisés de l’école. Élancé, svelte, cambré, de bonne tenue et d’élégante tournure, il avait de suite été remarqué entre tous les danseurs ; et puis, Boleslas avait l’intelligence des façons françaises ; l’aide-de-camp de service la lui trouvait du moins, car il ne fit jamais subir au jeune Polonais la petite répétition d’usage avec ses camarades, le matin des fêtes impériales. « Si la princesse *** passe de ce côté, comment saluerez-vous ? — Si le prince *** vous adresse la parole, comment répondrez-vous ? » Et croyez qu’on ne la disait pas malheureuse, celle-là dont P… prenait la main quand sonnaient les premiers accords de la danse nationale. — Après Février, la Pologne prussienne se soulève. Le Polonais y court. Il sert trois mois sous les ordres de Microlawski. Blessé, fait prisonnier, il est, avec quatre amis, enfermé à Dantzig. À la veille d’être livrés à la Russie, tous les cinq mettent leurs noms dans un chapeau. On tire un des noms : la sentinelle se présente, le nom sortant lui coupe la jugulaire. La prison donnait sur la Baltique : P… se jette et fait deux lieues à la nage. Il retrouve deux de ses compagnons à Kœnigsberg. De là ils gagnent Berlin. Une voiture, payée de leur dernier sou, les conduit à Bâle. De Bâle ils viennent à Paris, à pied, et dépensent 13 francs pour leur voyage à eux trois. À Paris, P… se loge quatre mois rue du Foin-Saint-Jacques, et mange pour huit sous par jour dans un cabaret. Malade, P… fait une demande de vingt francs à la Société de secours Polonaise. Le Prince C…, à qui la liste tomba sous les yeux, reconnut le nom. Il écrivit aussitôt à un compatriote de P…, professeur au collège de Sémur.

Le vicomte devint répétiteur de mathématiques.

Un soir, sa porte fut brusquement ébranlée ; il ouvrit et reçut dans ses bras un proscrit comme lui, un ami d’enfance, que la faim et la misère poussaient au hasard à travers la France. Ce fut un joyeux repas, des souvenirs de la famille et de la patrie perdues, de longues causeries dans le lit partagé ; mais, quand le voyageur, fatigué d’une longue journée de marche, s’endormit, Boleslas chercha longtemps dans sa tête les moyens de continuer l’hospitalité à cet ami mourant de la gastrite. Il chercha longtemps. Alors, dans un demi-rêve, il revit la salle d’or du Palais d’hiver, les belles nuits de Pétersbourg, cette nuit surtout où le portique à l’Italienne du palais Michel brillait illuminé, où l’empereur lui fit conduire la mazourke polonaise dans les galeries resplendissantes de glaces, dans les galeries toutes vertes de bananiers ; il se revit, menant par tout le palais la procession immense d’uniformes d’or et de robes de gaze, dans l’étonnement des Géorgiennes et des Kirguises au bonnet pointu ! — Sachant à peine le français, dès le lendemain, il eut le courage de copier sur un manuel de danse toutes les figures et d’apprendre par cœur toutes les recommandations chorégraphiques : les pointes en dehors, tour sur place, arrondissez les coudes, etc. Ce tour de force accompli, il ne lui manquait plus qu’une chose pour pouvoir donner des leçons : un habit noir. P… vendit une précieuse petite bourse à mailles d’argent, cher souvenir de sa mère, souvenir qu’il avait fait jusque-là respecter à toutes ses misères. — C’était cet habit noir que nous avions vu à P… dans la voiture.

Ainsi contait le persécuté de la Russie chez l’exilé du roi de France. Le jardinier revint : M. de Sarcus avait emporté les clefs. - FIN

 

 

Numéro 22 du 5 juin 1852.

 

Date de dernière mise à jour : 05/04/2016