BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 18 du 8 mai 1852.

Alger. – 1849.- Notes au crayon (suite et fin.)

Samedi, 24 novembre.

La semaine a trois dimanches à Alger : le vendredi, jour férié des musulmans ; le samedi, des juifs ; le dimanche, des chrétiens. – Aujourd’hui samedi, grande exhibition de juives en grand costume. Les belles filles d’Israël ajoutent à la parure de leurs yeux magnifiques la richesse du velours, de la soie et de l’or. La jeune enfant couronne le carmin factice de sa chevelure d’un toquet conique tout chamarré de broderies d’où s’échappe un énorme gland qui égrène sur l’épaule ses fils d’or. – La femme vêtue d’une sorte d’éphod, au pectoral d’orfèvrerie, les cheveux pris dans un foulard de Tunis, qu’un nœud coquet fait retomber du sommet de la tête en pointes capricieuses. – La vieille femme, au gigantesque sarma, soutenant les ondes d’un monceau de gaze. – Intérieur de maison mauresque. Le rez-de-chaussée, consacré à la cage de deux escaliers, n’a de place que pour un petit vestibule et une buanderie. L’escalier algérien donne difficilement passage à une personne d’une corpulence raisonnable, et s’élève par marches de deux pieds de hauteur. Le premier, qui est à vrai dire toute la maison, a pour centre une petite cour carrée entre quatre colonnes reliées par des arceaux. Sur une galerie quadrangulaire s’ouvrent quatre portes : d’abord la chambre à coucher, qui tient toute la largeur de la façade ; au milieu de la pièce une saillie qui fait niche à l’intérieur, et moucharaby à l’extérieur, percée au retour de deux petites lucarnes qui sont la guette de la désoeuvrée Moresque. Cette chambre est garnie de briques vernissées et recouvertes d’un épais tapis. La niche est tapissée de peau de mouton et pourvue d’une montagne de coussins. Trois glaces à cadres dorés ; un brasero en forme d’immense cratère ; une lampe annelée à trois becs ; un grand miroir à pied ; un énorme coffre historié de clous dorés ; un matelas à couvre-pieds maroquin ; une table escabeau incrustée de nacre, servant pour les repas ; quelques tasses bleues ; une cage de vingt-cinq sous, logement du canari adoré ; une étagère grossièrement enluminée de bleu et d’or, soutenant des verres à champagne, – des verres à champagne, oui vraiment, – composent tout le mobilier d’une élégante de la rue Soggemah. – La porte qui fait face à la chambre donne accès dans une pièce presque semblable, destinée au logement de la négresse qui prépare perpétuellement le kaouak. – À gauche est un petit cabinet à nom de cuisine entièrement dépourvu de cheminée et de fourneau. Toute la cuisine se fait sur un petit réchaud portatif en terre. – À droite, un autre cabinet, – à la porte duquel reposent toujours une paire de patins en bois. – Le second étage est entièrement pris par une terrasse entourant d’une balustrade le ciel ouvert de la cour. – Pourtant deux ou trois petites pièces, dont un petit grenier et un petit bain maure, couronnés par une seconde terrasse où l’on monte par une échelle. – Pas un carreau dans la maison ; mais en revanche un fouillis de lampes, réchauds, cafetières, d’une exécution grossière, mais tout pleins de ces contours qui ravissent l’artiste : cols allongés, panses ventrues, anses contournées, goulots évasés ; toute une mine d’inspirations pour l’orfèvre.

Lundi, 26 novembre.

Montée en zigzag au fort de l’Empereur – De là nous dominons le blanc échelonnement de la ville africaine et la rade immense et bleue. – Jusqu’à Chéragas, route cerclée de cactus et de débits. – Déjeuner au café de M. Barbillon, l’introducteur en France du caban. – De Chéragas à Staouëli, immenses landes de palmiers-nains. – Staouëli. La pose de la première pierre date de 1843. Les fondations reposent sur un lit de boulets. Le frère Fulgence nous fait les honneurs du monastère, – délicieux cloître à deux étages, encadrant un préau où de verts bananiers ressautent du blanc éblouissant des murs. Dans le jardin un ravissant recoin où l’eau d’une source alimente une végétation tropicale, peuplé de frères, dont la robe blanche, semble un bournous. – Un gracieux marabout, destiné au logement des étrangers, s’élève peu à peu sous la main d’un seul frère, architecte et maçon. – Toujours le palmier-nain, cet opiniâtre antagoniste de la mise en culture. – Dely-Ibrahim : un village de la Brie, transporté avec ses rues à angles droits et sa petite église bâtarde au milieu de massifs d’oliviers, de palmiers et palma-christi. – Retour. – Prise de Kaouah chez toutes les beautés en a encore inexplorées par nous : Fatma, Aïcha, Minah, Ertoutcha, Zora, et cœtera. Toujours des yeux de la plus belle eau ; mais bien souvent des lèvres mozambiques et des nez camards ; bien souvent des dents malheureuses et presque toujours des jambes en poteaux, des pieds d’Allemandes et des gorges réclamant un tuteur. À ces défauts naturels à la race, la coquetterie de l’endroit a su ajouter des enlaidissements raffinés. Toutes ont les ongles noircis par le hennah ou rougis par le sarcoun. Quelques-unes, non contentes de se relier les sourcils par une étoile, se les rasent complètement et les remplacent par un arc charbonné. Les plus furibondes se teignent entièrement encore les pieds et les mains. – Le costume, il est vrai, vient amnistier tout cela. Les mouchoirs de Tunis sont enroulés si coquettement sur la tête ! les chemises de mousseline sont si joliment passementées de rubans ! les tuniques si capricieusement fleuries d’or ! les foutahs étincellent si ardemment ! la babouche de Constantinople est si charmante ! l’aspect général est si gracieux, si magnifique, si séduisant ! – Au moral, fantasques, capricieuses, susceptibles à l’excès, elles changent d’humeur tous les quarts d’heure ; et dans leurs moments de folie ; vous sentez, dans leurs caresses, la griffe féline. Intelligentes au reste, presque Parisiennes d’esprit, elles savent être moqueuses. – Quelques-unes, pour arriver à ce bienheureux état de kif que donnent aux Européens les spiritueux défendus par Mahomet, bourrent d’imperceptibles pipes de chanvre haché. – Du reste, le hachih n’est pas leur seul mode d’enivrement. Elles prennent fort bien la pilule d’opium, avalent des bouzagas (fèves enivrantes), et mâchent le madjoun (pâte opiacée). – Le lointain bourdonnement du muezzin trouble seul le silence de la ville qui dort ; et de temps en temps quelque Arabe attardé fait saillir dans les larges ombres projetées par les voûtes la lueur rougearde d’une gigantesque lanterne en papier.

Vendredi, 30 novembre.

………………………………………………………………………………………………………………………………………… Assis dans une barque qui repose sur la grève, devant cette mer phosphorescente, sous cette voûte bleue aux mille étoiles, dans cette atmosphère d’une nuit d’août, nous ne pouvons croire que sonne la première heure de décembre.

 

 

CHRONIQUE DES THÉÂTRES.- Folies-Dramatiques.- La Chanvrière, vaudeville en 3 actes,par M. E. Plouvier.

Vous me demandez, madame, ce qu’il vous faut penser de la pièce et de notre ami Cornélius. Vraiment, madame, ce que je pense de notre ami Cornélius, je ne sais trop. Vous dirai-je qu’il se moque un peu de tout et beaucoup de lui-même, qu’il fait semblant de ne croire à rien et qu’il est prêt à croire à tout ce que vous voudrez et encore au delà ?

Holff est un Parisien qui est allé se faire mettre au monde à Heildelberg pour s’appeler Cornélius. Ceci est tout l’homme.

Cornélius lit de vieux livres et ne va pas dans le monde. À part cela, c’est un garçon comme les autres, – comme votre mari, si vous voulez. – Cornélius n’a jamais songé à s’habiller en velours rouge.

C’est Cornélius Holff qui, dans un théâtre que je ne veux pas nommer, coupait, au grand étonnement de ses voisins, l’Annuaire des Économistes, et le lisait.

Cornélius passe sa vie à se battre en duel avec ses opinions. Il a des cheveux blonds. C’est un mouton dans la vie privée ; mais, une fois devant une feuille de papier blanc, il se fera rompre la plume et les os pour la première idée quasi jeune qui se donnera à lui.

C’est un paradoxe bon garçon que notre ami.

Il vous chantera la bière à vous faire croire qu’il essaie tous les soirs de se rappeler Munich avec le bok du Grand-Balcon ; il vous aura chez lui une collection de chopes merveilleuses. De mémoire d’ami, jamais Cornélius n’a pu avaler un verre de bière ; il boit, – quand il boit, – du Bordeaux Mouton à huit francs la bouteille. Ainsi de tout.

Cornélius doit suivre la musique d’un régiment qui passe, et regarder des gamins jouer au bouchon.

L’autre jour, en passant devant la statue de Shakespeare, il lui a jeté une grosse pierre. Notez qu’il ne sortait pas de souper – ce soir-là. Eh bien, dans sa petite bibliothèque, il a la quatrième édition du Shakespeare de Steevens relié, – avec des fers dessinés de sa main, – par Lortie, un Bauzonnet de demain.

C’est un des gardes-du-corps de Courbet, n’est-ce pas ? Devinez ce qu’il a dans sa chambrette au quartier latin, sa chambrette de plain pied avec la troupe des Illusions : une mezzetinade de Watteau au crayon rouge. C’est tout son musée.

Cornélius a toujours un méchant sourire aux lèvres, et malgré lui un doux regard dans les yeux.

Enfin, madame, – comment vous dire cela ? – il se donne pour professer, vis-à-vis des femmes un peu les doctrines de l’Hassan de Musset, et il a revu – pour quelqu’un – dix-huit fois un vaudeville !

Cornélius est homme à écrire des lettres de quatre pages avec des points d’exclamation de deux lignes en deux lignes. Lui, qui chante les charmes de l’amour canaille, il n’aime guère à friper que des robes de soie. À l’apôtre des joies faciles, il faut les hauts crus du champagne, des dentelles et de l’esprit orthographié.

Cornélius Holff est le meilleur ennemi que je connaisse.

Quatre heures ! diantre ! – Madame, est-ce que vous tenez maintenant beaucoup à la Chanvrière ? – Non. – En ce cas, signons.

 

Numéro 19

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016