BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 17 du 1er mai 1852.

M. MÉRIMÉE et M. Libri.1

M. Mérimée, qui a eu son Candide dans la Vie de Stendhal, veut avoir son Calas.

Malheureusement le charmant écrivain n’a pas eu la main heureuse : il a pris M. Libri.

De temps immémorial, nos bibliothèques publiques ont été volées, pillées. Le Prince, Hoenel, Dibdin en font foi. Mais depuis quelque vingtaine d’années, – et ici la date de quelques trop rares inventaires, la date récente de la reliure de nos grandes collections manuscrites, de la publication de manuscrits, la publication de fac-simile dans l’Isographie, – sont des preuves irrécusables, – depuis quelque vingtaine d’années, les vols ont pris d’incroyables proportions. M. Naudet affirme que la Bibliothèque royale n’a perdu, depuis un inventaire de 1720, que deux cents volumes, et se félicite de la modicité de ce chiffre ; mais, s’il voulait faire le catalogue de toutes les pièces détachées, enlevées, si les autres bibliothécaires archivistes faisaient ce même catalogue, on verrait alors au vrai de quelles valeurs ont été dépouillées nos grandes collections. Nous citerons quelques exemples :

À Carpentras, 1,700 feuillets enlevés à la correspondance Peiresc ;

Aux archives de l’Institut, 62 lettres de Descartes disparues, sur 65 ;

Sur les 75 lettres de Rubens du volume 704 de la collection Dupuis, 45 enlevées ;

Sur la correspondance d’Hévélius, 600 pièces enlevées ; une collection de lettres de Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche à Gaston d’Orléans, indiquée en 1810, disparue en 1843 ;

À la Bibliothèque royale, le sauf-conduit accordé par Charles-le-Téméraire à Louis XI, lors de l’entrevue de Péronne, publié par Michelet, disparu ;

Enfin, à la bibliothèque de l’Institut, – 84 feuillets de Léonard de Vinci, enlevés. – Un feuillet semblable vient d’être payé, en Hollande, par le Musée du Louvre 235 florins2.

Les bibliophiles montraient du doigt les voleurs ; mais c’était tout. Les vols continuaient ; et les voleurs, sans le moindre émoi, réalisaient leurs bénéfices. C’est ainsi que M. Letronne fit rendre et restituer par un ancien employé des Archives retiré en Normandie 75 kilogrammes de parchemins et de papiers dérobés à l’État. Encore, – malgré les menaces, – l’employé ne remit-il pas tout, et garda-t-il de quoi continuer son commerce avec les amateurs et les Anglais.

Comme la justice était sans oreilles, les acheteurs furent sans scrupule. Une lettre de Louis XI de la Bibliothèque royale, dont le fac-simile avait été reproduit par l’Isographie, porte, au bas d’un autre fac-simile publié depuis dans l’ouvrage intitulé : Louis XI et le château de Plessis-les-Tours, la suscription : Tiré de la collection de M. Feuillet de Conches.

De 1835 à 1837, MM. Canazar, Thomas W…, Riffet, Gottlieb W… firent d’importantes ventres d’autographes. On s’étonna de la richesse de ces ventes.

Quelques-uns remarquèrent que les noms historiques dont avaient disparu le plus d’autographes dans les bibliothèques publiques étaient en nombre dans les catalogues de MM. Canazar, Riffet, etc.

Tous ces noms, Canazar, Riffet, Gottlieb W…, Thomas W…, étaient des pseudonymes de M. Libri, qui, indépendamment de toutes ces ventes d’autographes faites sous faux nom, indépendamment de ventes de livres imprimés, vendait encore deux cents volumes manuscrits à lord Ashburnham.

On sait ce qui arriva.

Aujourd’hui, M. Mérimée vient prendre la défense du contumax. L’avocat de M. Libri est un homme d’esprit. La plaidoirie est un pamphlet : non point un pamphlet de savant tout plein de grands mots et de gros mots, et de sesquipedalia verba ; mais un pamphlet poli, leste, vif, trempé au miel de l’Hymette, du Paul-Louis Courier en belle humeur, non plus pour une tache d’encre, cette fois, mais pour une tache de boue !

C’est d’une littérature charmante. Tantôt l’auteur d’Arsène Guillot veut bien mettre sa science de bibliophile à la portée des bonnes gens du Parquet ; et ce sont des recherches pratiques pensées avec la clarté, exprimées avec l’élégance dont ne se départ jamais l’écrivain lors même qu’il descend, en semblant se jouer, à l’exposé des plus élémentaires doctrines ; et ce sont de toujours triomphantes ironies ! « Allez à l’école, cher monsieur de l’instruction, allez à l’école des relieurs ; vous y apprendrez, cher monsieur, qu’il n’y a pas d’acide qui enlève les estampilles. » Et si le pauvre Bridoison ose articuler que M. Libri ne s’en tenait pas aux acides, qu’il avait un talent de gratteur étonnant et qu’il faisait merveille de son rasoir, les verrous tirés ; qu’il enlevait aux ciseaux les estampilles rebelles et qu’il les bouchait avec un rempâtement habile, ainsi que le témoigne certaine lettre de Descartes : « Bibliophile ! goguenarde M. Mérimée, caprice de bibliophile ! M. Libri n’aimait pas les estampilles, cher juge ! brave juge ! Venez ici que vous donne sur les doigts, et l’autre main, là ! Vous ne savez pas ce que c’est qu’un livre, juge du bon Dieu ! » – Un Érasme nous est né !

Que si, dans le dénombrement des soustractions, il s’est glissé quelques erreurs, le Voltaire bibliographe prend aussitôt le juge d’instruction en flagrant délit, et le fait promener trois pages durant avec un bonnet d’âne ; âneries chez le juge d’instruction, âneries chez celui-ci, âneries chez celui-là, âneries chez les élèves de l’école des Chartes, âneries chez tout le monde ! – Et qui vous dit, monsieur Mérimée, que vos erreurs, à vous, constatées par les petits jeunes gens de l’école des Chartes, ne donneront pas sous peu à rire à bien du monde ? Mais, jusqu’à nouvel ordre, il n’y a qu’un juge bibliographe en France, de par M. Mérimée : c’est M. Mérimée.

Que MM. Lalanne et Bordier viennent lui dire qu’une lettre de Paul Manuce, signalée au ministre de l’instruction publique en 1841, puis dérobée, a figuré dans une vente faite par M. Libri en 1846, l’avocat d’office vous dira que c’est une lettre d’Alde Manuce. Et si MM. Lalanne et Bordier affirmaient leur dire, que resterait-il de cette délicieuse plaisanterie ?

M. Mérimée a voulu avoir raison une heure. Mais, vraiment, que diable la Revue des Deux Mondes allait-elle faire dans cette galère ?

Après cela, se dit M. Mérimée à la fin de sa lettre à M. Buloz, vous me demanderez pourquoi le héros de mon pro Milone s’en est allé manger des huîtres en Angleterre ? – Le pauvre homme ! il a eu peur ; il s’est défié de la justice, qui ne connaît ni le grattage, ni le lavage, ni le raccommodage, ni rien de la technique des livres. Ah ! si on lui eût donné un jury de bibliophiles ! – Mais quels bibliophiles connaît donc M. Mérimée pour en faire les acquitteurs de M. Libri ?….

Le pauvre homme ! Un soir que M. Hase ne veut pas lui permettre de travailler après la fermeture de la bibliothèque, il envoie un cartel à ce vieillard de soixante ans ! Le pauvre homme ! victime des préjugés qui remontent « à l’invasion des Gaulois sénonais ! » Le pauvre homme ! victime de son esprit, de sa Pluie de bœufs ! Le pauvre homme ! victime de son libéralisme ! Le pauvre homme ! victime des républicains, victime des cléricaux ! – Non, M. Mérimée, il est parti victime de sa conscience.

Il est parti :

Parce que, sur les 1,700 feuillets enlevés à la correspondance de Peiresc, 296 ont été retrouvés chez lui ;

Parce que la lettre de Manuce, dérobée à Montpellier, a été vendue par lui le 16 avril 1846 ;

Parce que sur 53 pièces (correspondance d’Hévélius), sept ont été retrouvées chez lui ;

Parce que, sur les pièces estampillées volées aux archives de l’Institut, cinq pièces trouvées chez M. Libri portent les traces d’une tentative d’effacement de l’estampille ;

Parce qu’il y a tout un volume à faire, – et le volume est commencé, – du catalogue des vols de M. Libri.

Allez dans les bagnes, allez dans les prisons, tous ces coquins-là sont tous innocents, tous martyrs d’une machination. M. Libri avait besoin d’être, comme eux, innocent et martyr. M. Mérimée lui a appris son air : à partir du 15 avril 1852, M. Libri est la victime des jésuites.

 

 

1 Écrit avant les poursuites intentées à MM. P. Mérimée et de Mars.

2 Dictionnaire des pièces autographes volées aux bibliothèques publiques de la France, par Lud. Lalanne et H. Bordier ; précieuse publication, à laquelle nous renvoyons nos lecteurs. - FIN

 

 

Numéro 18 du 8 mai 1852.

 

Date de dernière mise à jour : 05/04/2016