Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 15 DU 17 avril 1852.

Mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature par MM. Charles Cahier et Arthur Martin.

MM. Cahier et Martin écrivaient au mois de décembre 1847 : « À travers ces mille rivalités que la politique et les passions font naître ou aiguisent sans cesse entre les peuples, il est heureux de rencontrer un terrain que n’atteint pas la guerre et où tous peuvent se donner un rendez-vous amical. »

Les grands organes de la presse historique, si prodigues de réclames pour les livres illustrés, ont gardé le silence. Aucun critique d’art n’a songé à constater d’une ligne ces beaux volumes, assez beaux pour avoir le droit d’être fiers et de ne pas aller quémander de réclames. Nous qui ne sommes pas dans le camp de MM. Cahier et Martin, nous sommes heureux de rencontrer un terrain où nous puissions hautement exprimer tout le bien que nous pensons de cette importante publication. Nous sommes heureux d’être les premiers à appeler l’attention sur une œuvre sérieuse et désintéressée faite en dehors de toute spéculation comme de toute camaraderie.

Les Mélanges s’ouvrent par une description de la châsse des grandes reliques d’Aix-la-Chapelle, ce monument d’orfèvrerie contemporain de la Sainte-Chapelle, pour l’ornementation duquel conspirèrent l’harmonie des couleurs, la mosaïque des émaux, la légèreté des résilles dorées, la limpidité des cristaux, la variété des cabochons, les perles admirablement serties, les aériennes découpures des crêtes, les prodiges de l’art du filigraniste. Puis vient un très-curieux mémoire sur cinq chandeliers en cuivre de l’époque romane qui semblent être la mise en scène d’un épisode de la mythologie scandinave. Les plus remarquables de ces chandeliers représentent, à quelques variantes près, un homme assis sur un monstre apocalyptique et lui présentant une de ses mains, tandis que de l’autre il s’accroche aux rinceaux serpentants d’une plante fantastique qui se contourne et s’épanouit en une large bobèche. D’après l’Edda, les douze Ases, compagnons d’Odin, après quelques tentatives sans résultat pour se rendre maîtres du loup Fenris, s’adressèrent aux mauvais génies pour leur fabriquer une chaîne Gleipnir (engloutissante), composée du bruit d’un chat qui s’élance, de la barbe de femme, des racines de rocher, des nerfs d’ours, de l’esprit de poisson, du lait d’oiseau. Quoique la chaîne fût mince et déliée comme un cordon de soie, le soupçonneux Fenris ne consentit à se laisser enchaîner que si Tyr voulait laisser la main dans sa gueule, pendant l’essai qu’il ferait de ses forces. Fenris, enchaîné par un lien magique, ne put se détacher, mais coupa la main de Tyr. – Les attributs symboliques de Tyr, des rapprochements des légendes du loup Fenris, du Soleil, d’Odin, font supposer justement à M. Martin que cette lutte de Fenris et de Tyr n’est pas dans les cosmogonies septentrionales qu’un commentaire des phases lunaires, du combat des ténèbres avec le soleil de la nuit ; qu’enfin ces flambeaux, par un ingénieux symbolisme, représentent le triomphe, mais incomplet, de la lumière sur l’obscurité. – Plus loin, c’est le Bestiaire : c’est le programme, d’après les manuscrits de Bruxelles, Tolède, Paris, Berne, des idées fausses, vraies, surnaturelles, sur la création pendant les premiers siècles de notre histoire. C’est le meilleur guide au milieu de ce symbolisme animal, de cette zoologie mystique qui peuple toutes nos églises romanes, qui court autour de tous leurs chapiteaux. Nous prenons au hasard quelques exemples d’un merveilleux qui se rapproche quelquefois des croyances orientales : la lionne met au monde par la bouche son lionceau mort ; le troisième jour, le lion arrive, le pourlèche, et l’alaine tant qu’il lui donne vie. – Sur une montagne de l’Orient appelée Terebolim, il y a deux pierres, mâle et femelle, qui, éloignées l’une de l’autre, ne jettent aucun feu ; si un hasard les rapproche, elles s’enflamment et brûlent toute la campagne à l’entour. – La Calandre est un oiseau tout blanc du pays de Jérusalem, dont la vue guérit les maladies d’yeux : la Calandre a encore une autre vertu ; si elle est présentée à un malade en danger et qu’elle se tourne vers le malade, il y a espoir ; si elle s’envole, il faut désespérer. – Le Frisnou (grillon), petite bestelette qui aime tant à chanter qu’elle en perd le manger, qu’elle s’oublie en chantant, se laisse approcher, et meurt en chantant. – Le Bestiaire dit du corbeau que, tant que ses petits sont sans plumes et qu’ils ne sont pas noirs comme lui, il ne leur donne pas la becquée, et qu’ils vivent de rosée ; – du paon, qu’il se réveille la nuit, et crie de peur d’avoir perdu sa beauté ; – du perroquet, que c’est un oiseau peint dont les couleurs sont emportées par la pluie. Le Bestiaire s’étend sur les harpies, les sirènes, et voici la description qu’il donne du basilic : Quand un coq a dépassé sept ans, il lui vient un œuf dans le ventre ; il creuse un trou pour le déposer ; mais le crapaud, qui a flairé le venin que le coq a dans le ventre, le guette, et aussitôt que l’œuf a été déposé, il s’en empare pour le couver. De là naît un animal qui a la tête, le cou et la poitrine comme un coq, et la partie inférieure comme un serpent. Le basilic, aussitôt né, se cache de la lumière et se retire dans un trou, parce que, s’il voyait un homme, il le tuerait du regard, mais mourrait en même temps. Nous citerons parmi les autres Mémoires : l’Interprétation de deux plaques d’ivoire qui forment les plats du livre de prières de Charles-le-Chauve ; la Description de divers monuments de l’orfèvrerie ogivale à Aix et Reims ; des remarquables instructions pour la représentation du Christ sur la croix ; une Notice sur le fauteuil de Dagobert par Lenormand ; une Étude sur la châsse de saint Taurin à Évreux ; un savant travail sur l’éclairage et les couronnes de lumière de nos anciennes basiliques.

La livraison, composée de quatre feuilles de texte grand in-quarto et de cinq planches, dont quelquefois trois chromolithographies, coûte quatre francs. Que l’on mette ce prix en regard des autres publications archéologiques (l’Architecture, publiée par MM. Gide et Baudry, par exemple), et l’on s’étonnera du bon marché de l’ouvrage périodique de MM. Cahier et Martin ; bon marché qui semble fabuleux au premier abord, et qui ne s’explique que par une bien rare économie de frais et de dépenses : dessins et rédaction, presque tout vient du crayon, du burin, de la plume des directeurs. L’artiste est M. A. Martin. Toutes les gravures sont d’une remarquable beauté, les chromolithographies parfaitement réussies. Celles qui reproduisent en grandeur naturelles les pommes de faîtage de la châsse d’Aix-la-Chapelle sont tout simplement ce que la chromolithographie a produit de plus complet. Une des plus curieuses séries est une série chromolithographique représentant une suite de modèles de l’industrie textrine (articles de Byzance). Parmi ces tissus inédits figurent les étoffes historiées recouvrant les ossements de Charlemagne et calquées par M. Martin, lors de l’ouverture de la châsse. Une de ces étoffes, pl. xi, t. II, porte la marque de fabrique impériale, – avec indication de provenance : Pierre, gouverneur de Négrepont, – avec indication de la destination primitive : Michel, primicier de la chambre. Une autre représente, non sans quelque analogie avec les étoffes tibétaines, des éléphants, tout comme Anastase en mentionne dans sa Biographie des Papes. De ces tissus tirés d’Aix-la-Chapelle, de Ratisbonne, d’Eichstaedt, Toulouse, Autun, les uns sont historiés de griffons, les autres de lions blancs, d’autres de canards hiératiques, bleus et verts, très-peu soucieux de la couleur vraie. Quelques-uns portent de fausses lettres arabes que faisait contrefaçonner la réputation des tissus de Bagdad. L’or marié aux perles pourrait faire retrouver dans celui-ci les auriphrygia ; le mélange du vert et du rose dans celui-là, les  ; enfin, dans ce dernier, qui représente un empereur sur sa mule blanche, le pannus imperialis.

Dans les nouvelles conditions qu’ont fait à l’art les progrès des procédés imitatifs, dans les nouvelles conditions qu’ont fait à la science les travaux de Millin, Lenoir, Séroux d’Agincourt, Boisserée, Cicognara, Dusommerard, MM. Cahier et Martin continuent avec bonheur les savantes recherches de toute la famille italienne des explorateurs de l’antiquité chrétienne. - FIN

 

 

Numéro 16 du 24 avril 1852.

 

Date de dernière mise à jour : 05/04/2016