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BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 13 du 3 avril 1852.

Granier de Cassagnac.1

« C’est trop nous reprocher l’antiquité. Nous ne faisons, n’opérons, ne disons aucune chose que l’on ne nous mette devant les yeux : « J’ay le temps, nos ancêtres festoyent, » comme s’ils avoyent été plus sages, plus sçavants, plus vaillants, plus modestes, plus riches et mieux morigénés que nous, … soit par la lecture des livres ou par la fréquentation des vieux où j’ay trouvé et appris que l’antiquité étoit une valeur sans conduite, une simplicité ignorante, un défaut de pouvoir, une chétreuse richesse, une resjouyssance mesquine et un contentement vil. » Ainsi disait sous Louis XIII le livre intitulé : la Chasse au vieil Grognart de l’antiquité.

Le vieil grognard de l’antiquité n’est pas mort ; il a eu, comme disent les contes de fées, beaucoup d’enfants, tous beaux enfants, gros garçons, qui ont pris âge de raison en ce siècle-ci. Aussi il a fallu les voir s’ébaudir, et parler et faire les grands bras, sifflant, les enfants terribles ! tout ce qui venait, tout ce qui naissait, tout ce qui promettait, tout ce qui tenait ; se bouchant les yeux à toutes les aurores, vieils petits grognards, disant : Hier ! à tout ce que leur montrait aujourd’hui ! Et les enfants des enfants venant, l’Académie, puis les journaux, puis les salons, la postérité du vieil grognard a tout conquis. Elle a même conquis un nom : l’école du bon sens.

Lors on s’en est donné à cœur joie. On s’est rappelé qu’on ne met d’immortelles que sur les tombes ; on se l’est rappelé, et on ne l’a pas oublié. Balzac a été nié. Un monsieur a écrit que Notre-Dame de Paris était la honte de l’esprit humain. C’étaient là, à ce qu’il paraît, des paradoxes de bon sens. On n’était pour cela ni montré au doigt ni même enfermé. On a posé les colonnes d’Hercule du beau ; on s’est mis à refourbir toutes les admirations de la Harpe. On a dit, une main sur les œuvres mortes, une autre sur le cerveau de l’homme : Tu n’iras pas plus loin ! Et comme en France, – ce bon pays moutonnier qu’on a calomnié de « nation plus indisciplinable que tous les nomades des trois Arabies, » – personne n’aime à faire ses opinions soi-même, au bout de quelque temps de cette propagande en faveur des génies couchés qui ne peuvent plus faire ombre sur les personnalités vivantes, il eût paru aussi extravagant de se promener en habit rouge que de discuter un ancien.

M. Granier de Cassagnac mit l’habit rouge en plein journal. Henri Heine l’avait aidé, dit-on, à passer les manches.

La campagne de M. Granier de Cassagnac contre Racine ressemble un peu à une insurrection de grammairien, ajoutons de grammairien d’esprit et de savoir. M. Granier de Cassagnac est un philologue malin. Styliste exercé, critique savant, ayant lu ce qu’il juge, nourri de grec, et surtout des rhéteurs grecs, madré, subtil, avocat et avocassier du linguistique, M. Granier de Cassagnac est de première force sur l’anatomie du mot, de la phrase, de la comparaison, du vers. C’est un tirailleur embusqué et bien embusqué derrière le mot de Montaigne : Je donne mon avis non comme bon, mais comme mien. C’est une petite guerre ; il inquiète, il harcèle ; tantôt c’est à la géographie de Racine qu’il en veut, tantôt à sa couleur locale, tantôt, le dirai-je ? à son orthographe. Et ce sont à chaque engagement les victoires microscopiques d’un puriste. Au reste, ne lui donnez pas ces allures qu’on lui a prêtées, je ne sais quelles allures dont on l’a affublé, allures d’Érostrate littéraire, de paradoxeur de caserne, battant après boire, comme Alcibiade, les dieux de la ville. Son style est sage comme une thèse, inexorable comme un raisonnement poli. Il salue toujours son adversaire avant de tirer ; mais, tous comptes faits, il a constaté « que l’écrivain très-pur est plein d’incorrection, que le poëte très-harmonieux détonne sans cesse, et que le versificateur très-sévère manque généralement à la rime. » – « Le mérite de Racine, dit M. Granier de Cassagnac, n’est ni dans la correction ni dans l’harmonie. Nous dirons plus bas où il est. » Mais plus bas le malicieux écrivain oublie de le dire. – Quant à l’épithète de polisson, cherchez-la. C’est une très-commode façon de se débarrasser des gens quand ils discutent, que de dire qu’ils engueulent.

Cette démolition de Racine est coupée de grands coups de chapeau à la statue de Corneille ; mais nous supposons fort que cette excessive admiration n’est chez le sévère éplucheur de Jean qu’un paratonnerre contre les foudres classiques.

Si M. Granier de Cassagnac trouve que Racine ne savait pas attacher le grelot de la rime, pour avoir fait se répondre ces deux vers :

Madame, à quels périls il expose sa vie !

C’est le roi.

Monime.

Cours l’aider à cacher sa sortie. ;

il ne peut trouver à ceux-ci une plus légitime harmonie :

Seleucus.

Elle vaut bien un trône ; il faut que je le die.

Antiochus.

Elle vaut à mes yeux tout ce qu’en a l’Asie.

Si M. Granier de Cassagnac, niant la correction de Racine, cite à l’appui deux ou trois grosses fautes d’orthographe, il ne doit guère, en son for intérieur, avoir plus d’illusions sur la langue de Corneille. S’il a glané de pareilles incorrections chez le premier, n’aurait-il pas moissonné chez le second, – chez Corneille, où Voltaire constatait une moyenne de dix solécismes par acte ?

Il venoit à plein voile..

Je n’ai point encore agi qu’en commandant…

Et que les plus beaux feux dont son cœur soit épris…

etc.. etc.

Pour le pathos, nous ne pensons pas que Corneille l’ait évité plus que Racine. Corneille, dont chaque page est un tissu d’incorrections, d’incohérences, de boursouflures, de platitudes, et d’images fausses. Prenons au hasard, c’est du Polyeucte :

Là bientôt, il montra quelque signe de vie.

Ce prince généreux en eût l’âme ravie ;

Et sa joie, en dépit de son dernier malheur,

Du bras qui le causait honora la valeur.

Au reste, là ne nous semble pas être le véritable terrain de la question. Pour nous, la question n’est pas, avant tout, une question de syntaxe. Alfred de Vigny, dans sa préface du More de Venise, Victor Hugo, dans sa préface de Cromwell, – le manifeste de l’école moderne, – ont pensé comme nous.

« Le duc de Bourgogne demandait à l’abbé de Choisy comment il s’y prendrait pour dire que Charles VI était fou. – L’abbé de Choisy répondit : Monseigneur, je dirais qu’il était fou. » – Deux siècles, la tragédie a fait à tous ceux qui écrivaient la même question que le duc de Bourgogne. – Le xixe siècle est venu qui a fait la même réponse que l’abbé de Choisy.

Venant à Molière, M. Granier de Cassagnac l’appelle « le nom des noms, la gloire des gloires. » C’est mettre la discussion à genoux devant lui. Le nouveau Luther, sa réforme faite, prononce la clôture de toutes les réformes à faire. Pourtant Sébastien Mercier, – son maître et le nôtre, – Mercier, qui a ouvert le feu contre les admirations à forfait, a discuté Molière tout debout. Il a cité cette terrible phrase de la Mimographe : « Molière était fort honnête ; mais il était comédien et chef de troupe. À ces titres, il songeait à la recette, et la recette imposait silence à l’amour de la gloire. Il fallait faire rire le parterre2. »

Nous écrivions, il y a un an : « Que Molière soit donc le premier comique de son temps, de grand cœur ! Mais qu’il se soit à jamais assis dans cette gloire, et qu’il y siège encore maintenant, qu’on appelle la Comédie la veuve de Molière, voilà l’exorbitant ! Oh ! ne craignez pas, mademoiselle, que je vienne avec Cyrano de Bergerac, Rabelais, les trouvères et d’autres, en restitution de la galère, du pauvre homme, et de tutti quanti. Je ne vous demanderai pas pourquoi vous vous gaudissez si littérairement au charabia du Mamamouchi et au prononcé du Doctores, vous qui vous croiriez déshonorée d’aller aux Funambules. Je pousse de suite au grand monde de Poquelin. Dorines métaphysiciennes, Gérontes-Cassandres, Lucindes insignifiantes, Arnolphes apôtres du pot-au-feu, Agnès impossibles, Aristes encombrants de bon sens, Gorgibus montrant le poing, Sganarelles, Sganarelles… car, entre nous, c’est un peu un martyrologe que le brave moraliste. S’agit-il de dandiner un mari ? C’est un jeu de cache-cache, où les portes jouent plus que les sentiments. Quand a-t-il fait rire l’esprit, s’il vous plaît ? Je vous assure que je ne suis jamais tombé à la renverse de rire en lisant l’Amphitryon. Aussi ne serai-je jamais Voltaire. Le Tartuffe, ç’a été une Marseillaise d’étudiants à toutes les époques. Après ? – Le Misanthrope ? Un beau titre qui promet un Timon, et qui tient le paysan du Danube. Un maniaque boudant l’humanité d’un procès perdu. Le manque de savoir-vivre n’a jamais été un caractère. Une pièce écrite, à ce qu’on dit, parce qu’il y a deux cents verts de portraits qui ne valent pas une page de La Bruyère. Et puis un misanthrope ridicule, depuis quand ? Tenez, on vient de lui découvrir un nouveau mérite au comique : c’est de n’être pas spirituel. – Ah ! Figaro, que vous êtes vivant, que vous êtes homme, que vous êtes gai, que vous faites rire ! Ah ! mon frétillant, mon friponnant, mon coureur de Castille, comme tu prends l’intrigue par la taille ! Et que tu la bernes, et que tu la tournes ! une, deux intrigues, et que tu les trompes ! Comme Don Juan, une intrigue à chaque bras ! – Je n’ai pas de goût, je vous l’ai dit. Mais à mes yeux, mademoiselle, il y a quelque chose qui domine toutes les broutilles de la critique. Molière a bien fait un avare, un bourgeois gentilhomme, un misanthrope. En dehors d’études faites d’après nature sur les originaux, a-t-il jamais individualisé les vices, les ridicules, les passions de son époque dans une de ces grandes figures qui se nomment Panurge, Falstaff, don Quichotte, Figaro ? »

Nous ne retirons rien de ce que nous avons écrit.

 

 

LÉGENDES d’artistes.- Un COMÉDIEN nomade.

« V’là les comédiens ! serrez les couverts ! » – L’étape a été longue, le chemin poudreux. Tout le long de la route, vainement les cabarets ont balancé leurs provocants bouchons de paille : il a fait soif pourtant ; mais la dernière sous-préfecture n’a pas goûté Lazare le Pâtre. Ils arrivent, les pauvres diables ! « riches de mine, mais pauvres d’habits, » dans une carriole peinte en jaune, avec leur bagage dans de mauvaises caisses en bois blanc chargées et rechargées d’adresses. Ils arrivent. L’hôtesse de Châteauroux, qui les a flairés, crie à la bonne : « V’là les comédiens ! serrez les couverts. »

Comédiens de province ! parias, sentinelles perdues de l’art dramatique, artistes au long cours, allant par toute la France à la chasse de la recette, portant dans une misérable valise toutes les gaietés et toutes les terreurs, les fourberies de Scapin et les fureurs d’Oreste, des couronnes et des battes ; comédiens à toute outrance, suppléant les décors, faisant de rien quelque chose ; Napoléons de la rampe, rayant le mot impossible, apprenant sept actes en deux jours, prenant le vent comme il vient, le public comme il est, emplissant la rotonde des diligences, répétant dans les auberges la fenêtre grande ouverte ; quelquefois montant et descendant toute la gamme des passions humaines dans une grange pour dix sous les secondes ; tirades hurlées, recettes en gros sous, existences de hasard, dîners d’occasion, couchées de rencontre, le plaustrum de Thespis moins les vendanges, soupirs des Bagotins de l’endroit pour Angélique ou Mlle l’Étoile, hôtellerie où l’on engage « les chausses troussées à bas d’attache ; » vie de pourpre et de guenilles, de festins en carton et de quotidiennes fringales, d’imaginative et d’audace ; vie à la Rosambeau où Robespierre se fait un gilet avec du papier grand-aigle, où Louis XV se fait une perruque avec des copeaux poudrés de farine !

Pauvres comédiens ! toujours tournant le dos au succès, toujours gais et dispos, toujours éclatant en joyeuses histoires, la boîte de Pandore sous le bras, la boîte ouverte, l’espérance au fond !

Destin ! l’Olive ! la Rancune ! X… était votre frère ! Et lui aussi était allé au Mans et partout ! lui aussi eût joué une pièce à lui tout seul ! lui aussi eût fait en même temps le roi, la reine et l’ambassadeur !

C’est X… qui va trouver un correspondant dramatique : « Parbleu ! monsieur, je viens vous demander une place dans la troupe que vous formez pour Abbeville ! – Quel emploi jouez-vous ? – Monsieur, quel est l’emploi que l’on paye le plus cher ? – Monsieur, ce sont les premiers ténors. – Eh bien ! monsieur, mettez que je joue les premiers ténors ! » Et il joua les premiers ténors.

X… est maigre comme un vieux cheval ; il mange comme un homme qui a eu appétit toute sa vie. X… ne joue bien, à ce qu’il dit, que lorsqu’il a un coup de soleil, – (son coup de soleil, il le jauge à huit litres) : – mais ainsi il faut l’entendre prononcer sa fameuse phrase : Allons ! il se fait tard, regagnons notre pauvre chaumière ; là, du moins, nous goûterons le bonheur que le riche ignore peut-être sous ses nombrils dorés ! – Et cette autre de la Forêt périlleuse : Faites tourner ce rocher sur ses gonds. Le capitaine ne plaisante pas, à la moindre inflaction à la discipline, il vous tranche la tête avec un sabre fraîchement émolu, comme je la tranche moi-même à ces simples pavots ! Cette dernière phrase, où X… employait toutes les cavernosités de sa voix, fit frémir trois mois le parterre de Nérac.

Il y a dans X… pas mal de Panurge et beaucoup de Gringoire. Plus riche en ressources que Quinola, il a toujours à sa disposition soixante et trois manières de payer un écot. Ne doutant de rien, et moins de lui que de toute autre chose, grand caractère tout frotté de stoïcisme, assez indifférent aux pièces qui descendent la garde, accueillant les bravos avec gravité, il déjeune parfois d’une croûte trempée à la fontaine du comédien de Lesage ; mais vient-il à dîner, à dîner avec la fine côtelette aux cornichons, la sardine et l’omelette au lard, il ne songe nullement, je vous jure, à penser qu’il y a 365 dîners dans l’année.

X… a une expression favorite :

Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse !

Un de ses amis le rencontre à Paris : Quel emploi avais-tu à Lunéville ? – Hautbois. – Comment, hautbois ? Ça n’est pas un emploi, ça. Et puis tu ne sais pas en jouer.

Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse !

X… a toujours les mains sur les hanches, comme s’il cherchait la batte d’Arlequin. Il sautille ; ses mouvements sont saccadés. Il a l’air de remuer sous l’influence d’une pile de Volta. Sa voix est aiguë, aigre et criarde et se raccroche en ses hiatus au perpétuel sangodimi ! – Quand il parle, il s’aide de ses yeux, et roule les prunelles comme s’il jouait dans la vie privée les traîtres de Bouchardy.

X… est prêt à tout, propre à tout. Un accessoire qui manque, il le remplace. Un souffleur, qui crut lui faire une mauvaise farce, lui souffla un jour tout le temps d’une pièce le journal la Patrie : X… improvisa un autre rôle. – Dans je ne sais quel drame, l’horloge devait sonner trois heures. Elle ne sonne pas. X…s’approche de la rampe, fait : Tin !… tin !… tin !… et reprend : Trois heures ont sonné ! – Non, rien ne l’embarrasse. Je ne vous dirai pas qu’il jouera sans public, non ; mais il jouera sans salle. À Rouen, le directeur du théâtre des Arts ne veut pas lui laisser donner sa représentation à bénéfice sur son théâtre : X… va trouver le directeur d’un théâtre de marionnettes, et lui loue sa salle. Il n’y avait qu’un inconvénient : X… était plus haut que le théâtre. Quand il était debout, sa tête était dans les frises. X… ne sourcille pas. Il se couche à terre, s’appuie sur un banc de gazon, et chante ainsi couché : Asile héréditaire de Guillaume Tell, et dit la tirade de Gros René, du Dépit amoureux. Il fit 47 fr. de recette. À un de ses amis qui lui disait : Comment… ?

–– Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse !

Écoutez ses vues sur l’esthétique de l’art, quand à la Halle il va de chez Baratte chez Bordier, bras dessus, bras dessous, avec F……. et S….. ; F……., qui l’avait ce soir-là enguirlandé, des pieds à la tête, d’une devanture d’herboristerie : On n’a jamais compris Buridan de la Tour de Nesle ; Buridan ne doit pas avoir une cape, une épée ; c’est pas ça. Buridan est un soldat qui revient de la guerre ; il fume son brûle-gueule, raconte ses campagnes, et demande un litre à 6 !

Encore une de ses vues. C’est lui qui disait, en 1829, à l’auteur du Code théâtral : Pour une actrice, monsieur, les planches d’un théâtre, c’est comme les planches d’un café : ça sert à fixer les prospectus.

À table d’hôte, quand on enlève un service : Laissez ! laissez ! dit X…

– Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse !

Ces plats ne vous gênent pas ; ils charment ma vue.

Grand comédien que ce X… ! – Ce n’est pas qu’il ne soit sifflé, et souvent, et beaucoup, et très-fort ! Mais il a le caractère et le dos fait aux sifflets comme aux frutti du parterre de Rouen, et va se guabelant de tout cela. – Il joue le premier acte de la Dame blanche. Il est sifflé. Le second acte va commencer. Le directeur va pour le prévenir. Il trouve X… se déshabillant tranquillement dans sa loge. « Mais vous êtes donc fou ! Le second acte va commencer. – Je ne le sais pas, ni le troisième. – Comment ? – J’ai toujours été sifflé au premier. Je n’ai jamais joué le second. » – On lui jette un jour du paradis une tête d’oie. – Messieurs, dit X… en la ramassant, la personne qui a laissé tomber sa tête pourra la réclamer au vestiaire en sortant.

– Va, pauvre X… ! pauvre méconnu ! pauvre calomnié ! va de sous-préfecture en sous-préfecture, méprisé de tes collègues des grandes villes, pensant avec Bonaventure Des Périers « que pour cent francs de mélancolie, on ne paie pas pour cent sols de dettes ; » – peut-être un soir, dans le Midi, bien las et fatigué, tu t’assoieras sur un banc de pierre, sans un sou de courage ni d’argent, n’ayant plus qu’un vieil habit noir à vendre, l’habit de tes jeunes premiers ; tu t’assoieras, les pieds moulus et la mort dans le cœur ; alors une vieille femme passera qui te dira : « Venez chez moi. » Elle te fera bien souper et bien coucher. Et le matin, quand tu lui diras : « Je ne peux pas vous payer. Je suis comédien. Voilà mon habit ; » – la femme le repliera, ton habit noir, et le remettra dans ton sac en te disant : « Moi aussi, j’ai un mauvais garçon de fils qui est à courir la France comme vous. Eh bien ! s’il se trouvait dans votre position d’à-présent, j’aimerais bien qu’il trouvât une brave femme comme moi pour lui donner à manger et à coucher. »

Sur la tombe du nomade, qu’on mette un masque comique, un bâton de voyageur.

 

 

Abdalah.

Dans sa cour qu’encadraient des colonnes de marbre,

Voluptueusement il fumait. Un gros arbre,

Un caroubier, je crois, tenait ouvert sur lui

Son parasol mouvant. Le soleil plein d’ennui

Dormait l’œil grand ouvert, immobile, implacable,

Torréfiant la cour et son tapis de sable.

Dans son ombre Abdallah est fort bien. – Il est là

Étirant mollement ses membres de pacha ;

Il met l’ambre à sa lèvre, et, par molle bouffée,

Extrait du fourneau roux la spirale argentée,

Et recommence, et voit, dans le calme de l’air,

Le rond s’élargissant monter, monter, monter !

Au bout d’un certain temps Abdallah fut en fête,

Il maria ses cils sur ses longs yeux ; sa tête

Fut prise peu à peu d’un dodelinement ;

Il laissa le tuyau retomber doucement ; –

Et puis, sur l’aile d’or des rêves, ses pensées

Suivirent le tabac en ses blanches montées.

Alger, 1849.

Bambino.

Dès qu’il nous voyait, il venait à nous. Sa mise,

Par tous les temps était la même : une chemise. –

Ce haillon émérite était comme un burnous

Effiloqué, crasseux, accidentés de trous,

Et tout ravitaillé de naïfs rapiéçages,

Enfin, à défier jusqu’aux brosses sauvages

D’un Espagnol. – Souvent nous montions tout un jour

Dans les quartiers du haut croquer avec amour

Ces miracles de tons dont chaque mur fourmille,

Et ces Decamps tout faits qui courent par la ville ;

Avec nos deux cartons, il emboîtait le pas,

Et nous faisait honneur de son cortège gras,

Et de ces deux grands yeux, de ses yeux de gazelle,

Dévorait tout le temps nos boîtes d’aquarelle. –

Nous vécûmes ainsi, – cette chemise et nous, –

Un mois ; – tout un beau mois, un mois charmant et doux ;

Un beau mois de soleil, et de rêve adorable,

Qui s’écoula sans bruit à l’horloge de sable,

Nous, dessinant toujours ; elle nous escortant,

Gambadant ; s’il tombait un sou, le ramassant,

Et riant. – Puis sonna l’heure qui vous éveille,

L’heure qui tinte au cœur si triste ; et quand, la veille,

Nous dîmes un bonsoir au gamin musulman :

« Moi triste, si Français partir, » nous dit l’enfant.

Alger, 1849.

Mori Mundo.

Oh ! comme nous jouions sous les vertes feuillées ! –

Elle aimait avec moi courir dans les allées ; –

Yeux expressifs et noirs, parlant selon le cœur,

Teint frais, pour moins que rien se couvrant de rougeur ! –

Et puis, quand nous quittions le jardin, la charmille,

Nous montions dans sa chambre, un nid de jeune fille :

Petits rideaux de neige avec un ruban bleu ;

Un chapelet d’ivoire : elle aimait déjà Dieu ;

Un lit de mousseline égaré dans la gaze ;

À côté, sur la table, un bouquet dans un vase,

Des pinceaux, des crayons, des couleurs, des godets,

Et sur le mur, garni d’un papier propre et frais,

Quelques cadres, avec des dessins faits par elle,

Tout respirait la femme encore demoiselle. –

J’oubliais : quelques fleurs auprès d’un buis béni

Surmontaient un portrait déjà vieux et bruni :

Le portrait de son père.

Elle était sans famille ;

Des personnes l’avaient prise comme leur fille.

Elle vivait chez eux et dorait leurs vieux jours,

Leur faisant par son cœur les ans un peu moins lourds.

Je l’aimais comme on aime une sœur adorée,

Qui se joue avec vous, quoique étant votre aînée ;

Et s’il pleut, vous permet d’abîmer ses dessins

Et ses livres, ce qui vous passe par les mains ;

Et si, par trop méchant, vous faites du tapage,

Vous dit en souriant : « Monsieur, soyez donc sage ! »

Pâle et les yeux rougis, quand vous vîntes un soir

Frapper, jeune martyre, à ce seuil morne et noir,

Dites, n’avez-vous pas, en notes étouffées,

Entendu murmurer par ces belles années

Que l’air, dans un couvent, est glacial, ma sœur,

Et que là tout se fane, – et même un peu le cœur ?

1848.

Jules de Goncourt.

 

 

 

CHRONIQUE DES THÉÂTRES - THÉÂTRE-FRANÇAIS

Les Trois amours de Tibulle, comédie en un acte

et en vers, par M. A. Tailhaud.

Voir, pour cette pièce, les comptes rendus faits à l’occasion de :

Le Moineau de Lesbie, par A. Barthet ;

Horace et Lydie, par Ponsard ;

Sapho, par P. Boyer ;

Sous les pampres, par J. Lorin.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

 

VARIÉTÉS.

Un Monsieur qui prend la mouche, parMM. Marc-Michel et Labiche.

– Monsieur ! dit Arnal.

– Monsieur ! dit Leclère.

– Monsieur, c’était le soir. Le crépuscule étendait son écharpe violette. Les derniers glacis de rose s’éteignaient au faite des maisons.

– Passons.

– Passons. Un monsieur passe… Je vous ennuie ? Je m’en vais.

– Continuez.

– Je le salue. Je suis très-poli, moi, monsieur ! Il ne me rend pas mon salut. Je cours après lui. Je m’étais trompé. Je ne le connaissais pas ; mais je l’avais salué. Je le prie de me rendre mon salut. Refus, injures, soufflet.

– Qu’est-ce que ça me fait ?

– Je vous ennuie, je m’en vais.

– Continuez

– Et procès. Très-bien ! Je prends un avocat. Cet animal, – mon avocat, – me fait acquitter.

– Monsieur !

- Il me fait acquitter, monsieur, mais en m’injuriant trois quarts d’heure ! Il dit au tribunal que j’ai un mauvais caractère, que je suis bilieux, sanguin, que je prends la mouche, etc… je vous ennuie ?

– Finissez !

– Je vais chez cet animal, – mon avocat. – Je lui flanque cinq cents francs et une paire de gifles. Duel. Il se retourne. Je le blesse dans le gras. Je vous ennuie, je m’en vais.

– Je ne vous retiens pas, dit Leclère.

Arnal s’en va. Il revient.

– Pardon, monsieur.

– Ah ! encore ? dit Leclère.

- Monsieur, j’avais oublié de vous dire que cet animal, – mon avocat, – est M. Savoyard, qui doit épouser aujourd’hui votre fille. Il en a pour trois mois. Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

À la suite d’une douzaine d’amusantes scènes toutes hérissées des susceptibilités d’Arnal, le monsieur qui prend la mouche prend la place de M. Savoyard.

Le rôle de Beaudéduit est un nouveau triomphe pour le comique par excellence.

Un Monsieur qui prend la mouche est une revanche du Poltron.

Et, de plus, nous demandons la mort du couplet : Delenda est Carthago.

Edmond et Jules de Goncourt.

 

 

1 Œuvres littéraires. – Lecou, 1852.

2 Ce n’est pas tout à fait ce que dit la Mimographe. Voici ce qu’elle dit : « Il était bien capable de traiter ce sujet (Georges Dandin) autrement, et je pense qu’il l’eût fait s’il n’avait été qu’honnête homme et auteur ; mais il était comédien et chef de troupe : la recette imposait silence à la gloire. » - FIN

 

Numéro 14

Date de dernière mise à jour : 05/04/2016