BIBLIOBUS Littérature française

Numéro 11 du 20 mars 1852.

POÉSIES en prose.

MAÎTRE Peuteman.

– Maître Peuteman ! maître Peuteman ! – C’était une servante au fichu rouge qui frappait au carreau, qui frappait bien fort au carreau.

Maître Peuteman était peintre renommé de Rotterdam, et avait fait des peintures, de belles peintures à Saint-Laurent.

Maître Peuteman dit : « Hans ! donne-moi du vin de France ! »

– Maître Peuteman ! maître Peuteman ! notre maîtresse m’a envoyée à vous, peintre renommé. Le fiancé de ma maîtresse est mort. Il est tout rouge de blessures. Le fiancé de ma maîtresse est mort, et elle m’a envoyée vers vous.

Maître Peuteman avait un large verre, et il y versa le vin de France ; il y versa du vin de France.

– Maître Peuteman ! maître Peuteman ! ma maîtresse vous envoie le portrait de son fiancé, que vous le fassiez tout rouge de blessures, tout rouge de blessures, et que vous mettiez une tête de mort à côté de sa belle tête.

Hans regardait par les carreaux la servante qui retournait chez elle ; et il regarda encore quand elle eut tourné la rue, et qu’il ne pouvait plus la voir, et qu’il ne pouvait plus la voir.

Maître Peuteman alla trouver un médecin, et lui dit : « Voilà son fiancé qui est mort ; voilà son fiancé qui est mort. Voulez-vous que j’aille dessiner un mort ? »

Et maître Peuteman était dans une salle où il y avait une grande table de marbre, une grande table de marbre noir ; et, sur la table, il y avait des cadavres, les uns qui avaient une jambe coupée, d’autres un bras. Il y en avait d’autres qui avaient le ventre ouvert, et d’autres qui avaient leur corps entier.

Maître Peuteman vit un corps tout rouge, tout rouge de blessures, et il le dessina.

Et il le dessina, maître Peuteman, et il s’endormit. Maître Peuteman avait bu beaucoup de vin de France, et il s’endormit.

Dans la nuit, maître Peuteman s’éveilla.

Il mit la main sur quelque chose de froid, et il eut peur, il eut peur des morts.

Il tomba par terre, et il se cassa le cou, il se cassa le cou raide.

LES DEUX GIRAFES.

C’est une large cave, avec de grands arceaux. Il y a des bancs de bois, et des niches dans les murs. Au milieu, il y a une table, et sur cette table, deux bocaux de poissons rouges. Deux grandes veilleuses dont la lumière s’endort par moments, puis s’éveille en sursaut, éclairent étrangement et font de larges ombres. Sur les bancs, des Arabes assis ; dans les niches, des Arabes accroupis fument dans l’immobilité et le silence.

Le petit More va d’une pipe à l’autre avec son réchaud.

Sur un lit garni d’un mauvais matelas, trois hommes chantent, et reprennent continuellement un air nazillard. Et toujours un tambour de basque, toujours frappé dans la même mesure, les accompagne.

Les spirales montent des pipes ; les chanteurs chantent ; les Arabes, sans mouvement, dorment dans leurs pensées…

Vous reconnaissez ? – C’est le café de la Girafe à Alger.

Passé Saint-Cloud, on trouve, en remontant la Seine vers Paris, un cabaret fort propret et fort endimanché. Il attend les voyageurs au bord de la rivière, sa porte grande ouverte. Tous les printemps, on le rebadigeonne à neuf. Printemps comme été, ce sont des bruits de verres. Le coteau de Sèvres, avec ses villas aux fumées bleues, est derrière lui. Le Bas-Meudon, les îles aux joyeuses saulées, – toute cette idylle qui trempe ses pieds dans l’eau, – est tout près, à deux minutes. Du cabaret aux saules, des saules au cabaret, c’est un va-et-vient de jeunes hommes et de jeunes femmes ; c’est une chaîne de joyeux deux-à-deux. Ils montent, ils descendent la berge du matin au soir. Et lui est là souriant et hospitalier, appelant les canotiers de la basse Seine. Il y a régates près du pont là-bas. Entrez et entrons ! – À la santé de la Marie Michon ! – Les échos y disent des chansons ; les murs y chantent la gaieté. Voyez les deux rangées de tables aux nappes blanches, aux verres provocateurs, aux cartes cartonnées, s’il vous plaît, à cheval sur deux tables. – La mère ! une matelote et du vin blanc ! – Les jolies parties d’amour ! les jolis ménages tout autour des tables ! La nuit met ses étoiles ; la lune nous reconduira… Les échos y disent des chansons, les murs y chantent des gaietés…

… Vous ne reconnaissez pas ? – C’est le restaurant de la Girafe à Sèvres.

Edmond et Jules de Goncourt.

SILHOUETTES D’ACTEURS ET D’ACTRICES.

Levassor.

« Un Romain, en faisant son éloge, l’appela le dernier des Grecs. » – Plutarque parle de Philopoemen.

Levassor est le dernier des étudiants.

Ohé ! ohé ! les flambards, les chicancards ! ohé de la Chaumière ! C’est le lait d’ânesse ; c’est le bas-bleu ! – C’est Ovide, Ovide au geste facile, à la tournure leste, à l’amour impromptu, aux jambes balancées. Ohé ! ohé ! c’est Levassor crevant une armoire et tombant comme une trombe chez Aline, la queue de billard au port d’armes !

Eh houp ! eh houp ! charmantes bergères !

Eh houp ! eh houp ! grisettes si chères !

Comme il pince le cancan ! – le cancan, ce fils naturel de Vestris !

Gais enfants

De vingt ans

Vous qui là-bas suivez ma loi,

Là-bas dansez pour moi !

L’étudiant est mort, vive Levassor !

Et pourtant, c’étaient de gais garçons, des joyeux, des excentriques, que ces nomades du quartier Latin ! peuplade ayant à elle des usages, une histoire, des cafés, des maisons, une religion, un code, – bien mieux que cela – des chansons ! longues chansons chantées autour d’un bol de punch ! – Et pourtant il avait bon air, l’étudiant, avec son béret rouge, sa redingote à boutons dorés, son pantalon de hussard ballonnant, ses deux mains dans ses poches, – la bouffarde aux gencives, – un bouquin sous le bras ! un bouquin qu’on s’en allait lire au Luxembourg, et qu’on n’y lisait pas parce que. – Il y avait toujours des parce que. – L’étudiant qui avait place partout, – à Hernani comme aux émeutes ; l’étudiant qui jouait vingt consommations par jour ; l’étudiant qui avait son argent dans une tête de mort, son cœur sur le carré, la porte en face ; l’étudiant qui riait aux missions, sous la Restauration ; l’étudiant toujours un peu carbonaro, qui chantait, qui gaudriolait ; l’étudiant dont on savait le petit nom à tous les Porcherons de la rive gauche ; l’étudiant, cet enfant gâté, cet enfant terrible du quartier Latin, de ce quartier Latin « le Trivium et le Quatrivium des sept arts libéraux ; » l’étudiant qui se consolait de ne pas avoir rossé le guet – en se colletant avec les sergents de ville, et de ne pas avoir de quoi applaudir Carlotta en improvisant le pas de la girafe en calèche ou de la limande amoureuse ; l’étudiant qui vendait son cor de chasse pour aller au bal de l’Opéra ! – L’étudiant ! l’étudiant et la grisette ! car ils étaient toujours bras dessus, bras dessous, l’été, l’hiver – au théâtre Beaumarchais comme au café de l’Odéon ! Bras dessus, bras dessous, l’étudiant et la grisette ! Et c’étaient des amours qui se nouaient sans lettres et qui se dénouaient sans larmes ! ménages de pinsons accrochés à un cinquième étage ! Bras dessus, bras dessous, Paul de Kock et Béranger ! bras dessus, bras dessous, la jeunesse et la gaieté ! bras dessus, bras dessous, enterrés la grisette et l’étudiant ! – Une pipe cassée ; un sourire envolé. Passants, aimez pour eux !

– Eh ! non, ce n’est pas l’étudiant ! eh ! non, ce monsieur raide, ce teint blond, cette pose en bois, ce faux col inexorable, cette chevelure jaune, ces favoris frisés, toute cette personne tirée à quatre épingles, – c’est sir Georges Walker, baronnet, – trente-sept ans, – libre de sa personne et de son bien, – 3 millions. Mais plus de ces Anglais charges, de ces Anglais burlesques et calomniés, qui ont eu seuls si longtemps droit de planche chez nous. Il semblait vraiment que nous voulussions venger, – nous, le peuple le plus spirituel du monde, – nous le disons, – Waterloo avec des vaudevilles. Ce n’est plus ce Britannique qu’on eût dit découpé dans une caricature du Punch ; c’est le gentleman. Et sir Georges a tout le temps cette fleur de froide distinction qu’ont seuls, quoi qu’en disent les patriotes, les Anglais – distingués.

– Eh ! non, dit un autre, – la lorgnette magique passait de main en main, – c’est Adonis, le grand gars de la ferme ; Adonis qui a de gros souliers, une chemise en treillis ; Adonis qui dit : M’n’onque ! Adonis le pataud qui débarque de la charrue ; Adonis dont on se gausse ; Adonis qui pue le patois à vingt pas à la ronde ! – C’est le paysan, le paysan retors le paysan madré, le paysan toujours Normand, le paysan qui vous fait faire un bail dans une petite chambre avec un gros feu de fagot dans la cheminée et du vin clairet sur la table : À votre santé, m’n’homme !

– Allons donc ! vous ne voyez donc pas son pantalon garance et son bonnet de police, le petit doigt sur la couture du pantalon ? Ce garçon-là est militaire jusqu’à la moelle des os !– Il en a le physique, il en a l’intelligence. C’est le sergent Trifaut ou le fusilier Brésil, le diable m’emporte !

– Les bancs de pierre des Tuileries se souviennent de lui, – et les nourrices aussi. – Son catéchisme n’est pas long : Mon capitaine et Dieu ! – Ran, plan, plan, plan, plan, tambour battant, le brelan de troupiers !

Ils avaient tous raison, et celui qui voyait un militaire, et celui qui voyait un Anglais, et cet autre qui voyait un paysan, et cet autre encore qui voyait un étudiant ; – ils avaient tous raison, et celui qui voyait un militaire, et celui qui voyait un Anglais, et cet autre qui voyait un paysan, et cet autre encore qui voyait un étudiant ; – ils avaient tous raison. - FIN

 

 

Numéro 12 du 27 mars 1852.

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016