BIBLIOBUS Littérature française

Les Parnassiens

 

En commençant cette Enquête sur le mouvement littéraire contemporain, j’ai divisé en deux catégories les écrivains qui paraissent résumer les nouvelles tendances artistiques : en poésie, les Symbolistes ; en prose, les Psychologues.

Les uns et les autres ont pu, à cette place, formuler leurs théories. Puis, j’ai demandé aux maîtres naturalistes, à leurs disciples et aux dissidents du naturalisme de se prononcer sur les deux esthétiques neuves ou soi-disant telles. Il restait à faire spécialement la critique de la métrique symboliste : et cette tâche incombait aux poètes, illustres aujourd’hui, qu’on a appelés les Parnassiens. Les jugements qu’ils porteraient, sur les partisans de la jeune école et sur son avenir, seraient, en outre, d’un intérêt capital en cette enquête. 

 

 

M. LECONTE DE LISLE

 

Il fallait commencer par l’auteur des Poèmes Barbares ; c’est l’auguste maître qui, depuis de longues années, a groupé autour de lui le plus de disciples ; quand « le Père était là-bas dans l’île », la jeunesse poétique s’approchait passionnément du grand Parnassien. Son avis sur les tentatives symbolistes aura certainement beaucoup de retentissement dans les chapelles de la rive gauche et dans toute l’Europe littéraire.

64, boulevard Saint-Michel, un petit cabinet de travail sur la rue ; des rayons de bibliothèque, quelques sièges, une table où sont épars des volumes de poésie piqués de coupe-papier. Tout le monde connaît la physionomie du maître, sa figure entièrement rasée, sa longue chevelure grisonnante, et le monocle encadré d’écaille rivé à son œil droit. Il a aujourd’hui sur le tête une calotte de velours rouge vénitienne, qui s’érige en tiare.

— Ce que vous venez me demander, me dit le maître, est très délicat… Je connais beaucoup de ces jeunes gens, et je ne voudrais pas leur faire de la peine. Il est vrai, ajoute-t-il en riant, que je leur ai assez souvent dit mon opinion à eux-mêmes… D’ailleurs, mon opinion, elle est bien simple : comme je ne comprends absolument pas ce qu’ils disent, ni ce qu’ils veulent dire… je n’en pense absolument rien !

— Pourtant…

— Pourtant, quoi ? Oui, je pense qu’ils gâchent leur temps, leur jeunesse à faire des choses qu’ils brûleront dans quelques années. C’est vraiment extraordinaire et c’est triste aussi, cela ! J’en vois quelques-uns ici qui parlent très bien, très clairement, comme des Français et comme des gens sensés, et puis, aussitôt qu’ils mettent leur encre sur leur papier, c’est fini, éclipse totale de français, de clarté et de bon sens ! C’est prodigieux, une pareille aberration ! Et cette langue ! Tenez, prenez un chapeau, mettez-y des adverbes, des conjonctions, des prépositions, des substantifs, des adjectifs, tirez au hasard et écrivez : vous aurez du symbolisme, du décadentisme, de l’instrumentisme et de tous les galimatias qui en dérivent. Vous riez ? Mais je vous assure que c’est sérieux ; ce qu’ils font n’est pas autre chose. Ce sont les « amateurs de délire » dont parle Baudelaire : lancez en l’air, disait-il, des caractères d’imprimerie, et cela retombera en vers sur le papier ! Eh bien ! les symbolistes ont cru Baudelaire, ah ! ah ! ce sont des amateurs de délire !

Un moment, on rit. Je regardais M. Leconte de Lisle dont le monocle glissait sur la peau, moite sans doute de la chaleur du foyer et de l’animation de la conversation. Il riait et ses joues glabres rosissaient, ses lèvres minces frémissaient un peu, et son œil enfoui sous les barbes des sourcils s’allumait d’une lumière malicieuse.

— Ceci c’est pour les œuvres, dis-je. Mais de la technique du vers symboliste, que pensez-vous ?

— Je leur demande pourquoi, quand ils font deux phrases de quinze pieds, sans rime, ils s’acharnent à appeler cela des vers ? C’est de la prose tout bonnement, — et de la mauvaise, puisque les vers y sont ! Tenez, regardez-moi cela : c’est le dernier opuscule de Viellé-Griffin. Voyez le prélude. Est-ce que ce sont des vers ? Ils prétendent que oui ! c’est invraisemblable. Il serait si simple d’écrire de jolie prose rythmée, puisqu’ils en veulent tant à la poésie ! Sérieusement, Monsieur, le vers français vit d’équilibre, il meurt si l’on touche à sa parité. Qu’on rompe comme on voudra l’alexandrin intime, que même on change la césure de place, je veux bien… parce que je ne suis pas maître de l’empêcher ! — mais qu’on lui conserve au moins son harmonie externe ! Banville a écrit :

Elle filait pensivement la blanche laine.

Voyez, l’harmonie en est tout de même superbe ! L’alexandrin se retrouve pour ainsi dire inviolé.

Ils viennent me dire aussi : Corneille a fait des vers ternaires :

Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ;

Mais ce n’est pas un vers ternaire ! La césure subsiste, puisqu’il y a un temps fort à la sixième syllabe, sur toujours !

C’est comme pour la rime ! Sans aller aussi loin que Banville qui soutenait que tout le vers était dans la rime, je crois, raisonnablement, n’est-ce pas ? que la rime est la raison d’être du vers français. Eh bien ! non, eux la suppriment tout à fait ! Ils se disent : Ah ! ah ! on a abusé de la rime riche, nous allons la faire crever de misère !

Et puis, ils nous parlent de musique ! Hélas ! y a-t-il rien de moins musical que leurs vers ? Ouït-on jamais pareille cacophonie ? L’un d’eux, un jeune homme charmant, d’ailleurs, très bien élevé, Henri de Régnier, m’a dit un jour :

— Mais nous tâtonnons, cher Maître !

— Tâtonnez tant que vous voudrez ! lui ai-je répondu ; c’est votre droit ; mais au moifts conservez vos tâtonnements pour vous, ne tâtonnez pas dans des livres imprimés ! Tout le monde a tâtonné ! Moi, j’ai conservé sept ans dans un tiroir mon premier recueil, j’ai brûlé quatre mille vers, j’ai refait la plupart de mes morceaux plusieurs fois. Eux, font du tâtonnement une école, et ils veulent l’imposer au monde ! C’est un peu fort !

Il rit de nouveau. La chaleur de la pièce empêchait décidément le monocle de tenir, il retomba. Au bout d’un instant de silence, M. Leconte de Lisle reprit :

— Ils ont cherché la nouveauté dans la désarticulation de la langue, oubliant que nous avions déjà le volapuck, avec lequel le leur faisait double emploi. Ils n’ont rien inventé, d’ailleurs, ils n’ont fait qu’étendre à beaucoup de phrases le procédé de M. Jourdain : Belle Marquise, vos yeux me font mourir d’amour. D’amour, belle marquise ; etc. Ils chavirent la langue de fond en comble, sans rime ni raison, et ils prétendent que c’est évocatoire ! Eh bien ! ça n’évoque chez moi que le désir de m’en aller !…

— À quoi attribuez-vous, mon cher Maître, ce développement pourtant indéniable du symbolisme ?

— À l’impuissance d’abord. C’est dur d’avoir du talent ! Il faut travailler longtemps, avec ténacité, avant d’obtenir un résultat d’art ; ils ont trouvé plus simple, eux, de se créer de toutes pièces une langue d’enfant, comme vous l’a dit très justement M. Joseph Garaguel, une langue balbutiante et incompréhensible, qui cachait et le vide de leurs pensées et la pauvreté de leur forme.

Ensuite, cela doit être une épidémie d’esprits. Jean-Jacques l’a dit quelque part : il y a des contagions d’esprits, je crois que c’est cela. Mon vieil ami Stéphane Mallarmé, avec lequel je fus très lié et que je comprenais fort bien autrefois, eh bien, je ne le comprends plus à présent !

— Considérez-vous le symbolisme comme une suite du Parnasse ou comme une réaction contre lui ?

— Ni comme l’une ni comme l’autre. Ou plutôt si, c’est évidemment, comme je vous l’ai dit, une réaction d’enfants et d’impuissants, contre un art viril et difficile à atteindre.

— Et contre l’impassibilité… ?

— En aura-t-on bientôt fini avec cette baliverne ! Poète impassible ! Alors quand on ne raconte pas de quelle façon on boutonne son pantalon, et les péripéties de ses amourettes, on est un poète impassible ? C’est stupide.

Comme c’est curieux, ce besoin d’éreinter ses aînés ! Hugo, jusqu’à Hugo qu’on veut déboulonner ! Je sais bien qu’il n’est pas parfait, qu’il est plein de trous et de verrues, mais dans toutes ses œuvres il y a des morceaux de haute perfection et en telle quantité qu’il demeure encore un formidable poète. Eh bien ? il n’est pas jusqu’au dernier des symbolistes qui, à l’exemple de Jules Lemaître, ne s’ingénie à le représenter comme un simple jocrisse ! Au moins le Parnasse a ce mérite de n’avoir pas renié ses auteurs…

— Selon vous, Maître, vers où s’oriente la littérature ? — Je n’en sais rien. Le naturalisme était, en théorie, une ineptie ; en résultat, ç’a été un amas d’ordures. C’est fini. Le romantisme, qui était surtout égotiste, a épuisé toutes les conceptions, ne laissant d’indéfrichées que les vieilles théogonies en lesquelles j’ai tâché de m’incarner. À présent, je ne vois plus trop ce qui reste à faire… C’est peut-être ce qu’ils se disent, les jeunes ! Et alors ils se mettent à traduire en incompréhensible les vieux sujets.

Oui, où va-t-on ? Il n’y a plus d’esthétique commune comme aux belles époques de l’histoire littéraire, au dix-septième siècle ! Chacun rentre dans l’indépendance de sa propre nature, et il en résulte le chaos, une anarchie toute naturelle, d’où émergent des individualités de beaucoup de talent, c’est vrai, mais qui s’opposent à la production harmonieuse des esprits… Nous sommes donc en décadence… et les décadents nous le prouvent !… Jusqu’au jour où quelqu’un de très fort arrivera, balayera tous les demi-talents et les doubles prétentions, et ramènera tout le monde à l’esthétique générale qu’il aura créée.

Mais, voyez-vous, ajouta-t-il, tout pourra arriver, les pires révolutions et les cataclysmes, et les cerveaux de génie, nous aurons des pensées basses et des pensées magnifiques, jamais la littérature française ne se passera de ces trois qualités-là : la netteté, la précision, la clarté.

— Quels sont les poètes, en dehors des premiers Parnassiens, qui représentent, selon vous, à l’heure qu’il est, la tradition poétique ?

M. Leconte de Lisle réfléchit un instant, et dit :

— Eh ! Haraucourt ! Il fait de très jolis vers. Et M. le vicomte de Guerne, dont nous venons de couronner à l’Académie les Siècles morts, une très belle œuvre. M. de Guerne est un vrai grand poète, le plus remarquable sans contredit depuis la génération parnassienne. Et Quillard qui, pourtant, est sur la pente…

J’allais partir, mais je dis :

— Pardon, Maître, j’ai oublié de vous parler des psychologues.

M. Leconte de Lisle sourit, hausse légèrement les épaules, et répond ensuite, d’un ton grave :

— Il y a un homme dont je ne vous parlerai pas, à qui j’ai donné dans le temps, de toutes les façons, des preuves d’amitié, mais qui, depuis, m’a odieusement offensé. C’est M. Anatole France[1]. Je reconnais son talent qui est délicat et subtil, mais j’estime peu son caractère. Il a inventé le symbolisme, sans y croire, dans l’espoir de jouer un vilain tour à son ami de Hérédia et à moi, et vraiment il y a peu réussi… Il en sera pour sa courte honte.

Il y a encore Bourget, un esprit ingénieux, surchauffé, plus apte, je crois, à la critique qu’au roman. Il nous raconte, dans un autre genre, les mêmes banalités fatigantes et puériles que le naturalisme qui sténographie les propos de trottoir.

Et puis encore, Maurice Barrès, un moiïste. Je me rappelle, je l’ai vu à son débarqué de Nancy, tout frais, tout pimpant ; il n’a presque pas changé ; il a du talent, mais je le crois très fumiste.

Nous rîmes de nouveau, lui en laissant dégringoler son monocle, moi d’un air entendu.

En me reconduisant, il me répéta :

— Tous fumistes, ces jeunes gens !

 

  

M. CATULLE MENDÈS

 

Une des figures les plus complexes et les plus larges de la littérature contemporaine.

À une extraordinaire activité de prosélytisme qu’il met magnifiquement au service des intérêts généraux de l’art, se joint une universalité de dons littéraires, plus surprenante encore et qui en fait l’un des rares hommes de ce temps qu’on puisse comparer, pour l’ampleur et la variété des facultés, aux grands artistes de la Renaissance. Véritable fondateur du « Parnasse », il groupa autour de lui les jeunes talents de la Renaissance poétique qui succéda au romantisme épuisé. Cette combativité littéraire l’a occupé à toutes les périodes de sa vie : c’est ainsi qu’après la guerre de 1870, alors que les préoccupations artistiques n’ étaient pas encore ranimées, et que les esprits demeuraient engourdis, sous le coup du désastre, son initiative s’employa aux premières tentatives de réveil littéraire. C’est ainsi qu’un peu plus tard, après le Parnasse, après la Revue fantaisiste, où il avait rassemblé les talents les plus originaux et les plus rares, il fondait la Vie populaire, destinée à diffuser dans les masses les chefs-d’œuvre de la littérature de ce temps. Son âme d’artiste passionnée pour toutes les nouvelles tentatives d’art, quoique follement éprise de préférences très marquées, n’a jamais montré d’étroitesse.

On connaît le poète exquis, le poète vivant et lyrique, d’une puissance pénétrante et douce, on connaît le romancier subtil, opprimant, le conteur inimitable, le dramaturge puissant et original des Mères Ennemies, des Frères d’armes, de la Femme de Tabarin, du Capitaine Fracasse, de la Reine Fiametta, de Justice, on a entendu le conférencier charmeur, le causeur adorable, on sait peut-être moins généralement sa passion musicale et l’œuvre de vulgarisation wagnérienne qu’il a entreprise des premiers en France.

N’est-ce pas Armand Silvestre qui le trouvait, avec ses fins et longs cheveux de soie blonde et sa barbe légère, « beau comme un demi-dieu » ? Et où sont ceux du monde des lettres que sa camaraderie n’a pas servis ?

À Chatou, dans sa maison du bord de l’eau, par une après-midi de soleil de ces jours derniers. Voici tout ce que j’ai retenu de notre conversation :

— Ne me parlez pas d’écoles, c’est horripilant ! il n’y a rien de misérable, de petit et de déprimant, comme ces querelles sur une étiquette. Parlons plutôt d’autre chose…

— Mais pourtant, le Romantisme ? Et le Parnasse ?

M. Mendès s’écrie :

— Ça n’a jamais été des écoles ! ou du moins, ce qui équivaut, les plus grands romantiques se sont toujours défendus d’en faire partie ; Victor Hugo a répété souvent qu’il consentait à s’appeler romantique si « romantisme » signifiait : Liberté de l’art. Et, justement, celui qui prétendit faire du mouvement romantique une école, et qui, en effet, à l’époque jouissait après Hugo de la plus grosse célébrité, c’est… Pétrus Borel ! vous voyez comme cela lui a profité !

Le Parnasse ! Mais nous n’avons seulement pas écrit une préface ! Feuilletez la Revue fantaisiste, et tâchez d’y trouver une ligne de critique de l’un de nous ! Le Parnasse est né d’un besoin de réaction contre le débraillé de la poésie issue de la queue de Murger, Charles Bataille, Amédée Roland, Jean du Boys ; puis c’a été une ligue d’esprits qui sympathisaient en l’art. Mais nos admirations ne sont pas nées de nos amitiés, ce sont nos amitiés qui sont nées de nos admirations. Quand quelque part un artiste se montrait, dans un besoin de solidarité bien naturel nous courions à lui ; c’est ainsi que j’ai rencontré Dierx un jour, chez Leconte de Lisle, où il lisait des vers qui me ravirent. En sortant, je lui pris le bras et je lui dis : « Oh ! Monsieur ! comme vous avez du talent ! » Nous devînmes amis ; il me lut de ses vers, je lui lus des miens, et jamais ni l’un ni l’autre n’essayâmes d’unifier nos façons de voir et de rendre la beauté. C’est comme cela, d’ailleurs, que nous nous sommes tous liés, par des haines communes et des amours pareilles. Le groupement Parnassien ne s’est fait sur aucune théorie, sur aucune esthétique particulière ; jamais l’un de nous n’a entendu imposer à un autre son optique d’art, c’est ce qui fait la belle variété des talents du groupe, et aussi, sans doute, que nous ne nous sommes jamais détestés.

Une autre preuve encore ? Le premier Parnasse était sous-intitulé : Recueil de vers nouveaux, ce qui témoigne de son cadre éclectique ; et l’éditeur, dans un avant-propos que j’avais rédigé, disait : Le « Parnasse » sera à la poésie ce que le Salon est à la peinture. Et, en effet, on y vit des vers deLafenestre, de Theuriet, de Verlaine, de madame Blanche Cotte, de Ratisbonne, de Charles Cros, de Lepelletier, d’Alexis Martin, de tout le monde ! Il n’y avait pas d’églises, et par conséquent pas de chapelles dissidentes, et pas de cultes rivaux !

Aujourd’hui, au contraire, quand on a fait une pièce de vers, vite on cherche à bâtir autour une formule, on fabrique une enseigne, on ramasse quelques amis, et on se proclame maître de chœur ! Mieux ! avant même de rien faire, on se demande quelle esthétique on adoptera… Vraiment, on ne met pas la charrue avant les bœufs avec plus de naïveté ! Qu’on produise ! qu’on produise donc ! et qu’après, si cela fait plaisir, on cherche à quelles tendances on a obéi, quelle beauté vous a instinctivement guidé. Mais non ! A-t-on pris un mot à Ronsard, vite on s’installe rénovateur delalang-ue du seizième siècle ! C’est une mauvaise plaisanterie.

— Nous arrivons aux symbolistes, dis-je.

M. Mendès répondit :

— Symbolistes ! si on entend par là l’ensemble des jeunes poètes que nous connaissons, je les aime beaucoup, j’en admire quelques-uns, je suis avec eux de tout mon cœur. Et je loue beaucoup ’Écho de Paris de cette attention accordée aux efforts, même confus, de la jeunesse, en me rappelant le temps où le Figaro littéraire arrêtait au troisième numéro la publication des Petits poèmes en prose, de Baudelaire ! Nous avons été, nous aussi, moqués, bafoués, piétinés, et nous devons éviter ce sort aux autres, si nous le pouvons.

Et il continua lentement, d’un ton de voix adouci et profond, en répétant des mots :

— Oh ! voyez-vous, il ne faut jamais rire d’un jeune, la jeunesse c’est sacré. Qu’on examine, qu’on discute, mais qu’on tienne compte : dans dix ans, ce sera peut-être le Poète ! Moi, je mourrais inconsolable si je pouvais croire que j’aie jamais méconnu un véritable artiste ; et s’il est vrai qu’à un certain âge nous ne comprenons plus ceux qui nous suivent, nous portons là une des infirmités les plus lamentables, les plus désespérantes qui soient…

Puis il reprit :

— Mais si le Symbolisme veut être une école révolutionnaire, avec une philosophie, une esthétique, des règles qu’elle prétend inventer, un sens de la beauté qu’on n’a jamais eu et qu’on aura après un court noviciat… je me réserve. Symbolistes ! Tous les poèmes du monde, les beaux poèmes, sont des Apocalypses, et l’Apocalypse est-elle ou non symbolique ? Voyons, comment voulez-vous être poète sans espérer le prolongement de votre idée chez les êtres qui vous lisent, et comment se passer de symbole pour cela ? On est plus ou moins grand poète, justement en raison de la grandeur, de la noblesse et de la beauté des symboles qu’on crée ! Et, à part les chansonniers du Caveau et les poètes didactiques, tous les poètes sont symbolistes. De même que tous les romanciers sont naturalistes ! Un écrivain qui met un chapeau de soie sur la tête d’un bourgeois du Sentier, au lieu de lui mettre un fez, fait du naturalisme. De même que tous les romanciers sont psychologues, que diable ! Et il fait de la psychologie celui qui, après avoir habillé une femme de soie, de fleurs et d’un voile de dentelle, cherche à démêler le pourquoi de sa hâte à courir, vers les trois heures, chez sa corsetière !

Non, voyez-vous, tout cela c’est de la mauvaise plaisanterie. Il n’y a pas d’école et il n’en faut pas. On a du talent ou on n’en a pas ; il n’y a pas d’autre distinction admissible. Ceux qui en ont peuvent faire tout ce qu’ils veulent, voilà tout : du symbolisme, du naturalisme, de la psychologie, et le reste ! Et que je vous dise une chose que vous imprimerez en petites capitales : faire ce qu’on peut le mieux qu’on peut.

— Des réformes que se proposent les symbolistes, touchant la mesure du vers, la rime, les allitérations, que pensez-vous ?

— Ah ! ici par exemple, nous allons nous battre !

Voici le premier point : la mesure du vers.

« Les symbolistes ont cru inventer, dit M. Achille Delaroche, un vers, une strophe dont l’unité fût plutôt psychique que syllabique, et variable en nombre et en durée selon les nécessités musicales. »

Voilà bien, n’est-ce pas, la théorie de ce que certains poètes nouveaux appellent le vers libre ? Eh bien ! j’ai une crainte : comment le lecteur, vous, moi, n’importe qui, s’y prendra-t-il pour découvrir le rythme de cette strophe, « plutôt psychique que syllabique », et comment en sera-t-il touché ? Oui, où trouvera-t-il le point de repère qui lui permette de suivre le rythme choisi par le poète ? Car, enfin, on ne saurait soutenir qu’il y ait dans la langue française une quantité syllabique comparable à celle dont se formaient le vers grec et le vers latin, et dont se forment, incomplètement d’ailleurs, le vers anglais et le vers allemand ! L’auteur et le lecteur seront vis-à-vis l’un de l’autre — quant à la strophe libre dont il s’agit, — un peu comme deux violonistes qui essaieraient de déchiffrer ensemble un morceau de musique dont on aurait supprimé la mesure et toutes les indications de cadence… Entendez-vous cette cacophonie ? Qu’on change, qu’on transforme à l’infini la mesure du vers, soit ! Mais qu’on la conserve si l’on ne veut pas tuer le vers français ! L’alexandrin ne renferme-t-il pas les vers libres les plus variés, tous les vers, de tous les nombres, de tous les rythmes ! Et, au moins, l’alexandrin et sa césure vous donnent le mouvement, forcent le lecteur à suivre, syllabe par syllabe, à l’aide des temps forts, des temps faibles et des muettes des mots, l’eurythmie du vers : c’est ce qui remplace dans notre poésie ce que les longues et les brèves étaient dans le vers latin et dans le vers grec. Toute l’erreur des novateurs provient, je crois, de cette confusion, qui s’explique, d’ailleurs, si on observe que, parmi eux, il y a, entre autres, un Grec, Moréas, un Américain, Stuart Merrill, qui ont, tous deux, dans leur atavisme, des langues chez lesquelles la quantité est possible.

— On a dit, pourtant, que cette dernière révolution était la conséquence logique des précédentes transformations du vers ?

— Mais pas du tout ! du tout ! du tout ! Mon vieil ami Anatole France, qui ne se trompe que quand il veut, a fait un calembour quand il a paru croire que l’alexandrin a varié d’âg-e poétique en tige poétique, et que les libertés prises par les symbolistes dérivaient directement des vieilles libertés auparavant conquises ! Il sait bien, au contraire, que l’alexandrin n’a jamais varié depuis qu’il existe ! Qu’il a toujours eu douze pieds et une césure ; que les pires audaces d’Hugo sont dans Boileau ! et qu’il est impossible de trouver dans les modernes une liberté poétique dont on ne puisse découvrir l’équivalent chez les classiques ! Seulement, ah ! seulement ! attendez ! Ce qui était autrefois l’exception est devenu par la suite plus commun ; de même qu’il y a à présent trois mille cocus dans une ville qui n’en contenait autrefois qu’un ! Oui, oui, Anatole France a confondu la guerre civile avec la guerre extérieure ! Il y a eu dissensions intestines, mais pas de conquêtes de l’étranger ; l’alexandrin s’est modifié de mille façons, on peut encore le transformer peut-être de mille autres manières, je l’accorde, mais — c’est là son admirable gloire, — depuis la chanson de geste où il est apparu pour la première fois, à travers Ronsard et Malherbe, il est resté et il restera cette chose merveilleuse que les plus grands artistes ont fait servir à tant de magnifiques chefs-d’œuvre : l’alexandrin français !

Et quand, à travers tant de crises, tant de transformations, tant de révolutions, le vers n’a pas changé, quand tant d’esprits insurg-és, tant de tempéraments brouillons et tant de purs génies nous l’ont transmis, finalement intact, après l’avoir ajusté à des lyres si diverses, c’est qu’en effet, il doit avoir en lui autre chose qu’une harmonie de hasard, c’est qu’il est, dans son essence, éternel, croyez-moi.

— Et la rime riche ? demandai-je.

— Oh ! pour cela je ne suis pas entêté… Qu’on me montre des vers à rime pauvre ou même sans rime qui soient beaux, et j’y applaudirai. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que lorsque Victor Hugo a rimé pauvrement, il a fait de mauvais vers, témoins ceux-ci, tenez, du Satyre : l’éclat de rire…

Si joyeux, qu’un géant enchaîné sous le mont,
Leva la tête et dit : « Quel crime font-ils donc ? »

La rime de ces deux vers bébêtes est lamentable et il se trouve que c’est en effet du Hugo de deuxième plan, du Hugo seulement tribun que le sublime poète s’amusait à être quelquefois. C’est comme Musset, d’ailleurs ! Chaque fois que son vers est beau, incontestablement beau, il est bien rimé, et tous ses mauvais vers sont « rimés comme des cochons » :

Un pas retentissant fait tressaillir la nuit…
C’est toi, maigre Rolla ? que viens-tu faire ici ?

Mais, je vous le répète, je ne suis pas entêté, si on trouve le moyen, avec la rime pauvre, d’obtenir des effets plus variés, plus étranges, je suis d’accord, je ne demande qu’à voir.

Quant aux allitérations, je pense que les jeunes poètes ont raison d’en faire… lorsqu’elles se présentent. Mais je ne comprendrais pas qu’on en fît un système. L’allitération est un charme que le poète emploie sans s’en apercevoir, que le lecteur subit sans s’en rendre compte non plus. Chez les romantiques et chez les parnassiens, il s’en trouve de fort belles.

Tenez, dans Hugo, celles-ci :

Le pêcheur de corail vogue en sa coraline,
Frêle planche que lèche et mord la mer féline.

Hein ! ce deuxième vers, est-ce assez l’ondulation du flot, interrompue par mort et répétée par mer et reprise par féline ! Est-ce assez joli !

Et celle-ci, de Leconte de Lisle :

La palpitation des palmes !

N’est-ce pas ? ça fait du vent !

J’en ai fait une dans le Soleil de Minuit très complète et qui se complique d’une bizarrerie :

La rougeur solaire…
Plane ! et domine au loin les polaires pàleurs.

Vous remarquez que le p et l’l de « polaires pâleurs » se trouvent pour ainsi dire annoncés à l’origine du vers, dans plane. Seulement, tout cela, on s’en aperçoit après. Un poète qui le ferait exprès serait une fichue canaille !….

— Faites-vous aux symbolistes un reproche de leur obscurité ?

— Oh ! non, du tout. Plus on va, dans notre temps de démocratie, et plus l’art pur tend à devenir l’apanage d’une élite, d’une aristocratie bizarre, maladive et charmante. Il n’est pas mauvais, pour que le niveau s’en maintienne haut, qu’un peu d’ésotérisme l’entoure.

— On a dit aussi que le symbolisme était une réaction contre l’impassabilité parnassienne ?

— Tenez, c’est encore un calembour, cela. Parce que Glatigny a fait un poème intitulé : Impassible, que Verlaine a écrit :

Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?


et que moi, dans une pièce appelée, d’ailleurs, Pudor, j’ai dit ce vers dont la pose avouée se dément dans la suite même du poème :

Pas de sanglots humains dans le chant des poètes !


on a conclu que les Parnassiens étaient ou voulaient être des Impassibles ! Où la prend-on, où la voit-on cette sérénité figée, cette sécheresse dont on nous affuble ? Chez qui ? Pas chez Glatigny, ce Villon moderne. Pas chez SuUy-Prudhomme, toujours inquiet des problèmes qui bouleversent l’âme humaine. Pas chez de Hérédia, ce mangeur de rubis et de chrysoprases, fou de joie et de lumière ! Pas chez Coppée, si moderne ! Pas chez Dierx, ce rêveur et cet attendri…

Et M. Mendès, ici, s’arrête, et dit :

— Quand je nomme Dierx, voyez-vous, je suis obligé de m’interrompre, plein de respect ; car je vois en lui le plus pur et le plus auguste et le plus sacré poète de nos générations.

Puis il reprend :

— Ça n’est pas chez Banville non plus, ce poète débordant de joie, lyrique comme Orphée et terrible comme Balzac ! Où donc, alors ? Chez Silvestre ? un des plus grands lyriques du siècle, qui monte tout le temps en ballon et dont les vers sont grands, sont hauts, sont bleus comme l’éther lui-même ! Pas chez Leconte de Lisle qui fut et demeure le maître de nos âmes, dont le cœur tourmenté des hautes idées de néant et d’infini se soulève à chaque instant, se gonfle et rugit comme un Maëlstrom !

— On a dit aussi que le symbolisme était un produit du wagnérisme ?

M. Mendès se met à rire, et s’écrie de toutes ses forces :

— De Wagner, qui obtient tous ses effets grâce à l’intensité formidable de ses sensations ! de Wagner, le classique par excellence ! qui emploie jusqu’à l’abus les moyens et les conventions que lui offre son art pour arriver à des émotions nouvelles, qui ne se sert pas d’un instrument dont Lecocq ne se serve, qui n’use pas d’un accord qui ne soit autorisé par les solfèges ! Mais Wagner, c’est justement le contraire de l’esprit anarchiste ! Il est pour l’expression directe de la passion, et jamais il ne cherche la petite béte ! Si son œuvre est symboUste, c’est comme l’est l’Apocalypse, pas autrement.

On veut aussi mettre Villiers de l’Isle-Adam dans le symbolisme… lui qui se serait fait pendre plutôt que d’écrire un vers qui n’eut pas été régulier, qui aurait plutôt compté sur ses doigts ! C’est comme Mallarmé, qui n’a janiais rompu une césure de sa vie ! Mallarmé, je l’ai dit quelquefois, c’est ce qu’on appelle en classe un auteur difficile ; mais quel esprit élevé, ingénieux et pur, et qui ne se trompe jamais ! Mais Verlaine non plus n’a rien de commun avec eux, — quoique ce très délicieux poète se trompe souvent, lui, par exemple.

— Croyez-vous que le symbolisme en tant qu’école, ait quelque avenir ?

— Je crois… je crois qu’à notre époque le nombre des jeunes gens de talent qui font de jolis vers et qui savent mettre un roman sur pied est considérable. Mais il faut attendre, on ne verra que plus tard. Nous étions quarante-deux au Parnasse, et à la lecture de certains vers, il était quasi-impossible de dire où était le talent véritable… Eh bien ! comptez-les à présent ! Plusieurs sont morts, il est vrai, mais aussi combien retirés en province, devenus médecins, notaires… et qui ont bien fait !

Pourtant, il y en a quelques-uns qui paraissent se manifester plus définitivement que les autres. Tout à fait au premier rang de ceux-là, et bien qu’étant parmi les moins excentriques, il y a Henri de Régnier. Ses Poèmes anciens et romanesques sont vraiment très beaux : c’est vaste, c’est clair et pur. Il y avait surtout ce pauvre et cher Mikhaël… qui a laissé une petite œuvre, petite par le nombre, haute par la beauté, et qui, croyez-le bien, ne sortira jamais de la bibliothèque des lettrés. Il y a encore Quillard, qui a un grand sentiment du lointain, du mystère. Sa Fille aux mains coupées est une très étrange et très suggestive œuvre. Mais il y a du talent aussi chez Moréas, qui s’ingénie aux petites trouvailles ; Moréas, dont l’archaïsme se modernise et se pimente d’un peu d’exotisme, m’intéresse, à vrai dire, beaucoup ; il a trouvé des rythmes curieux ; et puis, il y a chez lui un côté palikare assez piquant. Faire des trouvailles, c’est bien, mais enfin, de là à édifier des théories et à lancer des manifestes révolutionnaires, il y a loin ! Je ne veux pas oublier non plus Rodenbach, un poète envers qui on est injuste ; il est peut-être un peu juste milieu, mais il s’est dégagé des imitations et de l’influence de Coppée, il devient plus personnel, et il y a de bien jolies choses dans Du silence.

M. Mendès ajouta, comme s’il se parlait à lui-même :

— Ah ! ce n’est pas tout de couper les queues aux chiens qui passent ! À côté de ceux qui font du fracas, il y en a d’autres, qu’il faut écouter avec d’autant plus d’attention qu’ils sont plus silencieux… 

 

 

M. JOSÉ-MARIA DE HÉRÉDIA

 

— Ces jeunes gens ! Tous fumistes ! Cette exclamation, lancée joyeusement par une jolie voix de femme à travers des éclats de rire, m’accueillit quand j’entrai dans le cabinet de travail de M. de Hérédia. Je me rappelai à temps, pour ne pas en être déconcerté, que c’était la dernière phrase prononcée par M. Leconte de Lisle dans mon interview avec lui, et je pris ma part de la gaieté générale. J’étais tombé au milieu d’un gracieux cercle féminin où l’on venait sans doute de parler littérature et symbolisme ; l’Écho de Paris était là à demi déplié, sur la deuxième page. Les dames partirent, non toutefois, sans que j’aie entendu :

— Oh ! vos symbolistes ! Je les exècre !

Et, comme je faisais déjà mine de chercher mon carnet, on m’interrompit, en riant :

— Mais ce n’est pas de l’interview, cela ?

— Non, madame, dis-je en riant aussi, mais c’est de la couleur… si locale !

 

— Considérez-vous le mouvement symboliste, — demandai-je à M. de Hérédia, quand nous fûmes seuls, — comme issu du Parnasse, ou comme une réaction ?

— C’est plutôt une réaction, me dit-il, — une réaction contre la perfection du vers parnassien. Mais il y a là une erreur, un malentendu évident où les jeunes gens sont tombés et qu’il est peut-être bon d’éclaircir. À la suite des maîtres du Parnasse est venue une génération d’élèves, d’imitateurs plutôt, et d’imitateurs naïfs qui, trouvant un moule parfait, un canon impeccable, se sont mis à produire, sans talent et sans originalité, des vers banals sur des sujets banals ; qui ont cultivé l’illusion béte que l’emploi mécanique des procédés des maîtres suffirait à en faire des poètes, qui, en un mot, ont banalisé les conquêtes que Chénier, les Romantiques et les Parnassiens, après Ronsard et toute la Pléiade, avaient faites dans la forme du vers.

Oui, la réaction symboliste me paraît provenir de ce quiproquo : que puisque la perfection de la forme et le respect des lois de la poétique avaient produit la platitude, l’insouci de la forme elle dédain des règles s’imposaient à des novateurs. De là est née cette tentative d’émeute dans la versification ; car il n’y a que cela, vous savez, au fond, dans le mouvement symboliste : une révolution de forme. Et l’étiquette de « symbolisme » ne signifie pas autre chose.

Mais (ils n’ont pas l’air de s’en douter !) bien avant eux on avait tenté cette révolution. Jean-Antoine du Baïf, Jacques Pelletier, Ponthius de Tyard, Ronsard lui-même, qui a fait des vers saphiques, ont essayé les formes du vers que les symbolistes reprennent aujourd’hui comme des nouveautés. Et ce n’est qu’après les avoir essayées toutes que Ronsard régularisa la versification, et qu’il nous a transmis, dans la préface de sa Franciade, les principes les plus nouveaux de l’art des vers. Si donc, après tous ces essais, on en est revenu à l’alexandrin, c’est qu’il y a évidemment quelques bonnes raisons pour cela.

Le vers polymorphe ! Mais l’alexandrin est le vers « polymorphe » par excellence ! Le poète qui sait son métier peut en varier les formes à l’infini, à l’aide de la brisure, de la césure et de l’enjambement. Nous pourrions prendre dans Ronsard, dans Régnier, dans La Fontaine, dans Racine, des exemples à n’en plus finir. Contentons-nous d’en prendre un dans Chénier, dans son admirable idylle de Néére :

Mon âme vagabonde à travers le feuillage frémira.

N’est-ce pas pour un symboliste un très beau vers de seize pieds ?

Mais Chénier a écrit :

Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira.

C’est un alexandrin avec un rejet de trois pieds !

En voulez-vous un autre, d’exemple, de mesure brisée, de souplesse, de l’infinie variété de coupe à laquelle se peut prêter le vieil alexandrin manié par une main savante ? Je le trouve encore dans un fragment d’élégie du divin André :

Les belles font aimer. Elles aiment. Les belles
Nous charment tous. Heureux qui peut être aimé d’elles.

Vous voyez bien qu’avec cet admirable outil de l’alexandrin on peut tout faire, tout ! Parbleu ! Le tout est de savoir s’en servir.

Pourquoi donc allonger le vers à plaisir ? Et, notez-le bien, sans raison ! car…

M. de Hérédia s’interrompit, et en riant, me dit :

— J’ai à ce propos une histoire bien amusante à vous conter. On sait que les symbolistes n’ont pas de règle de technique fixe ; mais je m’en suis assuré de la façon suivante : l’un d’eux, que je ne vous nommerai pas pour ne pas l’ennuyer, me communiquait un jour une pièce de vers. J’en lorgnai un de dix-sept pieds ; j’insinuai à mon jeune ami que le vers serait bien plus joli s’il supprimait un qualificatif qui l’alourdissait, et je lui demandai s’il verrait un inconvénient à le retrancher :

— Pas du tout ! me répondit-il.

Et il biffa le qualificatif.

— Il n’aura plus que quinze pieds, voilà tout, me dit-il.

Cet aveu ma paru précieux à recueillir. Mais non seulement ils brisent, fâcheusement à mon avis, la cadence du vers en l’allongeant outre mesure, mais ils traitent la rime avec une coupable légèreté. La rime n’est pas une gène pour le poète : c’est un tremplin. La difficulté même excite le génie de l’artiste. La langue française, qui est intermédiaire entre les langues du Midi et celtes du Nord, n’a pas la sonorité de l’italien ou de l’espagnol où les rimes abondent à tel point que leur emploi constant pourrait paraître fastidieux. Et, pour faire une comparaison qui me paraît très juste et qui m’est souvent venue à l’esprit en regardant monter la mer, une rime heureuse arrivant au bout d’un beau vers, c’est quelque chose comme le panache ou la frange d’écume qui parachève, avec un fracas de tonnerre ou un murmure délicieux, le déferlement d’une belle lame !

Mais pour notre nouvelle école tout cela ne compte pas ! Ils mêlent arbitrairement les rimes féminines et les rimes masculines, ils font rimer des mots à cinq ou six vers de distance, ils emploient des rimes fausses, ils ne riment pas du tout, ils font des assonnances… Bast ! qu’importe si l’œil et l’oreille s’y perdent ! C’est du symbolisme.

— Alors, selon vous, le symbolisme n’a pas d’avenir ?

— Je crois que cette tentative servira surtout au drame lyrique. Ils feront des vers qui pourront être mis en musique et qui seront moins fastidieux que ceux des opéras d’à présent. Mais alors, c’est que leur vers n’aura plus sa musique propre. En effet, le vers, quand il est beau, renferme sa musique en soi et il est impossible de le revêtir d’une harmonie étrangère : la preuve en est faite avec les vers d’Hugo et de Leconte de Lisle qu’on n’a jamais pu mettre en musique. Ils auront obtenu là un résultat assez inattendu, mais qui s’explique lorsqu’on sait que la plupart des jeunes symbolistes sont très férus de musique wagnérienne.

— Vous admettez donc que le mouvement symboliste doit quelque chose à l’influence de Wagner ?

— Mais oui ! Voyez, comme Wagner ils ressuscitent le décor moyen-âge, ils déterrent les vieilles légendes et les vieux fabliaux, ils y prennent des mots, des tours, des noms propres, des sujets même ! Wagner en musique, Puvis de Chavannes en peinture, sont pour quelque chose dans tout cela. — Leur voyez-vous aussi des ancêtres littéraires ? Ah ! voici, selon moi. Tune des filiations symbolistes. Avez-vous lu le Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand ? Ce sont d’exquis poèmes en prose rythmée, qui n’étaient guère connus que des poètes. Baudelaire, qui faisait très difficultueusement les vers, laissa en prose, peut-être un peu à l’imitation de Bertrand, des poèmes auxquels il n’était pas arrivé à donner la forme poétique. Mallarmé en fit aussi, puis Charles Cros, puis, plus près de nous, Jules Laforgue, leur ami qu’ils oublient y ajouta de vagues assonnances, des réminiscences de rimes, accentua le rythme de ces petits poèmes. De sorte que ce que nous voyons aujourd’hui, c’est de la prose rythmée, coupée avec des lambeaux de vers et présentée à l’aide d’artifices de typographie qui lui donnent l’apparence de vers de toutes les mesures arbitrairement accolés.

Ajoutez à cela l’influence des étrangers qui sont nombreux dans le groupe… car je remarque avec assez d’étonnement que ce sont des Belges, des Suisses, des Grecs, des Anglais et des Américains qui veulent rénover le vers français…

M. de Hérédia s’interrompt brusquement :

— Moi je suis Espagnol, c’est vrai, mais je suis latin… Et puis je n’ai la prétention de rien révolutionner !

Puis il continue :

— Tenez, Viellé-Griffin, par exemple, qui est anglo-saxon et qui a eu, je crois, une très grosse influence dans le mouvement symboliste, eh bien ! il nous donne aujourd’hui, sous le titre de vers, une prose qui ressemble à une sorte de traduction linéaire d’un poème étranger. Beaucoup de talent, d’ailleurs, là-dedans, et un vrai sentiment poétique. Mais encore une fois ce ne sont [)as des vers !… Et que de Belges aussi ! et que de Suisses ! On dirait, ma parole, que les symbolistes de France ont pris le mot d’ordre à Bruxelles, à Liège, ou à Genève !

Notez, monsieur, me dit mon interlocuteur avec un grand accent de franchise et de sincérité, que je ne mets pas la moindre animosité dans mes paroles. Jaime beaucoup ces jeunes gens, ils m’envoient tous leurs ouvrages, car ils savent que je m’intéresse à tout ce qui vient d’eux. Les samedis, je les vois ici, autour de moi, je leur répète à satiété tout ce que je vous dis là. Et je vous assure très sincèrement que si je voyais naître parmi eux un grand poète, je serais le premier à m’incliner devant lui et à manifester hautement mon admiration. Mais (je n’ai pas le droit d’être aussi sévère que mon maître Leconte de Lisle), je reconnais que quelques-uns d’entre eux ont du talent : Henri de Régnier, qui me paraît avoir de magnifiques dons de poète qui seront visibles pour tout le monde le jour où il se débarrassera des langes du symbolisme ; Viellé-Griffin dont je vous ai parlé tout-à-l’heure, Quillard, Ferdinand Hérold, le fils de l’ancien préfet de la Seine, Bernard Lazare, un brillant et solide écrivain qui fait des poèmes en prose qui seraient de très beaux vers symbolistes s’ils étaient imprimés en lignes inégales.

… Mais pourquoi diable s’appellent-ils symbolistes ? Je l’ai écrit à Moréas quand il m’a envoyé son livre : depuis que ses illustres compatriotes Orphée et Linus ont fait des odes et des chansons, tous les poètes sont symbolistes î Et Hugo plus qu’aucun, Hugo qu’ils affectent de tant mépriser, et qui en arrivait dans sa Légende des Siècles à symboliser tout, les êtres et les choses, qui écrivait la Mer avec un grand M, les Étoiles avec un grand E. Et Alfred de Vigny ! tous, d’ailleurs, vous dis-je, tous les poètes de quelque talent sont forcément symbolistes. Qu’y a-t-il de plus symbolique que l’Hymne de l’Or, de Ronsard ? Seulement, il y en a d’obscurs et de clairs. — Dante, que je considère comme le plus grand de tous les poètes, son poème tout entier n’est qu’un symbole ! La figure seule de Béatrice contient trois ou quatre symboles. Mais jamais poète n’a écrit dans une forme plus magnifiquement claire ; les quelques obscurités que nous trouvons dans le poème de Dante sont dues soit à des allusions politiques ou théologiques qu’il est aisé d’élucider. Je ne nie point qu’il n’y ait du charme dans le mystère et même dans l’obscurité ; mais je crois que plus la pensée du poète est absconse, comme ils disent, plus la forme doit être claire. Est-ce donc une nécessité d’être inintelligible ?

Et puis, voyons, est-ce une nécessité aussi, ce manque de vénération des jeunes gens à l’égard de leurs anciens, et cette absence totale de fraternité entre eux ? Cette lutte acharnée pour la gloire, et cette irrévérence pour les vieux maîtres, — que vous avez notées dans vos interviews, — ce sont les traits les plus caractéristiques de la jeunesse d’aujourd’hui.

Nous autres, au temps du Parnasse, je vous assure que nous n’étions pas ainsi. Nous nous aimions tous beaucoup ; tous les bonheurs qui sont arrivés à plusieurs d’entre nous : l’Académie, les distinctions, le succès, nous réjouissaient tous à la fois. Et je me rappelle avec quel plaisir nous nous rencontrions, boulevard des Invalides, chez notre grand ami fraternel Leconte de Lisle, où nous allions, le samedi, « comme les Musulmans vont à la Mecque ! » Le mot est de Coppée, et comme il est juste ! Leconte de Lisle ! Mais il nous a appris à tous à faire des vers ! et les conseils qu’il nous donnait ce n’était pas du tout pour que nous fassions des vers comme les siens, il se mettait dans la peau de chacun : « moi, à votre place, je mettrais ceci, je changerais cela. » Et gaiement, fraternellement ! Oui, nous devons tous le respecter, le vénérer, l’aimer comme il nous a aimés, d’une grande affection dévouée…

M. de Hérédia se promenait à travers l’appartement, et il appuyait sur chaque mot avec énergie.

— Oui, pour nous tous, Coppée, Sully-Prudhomme, Mendès, Mallarmé, Silvestre, Cazalis, France, et tant d’autres, et pour moi le moindre, mais non le moins reconnaissant, ce grand poète a été un éducateur admirable, un maître excellent. Par son illustre exemple plus encore que par ses conseils, il nous a enseigné le respect de la noble langue française, l’amour désintéressé de la poésie. Nous lui devons la conscience de notre art. Aussi, tout ce que nous avons pu faire de bon doit-il être compté à l’actif de sa gloire…

Je repris :

— De l’évolution du roman, que pensez- vous ?

— Oh ! je n’ai rien à en dire, ce n’est pas mon état. Je les connais tous, Goncourt, Zola, Daudet, un de mes plus chers camarades et que j’admire infiniment. Il me semble, pourtant, que les derniers venus ont des tendances mystiques et de psychologie attristée semblables à celles qui marquèrent la suite des guerres de la Révolution et de l’Empire. Ce siècle m’a l’air d’un serpent qui se mordrait la queue ! Il y avait alors, — sans remonter jusqu’à Werther, — Chateaubriand, Benjamin Constant, madame de Krudner, M. de Sénancourt, l’auteur d’Obermann ; à présent nous avons, dans le même ordre d’idées, Bourget, un de mes plus vieux amis et un des écrivains les plus intelligents que je sache ; Barrès, le plus ingénieux de tous et d’un charme si délicieusement pervers ; Anatole France, qui est un homme de grand talent que je considère comme un des plus parfaits écrivains de ce temps. Il m’a assez souvent cité et loué pour que je ne puisse lui garder rancune de quelques pointes que j’estime d’ailleurs assez anodines. Il me suffit d’ouvrir et de relire un de ses livres pour tout lui pardonner en considération du plaisir que j’y ai pris… 

 

 

M. FRANÇOIS COPPÉE

 

Très gaiement :

— Alors, c’est des symbolistes que vous voulez que nous parlions ? Allons pour les symbolistes ! Je ne sais pas si mon opinion est très intéressante… Ils me considèrent comme un vieux pompier, et ne s’empêchent pas de le dire dans leurs petites revues, que ma sœur lit, car moi je n’ai pas toujours le temps. Je trouve qu’ils ont raison, d’ailleurs. Il est bon que la jeunesse soit batailleuse et révolutionnaire. Mais il ne faut pas qu’elle soit seulement cela, pourtant ! Je les vois bien lancer des manifestes, brandir des plaquettes, mais c’est tout. Ils m’apparaissent comme une bande d’esthètes qui ont des théories à revendre, mais les poètes, où sont-ils ? Et leurs œuvres ! Leurs œuvres ! Je n’en vois pas. Je ne vois rien ! Vraiment rien !

Gravement :

— Qu’est-ce qu’on demande à un poète ? Qu’il se montre lui, nous dévoile son âme, qu’il nous fasse participer à ses visions personnelles de la vie et de la beauté, qu’il nous fasse frémir de ses frissons. Où est-il celui d’entre eux qui nous procure cette impression neuve que nous avons un peu le droit d’exiger qu’il nous donne ?

Très carré :

— Car, — cela je tiens à ce que vous le disiez bien, — on n’écrit pas pour soi tout seul ! Ils prétendent qu’ils se fichent des bourgeois, qu’ils écrivent pour l’art… (me menaçant le cou de son doigt tendu) :

Ils mentent par la gorge !

On écrit pour être lu, d’abord, pour laisser quelque chose à la postérité, ensuite ! ou alors on conserve ses manuscrits dans son tiroir. N’est-ce pas vrai ? Mais du moment où l’on fait gémir les presses, c’est qu’on veut des lecteurs. J’admets qu’ils n’en espèrent pas beaucoup, eux, mais ils comptent bien sur vingt, sur dix, sur un, enfin ! Eh mais ! il faut au moins se faire entendre de celui-là ! Et moi qui ne suis pas tout à fait fermé à ces choses, j’avoue que je ne les entends pas, mais là, pas du tout.

Simplement :

— Et je vous le dis simplement, sans la moindre aigreur, vous le sentez bien. Car j’aime la jeunesse, et j’estime que c’est toujours respectable et très noble la recherche d’une nouvelle expression d’art. Mais, sapristi ! tout de même, je veux comprendre ! Et quand je les lis, ils me font l’effet d’enfants qui essaieraient de parler, qui feraient péniblement des efforts, et qui n’y arriveraient pas… C’est comme le cochon de l’enseigne du charcutier : il ne leur manque que la parole ! Oui, je sais bien, ils parleront peut-être demain ! C’est possible, en effet. Et ce me serait une grande joie de voir sortir de tout ce chaos un poète qui parlerait vraiment, qui nous dirait quelque chose…

Il eut un long geste de résignation, et ajouta :

— Attendons !

Je demandai :

— À quelle inllucnce attribuez-vous le mouvement symboliste ?

— Au dégoût général que tout le monde a de tout. Lamartine a dit : « La France s’ennuie. » Eh bien, à l’heure qu’il est, on peut dire : la littérature s’ennuie. Il n’y a plus que des dilettantes, voyez : cette vogue des exotismes, le succès de tout ce qui vient de l’étranger, le roman russe, le théâtre danois, cette curiosité banale qui s’éparpille sur des choses si contraires. On effleure tout, on ne va au fond de rien, et toutes les nouveautés un peu bizarres nous attirent… La critique subit l’influence de cet ennui universel, Anatole France fait une invraisemblable gageure, et il la gagne. Brunetière lui-même, Brunetière, ce préfet de police de la littérature ! il s’embarque aussi, donne son avis, compromet la Revue des Deux-Mondes ! Comment voulez-vous expliquer autrement des phénomènes pareils ?

— Le symbolisme vous paraît-il être une suite, une conséquence du Parnasse ?

— Peuh… Peut-être. Pas une suite naturelle, ni nécessaire, pourtant ! Mais ils se réclament de Mallarmé et de Verlaine, qui sont en effet de nos amis du Parnasse. Mallarmé a fait autrefois des vers très compréhensibles, de beaux vers ; mais je dois le dire, malgré toute l’estime que j’ai pour son esprit élevé, sa vie si pure, si belle, à présent je ne le comprends plus. Verlaine, lui, a écrit les Poèmes saturniens et les Fêtes galantes qui sont d’un poète parnassien ; depuis, malgré de belles choses, sa langue désarticulée et balbutiante, cette recherche pas naturelle de naïveté enfantine, donnent à sa littérature l’aspect d’un vieillard qui voudrait retrouver le parler de sa prime enfance…

Quant à leur technique du vers, Mendès vous a dit ce qu’il y avait à en dire, et ce n’est pas la peine d’y revenir. Mais on peut répéter tout de même, c’est si vrai ! que l’alexandrin permet de tout faire, de tout dire. Ils vous parlent de rythmes nouveaux ! Oui, je sais bien, Ronsard en a trouvé d’ingénieux, de bizarres, d’amusants, et il s’en est servi, comme les autres, quand il a voulu s’amuser. Mais, quand la passion vous enlève, comme on y revient bien vite, au bon alexandrin ou au vers de huit pieds, et à la bonne strophe carrée, et avec quelles délices on laisse couler son cœur dans ce vieux moule ! Hugo aussi s’est amusé à en trouver, des rythmes amusants. Parbleu ! quand on écrit Sarah la baigneuse on n’emploie pas le vers de la Tristesse d’Olympio ! Hugo…

Et M. Coppée rit de son rire sonore.

— Hugo, qu’ils estiment un « poète regrettable » ! C’est à mourir de rire, ma parole ! Hugo qui est l’honneur de la poésie tout entière, aussi grand qu’Homère et que Virgile, — plus grand que Virgile ! car il est plus varié, — Hugo qui restera comme la gloire du dix-neuvième siècle et de la France !

Ah ! ils sont bien rigolos !… Voulez-vous une cigarette ?

— Quels sont, alors, selon vous, ceux qui continuent la tradition poétique ?

— Leconte de Lisle vous a nommé Haraucourt et il a raison, Haraucourt fait de très jolis vers. Et puis, il y en a d’autres, sapristi ! Et Richepin, et Bouchor ! Et Bourget, car, lui aussi, a fait dans le temps des vers très distingués, et Gabriel Vicaire ! Il est personnel, celui-là, je suppose ; ses Émaux Bressans ne sont-ils pas un pur bijou ! et qui ne doit rien à personne. Et Fabié, qui a chanté son Rouergue d’assez jolie façon, je pense ! Il y en a d’autres encore parmi les jeunes, tenez, il n’y a qu’à chercher… Ajalbert, par exemple. Connaissez-vous ses Paysages ? C’est très bien, cela ! J’y mets peut-être un peu de complaisance, parce qu’il est plus près de mon cœur, car il m’a lu. Évi- demment, cela se voit ; il fait plus réaliste, mais il m’a lu. Mais, enfin, c’est plein de talent quand même !

Ah ! je ne dis pas qu’il n’en sortira pas un de tous ces jeunes ! Je l’espère même beaucoup, je le répète. Mais il n’en vient pas trente-six tous les matins ; c’est rare, un vrai poète, vous savez ! Il ne suffit pas de prendre des inscriptions dans une école de brasserie… Faire des vers, parbleu, ce n’est pas difficile. Ils font un embarras sans pareil avec leur technique… Mais moi je me charge d’enseigner à faire des vers comme Brard et Saint-Omer apprenaient l’écriture, en vingt leçons ! (Je mettrais une enseigne, là : Poésie en vingt cachets !) Qu’on m’amène un jeune homme intelligent et tant soit peu lettré, oui, en quinze jours je lui apprends son métier. Ah ! bien sûr qu’il ne saura pas faire des vers variés, avec de la couleur, etc. Je ne lui donnerai pas du génie s’il n’en a pas. Mais il la saura, cette fameuse technique ; et s’il a quelque chose dans le ventre il apprendra le reste… en le faisant. Ils sont extraordinaires !

M. Coppée s’était tu.

— À présent, dis-je, du naturalisme ?

Aussitôt :

— Mais le naturalisme, je ne le vois pas, moi ! Je ne vois que Zola ! Goncourt, Zola, Daudet se sont rangés sous le drapeau de Flaubert — et ils ont bien fait parce que Flaubert est un admirable écrivain, — mais ça n’a été que pour faire colonne. Goncourt, un artiste en dehors de toute classification, Daudet avec son ironie vibrante et cette exquise délicatesse de nerfs, et Zola que j’ai soutenu à l’Académie, — et je ne le lâcherai certes pas, — Zola… c’est un rude bonhomme, allez ! Mais enfin, ils sont tous trois aussi dissemblables que possible !

— Et les psy….

— Ben oui, c’est comme les psychologues ! Où sont-ils ? J’en vois un, Bourget. Et je trouve qu’on a été très injuste pour lui dans toute cette enquête ; on l’a vraiment traité avec un peu trop de désinvolture ; le monsieur qui a fait les Études et les Portraits et les Essais..,

— On m’a surtout parlé du romancier, interrompis-je.

— Oui, eh bien, le monsieur qui a campé le baron Desforges et la femme de Mensonges vous savez !…

— Barrès…

— Barrès, c’est surtout… un mystificateur ! On ne comprenait pas grand’chose à ses premiers livres, les Barbares, l’Homme libre, mais dans son dernier, la Mâchoire de Bérénice, non, c’est d’Edgar Poë, comment donc ?… ah oui ! le Jardin de Bérénice, il y a de très jolies choses, curieuses. Dites-moi, comment expliquez-vous cela, vous ? Quand Charles Morice fait des vers, je ne les comprends pas ; quand il écrit la Littérature de tout à l’heure, il est d’une clarté admirable, et il y a, là-dedans, des pages sur Pascal et le dix-septième siècle, qui sont tout à fait de premier ordre. Eh bien ! c’est comme Barrès ; quand il fait des articles au Figaro, il est d’une clarté… éblouissante, presque banale ! Oui, c’est pour le bourgeois… je sais bien ! Mais, vous avez beau dire, devant des gens qui allument et qui éteignent leur lanterne avec tant de facilité, je me méfie, moi, je me méfie… 

 

 

M. SULLY-PRUDHOMME

 

J’ai trouvé M. Sully-Prudhomme, l’auteur de Justice, des Vaines Tendresses et de tant d’autres œuvres poétiques qui l’ont mené à l’Académie française, très préoccupé de la question qui m’amenait près de lui : la signification et la portée du mouvement symboliste.

— Je prépare, en ce moment, m’a-t-il dit, une long-ue étude où je tâcherai d’analyser les états d’esprit de ces jeunes gens afin de les définir au point de vue poétique. Je ne suis pas encore fixé, j’en suis à la recherche des éléments de mon analyse, et, tenez, j’ai trouvé là-dedans, les Entretiens Politiques et Littéraires, une note importante pour mon étude : l’auteur d’un article confond, dans leur définition, la poésie et l’éloquence. II se trompe, il erre regrettablement, et je crains fort qu’il n’en soit de même pour beaucoup de ces messieurs dans la plupart de leurs théories… Mais, je vous le répèle, je ne suis pas encore fixé, et je ne peux me prononcer à présent.

Ce que je puis vous dire, par exemple, après Leconte de Lisle, Mendès, de Hérédia et Coppée, qui vous ont tout dit, c’est que mon oreille n’est pas sensible du tout, du tout, au charme que les novateurs veulent introduire dans leur nouvelle forme de vers. Ils me disent que j’ai l’oreille vieillie, gâtée par la musique des vieux rythmes, c’est possible ! Depuis vingt-cinq ans, trente ans même, je me suis habitué à voir dans le Parnasse la consécration de la vieille versification : il m’a semblé que le Parnasse, en fait de législation poétique, avait apporté la loi, et il se peut très bien que je m’expose à être aussi injuste envers eux que les romantiques envers Lebrun-Pindare et Baour-Lormian ! Aussi, je cherche à m’instruire… Pour savoir si c’est moi qui ai tort, je m’applique à analyser les ressources d’expression dont dispose la versification française. Mais c’est très difficile ! Leurs œuvres ne m’y aident pas du tout. Généralement, n’est-ce pas, on apporte, avec une forme nouvelle, un sens nouveau ? Or, il arrive ceci : c’est que non seulement la musique de leurs vers m’échappe, mais le sens m’en demeure tout à fait obscur, également !

De sorte, ajouta M. Sully-Prudhomme, avec un vague sourire, que je me sens dans un état de prostration déplorable…

— Ce jugement, un peu général, s’applique-t-il, demandai-je, à tous indistinctement ?

— D’abord, je ne les connais pas tous ; ils m’ont quelquefois pris pour tête de Turc, et vous avez, d’ailleurs, enregistré leurs aménités à mon endroit. N’est-ce pas l’un d’eux, Charles Morice, qui m’a dit : Si vous étiez un poète ! et qui prend l’air de me breveter poète à l’usage des jeunes filles sentimentales ? Bast ! qu’est-ce que ça me fait ! Il oublie que j’ai écrit Justice et traduit Lucrèce. Mais ça n’a pas d’importance. Dans son livre, La Littérature de tout à l’heure, il y a des choses très bien, d’ailleurs. Mais quel cas voulez-vous que je fasse d’opinions si peu renseignées ?

J’en vois quelques autres ici : Henri de Régnier, par exemple, avec qui je parle souvent de tout cela. C’est celui qui, dans ses vers, chaque fois qu’il condescend à me faire participer à sa pensée, me paraît introduire le plus de musique dans le signe conventionnel du langage, et qui doit être par conséquent le plus apte à exprimer l’indéfinissable.

Oui, insista M. Sully-Prudhomme, chaque fois que de Régnier daigne faire un vers qui me soit intelligible, ce vers est superbe, — d’où j’en conclus qu’il pourrait faire un poète supérieur si tous ses vers étaient intelligibles ! Mais, vous me comprenez, quand j’ai un volume de lui devant les yeux, que je cherche à le déchiffrer, je suis dans la situation d’un bonhomme qu’on aurait conduit au milieu d’une immense forêt, en lui disant : « Si tu as soif, il y a une source là, quelque part, cherche. » On en fait un Tantale, quand ce serait si simple de lui dire où elle est, la source. Eh bien ! moi, je lui demande, à de Régnier, de me conduire à son rêve…

Je demandai encore :

— Y a-t-il, selon vous, en dehors des Parnassiens et des symbolistes, une génération de poètes à considérer ?

— Mais, monsieur, n’y a-t-il pas Rouchor, Richepin, le petit Dorchain, Fabié, qui n’ont rien de commun avec nous que de se servir de la langue française telle qu’elle nous est venue de 1830, et d’en faire un usage personnel ? Ce sont là, il me semble, des poètes très originaux, et ce sont précisément des témoins de la puissance d’expression et de la féconde diversité qu’on peut trouver dans la langue poétique actuelle. 

 

 

M. ARMAND SILVESTRE

 

— Que voulez-vous que je vous dise, maintenant ? La question a été retournée sous toutes ses faces par Leconte de Lisle, Mendès, Coppée, — et vraiment, je ne peux plus que répéter ce qu’ils vous ont dit.

Mais comme j’insistais :

— Je ne suis pas de ceux que révolte l’idée d’une nouvelle forme prosodique, mais la question ne me touche pas, n’étant plus d’âge à en pouvoir user, et l’ancienne, — celle de l’admirable Petit traité de poésie de Théodore de Banville, — ayant produit assez de chefs-d’œuvre pour satisfaire les aspirations des poètes les plus ambitieux.

D’ailleurs, j’attendrai, pour croire à cette révolution, que la formule nouvelle ait reçu l’autorité d’un maître.

Dans tous les cas, le maître ne peut pas être Moréas. Moréas est un charmant poète grec, mais je ne le reconnais pas pour un poète français, la sève originelle d’une race résidant précisément dans sa poésie. Voyez ! Les Belges s’amusent aussi à faire des prosodies françaises.

Ce n’est pas Verlaine non plus dont le chef-d’œuvre pour moi est les Fêtes galantes qui sont d’un pur poète parnassien !

Tout ce que les symbolistes ont fait jusqu’ici n’est donc qu’un bégaiement… en attendant qu’un poète de génie en fasse une langue. L’ancienne n’était pas si pauvre qu’elle en avait l’air ! Un nombre déterminé de pieds et la rime, ça semble une prosodie barbare comme les premières hymnes liturgiques, le Dies iræ, le Stabat Mater qui sont admirablement rimées. Mais les vrais poètes y mettaient autre chose, une pondération de mots constituant vraiment à l’oreille une alternance de brèves et de longues. Pas de règle absolue à cet égard, comme dans l’hexamètre latin, et le poète restait livré à son caprice et à son goût instinctif d’harmonie. Mais l’instrument était d’autant plus riche et plus précieux qu’on n’en jouait pas comme du clavecin, où toutes les notes sont présentées aux doigts, mais plutôt comme du violon où il les faut chercher, avec sa propre inspiration, sur toute la longueur des cordes !

Et pourtant, — ajouta mon interlocuteur, — s’il n’y a pas, et s’il ne peut y avoir dans la poésie française de règle absolue de cadence, je suis bien sûr qu’en s’y attachant, on découvrirait, dans l’ensemble des chefs-d’œuvre poétiques de notre langue, des lois rythmiques auxquelles inconsciemment ont obéi les maîtres du vers ; il y en aurait dix, vingt peut-être, davantage même, mais je crois fort qu’elles existent en nombre déterminé, en dehors desquelles l’oreille française n’est pas satisfaite.

Oui, le vers doit avoir une musique avant tout, même avant une clarté dans l’idée. Je reproche simplement aux vers de quinze ou seize pieds de n’avoir pas une musique perceptible à mon oreille… Peut-être est-ce d’ailleurs un fait d’habitude ? Peut-être est-ce aussi parce que j’ai de mauvais yeux, que je ne perçois pas bien la couleur des mots, et ne crois pas à leur musique. Les symbolistes admettent des vers de toute mesure, moi aussi, parbleu ! mais jusqu’à douze pieds seulement. Le vers libre est une affaire de pondération et de rythme instinctif ; mais il peut certainement arriver à la musique. Gela suffit à ce que les vers libres soient vraiment des vers. Quoi de plus beau, de plus parfaitement eurythmique que certains chœurs en vers libres des tragédies classiques ?

… Vous voyez bien, — s’interrompe M. Armand Silvestre, — je n’avais rien à vous dire de bien intéressant ? Mais si vous voulez, pour votre enquête, le résumé de mon opinion, le voici en deux lignes :

« La rime étant l’unique règle de la poésie française, on cesse de faire des vers français dès qu’on la supprime. On fait autre chose, — de la prose rythmée, tout simplement. »

La rime ! ajouta ensuite mon interlocuteur aec un sourire d’adoration, la rime ! Mais ça n’est une entrave à rien ! Le vers, sans elle, a l’air d’un long jet d’eau horizontal qui s’en irait tout droit, banalement, bêtement ; mais si, en route, il rencontre une feuille, n’importe quoi, il éclate, s’épanouit en une gerbe éblouissante, s’irise ! Oui, si la rime est une entrave, voilà à quoi elle sert ! 

 

 

M. LAURENT TAILHADE

 

Je connaissais M. Laurent Tailhade pour un poète d’un talent rare et ultra-personnel, et j’avais le dessein de faire figurer son opinion parmi celles des poètes symbolistes, avec lesquels il avait, dès 1884, et derrière les précurseurs Mallarmé et Verlaine, posé les bases de l’école alors dite décadente. Dans le temps, quand Moréas parlait de leurs débuts, il disait : Tailhade, Vignier et moi ; Vignier, à son tour, répondait : Tailhade, Moréas et moi. Laurent Tailhade apparaît donc bien comme l’un des initiateurs du mouvement actuellement dénommé symbolisme, et son opinion importait à connaître.

Il faut dire, pour les lecteurs qui l’ignorent, que M. Tailhade joint à sa brillante réputation de poète celle d’un railleur féroce, se complaisant parfois à des mystifications échevelées dont il sort toujours avec des mots à l’emporte-pièce. Son esprit, à la fois précieux et mordant, s’est éparpillé en mille revues ; il vient de réunir en une plaquette, précédée d’une préface d’Armand Silvestre, une série de ballades et de quatorzains qui va paraître sous le titre : Au Pays du Mufle. Ses mots ont fait le tour du quartier Latin, l’album de la comtesse Diane en ruisselle, et combien de ceux qu’ils ont lardés en conservent les cuisantes brûlures ! Certains, les plus rares, sont seulement drôles ; c’est lui qui disait, et avec quelle délicatesse de ton, à une hétaïre qui voulait blaguer : « Est-il vrai, madame, que l’on soulage les poitrinaires avec l’huile de votre foie ? » Et puis : « Vous m’inspirez un sentiment bien pur : l’horreur du Péché ! »

J’ai rencontré hier, par hasard, Laurent Tailhade, et comme je lui soumettais mon projet d’interview, il acquiesça sous cette réserve que je placerais son opinion partout ailleurs que parmi celles des poètes : « Ces gens-là, dit Rivarol, comme le rossignol ont reçu leur cerveau en gosier ».

Voilà pourquoi je classe ici ma conversation avec l’auteur d’Au Pays du Mufle, conversation que je reproduis sténographiquement, sans commentaire.

— D’abord, dis-je, le naturalisme est-il fini ?

— C’est-à-dire que Zola ne fera plus que continuer dans sa formule. Quant à ses successeurs, ils se sont vu forcés de chercher d’autres éléments que l’ observation quotidienne de la vie sur le trottoir ; lorsqu’on a eu noté tous les propos des blanchisseuses et des égoutiers, on s’est demandé si l’âme humaine ne chantait pas en d’autres lyres. Gomme la fréquentation des gens qui se servent de brosses à dents et à qui l’usag-e des bains est familier répugne aux romanciers expérimentaux, ils ont dû s’adresser à d’autres couches sociales rudimentaires. M. Daudet ayant casé son fils et s’étant assuré l’héritage des Goncourt[1], M. Zola postulant l’Académie, les jeunes disciples de ces maîtres inventèrent le roman slave et le drame norvégien, sans compter le parler belge qui est le fond même de leur quiddité littéraire. Ils ont mangé de la soupe aux choux fermentes, avec les paysans de Tolstoï, découvert, avec M. Hugues Leroux, les jongleuses foraines, — ces sœurs d’Yvette Guilbert — et surtout créé, avec Méténier, les rapports de police accommodés en langue verte.

— Quels vont être leurs successeurs ?

— Il me paraît que l’évolution sera partagée nettement entre deux catégories, c’est-à-dire ; les jeunes hommes n’ayant aucune fortune ni de métier avouable dans la main, se destinent à un riche mariage, ce sont les psychologues ; puis ceuxà qui suffit l’approbation des brasseries esthétiques et d’intermittentes gazettes ; ce sont les symbolo-décadents-instrumento- gagaïstes, à qui le français de Paul Alexis ne saurait plaire et qui le remplacent par un petit-nègre laborieux.

 

Un peu « estomaqué », comme dirait M. de Goncourt, par cette sortie inopinée, je demandai à M. Tailhade, avec un léger ahurissement :

— Vous n’êtes donc pas symboliste ?

— Je n’ai jamais été symboliste, me répondit-il. En 1884, Jean Moréas, que n’avaient pas encore élu les nymphes de la Seine, Charles Vignier, avec Verlaine, le plus pur poète dont se puisse glorifier la France depuis vingt-cinq années, et moi même qui n’attribuai jamais à ces jeux d’autre valeur que celle d’un amusement passager, essayâmes sur l’intelligence complaisante de quelques débutants littéraires la mystification des voyelles colorées, de l’amour thébain, du schopenhauérisme et de quelques autres balivernes, lesquelles, depuis, firent leur chemin par le monde. J’ai quitté Paris et vécu de longs mois en province, trop occupé de chagrins domestiques pour m’intéresser à la vie littéraire. Ce n’est qu’accidentellement que j’appris l’instrumentation de M. Ghil, les schismes divers qui déchirèrent l’école décadente et les démêlés de Verlaine avec Anatole Baju.

— Du symbolisme lui-même, que pensez-vous ?

— Mais de tous temps les poètes ont parlé par figures ! Depuis Dante et la Vita Nuova depuis même toujours, ceux qui composèrent des poèmes ont été symbolistes ! Pourtant, il faudrait s’entendre. Si l’on désigne par symbole l’allégorie et la métaphore, il y en a partout, même chez Nicolas, qui montre le Rhin appuyé d’une main sur son urne penchante

Mais, de vrai, les symbolistes, qui n’ont aucune esthétique nouvelle, sont exactement ce qu’ont été en Angleterre les euphuistes, dont le langage a laissé de si détestables traces dans Shakespeare ; en Espagne les gongoristes dont le parler « culto » sigilla toute la poésie des siècles derniers, depuis les « agudas » amoureuses de Cervantes jusqu’à la glose de sainte Thérèse : « Yo muero porque no muero[2] » ; en France, la Pléiade, au redoutable jargon continué par les Précieuses, que railla et pratiqua Molière ; en Italie les secencistes fauteurs de si terribles pointes, le cavalier Marin, l’Achillini et tant d’autres : « Sudate o focchi a preparar metalli ! [3] »

— En voulez-vous donc aussi aux archaïsmes ?

— Les archaïsmes des ronsardisants modernes ont été fort agréablement raillés par Rabelais, pour ne citer que des souvenirs nationaux (car s’il faut en croire Suétone, Auguste reprochait à son neveu Tibère ce genre de cruauté). L’Écolier Limousin ne parle pas d’autre sorte que les plus accrédités poètes de notre temps :

« Nous transfretons la séquane au dilicule et au crépuscule… puis cauponisons ès tavernes méritoires… nous inculcons nos verètres ès pudendes de ces meretricules amicabilissimes… m’irrorant de belle eau lustrale, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. »

La Collantine, de Furetières, et les amis de Gombault, faisaient paraître le même style ; il fallut que Malherbe vînt et biffât tout son Ronsard pour détourner le goût français de ces chemins rocailleux. Le principal effort des jeunes littérateurs contemporains consiste, comme je le crois, à découvrir la Pléiade et à la traduire en moldo-valaque.

Récemment, Barrès inventait Ignace de Loyola, auquel il voulait bien reconnaître des mérites égaux à ceux de M. Deschanel. Je ne désespère point, avant ma mort, de rencontrer un hardi novateur par qui nous seront appertes les Oraisons funèbres, et qui nous fera savoir qu’il existe, sous le nom d’Athalie, un drame assez honnêtement charpenté.

— Vous avez lu le Pèlerin passionné ?

— Et je suis passionné pour ce pèlerin, encore que la facture moins inattendue des Cantilènes et des Syrtes par quoi nous fut révélé Jean Moréas, s’accorde mieux à mes habitudes spirituelles et me laisse goûter sans effort les riches trouvailles de ce glorieux artisan. Sous le même titre (Passioned Pilgrim), Shakespeare écrivit un poème qu’ont fait oublier la Tempête et le Roi Lear. Jean Moréas, dont les lectures s’étendent sur diverses nationalités, favorisa le grand Will dans le choix de son titre, mais pour consoler nos nationaux emprunta au vieil Rutebœuf « le dict du chevalier qui se souvient », sans compter les grâces vendômoises dont je vous parlais tantôt.

— Quel avenir accordez- vous à ces deux écoles nouvelles : les psychologues et les symbolistes ?

— Ceci est plus sérieux : je crois que le premier poète qui, dans la langue savamment préparée par nos devanciers du Parnasse et par les écoles contemporaines, exprimera simplement une émotion humaine, et pleurera d’humbles larmes en racontant que sa bonne amie lui a fait du chagrin, ou qu’elle a cueilli des pervenches sous les arbres en fleur, sera le maître indubitable des générations d’artistes qui viendront après lui. Entre Musset et Verlaine, toute voix sincère avait fait silence, étouffée par les rugis sements méthodiques de M. Leconte de Lisle, ce bibliothécaire-pasteur d’éléphants. Cette circonstance est pour expliquer la fortune sans précédent mais non illégitime de Sagesse et de la Bonne chanson.

Quant aux psychologues, MM. Bourget et Barrès ayant contracté d’opulents mariages, l’école a certainement accompli sa destinée, tout aussi bien que le héros Siegfried, quand il eut reconquis le fameux anneau.

— Quelle est donc votre formule littéraire, à vous ?

— Je vous le dis tout de suite :

Je considère que, lorsqu’on n’est point un sot, ni un bélître, ni un pion, ni un quémand, l’art de faire des vers est la manifestation intellectuelle d’un ensemble d’élégance qu’à défaut d’autre terme je qualifierai de dandysme, nonobstant l’abus qu’on a fait de ce vocable, éculé par les génitoires de Maizeroy et le pied de Péladan. Je réprouve donc toutes les exhibitions foraines ou mondaines qui assimilent le poète à un phénomène ou à un cabotin, et je n’aime pas plus les veaux à deux têtes des parlotes symbolo-décadentes que les Vadius des salons basbleuesques où Jean Rameau gasconne ses pleurardes inepties[4].

Voilà. 

Je m’arrêtai là de mon enquête pour cette fois, me promettant bien de recueillir, en temps utile, les réponses qu’il faut, n’est-ce pas ? à cet impitoyable coup de caveçon.

 

Notes :

  1. Lettre de M. de Goncourt.

Il m’a paru de quelque utilité de rapprocher des allusions de M. Laurent Tailhade relatives à M. Alphonse Daudet, la lettre suivante écrite en 1889 par M. de Goncourt au Directeur du Gaulois :

6 novembre 1889. 

Monsieur le directeur,

Dans l’article paru ce matin dans le Gaulois, et ayant pour titre : « l’Académie des frères de Goncourt », une erreur a été commise par M. Mario Fenouil. Alphonse Daudet a été, en effet, nommé par moi mon exécuteur testamentaire ; mais cette charge, dont il a bien voulu prendre l’ennui et l’occupation, est une marque toute gratuite d’amitié (ju’il me donne, car il sait pertinemment, d’après mon testament, qu’il a eu entre les mains, que je ne lui laisse absolument rien.

Agréez, monsieur le directeur, l’assurance de ma parfaite considération.

Edmond de Goncourt.

  1. Je me meurs de ne pas mourir !
  2. Suez, ô feux, à préparer les métaux !
  3. Voir Appendice. 

 

 

M. EDMOND HARAUCOURT

 

— Normal ? D’abord, tout ce qui arrive est normal, car ce qui ne le serait pas n’arriverait point. Cette tentative que vous appelez « symbolisme » est normale deux fois : parce qu’elle résulte de ce qui l’a précédée, permise, engendrée ; et puis, elle est normale comme l’ingratitude.

Car, en vérité, la seule tendance commune que l’on puisse remarquer dans ces différents groupes de théoriciens, c’est un besoin d’effacer avec mépris le nom de ceux qui vinrent naguère, et qui dressant leur œuvre, permirent aux derniers venus d’en profiter pour essayer la leur. Il ne suffit pourtant pas de nier pour supprimer. On aura beau dire et écrire que l’on ne doit rien à personne, que l’on n’est issu de personne, qu’on a inventé Dieu et l’art, jeudi dernier, en buvant un bock : il n’en restera pas moins éternellement vrai que l’on n’invente rien, que l’on peut se perfectionner mais non pas se créer, et que nos esprits ont des pères comme nos corps. De ces pères, de leur œuvre et de leur effort nous sommes nés ; nous vivons de leurs rentes et de leur labeur accumulé : depuis le premier anthropoïde qui mangeait des poissons crus sur le bord de la mer et balbutiait de vagues paroles, jusqu’au plus raffiné décadent, c’est une chaîne non interrompue d’héritages. Ceux dont vous vous occupez pourraient-ils ce qu’ils peuvent en notre art, sans le métier que leur montrèrent les Parnassiens vilipendés ?

Remontons. Anatole France eût-il fait ce bijou des Noces Corinthiennes, ou Hérédia ses merveilleux sonnets, sans la formule que leur enseigna Leconte de Lisle ? Celui-ci aurait-il édifié son œuvre, si Victor Hugo ne fut venu d’abord ? De père en fils, c’est l’héritage d’efforts que l’on se transmet pieusement. Nier qu’on l’a reçu me semble peu louable ; insulter ceux qui l’ont transmis, me semble un essai de parricide : acte infiniment peu recommandable.

Réussira-t-il, cet essai, et les aïeux resteront-ils morts parce qu’on les déclare tels ? Les pâles phalanges que voici remplaceront-elles Hugo qui nous créa ? J’en doute. Le colosse apportait des montagnes dans ses bras, et nous les a jetées, en disant : « Voilà de la pierre, bâtissez. » On ne veut plus bâtir en pierre. C’est trop long, c’est trop dur. On cisèle des noix de coco, ou parfois des noisettes. — « Mon Dieu, je vous l’offre », disait la nonne aux pénibles entrailles, et vous savez de quelles noisettes nous parle le conteur. On fait comme elle. On présente son « symbole » dans un vase d’argent :

— « Postérité, je te l’offre. — Grand merci pour l’avenir, mais en voudra-t-il ? Les noix et les noisettes sont rangées sur le parvis Notre-Dame : la Postérité choisira entre les deux « symboles ».

Car Notre-Dame aussi est un symbole : et tout est symbole. Il ne suffit pas de n’avoir rien à dire, et de le dire d’une façon inintelligible, pour symboliser. Je ne connais guère en art que des symboles. La Légende des Siècles en est faite ; Corneille, non moins conspué, n’édifia pas autre chose ; et je vous demande ce que nous léguèrent la Bible et le Paganisme, sinon des symboles ? Il n’y a pas d’école symboliste. Il y a un parti de mécontents et de gens pressés. C’est du boulangisme littéraire ! Il faut vivre ! For life ! On veut tenir une place, être notoire, ou notable. On bat la caisse, qui n’est même pas une grosse caisse. C’est la faute au journalisme, au téléphone et aux chemins de fer ! Voilà leur vrai symbole. « Colis pressé ». Tout le monde prend le rapide. Destination : la gloire. Malheureusement, on prend des billets d’aller et retour. Et l’on revient aussi vite que l’on est parti.

Ah ! comme à ce symbolisme je préfère le « zutisme » de Charles Cros et de Goudeau ou « l’aquoibonisme » de Georges Lorin ! Ne vous occupez pas de ce qu’on pense de vous : rêvez pour vous ! Si vous vous êtes fait plaisir à vous-même, il se trouvera toujours quelqu’un à qui votre rêve fera plaisir. Ne luttez pas, ne dogmatisez pas, travaillez : c’est le fonds qui manque le plus. Travaillez seul, pour vous seul, et advienne que pourra ! L’art n’est point une querelle politique ou sociale. C’est une solitude en prière.

— Vous ne croyez donc pas que cette manifestation littéraire soit viable ?

— Je le crois peu, car, en toutes choses comme en tout temps, la France a prouvé qu’elle aimait à comprendre. Elle a le génie net et précis, l’esprit droit et le parler clair. Tout ceci nous vient ou nous revient de l’étranger. Dans les écoles en question, on est volontiers Belge ou Roumain, Suisse ou AngIo-Saxon, la petite Pologne et la grande Bohême. Voulez-vous un symbole ? En France, on fleuretait ; les Anglais trouvant la chose jolie et le mot joli, continuèrent la chose et prirent le mot, qu’ils écrivirent conformément au génie de leur langue, et qui devint flirt. Aujourd’hui, nous leur reprenons ce que nous leur cédâmes, et nous flirtons au lieu de fleureter. La jaquette de Jacques Bonhomme a passé la Manche, et l’a repassée sous le nom de Jacket. Une mode ! C’est la mode ! On ne dit plus que jamais en France l’Anglais ne règnera. Albion se venge de Jeanne d’Arc par le Smoking, le Tea room et le five o’clock. Nous nous prêtons de bonne grâce aux invasions, étant hospitaliers et naïfs sans le savoir. Mais ces heures-là n’ont qu’une heure, et le démarquage de Ronsard restituera la place à feu Ronsard, comme ou oubliera de flirter pour se reprendre à conter fleurette aux belles de France.

— Ce n’est donc là, selon vous, qu’une mode ?

 

— Une mode, éphémère comme les modes ! On l’a déjà vue. Rabelais s’en est gaussé, l’hôtel de Rambouillet en vécut, puis en mourut, comme il sied. On pensa, alors aussi bien qu’aujourd’hui, que c’était l’art suprême, et les plus beaux esprits l’affirmaient à plaisir. Il devait pourtant suffire de Corneille pour qu’il ne restât plus de tout cela que quelques académiciens, des mortels. Sans souci d’eux, le grand siècle commença. Peut-être lui servirent-ils. Tout sert à quelque chose, et nulle force ne se perd, ni dans la nature, ni dans l’art. Mais les mortels sont devenus des morts, et l’ont voulu : Amen. On recommence derrière eux pour le même résultat : Amen.

— Les symbolistes représentent-ils pour vous les tendances de la jeunesse littéraire ?

— Assurément, ils représentent une partie de notre génération, puisqu’ils en sont : mais une partie seulement. À côté d’eux, il y a des hommes que l’on comprend, qui vivent et disent leur vie, d’intelligible manière ; il y en pour qui la suppression de toute forme ne constitue pas la forme suprême, et pour qui l’idéal de l’idée n’est point l’absence d’idée. Et ils sont nombreux : Vicaire, avec sa bonne odeur d’herbe écrasée entre les doigts. Michelet, subtil et nerveux, le savant de Guerne et le voyant Quillard, Donnay qui dira notre gaieté triste et Bouchor notre mysticisme, Georges Clerc, la jeunesse rouge, et Daniel de Venancourt, la jeunesse pâle ; Darzens qui mit dans un vers toute notre âme

Qui se meurt d’un amour qu’elle ne comprend pas.

Et aux choses bâtardes qui ne sont ni vers ni prose, je préfère sans hésiter ces savantes eaux-fortes que signe Jules Renard.

— Du vers libre, que dites-vous ?

— Je dis qu’il est commode.

— C’est-à-dire ?

— Qu’il n’en faut pas. Il supprime des difficultés pour les faibles, et des ressources pour les forts : c’est sa condamnation. Il enlève toute cadence et n’offre rien en place. Il n’est point de vers libre qu’on ne puisse tailler dans l’alexandrin : l’alexandrin a ceci de merveilleux, que je défie de trouver une combinaison mathématique de nombre ou de rythme, qu’on ne puisse faire entrer dans son moule. En lui, tout se trouve en puissance, le vers de un pied, ou le vers de trente-six, si goûté dans les derniers accidents. Le vers libre et le vers décadent auront leur prix, comme jeux de société, dans cette époque où les jeunes filles passent leur baccalauréat : je ne leur vois pas d’autre avenir.

Au surplus, que chacun fasse ce qu’il veut, c’est-à-dire ce qu’il peut : l’important est de faire quelque chose ; et je crois qu’on gagnerait davantage à donner moins de théories et plus de preuves, c’est-à-dire plus de résultats ; je crois qu’on prouverait plus en faveur de son art, si l’on prenait moins de brevets avant la mise en œuvre, et qu’on prouverait plus en faveur de soi-même, si l’on était capable, alors qu’on n’a rien fait encore, de conserver fièrement un respect pour les pères dont l’œuvre est terminée, les pères vivants ou morts à qui l’on doit beaucoup, sinon tout.

 

  

M. PIERRE QUILLARD

 

M. Pierre Quillard est, avec MM. Henri de Régnier et Collière, l’âme d’un groupe de poètes qui, loin de tout fracas, continuent la tradition d’une vie très noble, très calme, comme s’ils étaient convaincus qu’elle est la formelle condition des hauts soucis d’art qui sont toute leur vie.

M. Pierre Quillard est l’auteur de La Gloire du Verbe et de La Fille aux mains coupées. M. Catulle Mendès me disait l’autre jour de lui : « Quillard a un grand sentiment du lointain, du mystère. La Fille aux mains coupées est une très étrange et très suggestive œuvre. » M. José-Maria de Hérédia et M. Sully-Prudhomme m’en ont parlé dans des termes analogues. Il a été, en outre, l’ami, le confident intime d’Ephraïm Mikhaël, cet admirable poète mort si jeune quand il touchait déjà à la gloire. Il me le fallait donc consulter ici.

— L’école symboliste ! me dit M. Pierre Quillard en commençant. Mais vous savez bien qu’il n’y a pas d’école symboliste, et que, sous ce nom, on a réuni, bien arbitrairement, des poètes du plus réel talent et de purs imbéciles. Ne parlons pas des imbéciles pour ne faire de peine à personne ; mais, même parmi les gens de talent, les différences de composition, de langue, de rhythme — avec deux h ! — apparaîtraient, s’ils se voulaient donner la peine de quelque attention, au plus stupide et au plus malveillant des critiques, et certes !… Henri de Régnier, en qui je salue parmi ceux de notre âge le plus noble et le plus admirable des poètes — oui, le plus admirable — dans ses Poèmes anciens et romanesques, d’or mourant et de pourpre violette, comme les toiles de Puvis de Chavannes ; F. Viellé-Griffin, qui unit dans Joies l’âme du plus subtil artiste à la simplicité des chansons populaires ; StuartMerril, amoureux des gemmes et des métaux rares ; Marcel Gollière, qui célèbre la Mort de l’espoir ; A.-F. Hérold, qui se complaît aux peintures de vitrail ; Jean Moréas, troubadour et rhapsode, et Saint-Pol-Roux, visionnaire d’images violentes et tumultueuses — et tant d’autres — n’ont-ils pas tous leur autonomie et leur caractère propre ? Être d’une école, c’est se nier toute originalité, n’être pas un poète ! Celui d’entre nous, qui s’en est allé trop tôt, hélas ! mais en laissant une œuvre d’absolue perfection, Epiiraïm Mikiiael, souriait doucement quand il entendait prononcer les paroles soi-disant magiques de « symbolisme » ou de « décadence ». Cependant nul n’a créé, pour dire son rêve, de plus beaux symboles et qui expriment mieux l’incurable tristesse de vivre : la Dame en Deuil, le Mage, Florimond, l’Hiérodoule, et cet aveu mélancolique : À celle qui aima le cloître :

Peut-être expions-nous l’ivresse merveilleuse
D’avoir rêvé jadis à des pays meilleurs ;
Nous sommes les amants tristes parmi les fleurs
Et même le bonheur ne te fait pas joyeuse.

Il n’était d’aucune école, mais il proclamait — et c’est là ce qui distingue de ceux qui les précédèrent les écrivains symbolistes et le très humble poète qui vous parle — la nécessité du mystère, et voulait par la richesse et la nouveauté des images et des analogies lointaines suggérer aux âmes de bonne volonté tous les rêves et toute la compréhension de l’invisible dont elles sont capables…

J’objectai :

— Tout le monde n’est pas d’accord là-dessus…

— Certes, dit-il, les naturalistes à ce mot de mystère haussent les épaules et déclarent avec mépris : « Tout ça, c’est des poètes ! » Soit, nous sommes des poètes ; in-cu-ra-ble-ment. Cela ne nous met point hors de la littérature, au contraire ! Mais les seuls parmi les naturalistes de qui l’œuvre doive se survivre sont ceux qui ont transfiguré la vie.

Prenez Germinal ; c’est une synthèse démesurée et tragique, et l’assemblée dans la forêt est ample comme un fragment d’épopée. Quant aux naturalistes selon la formule, je les trouve de médiocres cervelles, fort rudimentaires et semblables pour l’intelligence à la bête Catoblépas qui se dévore les pieds sans s’en apercevoir. Des poètes ! mais dans ce siècle, qui donc fut plus grand que les poètes : Hugo, qui domine le monde et qui reste le Père ; de Vigny, Baudelaire, Lamartine, Théodore de Banville, — et maintenant, notre sévère et vénéré maître Leconte de Lisle, et Léon Dierx, et J.-M. de Hérédia, et Stéphane Mallarmé et Catulle Mendès…

Comme je n’étais pas très habitué à ces nuances de dithyrambe, et que je souriais un peu, d’un air étonné, M. Quillard me dit :

— Vous vous étonnez que nous admirions Hugo ? Mais c’est l’ancêtre qu’on ne déracinera point et nous ne sommes point complices de Jules Lemaître ni des attaques savantes et détournées d’Anatole France et de quelques autres esthètes. — Anatole France, il est vrai, est plus qu’un esthète, il a écrit des livres exquis et Thaïs est un conte délicieux, même quand on a lu Hroswitha, abbesse de Gandersheim, la Tentation de saint Antoine et les Rêveries d’un païen mystique, de Louis Ménard, avec qui Thaïs est bien étroitement apparentée ! Gomme critique, il est plutôt peu bienveillant aux jeunes et s’est par exemple toujours tu avec soin sur Ephraïm Mikhael et Henri de Régnier, les meilleurs d’entre nous. Mais que voulez-vous ?…

— Le symbolisme n’a-t-il pas ses esthètes à lui ?

— Charles Morice ! c’est lui le roi des esthètes, le plus avisé et le plus délicat de tous. Mais chez personne peut-être ne s’est mieux montré le danger qu’il y a à être un esthète : il vaut mieux faire des livres que des théories d’art, et l’habitude de la logique nuit singulièrement à la poésie ; ainsi en vient-on à confondre le symbole et l’allégorie et à remplacer trop obstinément l’image par l’abstraction et la poésie sans images !… Tenez, voici par exemple des vers de Morice parus dernièrement dans l’Ermitage

M. Quillard feuillette une revue violette intitulée l’Ermitage. On cause alors des « petites revues » :

— Les petites revues sont les seuls endroits de la littérature où les poètes et les prosateurs nouveaux soient vraiment chez eux. Les trois principales qui paraissent à Paris publient plus d’œuvres curieuses et sincères en un mois que toutes leurs grandes sœurs en dix ans. Voici les Entretiens politiques et littéraires, une feuille de combat parfois bien agressive, mais où, à côté d’Henri de Régnier et de Viellé-Griffin, Bernard Lazare donne de fort belles légendes, d’une langue fastueuse et sonore, que beaucoup de poètes pourraient envier à ce prosateur. Voici le Mercure de France avec Rémi de Gourmont, l’auteur de Sixtine, l’un des plus rares et plus raffinés écrivains que je connaisse. Alfred Vallette, Jules Renard, Aurier, Dubus, Saint-Pol-Roux, et — ne l’oublions pas — le féroce Laurent Tailhade !

— N’oublions pas non plus le vers libre !

— Oh ! ce serait faire de l’esthétique, et c’est tellement inutile ! Cependant, si vous y tenez, je crains que le vers libre ne nuise à l’illusion ; il a huit, quinze, dix-sept, trois syllabes ; il n’est point étrange alors qu’il paraisse avoir la longueur qu’il a réellement, tandis que l’alexandrin, avec ses douze syllabes immuables, donne l’impression — parfaitement mensongère — de durer beaucoup plus ou beaucoup moins : c’est là un jeu divin de miracle et de mystère. Mais, après tout, le principal est de faire de beaux poèmes, chacun dans son coin, n’importe comment !

 

 

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021