BIBLIOBUS Littérature française

Discours prononcé par Victor Hugo le 02 juin 1841.





 
Messieurs,
Au commencement de ce siècle, la France était pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu’elle remplissait l’Europe. Cet homme, sorti de l’ombre, fils d’un pauvre gentilhomme corse, produit de deux républiques, par sa famille de la république de Florence, par lui-même de la république française, était arrivé en peu d’années à la plus haute royauté qui jamais peut-être ait étonné l’histoire. Il était prince par le génie, par la destinée et par les actions. Tout en lui indiquait le possesseur légitime d’un pouvoir providentiel. Il avait eu pour lui les trois conditions suprêmes, l’événement, l’acclamation et la consécration. Une révolution l’avait enfanté, un peuple l’avait choisi, un pape l’avait couronné. Des rois et des généraux, marqués eux-mêmes par la fatalité, avaient reconnu en lui, avec l’instinct que leur donnait leur sombre et mystérieux avenir, l’élu du destin. Il était l’homme auquel Alexandre de Russie, qui devait périr à Taganrog, avait dit: Vous êtes prédestiné du ciel ; auquel Kléber, qui devait mourir en Egypte, avait dit: Vous êtes grand comme le monde ; auquel Desaix, tombé à Marengo, avait dit: Je suis le soldat et vous êtes le général ; auquel Valhubert, expirant à Austerlitz, avait dit: Je vais mourir, mais vous allez régner. Sa renommée militaire était immense, ses conquêtes étaient colossales.
Chaque année il reculait les frontières de son empire au delà même des limites majestueuses et nécessaires que Dieu a données à la France. Il avait effacé les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrénées comme Louis XIV; il avait passé le Rhin comme César, et il avait failli franchir la Manche comme Guillaume le Conquérant. Sous cet homme, la France avait cent trente départements; d’un côté elle touchait aux bouches de l’Elbe, de l’autre elle atteignait le Tibre. Il était le souverain de quarante-quatre millions de français et le protecteur de cent millions d’européens. Dans la composition hardie de ses frontières, il avait employé comme matériaux deux grands-duchés souverains, la Savoie et la Toscane, et cinq anciennes républiques, Gênes, les États romains, les États vénitiens, le Valais et les Provinces-Unies. Il avait construit son état au centre de l’Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avancés dix monarchies qu’il avait fait entrer à la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les enfants, ses cousins et ses frères, qui avaient joué avec lui dans la petite cour de la maison natale d’Ajaccio, il avait fait des têtes couronnées. Il avait marié son fils adoptif à une princesse de Bavière et son plus jeune frère à une princesse de Wurtemberg. Quant à lui, après avoir ôté à l’Autriche l’empire d’Allemagne qu’il s’était à peu près arrogé sous le nom de Confédération du Rhin, après lui avoir pris le Tyrol pour l’ajouter à la Bavière et l’Illyrie pour la réunir à la France, il avait daigné épouser une archiduchesse. Tout dans cet homme était démesuré et splendide. Il était au-dessus de l’Europe comme une vision extraordinaire. Une fois on le vit au milieu de quatorze personnes souveraines, sacrées et couronnées, assis entre le césar et le czar sur un fauteuil plus élevé que le leur. Un jour il donna à Talma le spectacle d’un parterre de rois. N’étant encore qu’à l’aube de sa puissance, il lui avait pris fantaisie de toucher au nom de Bourbon dans un coin de l’Italie et de l’agrandir à sa manière; de Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d’Étrurie. A la même époque, il avait profité d’une trêve, puissamment imposée par son influence et par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce titre de rois de France qu’ils avaient usurpé quatre cents ans, et qu’ils n’ont pas osé reprendre depuis, tant il leur fut alors bien arraché. La révolution avait effacé les fleurs de lys de l’écusson de France; lui aussi, il les avait effacées, mais du blason d’Angleterre; trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la même manière dont on leur avait fait affront. Par décret impérial il divisait la Prusse en quatre départements, il mettait les Iles Britanniques en état de blocus, il déclarait Amsterdam troisième ville de l’empire,-Rome n’était que la seconde,-ou bien il affirmait au monde que la maison de Bragance avait cessé de régner. Quand il passait le Rhin, les électeurs d’Allemagne, ces hommes qui avaient fait des empereurs, venaient au-devant de lui jusqu’à leurs frontières dans l’espérance qu’il les ferait peut-être rois. L’antique royaume de Gustave Wasa, manquant d’héritier et cherchant un maître, lui demandait pour prince un de ses maréchaux. Le successeur de Charles-Quint, l’arrière-petit-fils de Louis XIV, le roi des Espagnes et des Indes, lui demandait pour femme une de ses soeurs. Il était compris, grondé et adoré de ses soldats, vieux grenadiers familiers avec leur empereur et avec la mort. Le lendemain des batailles, il avait avec eux de ces grands dialogues qui commentent superbement les grandes actions et qui transforment l’histoire en épopée. Il entrait dans sa puissance comme dans sa majesté quelque chose de simple, de brusque et de formidable. Il n’avait pas, comme les empereurs d’Orient, le doge de Venise pour grand échanson, ou, comme les empereurs d’Allemagne, le duc de Bavière pour grand écuyer; mais il lui arrivait parfois de mettre aux arrêts le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux guerres, il creusait des canaux, il perçait des routes, il dotait des théâtres, il enrichissait des académies, il provoquait des découvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d’état jusqu’à ce qu’il eût réussi à substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procédure, la raison suprême et naïve du génie. Enfin, dernier trait qui complète à mon sens la configuration singulière de cette grande gloire, il était entré si avant dans l’histoire par ses actions qu’il pouvait dire et qu’il disait: Mon prédécesseur l’empereur Charlemagne ; et il s’était par ses alliances tellement mêlé à la monarchie, qu’il pouvait dire et qu’il disait: Mon oncle le roi Louis XVI.
Cet homme était prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonté. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitié, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n’y avait pas une tête, si haute ou si fière qu’elle fût, qui ne saluât ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait posé deux couronnes, l’une qui est faite d’or et qu’on appelle la royauté, l’autre qui est faite de lumière et qu’on appelle le génie. Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout,-excepté six poètes, messieurs,-permettez-moi de le dire et d’en être fier dans cette enceinte,-excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé; et ces noms glorieux, j’ai hâte de les prononcer devant vous, les voici: DUCIS, DELILLE, Mme DE STAEL, BENJAMIN CONSTANT, CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.
Que signifiait cette résistance? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l’empire, la domination, la splendeur; au milieu de cette Europe émerveillée et vaincue qui, devenue presque française, participait elle-même du rayonnement de la France, que représentaient ces six esprits révoltés contre un génie, ces six renommées indignées contre la gloire, ces six poëtes irrités contre un héros? Messieurs, ils représentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l’Europe, l’indépendance; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté.
A Dieu ne plaise que je prétende jeter ici le blâme sur les esprits moins sévères qui entouraient alors le maître du monde de leurs acclamations! Cet homme, après avoir été l’étoile d’une nation, en était devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser éblouir. Il était plus malaisé peut-être qu’on ne pense, pour l’individu que Napoléon voulait gagner, de défendre sa frontière contre cet envahisseur irrésistible qui savait le grand art de subjuguer un peuple et qui savait aussi le grand art de séduire un homme. Que suis-je, d’ailleurs, messieurs, pour m’arroger ce droit de critique suprême? Quel est mon titre? N’ai-je pas bien plutôt besoin moi-même de bienveillance et d’indulgence à l’heure où j’entre dans cette compagnie, ému de toutes les émotions ensemble, fier des suffrages qui m’ont appelé, heureux des sympathies qui m’accueillent, troublé par cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas donné de vous consoler, confus enfin d’être si peu de chose dans ce lieu vénérable que remplissent à la fois de leur éclat serein et fraternel d’augustes morts et d’illustres vivants? Et puis, pour dire toute ma pensée, en aucun cas je ne reconnaîtrais aux générations nouvelles ce droit de blâme rigoureux envers nos anciens et nos aînés. Qui n’a pas combattu a-t-il le droit de juger? Nous devons nous souvenir que nous étions enfants alors, et que la vie était légère et insouciante pour nous lorsqu’elle était si grave et si laborieuse pour d’autres. Nous arrivons après nos pères; ils sont fatigués, soyons respectueux. Nous profitons à la fois des grandes idées qui ont lutté et des grandes choses qui ont prévalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepté l’empereur pour maître comme envers ceux qui l’ont accepté pour adversaire. Comprenons l’enthousiasme et honorons la résistance. L’un et l’autre ont été légitimes.
Pourtant, redisons-le, messieurs, la résistance n’était pas seulement légitime; elle était glorieuse.
Elle affligeait l’empereur. L’homme qui, comme il l’a dit plus tard à Sainte-Hélène, eût fait Pascal sénateur et Corneille ministre, cet homme-là, messieurs, avait trop de grandeur en lui-même pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuyé sur la toute-puissance, eût dédaigné peut-être cette rébellion du talent; Napoléon s’en préoccupait. Il se savait trop historique pour ne point avoir souci de l’histoire; il se sentait trop poétique pour ne pas s’inquiéter des poëtes. Il faut le reconnaître hautement, c’était un vrai prince que ce sous-lieutenant d’artillerie qui avait gagné sur la jeune république française la bataille du dix-huit brumaire et sur les vieilles monarchies européennes la bataille d’Austerlitz. C’était un victorieux, et, comme tous les victorieux, c’était un ami des lettres. Napoléon avait tous les goûts et tous les instincts du trône, autrement que Louis XIV sans doute, mais autant que lui. Il y avait du grand roi dans le grand empereur. Rallier la littérature à son sceptre, c’était une de ses premières ambitions. Il ne lui suffisait pas d’avoir muselé les passions populaires, il eût voulu soumettre Benjamin Constant; il ne lui suffisait pas d’avoir vaincu trente armées, il eût voulu vaincre Lemercier; il ne lui suffisait pas d’avoir conquis dix royaumes, il eût voulu conquérir Chateaubriand.
Ce n’est pas, messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou l’empereur chacun sous l’influence de leurs sympathies particulières, ces hommes-là contestassent ce qu’il y avait de généreux, de rare et d’illustre dans Napoléon. Mais, selon eux, le politique ternissait le victorieux, le héros était doublé d’un tyran, le Scipion se compliquait d’un Cromwell; une moitié de sa vie faisait à l’autre moitié des répliques amères. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux de son armée le deuil de Washington; mais il n’avait pas imité Washington. Il avait nommé La Tour d’Auvergne premier grenadier de la république; mais il avait aboli la république. Il avait donné le dôme des Invalides pour sépulcre au grand Turenne; mais il avait donné le fossé de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Condé.
Malgré leur fière et chaste attitude, l’empereur n’hésita devant aucune avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la légion d’honneur, le sénat, tout fut offert, disons-le à la gloire de l’empereur, et, disons-le à la gloire de ces nobles réfractaires, tout fut refusé.
Après les caresses, je l’ajoute à regret, vinrent les persécutions. Aucun ne céda. Grâce à ces six talents, grâce à ces six caractères, sous ce règne qui supprima tant de libertés et qui humilia tant de couronnes, la dignité royale de la pensée libre fut maintenue.
Il n’y eut pas que cela, messieurs, il y eut aussi service rendu à l’humanité. Il n’y eut pas seulement résistance au despotisme, il y eut aussi résistance à la guerre. Et qu’on ne se méprenne pas ici sur le sens et sur la portée de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne. A ce point de vue supérieur d’où l’on voit toute l’histoire comme un seul groupe et toute la philosophie comme une seule idée, les batailles ne sont pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites à la terre. Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s’ébauchent par la charrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend à dominer, lorsqu’elle devient l’état normal d’une nation, lorsqu’elle passe à l’état chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, messieurs, quelque magnifiques que soient les résultats ultérieurs, il vient un moment où l’humanité souffre. Le côté délicat des moeurs s’use et s’amoindrit au frottement des idées brutales; le sabre devient le seul outil de la société; la force se forge un droit à elle; le rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours éclairer la face des nations, s’éclipse à chaque instant dans l’ombre où s’élaborent les traités et les partages de royaumes; le commerce, l’industrie, le développement radieux des intelligences, toute l’activité pacifique disparaît; la sociabilité humaine est en péril. Dans ces moments-là, messieurs, il sied qu’une imposante réclamation s’élève; il est moral que l’intelligence dise hardiment son fait à la force; il est bon qu’en présence même de leur victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances aux héros, et que les poëtes, ces civilisateurs sereins, patients et paisibles, protestent contre les conquérants, ces civilisateurs violents.
Parmi ces illustres protestants, il était un homme que Bonaparte avait aimé, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur à un autre républicain: Tu quoque! Cet homme, messieurs, c’était M. Lemercier. Nature probe, réservée et sobre; intelligence droite et logique; imagination exacte et, pour ainsi dire, algébrique jusque dans ses fantaisies; né gentilhomme, mais ne croyant qu’à l’aristocratie du talent; né riche, mais ayant la science d’être noblement pauvre; modeste d’une sorte de modestie hautaine; doux, mais ayant dans sa douceur je ne sais quoi d’obstiné, de silencieux et d’inflexible; austère dans les choses publiques, difficile à entraîner, offusqué de ce qui éblouit les autres, M. Lemercier, détail remarquable dans un homme qui avait livré tout un côté de sa pensée aux théories, M. Lemercier n’avait laissé construire son opinion politique que par les faits. Et encore voyait-il les faits à sa manière. C’était un de ces esprits qui donnent plus d’attention aux causes qu’aux effets, et qui critiqueraient volontiers la plante sur sa racine et le fleuve sur sa source. Ombrageux et sans cesse prêt à se cabrer, plein d’une haine secrète et souvent vaillante contre tout ce qui tend à dominer, il paraissait avoir mis autant d’amour-propre à se tenir toujours de plusieurs années en arrière des événements que d’autres en mettent à se précipiter en avant. En 1789, il était royaliste, ou, comme on parlait alors, monarchien, de 1785; en 93 il devint, comme il l’a dit lui-même, libéral de 89; en 1804, au moment où Bonaparte se trouva mûr pour l’empire, Lemercier se sentit mûr pour la république.
Comme vous le voyez, messieurs, son opinion politique, dédaigneuse de ce qui lui semblait le caprice du jour, était toujours mise à la mode de l’an passé.
Veuillez me permettre ici quelques détails sur le milieu dans lequel s’écoula la jeunesse de M. Lemercier. Ce n’est qu’en explorant les commencements d’une vie qu’on peut étudier la formation d’un caractère. Or, quand on veut connaître à fond ces hommes qui répandent de la lumière, il ne faut pas moins s’éclairer de leur caractère que de leur génie. Le génie, c’est le flambeau du dehors; le caractère, c’est la lampe intérieure.
En 1793, au plus fort de la terreur, M. Lemercier, tout jeune homme alors, suivait avec une assiduité remarquable les séances de la Convention nationale. C’était là, messieurs, un sujet de contemplation sombre, lugubre, effrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le pouvons sans danger aujourd’hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passé sur la civilisation humaine et qui ne reviendront plus! C’est, à mon sens, une volonté de la providence que la France ait toujours à sa tête quelque chose de grand. Sous les anciens rois, c’était un principe; sous l’empire, ce fut un homme; pendant la révolution, ce fut une assemblée. Assemblée qui a brisé le trône et qui a sauvé le pays, qui a eu un duel avec la royauté comme Cromwell et un duel avec l’univers comme Annibal, qui a eu à la fois du génie comme tout un peuple et du génie comme un seul homme, en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges, que nous pouvons détester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer!
Reconnaissons-le néanmoins, il se fit en France, dans ce temps-là, une diminution de lumière morale, et par conséquent,-remarquons-le, messieurs,-une diminution de lumière intellectuelle. Cette espèce de demi-jour ou de demi-obscurité qui ressemble à la tombée de la nuit et qui se répand sur de certaines époques, est nécessaire pour que la providence puisse, dans l’intérêt ultérieur du genre humain, accomplir sur les sociétés vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles étaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s’appellent des révolutions.
Cette ombre, c’est l’ombre même que fait la main du Seigneur quand elle est sur un peuple.
Comme je l’indiquais tout à l’heure, 93 n’est pas l’époque de ces hautes individualités que leur génie isole. Il semble, en ce moment-là, que la providence trouve l’homme trop petit pour ce qu’elle veut faire, qu’elle le relègue sur le second plan, et qu’elle entre en scène elle-même. Eu effet, en 93, des trois géants qui ont fait de la révolution française, le premier, un fait social, le deuxième, un fait géographique, le dernier, un fait européen, l’un, Mirabeau, était mort; l’autre, Sieyès, avait disparu dans l’éclipse, il réussissait à vivre, comme ce lâche grand homme l’a dit plus tard; le troisième, Bonaparte, n’était pas né encore à la vie historique. Sieyès laissé dans l’ombre et Danton peut-être excepté, il n’y avait donc pas d’hommes du premier ordre, pas d’intelligences capitales dans la Convention, mais il y avait de grandes passions, de grandes luttes, de grands éclairs, de grands fantômes. Cela suffisait, certes, pour l’éblouissement du peuple, redoutable spectateur incliné sur la fatale assemblée. Ajoutons qu’à cette époque où chaque jour était une journée, les choses marchaient si vite, l’Europe et la France, Paris et la frontière, le champ de bataille et la place publique avaient tant d’aventures, tout se développait si rapidement, qu’à la tribune de la Convention nationale l’événement croissait pour ainsi dire sous l’orateur à mesure qu’il parlait, et, tout en lui donnant le vertige, lui communiquait sa grandeur. Et puis, comme Paris, comme la France, la Convention se mouvait dans cette clarté crépusculaire de la fin du siècle qui attachait des ombres immenses aux plus petits hommes, qui prêtait des contours indéfinis et gigantesques aux plus chétives figures, et qui, dans l’histoire même, répand sur cette formidable assemblée je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.
Ces monstrueuses réunions d’hommes ont souvent fasciné les poètes comme l’hydre fascine l’oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton, la Convention attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illuminé l’intérieur d’une sombre épopée avec je ne sais quelle vague réverbération de ces deux pandémoniums. On sent Cromwell dans le Paradis perdu, et 93 dans la Panhypocrisiade. La Convention, pour le jeune Lemercier, c’était la révolution faite vision et réunie tout entière sous son regard. Tous les jours il venait voir là, comme il l’a dit admirablement, mettre les lois hors la loi. Chaque matin il arrivait à l’ouverture de la séance et s’asseyait à la tribune publique parmi ces femmes étranges qui mêlaient je ne sais quelle besogne domestique aux plus terribles spectacles, et auxquelles l’histoire conservera leur hideux surnom de tricoteuses. Elles le connaissaient, elles l’attendaient et lui gardaient sa place. Seulement il y avait dans sa jeunesse, dans le désordre de ses vêtements, dans son attention effarée, dans son anxiété pendant les discussions, dans la fixité profonde de son regard, dans les paroles entrecoupées qui lui échappaient par moments, quelque chose de si singulier pour elles, qu’elles le croyaient privé de raison. Un jour, arrivant plus tard qu’à l’ordinaire, il entendit une de ces femmes dire à l’autre: Ne te mets pas là, c’est la place de l’idiot.
Quatre ans plus tard, en 1797, l’idiot donnait à la France Agamemnon.
Est-ce que par hasard cette assemblée aurait fait faire au poëte cette tragédie? Qu’y a-t-il de commun entre Égisthe et Danton, entre Argos et Paris, entre la barbarie homérique et la démoralisation voltairienne? Quelle étrange idée de donner pour miroir aux attentats d’une civilisation décrépite et corrompue les crimes naïfs et simples d’une époque primitive, de faire errer, pour ainsi dire, à quelques pas des échafauds de la révolution française, les spectres grandioses de la tragédie grecque, et de confronter au régicide moderne, tel que l’accomplissent les passions populaires, l’antique régicide tel que le font les passions domestiques! Je l’avouerai, messieurs, en songeant à cette remarquable époque du talent de M. Lemercier, entre les discussions de la Convention et les querelles des Atrides, entre ce qu’il voyait et ce qu’il rêvait, j’ai souvent cherché un rapport, je n’ai trouvé tout au plus qu’une harmonie. Pourquoi, par quelle mystérieuse transformation de la pensée dans le cerveau, Agamemnon est-il né ainsi? C’est là un de ces sombres caprices de l’inspiration dont les poètes seuls ont le secret. Quoi qu’il en soit, Agamemnon est une oeuvre, une des plus belles tragédies de notre théâtre, sans contredit, par l’horreur et par la pitié à la fois, par la simplicité de l’élément tragique, par la gravité austère du style. Ce sévère poème a vraiment le profil grec. On sent, en le considérant, que c’est l’époque où David donne la couleur aux bas-reliefs d’Athènes et où Talma leur donne la parole et le mouvement. On y sent plus que l’époque, on y sent l’homme. On devine que le poète a souffert en l’écrivant. En effet, une mélancolie profonde, mêlée à je ne sais quelle terreur presque révolutionnaire, couvre toute cette grande oeuvre. Examinez-la,-elle le mérite, messieurs,-voyez l’ensemble et les détails, Agamemnon et Strophus, la galère qui aborde au port, les acclamations du peuple, le tutoiement héroïque des rois. Contemplez surtout Clytemnestre, la pâle et sanglante figure, l’adultère dévouée au parricide, qui regarde à côté d’elle sans les comprendre et, chose terrible! sans en être épouvantée, la captive Cassandre et le petit Oreste; deux êtres faibles en apparence, en réalité formidables! L’avenir parle dans l’un et vit dans l’autre. Cassandre, c’est la menace sous la forme d’une esclave; Oreste, c’est le châtiment sous les traits d’un enfant.-
Comme je viens de le dire, à l’âge où l’on ne souffre pas encore et où l’on rêve à peine, M. Lemercier souffrit et créa. Cherchant à composer sa pensée, curieux de cette curiosité profonde qui attire les esprits courageux aux spectacles effrayants, il s’approcha le plus près qu’il put de la Convention, c’est-à-dire de la révolution. Il se pencha sur la fournaise pendant que la statue de l’avenir y bouillonnait encore, et il y vit flamboyer et il y entendit rugir, comme la lave dans le cratère, les grands principes révolutionnaires, ce bronze dont sont faites aujourd’hui toutes les bases de nos idées, de nos libertés et de nos lois. La civilisation future était alors le secret de la providence, M. Lemercier n’essaya pas de le deviner. Il se borna à recevoir en silence, avec une résignation stoïque, son contrecoup de toutes les calamités. Chose digne d’attention, et sur laquelle je ne puis m’empêcher d’insister, si jeune, si obscur, si inaperçu encore, perdu dans cette foule qui, pendant la terreur, regardait les événements traverser la rue conduits par le bourreau, il fut frappé dans toutes ses affections les plus intimes par les catastrophes publiques. Sujet dévoué et presque serviteur personnel de Louis XVI, il vit passer le fiacre du 21 janvier; filleul de madame de Lamballe, il vit passer la pique du 2 septembre; ami d’André Chénier, il vit passer la charrette du 7 thermidor. Ainsi, à vingt ans, il avait déjà vu décapiter, dans les trois êtres les plus sacrés pour lui après son père, les trois choses de ce monde les plus rayonnantes après Dieu, la royauté, la beauté et le génie!
Quand ils ont subi de pareilles impressions, les esprits tendres et faibles restent tristes toute leur vie, les esprits élevés et fermes demeurent sérieux. M. Lemercier accepta donc la vie avec gravité. Le 9 thermidor avait ouvert pour la France cette ère nouvelle qui est la seconde phase de toute révolution. Après avoir regardé la société se dissoudre, M. Lemercier la regarda se reformer. Il mena la vie mondaine et littéraire. Il étudia et partagea, en souriant parfois, les moeurs de cette époque du directoire qui est après Robespierre ce que la régence est après Louis XIV, le tumulte joyeux d’une nation intelligente échappée à l’ennui ou à la peur, l’esprit, la gaîté et la licence protestant par une orgie, ici, contre la tristesse d’un despotisme dévot, là, contre l’abrutissement d’une tyrannie puritaine. M. Lemercier, célèbre alors par le succès d’ Agamemnon, rechercha tous les hommes d’élite de ce temps, et en fut recherché. Il connut Écouchard-Lebrun chez Ducis, comme il avait connu André Chénier chez madame Pourat. Lebrun l’aima tant, qu’il n’a pas fait une seule épigramme contre lui. Le duc de Fitz-James et le prince de Talleyrand, madame de Lameth et M. de Florian, la duchesse d’Aiguillon et madame Tallien, Bernardin de Saint-Pierre et madame de Staël lui firent fête et l’accueillirent. Beaumarchais voulut être son éditeur, comme vingt ans plus tard Dupuytren voulut être son professeur. Déjà placé trop haut pour descendre aux exclusions de partis, de plain-pied avec tout ce qui était supérieur, il devint en même temps l’ami de David qui avait jugé le roi et de Delille qui l’avait pleuré. C’est ainsi qu’en ces années-là, de cet échange d’idées avec tant de natures diverses, de la contemplation des moeurs et de l’observation des individus, naquirent et se développèrent dans M. Lemercier, pour faire face à toutes les rencontres de la vie, deux hommes,-deux hommes libres,-un homme politique indépendant, un homme littéraire original.
Un peu avant cette époque, il avait connu l’officier de fortune qui devait succéder plus tard au directoire. Leur vie se côtoya pendant quelques années. Tous deux étaient obscurs. L’un était ruiné, l’autre était pauvre. On reprochait à l’un sa première tragédie qui était un essai d’écolier, et à l’autre sa première action qui était un exploit de jacobin. Leurs deux renommées commencèrent en même temps par un sobriquet. On disait M. Mercier-Méléagre au même instant où l’on disait le général Vendémiaire. Loi étrange qui veut qu’en France le ridicule s’essaye un moment à tous les hommes supérieurs! Quand madame de Beauharnais songea à épouser le protégé de Barras, elle consulta M. Lemercier sur cette mésalliance. M. Lemercier, qui portait intérêt au jeune artilleur de Toulon, la lui conseilla. Puis tous deux, l’homme de lettres et l’homme de guerre, grandirent presque parallèlement. Ils remportèrent en même temps leurs premières victoires. M. Lemercier fit jouer Agamemnon dans l’année d’Arcole et de Lodi, et Pinto dans l’année de Marengo. Avant Marengo, leur liaison était déjà étroite. Le salon de la rue Chantereine avait vu M. Lemercier lire sa tragédie égyptienne d’ Ophis au général en chef de l’armée d’Égypte; Kléber et Desaix écoutaient assis dans un coin. Sous le consulat, la liaison devint de l’amitié. A la Malmaison, le premier consul, avec cette gaîté d’enfant propre aux vrais grands hommes, entrait brusquement la nuit dans la chambre où veillait le poëte, et s’amusait à lui éteindre sa bougie, puis il s’échappait en riant aux éclats. Joséphine avait confié à M. Lemercier son projet de mariage; le premier consul lui confia son projet d’empire. Ce jour-là, M. Lemercier sentit qu’il perdait un ami. Il ne voulut pas d’un maître. On ne renonce pas aisément à l’égalité avec un pareil homme. Le poëte s’éloigna fièrement. On pourrait dire que, le dernier en France, il tutoya Napoléon. Le 14 floréal an XII, le jour même où le sénat donnait pour la première fois à l’élu de la nation le titre impérial: Sire, M. Lemercier, dans une lettre mémorable, l’appelait encore familièrement de ce grand nom: Bonaparte!
Cette amitié, à laquelle la lutte dut succéder, les honorait l’un et l’autre. Le poëte n’était pas indigne du capitaine. C’était un rare et beau talent que M. Lemercier. On a plus de raisons que jamais de le dire aujourd’hui que son monument est terminé, aujourd’hui que l’édifice construit par cet esprit a reçu cette fatale dernière pierre que la main de Dieu pose toujours sur tous les travaux de l’homme. Vous n’attendez certes pas de moi, messieurs, que j’examine ici page à page cette oeuvre immense et multiple qui, comme celle de Voltaire, embrasse tout, l’ode, l’épître, l’apologue, la chanson, la parodie, le roman, le drame, l’histoire et le pamphlet, la prose et le vers, la traduction et l’invention, l’enseignement politique, l’enseignement philosophique et l’enseignement littéraire; vaste amas de volumes et de brochures que couronnent avec quelque majesté dix poëmes, douze comédies et quatorze tragédies; riche et fantasque architecture, parfois ténébreuse, parfois vivement éclairée, sous les arceaux de laquelle apparaissent, étrangement mêlés dans un clair-obscur singulier, tous les fantômes imposants de la fable, de la bible et de l’histoire, Atride, Ismaël, le lévite d’Éphraïm, Lycurgue, Camille, Clovis, Charlemagne, Baudouin, saint Louis, Charles VI, Richard III, Richelieu, Bonaparte, dominés tous par ces quatre colosses symboliques sculptés sur le fronton de l’oeuvre, Moïse, Alexandre, Homère et Newton; c’est-à-dire par la législation, la guerre, la poésie et la science. Ce groupe de figurés et d’idées que le poëte avait dans l’esprit et qu’il a posé largement dans notre littérature, ce groupe, messieurs, est plein de grandeur. Après avoir dégagé la ligne principale de l’oeuvre, permettez-moi d’en signaler quelques détails saillants et caractéristiques; cette comédie de la révolution portugaise, si vive, si spirituelle, si ironique et si profonde; ce Plaute, qui diffère de l’ Harpagon de Molière en ce que, comme le dit ingénieusement l’auteur lui-même, le sujet de Molière, c’est un avare gui perd un trésor; mon sujet à moi, c’est Plaute qui trouve un avare ; ce Christophe Colomb, où l’unité de lieu est tout à la fois si rigoureusement observée, car l’action se passe sur le pont d’un vaisseau, et si audacieusement violée, car ce vaisseau-j’ai presque dit ce drame-va de l’ancien monde au nouveau; cette Frédégonde, conçue comme un rêve de Crébillon, exécutée comme une pensée de Corneille; cette Atlantiade, que la nature pénètre d’un assez vif rayon, quoiqu’elle y soit plutôt interprétée peut-être selon la science que selon la poésie; enfin, ce dernier poëme, l’homme donné par Dieu en spectacle aux démons, cette Panhypocrisiade qui est tout ensemble une épopée, une comédie et une satire, sorte de chimère littéraire, espèce de monstre à trois têtes qui chante, qui rit et qui aboie.
Après avoir traversé tous ces livres, après avoir monté et descendu la double échelle, construite par lui-même pour lui seul peut-être, à l’aide de laquelle ce penseur plongeait dans l’enfer ou pénétrait dans le ciel, il est impossible, messieurs, de ne pas se sentir au coeur une sympathie sincère pour cette noble et travailleuse intelligence qui, sans se rebuter, a courageusement essayé tant d’idées à ce superbe goût français si difficile à satisfaire; philosophe selon Voltaire, qui a été parfois un poëte selon Shakespeare; écrivain précurseur qui dédiait des épopées à Dante à l’époque où Dorat refleurissait sous le nom de Demoustier; esprit à la vaste envergure, qui a tout à la fois une aile dans la tragédie primitive et une aile dans la comédie révolutionnaire, qui touche par Agamemnon au poëte de Prométhée et par Pinto au poëte de Figaro.
Le droit de critique, messieurs, paraît au premier abord découler naturellement du droit d’apologie. L’oeil humain-est-ce perfection? est-ce infirmité?-est ainsi fait qu’il cherche toujours le côté défectueux de tout. Boileau n’a pas loué Molière sans restriction.
Cela est-il à l’honneur de Boileau? Je l’ignore, mais cela est. Il y a deux cent trente ans que l’astronome Jean Fabricius a trouvé des taches dans le soleil; il y a deux mille deux cents ans que le grammairien Zoïle en avait trouvé dans Homère. Il semble donc que je pourrais ici, sans offenser vos usages et sans manquer à la respectable mémoire qui m’est confiée, mêler quelques reproches à mes louanges et prendre de certaines précautions conservatoires dans l’intérêt de l’art. Je ne le ferai pourtant pas, messieurs. Et vous-mêmes, en réfléchissant que si, par hasard, moi qui ne peux être que fidèle à des convictions hautement proclamées toute ma vie, j’articulais une restriction au sujet de M. Lemercier, cette restriction porterait peut-être principalement sur un point délicat et suprême, sur la condition qui, selon moi, ouvre ou ferme aux écrivains les portes de l’avenir, c’est-à-dire sur le style, en songeant à ceci, je n’en doute pas, messieurs, vous comprendrez ma réserve et vous approuverez mon silence. D’ailleurs, et ce que je disais en commençant, ne dois-je pas le répéter ici surtout? qui suis-je? qui m’a donné qualité pour trancher des questions si complexes et si graves? Pourquoi la certitude que je crois sentir en moi se résoudrait-elle en autorité pour autrui? La postérité seule-et c’est là encore une de mes convictions à le droit définitif de critique et de jugement envers les talents supérieurs. Elle seule, qui voit leur oeuvre dans son ensemble, dans sa proportion et dans sa perspective, peut dire où ils ont erré et décider où ils ont failli. Pour prendre ici devant vous le rôle auguste de la postérité, pour adresser un reproche ou un blâme à un grand esprit, il faudrait au moins être ou se croire un contemporain éminent. Je n’ai ni le bonheur de ce privilège, ni le malheur de cette prétention.
Et puis, messieurs, et c’est toujours là qu’il en faut revenir quand on parle de M. Lemercier, quel que soit son éclat littéraire, son caractère était peut-être plus complet encore que son talent.
Du jour où il crut de son devoir de lutter contre ce qui lui semblait l’injustice faite gouvernement, il immola à cette lutte sa fortune, qu’il avait retrouvée après la révolution et que l’empire lui reprit, son loisir, son repos, cette sécurité extérieure qui est comme la muraille du bonheur domestique, et, chose admirable dans un poëte, jusqu’au succès de ses ouvrages. Jamais poëte n’a fait combattre des tragédies et des comédies avec une plus héroïque bravoure. Il envoyait ses pièces à la censure comme un général envoie ses soldats à l’assaut. Un drame supprimé était immédiatement remplacé par un autre qui avait le même sort. J’ai eu, messieurs, la triste curiosité de chercher et d’évaluer le dommage causé par cette lutte à la renommée de l’auteur d’ Agamemnon. Voulez-vous savoir le résultat?-Sans compter le Lévite d’Éphraïm proscrit par le comité de salut public, comme dangereux pour la philosophie, le Tartuffe révolutionnaire proscrit par la Convention, comme contraire à la république, la Démence de Charles VI proscrite par la restauration, comme hostile à la royauté; sans m’arrêter au Corrupteur, sifflé, dit-on, en 1823, par les gardes du corps; en me bornant aux actes de la censure impériale, voici ce que j’ai trouvé: Pinto, joué vingt fois, puis défendu; Plaute, joué sept fois, puis défendu; Christophe Colomb, joué onze fois militairement devant les bayonnettes, puis défendu; Charlemagne, défendu; Camille, défendu. Dans cette guerre, honteuse pour le pouvoir, honorable pour le poëte, M. Lemercier eut en dix ans cinq grands drames tués sous lui.
Il plaida quelque temps pour son droit et pour sa pensée par d’énergiques réclamations directement adressées à Bonaparte lui-même. Un jour, au milieu d’une discussion délicate et presque blessante, le maître, s’interrompant, lui dit brusquement: Qu’avez-vous donc? vous devenez tout rouge. - Et vous tout pâle, répliqua fièrement M. Lemercier; c’est notre manière à tous deux quand quelque chose nous irrite, vous ou moi. Je rougis et vous pâlissez. Bientôt il cessa tout à fait de voir l’empereur. Une fois pourtant, en janvier 1812, à l’époque culminante des prospérités de Napoléon, quelques semaines après la suppression arbitraire de son Camille, dans un moment où il désespérait de jamais faire représenter aucune de ses pièces tant que l’empire durerait, il dut, comme membre de l’institut, se rendre aux Tuileries. Dès que Napoléon l’aperçut, il vint droit à lui.- Eh bien, monsieur Lemercier, quand nous donnerez-vous une belle tragédie ? M. Lemercier regarda l’empereur fixement et dit ce seul-mot: Bientôt. J’attends. Mot terrible! mot de prophète plus encore que de poëte! mot qui, prononcé au commencement de 1812, contient Moscou, Waterloo et Sainte-Hélène!
Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n’était cependant pas éteint dans ce coeur silencieux et sévère. Vers ces derniers temps, l’âge avait plutôt rallumé qu’étouffé l’étincelle. L’an passé, presque à pareille époque, par une belle matinée de mai, le bruit se répandit dans Paris que l’Angleterre, honteuse enfin de ce qu’elle a fait à Sainte-Hélène, rendait à la France le cercueil de Napoléon. M. Lemercier, déjà souffrant et malade depuis près d’un mois, se fit apporter le journal. Le journal, en effet, annonçait qu’une frégate allait mettre à la voile pour Sainte-Hélène. Pâle et tremblant, le vieux poëte se leva, une larme brilla dans son oeil, et au moment où on lui lut que «le général Bertrand irait chercher l’empereur son maître....» - Et moi, s’écria-t-il, si j’allais chercher mon ami le premier consul!
Huit jours après, il était parti.
Hélas! me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux détails, il ne l’est pas allé chercher, il a fuit davantage, il l’est allé rejoindre.
Nous venons de parcourir du regard toute cette noble vie; tirons-en maintenant l’enseignement qu’elle renferme.
M. Lemercier est un de ces hommes rares qui obligent l’esprit à se poser et aident la pensée à résoudre ce grave et beau problème:-Quelle doit être l’attitude de la littérature vis-à-vis de la société, selon les époques, selon les peuples et selon les gouvernements?
Aujourd’hui, vieux trône de Louis XIV, gouvernement des assemblées, despotisme de la gloire, monarchie absolue, république tyrannique, dictature militaire, tout cela s’est évanoui. A mesure que nous, générations nouvelles, nous voguons d’année en année vers l’inconnu, les trois objets immenses que M. Lemercier rencontra sur sa route, qu’il aima, contempla et combattit tour à tour, immobiles et morts désormais, s’enfoncent peu à peu dans la brume épaisse du passé. Les rois de la branche aînée ne sont plus que des ombres, la Convention n’est plus qu’un souvenir, l’empereur n’est plus qu’un tombeau.
Seulement, les idées qu’ils contenaient leur ont survécu. La mort et l’écroulement ne servent qu’à dégager cette valeur intrinsèque et essentielle des choses qui en est comme l’âme. Dieu met quelquefois des idées dans certains faits et dans certains hommes comme des parfums dans des vases. Quand le vase tombe, l’idée se répand.
Messieurs, la race aînée contenait la tradition historique, la Convention contenait l’expansion révolutionnaire, Napoléon contenait l’unité nationale. De la tradition naît la stabilité, de l’expansion naît la liberté, de l’unité naît le pouvoir. Or la tradition, l’unité et l’expansion, en d’autres termes, la stabilité, le pouvoir et la liberté, c’est la civilisation même. La racine, le tronc et le feuillage, c’est tout l’arbre.
La tradition, messieurs, importe à ce pays. La France n’est pas une colonie violemment faite nation; la France n’est pas une Amérique. La France fait partie intégrante de l’Europe. Elle ne peut pas plus briser avec le passé que rompre avec le sol. Aussi, à mon sens, c’est avec un admirable instinct que notre dernière révolution, si grave, si forte, si intelligente, a compris que, les familles couronnées étant faites pour les nations souveraines, à de certains âges des races royales, il fallait substituer à l’hérédité de prince à prince l’hérédité de branche à branche; c’est avec un profond bon sens qu’elle a choisi pour chef constitutionnel un ancien lieutenant de Dumouriez et de Kellermann qui était petit-fils de Henri IV et petit-neveu de Louis XIV; c’est avec une haute raison qu’elle a transformé en jeune dynastie une vieille famille, monarchique et populaire à la fois, pleine de passé par son histoire et pleine d’avenir par sa mission.
Mais si la tradition historique importe à la France, l’expansion libérale ne lui importe pas moins. L’expansion des idées, c’est le mouvement qui lui est propre. Elle est par la tradition et elle vit par l’expansion. A Dieu ne plaise, messieurs, qu’en vous rappelant tout à l’heure combien la France était puissante et superbe il y a trente ans, j’aie eu un seul moment l’intention impie d’abaisser, d’humilier ou de décourager, par le sous-entendu d’un prétendu contraste, la France d’à présent! Nous pouvons le dire avec calme, et nous n’avons pas besoin de hausser la voix pour une chose si simple et si vraie, la France est aussi grande aujourd’hui qu’elle l’a jamais été. Depuis cinquante années qu’en commençant sa propre transformation elle a commencé le rajeunissement de toutes les sociétés vieillies, la France semble avoir fait deux parts égales de sa tâche et de son temps. Pendant vingt-cinq ans elle a imposé ses armes à l’Europe; depuis vingt-cinq ans elle lui impose ses idées. Par sa presse, elle gouverne les peuples; par ses livres, elle gouverne les esprits. Si elle n’a plus la conquête, cette domination par la guerre, elle a l’initiative, cette domination par la paix. C’est elle qui rédige l’ordre du jour de la pensée universelle. Ce qu’elle propose est à l’instant même mis en discussion par l’humanité tout entière; ce qu’elle conclut fait loi. Son esprit s’introduit peu à peu dans les gouvernements, et les assainit. C’est d’elle que viennent toutes les palpitations généreuses des autres peuples, tous les changements insensibles du mal au bien qui s’accomplissent parmi les hommes en ce moment et qui épargnent aux états des secousses violentes. Les nations prudentes et qui ont souci de l’avenir tâchent de faire pénétrer dans leur vieux sang l’utile fièvre des idées françaises, non comme une maladie, mais, permettez-moi cette expression, comme une vaccine qui inocule le progrès et qui préserve des révolutions. Peut-être les limites matérielles de la France sont-elles momentanément restreintes, non, certes, sur la mappemonde éternelle dont Dieu a marqué les compartiments avec des fleuves, des océans et des montagnes, mais sur cette carte éphémère, bariolée de rouge et de bleu, que la victoire ou la diplomatie refont tous les vingt ans. Qu’importe! Dans un temps donné, l’avenir remet toujours tout dans le moule de Dieu. La forme de la France est fatale. Et puis, si les coalitions, les réactions et les congrès ont bâti une France, les poëtes et les écrivains en ont fait une autre. Outre ses frontières visibles, la grande nation a des frontières invisibles qui ne s’arrêtent que là où le genre humain cesse de parler sa langue, c’est-à-dire aux bornes mêmes du monde civilisé.
Encore quelques mots, messieurs, encore quelques instants de votre bienveillante attention, et j’ai fini.
Vous le voyez, je ne suis pas de ceux qui désespèrent. Qu’on me pardonne cette faiblesse, j’admire mon pays et j’aime mon temps. Quoi qu’on en puisse dire, je ne crois pas plus à l’affaiblissement graduel de la France qu’à l’amoindrissement progressif de la race humaine. Il me semble que cela ne peut être dans les desseins du Seigneur, qui successivement a fait Rome pour l’homme ancien et Paris pour l’homme nouveau. Le doigt éternel, visible, ce me semble, en toute chose, améliore perpétuellement l’univers par l’exemple des nations choisies et les nations choisies par le travail des intelligences élues. Oui, messieurs, n’en déplaise à l’esprit de diatribe et de dénigrement, cet aveugle qui regarde, je crois en l’humanité et j’ai foi en mon siècle; n’en déplaise à l’esprit de doute et d’examen, ce sourd qui écoute, je crois en Dieu et j’ai foi en sa providence.
Rien donc, non, rien n’a dégénéré chez nous. La France tient toujours le flambeau des nations. Cette époque est grande, je le pense,-moi qui ne suis rien, j’ai le droit de le dire!-elle est grande par la science, grande par l’industrie, grande par l’éloquence, grande par la poésie et par l’art. Les hommes des nouvelles générations, que cette justice tardive leur soit du moins rendue par le moindre et le dernier d’entre eux, les hommes des nouvelles générations ont pieusement et courageusement continué l’oeuvre de leurs pères. Depuis la mort du grand Goethe, la pensée allemande est rentrée dans l’ombre; depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poésie anglaise s’est éteinte; il n’y a plus à cette heure dans l’univers qu’une seule littérature allumée et vivante, c’est la littérature française. On ne lit plus que des livres français de Pétersbourg à Cadix, de Calcutta à New-York. Le monde s’en inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois continents, partout où germe une idée un livre français a été semé. Honneur donc aux travaux des jeunes générations! Les puissants écrivains, les nobles poëtes, les maîtres éminents qui sont parmi vous, regardent avec douceur et avec joie de belles renommées surgir de toutes parts dans le champ éternel de la pensée. Oh! qu’elles se tournent avec confiance vers cette enceinte! Comme vous le disait il y a onze ans, en prenant séance parmi vous, mon illustre ami. M. de Lamartine, vous n’en laisserez aucune sur le seuil!
Mais que ces jeunes renommées, que ces beaux talents, que ces continuateurs de la grande tradition littéraire française ne l’oublient pas: à temps nouveaux, devoirs nouveaux. La tâche de l’écrivain aujourd’hui est moins périlleuse qu’autrefois, mais n’est pas moins auguste. Il n’a plus la royauté à défendre contre l’échafaud comme en 93, ou la liberté à sauver du bâillon comme en 1810, il a la civilisation à propager. Il n’est plus nécessaire qu’il donne sa tête, comme André Chénier, ni qu’il sacrifie son oeuvre, comme Lemercier, il suffit qu’il dévoue sa pensée.
Dévouer sa pensée,-permettez-moi de répéter ici solennellement ce que j’ai dit toujours, ce que j’ai écrit partout, ce qui, dans la proportion restreinte de mes efforts, n’a jamais cessé d’être ma règle, ma loi, mon principe et mon but;-dévouer sa pensée au développement continu de la sociabilité humaine; avoir les populaces en dédain et le peuple en amour; respecter dans les partis, tout en s’écartant d’eux quelquefois, les innombrables formes qu’a le droit de prendre l’initiative multiple et féconde de la liberté; ménager dans le pouvoir, tout en lui résistant au besoin, le point d’appui, divin selon les uns, humain selon les autres, mystérieux et salutaire selon tous, sans lequel toute société chancelle; confronter de temps en temps les lois humaines avec la loi chrétienne et la pénalité avec l’évangile; aider la presse par le livre toutes les fois qu’elle travaille dans le vrai sens du siècle; répandre largement ses encouragements et ses sympathies sur ces générations encore couvertes d’ombre qui languissent faute d’air et d’espace, et que nous entendons heurter tumultueusement de leurs passions, de leurs souffrances et de leurs idées les portes profondes de l’avenir; verser par le théâtre sur la foule, à travers le rire et les pleurs, à travers les solennelles leçons de l’histoire, à travers les hautes fantaisies de l’imagination, cette émotion tendre et poignante qui se résout dans l’âme, des spectateurs en pitié pour la femme et en vénération pour le vieillard; faire pénétrer la nature dans l’art comme la sève même de Dieu; en un mot, civiliser les hommes par le calme rayonnement de la pensée sur leurs têtes, voilà aujourd’hui, messieurs, la mission, la fonction et la gloire du poëte.
Ce que je dis du poëte solitaire, ce que je dis de l’écrivain isolé, si j’osais, je le dirais de vous-mêmes, messieurs. Vous avez sur les coeurs et sur les âmes une influence immense. Vous êtes un des principaux centres de ce pouvoir spirituel qui s’est déplacé depuis Luther et qui, depuis trois siècles, a cessé d’appartenir exclusivement à l’église. Dans la civilisation actuelle deux domaines relèvent de vous, le domaine intellectuel et le domaine moral. Vos prix et vos couronnes ne s’arrêtent pas au talent, ils atteignent jusqu’à la vertu. L’académie française est en perpétuelle communion avec les esprits spéculatifs par ses philosophes, avec les esprits pratiques par ses historiens, avec la jeunesse, avec les penseurs et avec les femmes par ses poëtes, avec le peuple par la langue qu’il fait et qu’elle constate en la rectifiant. Vous êtes placés entre les grands corps de l’état et à leur niveau pour compléter leur action, pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour faire pénétrer la pensée, cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, là où ne peut pénétrer le code, ce texte rigide et matériel. Les autres pouvoirs assurent et règlent la vie extérieure de la nation, vous gouvernez la vie intérieure. Ils font les lois, vous faites les moeurs.
Cependant, messieurs, n’allons pas au delà du possible. Ni dans les questions religieuses, ni dans les questions sociales, ni même dans les questions politiques, la solution définitive n’est donnée à personne Le miroir de la vérité s’est brisé au milieu des sociétés modernes. Chaque parti en a ramassé un morceau. Le penseur cherche à rapprocher ces fragments, rompus la plupart selon les formes les plus étranges, quelques-uns souillés de boue, d’autres, hélas! tachés de sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, à quelques lacunes près, la vérité totale, il suffit d’un sage; pour les souder ensemble et leur rendre l’unité, il faudrait Dieu.
Nul n’a plus ressemblé à ce sage,-souffrez, messieurs, que je prononce en terminant un nom vénérable pour lequel j’ai toujours eu une piété particulière,-nul n’a plus ressemblé à ce sage que ce noble Malesherbes qui fut tout à la fois un grand lettré, un grand magistrat, un grand ministre et un grand citoyen. Seulement il est venu trop tôt. Il était plutôt l’homme qui ferme les révolutions que l’homme qui les ouvre. L’absorption insensible des commotions de l’avenir par les progrès du présent, l’adoucissement des moeurs, l’éducation des masses par les écoles, les ateliers et les bibliothèques, l’amélioration graduelle de l’homme par la loi et par l’enseignement, voilà le but sérieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai penseur; voilà la tâche que s’était donnée Malesherbes durant ses trop courts ministères. Dès 1776, sentant venir la tourmente qui, dix-sept ans plus tard, a tout arraché, il s’était hâté de rattacher la monarchie chancelante à ce fond solide. Il eût ainsi sauvé l’état et le roi si le câble n’avait pas cassé. Mais-et que cecien courage quiconque voudra l’imiter-si Malesherbes lui-même a péri, son souvenir du moins est resté indestructible dans la mémoire orageuse de ce peuple en révolution qui oubliait tout, comme reste au fond de l’océan, à demi enfouie sous le sable, la vieille ancre de fer d’un vaisseau disparu dans la tempête!
RÉPONSE DE M. VICTOR HUGO DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE AU DISCOURS DE M. SAINT-MARC GIRARDIN
16 janvier 1845.

Monsieur,
Votre pensée a devancé la mienne. Au moment où j’élève la voix dans cette enceinte pour vous répondre, je ne puis maîtriser une profonde et douloureuse émotion. Vous la comprenez, monsieur; vous comprenez que mon premier mouvement ne saurait se porter d’abord vers vous, ni même vers le confrère honorable et regretté auquel vous succédez. En cet instant où je parle au nom de l’académie entière, comment pourrais-je voir une place vide dans ses rangs sans songer à l’homme éminent et rare qui devrait y être assis, à cet intègre serviteur de la patrie et des lettres, épuisé par ses travaux mêmes, hier en butte à tant de haines, aujourd’hui entouré de cette respectueuse et universelle sympathie, qui n’a qu’un tort, c’est de toujours attendre, pour se déclarer en faveur des hommes illustres, l’heure suprême du malheur? Laissez-moi, monsieur, vous parler de lui un moment. Ce qu’il est dans l’estime de tous, ce qu’il est dans cette académie, vous le savez, le maître de la critique moderne, l’écrivain élevé, éloquent, gracieux et sévère, le juste et sage esprit dévoué à la ferme et droite raison, le confrère affectueux, l’ami fidèle et sûr; et il m’est impossible de le sentir absent d’auprès de moi aujourd’hui sans un inexprimable serrement de coeur. Cette absence, n’en doutons pas, aura un terme; il nous reviendra. Confions-nous à Dieu, qui tient dans sa main nos intelligences et nos destinées, mais qui ne crée pas de pareils hommes pour qu’ils laissent leur tâche inachevée. Homme excellent et cher! il partageait sa vie noble et sérieuse entre les plus hautes affaires et les soins les plus touchants. Il avait l’âme aussi inépuisable que l’esprit. Son éloge, on pourrait le faire avec un mot. Le jour où cela fut nécessaire, il se trouva que dans ce grand lettré, dans cet homme public, dans cet orateur, dans ce ministre, il y avait une mère!
Au milieu de ces regrets unanimes qui se tournent vers lui, je sens plus vivement que jamais toute sa valeur et toute mon insuffisance. Que ne me remplace-t-il à cette heure! S’il avait pu être donné à l’académie, s’il avait pu être donné à cet auditoire si illustre et si charmant qui m’environne, de l’entendre en cette occasion parler de la place où je suis, avec quelle sûreté degoût, avec quelle élévation de langage, avec quelle autorité de bon sens il aurait su apprécier vos mérites, monsieur, et rendre hommage au talent de M. Campenon!
M. Campenon, en effet, avait une de ces natures d’esprit qui réclament le coup d’oeil du critique le plus exercé et le plus délicat. Ce travail d’analyse intelligente et attentive, vous me l’avez rendu facile, monsieur, en le faisant vous-même, et, après votre excellent discours, il me reste peu de chose à dire de l’auteur de l’Enfant Prodigue et de la Maison des Champs. Étudier M. Campenon comme je l’ai fait, c’est l’aimer; l’expliquer comme vous l’avez fait, c’est le faire aimer. Pour le bien lire, il faut le bien connaître. Chez lui, comme dans toutes les natures franches et sincères, l’écrivain dérive du philosophe, le poëte dérive de l’homme, simplement, aisément, sans déviation, sans effort. De son caractère on peut conclure sa poésie, et de sa vie ses poëmes. Ses ouvrages sont tout ce qu’est son esprit. Il était doux, facile, calme, bienveillant, plein de grâce dans sa personne et d’aménité dans sa parole, indulgent à tout homme, résigné à toute chose; il aimait la famille, la maison, le foyer domestiqué, le toit paternel; il aimait la retraite, les livres, le loisir comme un poëte, l’intimité comme un sage; il aimait les champs, mais comme il faut aimer les champs, pour eux-mêmes, plutôt pour les fleurs qu’il y trouvait que pour les vers qu’il y faisait, plutôt en bonhomme qu’en académicien, plutôt comme La Fontaine que comme Delille. Rien ne dépassait l’excellence de son esprit, si ce n’est l’excellence de son coeur. Il avait le goût de l’admiration; il recherchait les grandes amitiés littéraires, et s’y plaisait. Le ciel ne lui avait pas donné sans doute la splendeur du génie, mais il lui avait donné ce qui l’accompagne presque toujours, ce qui en tient lieu quelquefois, la dignité de l’âme. M. Campenon était sans envie devant les grandes intelligences comme sans ambition devant les grandes destinées. Il était, chose admirable et rare, du petit nombre de ces hommes du second rang qui aiment les hommes du premier.
Je le répète, son caractère une fois connu, on connaît son talent, et en cela il participait de ce noble privilège de révélation de soi-même qui semble n’appartenir qu’au génie. Chacune de ses oeuvres est comme une production nécessaire, dont on retrouve la racine dans quelque coin de son coeur. Son amour pour la famille engendre ce doux et touchant poëme de l’Enfant Prodigue ; son goût pour la campagne fait naître la Maison des Champs, cette gracieuse idylle; son culte pour les esprits éminents détermine les Études sur Ducis, livre curieux et intéressant au plus haut degré, par tout ce qu’il fait voir et par tout ce qu’il laisse entrevoir; portrait fidèle et soigneux d’une figure isolée, peinture involontaire de toute une époque.
Vous le voyez, le lettré reflétant l’homme, le talent, miroir de l’âme, le coeur toujours étroitement mêlé à l’imagination, tel fut M. Campenon. Il aima, il songea, il écrivit. Il fut rêveur dans sa jeunesse, il devint pensif dans ses vieux jours. Maintenant, à ceux qui nous demanderaient s’il fut grand et s’il fut illustre, nous répondrons: il fut bon et il fut heureux!
Un des caractères du talent de M. Campenon, c’est la présence de la femme dans toutes ses oeuvres. En 1810, il écrivait dans une lettre à M. Legouvé, auteur du Mérite des femmes, ces paroles remarquables: - «Quand donc les gens de lettres comprendront-ils le parti qu’ils pourraient tirer dans leurs vers des qualités infinies et des grâces de la femme, qui a tant de soucis et si peu de véritable bonheur ici-bas? Ce serait honorable pour nous, littérateurs et philosophes, de chercher dans nos ouvrages à éveiller l’intérêt en faveur des femmes, un peu déshéritées par les hommes, convenons-en, dans l’ordre de société que nous avons fait pour nous plutôt que pour elles. Vous avez dédié aux femmes tout un poëme; je leur dédierais volontiers toute ma poésie.» Il y a, dans ce peu de lignes, une lumière jetée sur cette nature tendre, compatissante et affectueuse. Toutes ses compositions, en effet, sont pour ainsi dire doucement éclairées par une figure de femme, belle et lumineuse, penchée comme une muse sur le front souffrant et douloureux du poëte. C’est Éléonore dans son poëme du Tasse, malheureusement inachevé; c’est, dans ses élégies, la jeune fille malade, la juive de Cambrai, Marie Stuart, mademoiselle de la Vallière; ailleurs, madame de Sévigné. Toi, Sévigné, dit-il,
Toi qui fus mère et ne fus pas auteur.
C’est, dans la parabole de l’Enfant Prodigue, cette intervention de la mère que vous lui avez d’ailleurs, monsieur, justement reprochée; anachronisme d’un coeur irréfléchi et bon, qui se montre chrétien et moderne là où il faudrait être juif et antique; et qui reste indulgent dans un sujet sévère; faute réelle, mais charmante.
Quant à moi, je ne puis, je l’avoue, lire sans un certain attendrissement ce voeu touchant de M. Campenon en faveur de la femme qui a, je redis ses propres paroles, tant de soucis et si peu de bonheur ici-bas. Cet appel aux écrivains vient, on le sent, du plus profond de son âme. Il l’a souvent répété çà et là, sous des formes variées, dans tous ses ouvrages, et chaque fois qu’on retrouve ce sentiment, il plait et il émeut, car rien ne charme comme de rencontrer dans un livre des choses douces qui sont en même temps des choses justes.
Oh! que ce voeu soit entendu! que cet appel ne soit pas fait en vain! Que le poëte et le penseur achèvent de rendre de plus en plus sainte et vénérable aux yeux de la foule, trop prompte à l’ironie et trop disposée à l’insouciance, cette pure et noble compagne de l’homme, si forte quelquefois, souvent si accablée, toujours si résignée, presque égale à l’homme par la pensée, supérieure à l’homme par tous les instincts mystérieux de la tendresse et du sentiment, n’ayant pas à un aussi haut degré, si l’on veut, la faculté virile de créer par l’esprit, mais sachant mieux aimer, moins grande intelligence peut-être, mais à coup sûr plus grand coeur. Les esprits légers la blâment et la raillent aisément; le vulgaire est encore païen dans tout ce qui la touche, même dans le culte grossier qu’il lui rend; les lois sociales sont rudes et avares pour elle; pauvre, elle est condamnée au labeur; riche, à la contrainte; les préjugés, même en ce qu’ils ont de bon et d’utile, pèsent plus durement sur elle que sur l’homme; son coeur même, si élevé et si sublime, n’est pas toujours pour elle une consolation et un asile; comme elle aime mieux, elle souffre davantage; il semble que Dieu ait voulu lui donner en ce monde tous les martyres, sans doute parce qu’il lui réserve ailleurs toutes les couronnes. Mais aussi quel rôle elle joue dans l’ensemble des faits providentiels d’où résulte l’amélioration continue du genre humain! Comme elle est grande dans l’enthousiasme sérieux des contemplateurs et des poëtes, la femme de la civilisation chrétienne; figure angélique et sacrée, belle à la fois de la beauté physique et de la beauté morale, car la beauté extérieure n’est que la révélation et le rayonnement de la beauté intérieure; toujours prête à développer, selon l’occasion ou une grâce qui nous charme ou une perfection qui nous conseille; acceptant tout du malheur, excepté le fiel, devenant plus douce à mesure qu’elle devient plus triste; sanctifiée enfin, à chaque âge de la vie, jeune fille, par l’innocence, épouse, par le devoir, mère, par le dévouement!
M. Campenon faisait partie de l’université; l’académie, pour le remplacer, a cherché ce que l’université pouvait lui offrir de plus distingué; son choix, monsieur, s’est naturellement fixé sur vous. Vos travaux littéraires sur l’Allemagne, vos recherches sur l’état de l’instruction intermédiaire dans ce grand pays, vous recommandaient hautement aux suffrages de l’académie. Déjà un Tableau de la littérature française au seizième siècle, plein d’aperçus ingénieux, un remarquable Éloge de Bossuet, écrit d’un style vigoureux, vous avaient mérité deux de ses couronnes. L’académie vous avait compté parmi ses lauréats les plus brillants; aujourd’hui elle vous admet parmi les juges.
Dans cette position nouvelle, votre horizon, monsieur, s’agrandira. Vous embrasserez d’un coup d’oeil à la fois plus ferme et plus étendu de plus vastes espaces. Les esprits comme le vôtre se fortifient en s’élevant. A mesure que leur point de vue se hausse, leur pensée monte. De nouvelles perspectives, dont peut-être vous serez surpris vous-même, s’ouvriront à votre regard. C’est ici, monsieur, une région sereine. En entrant dans cette compagnie séculaire que tant de grands noms ont honorée, où il y a tant de gloire et par conséquent tant de calme, chacun dépose sa passion personnelle, et prend la passion de tous, la vérité. Soyez le bienvenu, monsieur. Vous ne trouverez pas ici l’écho des controverses qui émeuvent les esprits au dehors, et dont le bruit n’arrive pas jusqu’à nous. Les membres de cette académie habitent la sphère des idées pures. Qu’il me soit permis de leur rendre cette justice, à moi, l’un des derniers d’entre eux par le mérite et par l’âge. Ils ignorent tout sentiment qui pourrait troubler la paix inaltérable de leur pensée. Bientôt, monsieur, appelé à leurs assemblées intérieures, vous les connaîtrez, vous les verrez tels qu’ils sont, affectueux, bienveillants, paisibles, tous dévoués aux mêmes travaux et aux mêmes goûts; honorant les lettrés, cultivant les lettres, les uns avec plus de penchant pour le passé, les autres avec plus de foi dans l’avenir; ceux-ci soigneux surtout de pureté, d’ornement et de correction, préférant Racine, Boileau et Fénelon; ceux-là, préoccupés de philosophie et d’histoire, feuilletant Descartes, Pascal, Bossuet et Voltaire; ceux-là encore, épris des beautés hardies et mâles du génie libre, admirant avant tout la Bible, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare et Molière; tous d’accord, quoique divers; mettant en commun leurs opinions avec cordialité et bonne foi; cherchant le parfait, méditant le grand; vivant ensemble enfin, frères plus encore que confrères, dans l’étude des livres et de la nature, dans la religion du beau et de l’idéal, dans la contemplation des maîtres éternels.
Ce sera pour vous-même, monsieur, un enseignement intérieur qui profitera, n’en doutez pas, à votre enseignement du dehors. Même votre intelligence si cultivée, même votre parole si vive, si variée, si spirituelle et si justement applaudie, pourront se nourrir et se fortifier au commerce de tant d’esprits hauts et tranquilles, et en particulier de ces nobles vieillards, vos anciens et vos maîtres, qui sont tout à la fois pleins d’autorité et de douceur, de gravité et de grâce, qui savent le vrai et qui veulent le bien.
Vous, monsieur, vous apporterez aux délibérations de l’académie vos lumières, votre érudition, votre esprit ingénieux, votre riche mémoire, votre langage élégant. Vous recevrez et vous donnerez.
Félicitez-vous des forces nouvelles que vous acquerrez ainsi près de vos vénérables confrères pour votre délicate et difficile mission. Quoi de plus efficace et de plus élevé qu’un enseignement littéraire pénétré de l’esprit si impartial, si sympathique et si bienveillant, qui anime à l’heure où nous sommes cette antique et illustre compagnie! Quoi de plus utile qu’un enseignement littéraire, docte, large, désintéressé, digne d’un grand corps comme l’institut et d’un grand peuple comme la France, sujet d’étude pour les intelligences neuves, sujet de méditation pour les talents faits et les esprits mûrs! Quoi de plus fécond que des leçons pareilles qui seraient composées de sagesse autant que de science, qui apprendraient tout aux jeunes gens, et quelque chose aux vieillards!
Ce n’est pas une médiocre fonction, monsieur, de porter le poids d’un grand enseignement public dans cette mémorable et illustre époque, où de toutes parts l’esprit humain se renouvelle. A une génération de soldats ce siècle a vu succéder une génération d’écrivains. Il a commencé par les victoires de l’épée, il continue par les victoires de la pensée. Grand spectacle!
A tout prendre, en jugeant d’un point de vue élevé l’immense travail qui s’opère de tous côtés, toutes critiques faites, toutes restrictions admises, dans le temps où nous sommes, ce qui est au fond des intelligences est bon. Tous font leur tâche et leur devoir, l’industriel comme le lettré, l’homme de presse comme l’homme de tribune, tous, depuis l’humble ouvrier, bienveillant et laborieux, qui se lève avant le jour dans sa cellule obscure, qui accepte la société et qui la sert, quoique placé en bas, jusqu’au roi, sage couronné, qui du haut de son trône laisse tomber sur toutes les nations les graves et saintes paroles de la concorde universelle!
A une époque aussi sérieuse, il faut de sérieux conseils. Quoiqu’il soit presque téméraire d’entreprendre une pareille tâche, permettez-moi, monsieur, à moi qui n’ai jamais eu le bonheur d’être du nombre de vos auditeurs, et qui le regrette, de me représenter, tel qu’il doit être, tel qu’il est sans nul doute, et d’essayer de faire parler un moment en votre présence, ainsi que je le comprendrais, du moins à son point de départ, ce haut enseignement de l’état, toujours recueilli, j’insiste sur ce point, comme une leçon par la foule studieuse et par les jeunes générations, parfois même méritant l’insigne honneur d’être accepté comme un avertissement par l’érudit, par le savant, par le publiciste, par le talent qui fertilise le vieux sillon littéraire, même par ces hommes éminents et solitaires qui dominent toute une époque, appuyés à la fois sur l’idée dont Dieu a composé leur siècle et sur l’idée dont Dieu a composé leur esprit.
Lettrés! vous êtes l’élite des générations, l’intelligence des multitudes résumée en quelques hommes, la tête même de la nation. Vous êtes les instruments vivants, les chefs visibles d’un pouvoir spirituel redoutable et libre. Pour n’oublier jamais quelle est votre responsabilité, n’oubliez jamais quelle est votre influence. Regardez vos aïeux, et ce qu’ils ont fait; car vous avez pour ancêtres tous les génies qui depuis trois mille ans ont guidé ou égaré, éclairé ou troublé le genre humain. Ce qui se dégage de tous leurs travaux, ce qui résulte de toutes leurs épreuves, ce qui sort de toutes leurs oeuvres, c’est l’idée de leur puissance. Homère a fait plus qu’Achille, il a fait Alexandre; Virgile a calmé l’Italie après les guerres civiles; Dante l’a agitée; Lucain était l’insomnie de Néron; Tacite a fait de Caprée le pilori de Tibère. Au moyen âge, qui était, après Jésus-Christ, la loi des intelligences? Aristote. Cervantès a détruit la chevalerie; Molière a corrigé la noblesse par la bourgeoisie, et la bourgeoisie par la noblesse; Corneille a versé de l’esprit romain dans l’esprit français; Racine, qui pourtant est mort d’un regard de Louis XIV, a fait descendre Louis XIV du théâtre; on demandait au grand Frédéric quel roi il craignait en Europe, il répondit: Le roi Voltaire. Les lettrés du XVIIIe siècle, Voltaire en tête, ont battu en brèche et jeté bas la société ancienne; les lettrés du XIXe peuvent consolider ou ébranler la nouvelle. Que vous dirai-je enfin? le premier de tous les livres et de tous les codes, la Bible, est un poëme. Partout et toujours ces grands rêveurs qu’on nomme les penseurs et les poëtes se mêlent à la vie universelle, et, pour ainsi parler, à la respiration même de l’humanité. La pensée n’est qu’un souffle, mais ce souffle remue le monde.
Que les écrivains donc se prennent au sérieux. Dans leur action publique, qu’ils soient graves, modérés, indépendants et dignes. Dans leur action littéraire, dans les libres caprices de leur inspiration, qu’ils respectent toujours les lois radicales de la langue qui est l’expression du vrai, et du style qui est la forme du beau. En l’état où sont aujourd’hui les esprits, le lettré doit sa sympathie à tous les malaises individuels, sa pensée à tous les problèmes sociaux, son respect à toutes les énigmes religieuses. Il appartient à ceux qui souffrent, à ceux qui errent, à ceux qui cherchent. Il faut qu’il laisse aux uns un conseil, aux autres une solution, à tous une parole. S’il est fort, qu’il pèse et qu’il juge; s’il est plus fort encore, qu’il examine et qu’il enseigne; s’il est le plus grand de tous, qu’il console. Selon ce que vaut l’écrivain, la table où il s’accoude, et d’où il parle aux intelligences, est quelquefois un tribunal, quelquefois une chaire. Le talent est une magistrature; le génie est un sacerdoce.
Écrivains qui voulez être dignes de ce noble titre et de cette fonction sévère, augmentez chaque jour, s’il vous est possible, la gravité de votre raison; descendez dans les entrailles de toutes les grandes questions humaines; posez sur votre pensée, comme des fardeaux sublimes, l’art, l’histoire, la science, la philosophie. C’est beau, c’est louable, et c’est utile. En devenant plus grands, vous devenez meilleurs. Par une sorte de double travail divin et mystérieux, il se trouve qu’en améliorant en vous ce qui pense, vous améliorez aussi ce qui aime.
La hauteur des sentiments est en raison directe de la profondeur de l’intelligence. Le coeur et l’esprit sont les deux plateaux d’une balance. Plongez l’esprit dans l’étude, vous élevez le coeur dans les cieux.
Vivez dans la méditation du beau moral, et, par la secrète puissance de transformation qui est dans votre cerveau, faites-en, pour les yeux de tous, le beau poétique et littéraire, cette chose rayonnante et splendide! N’entendez pas ces mots, le beau moral, dans le sens étroit et petit, comme les interprète la pédanterie scolastique ou la pédanterie dévote; entendez-les grandement, comme les entendaient Shakespeare et Molière, ces génies si libres à la surface, au fond si austères.
Encore un mot, et j’ai fini.
Soit que sur le théâtre vous rendiez visible, pour l’enseignement de la foule, la triple lutte, tantôt ridicule, tantôt terrible, des caractères, des passions et des événements; soit que dans l’histoire vous cherchiez, glaneur attentif et courbé, quelle est l’idée qui germe sous chaque fait; soit que, par la poésie pure, vous répandiez votre âme dans toutes les âmes pour sentir ensuite tous les coeurs se verser dans votre coeur; quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, rapportez tout à Dieu. Que dans votre intelligence, ainsi que dans la création, tout commence à Dieu, ab Jove. Croyez en lui comme les femmes et comme les enfants. Faites de cette grande foi toute simple le fond et comme le sol de toutes vos oeuvres. Qu’on les sente marcher fermement sur ce terrain solide. C’est Dieu, Dieu seul! qui donne au génie ces profondes lueurs du vrai qui nous éblouissent. Sachez-le bien, penseurs! depuis quatre mille ans qu’elle rêve, la sagesse humaine n’a rien trouvé hors de lui. Parce que, dans le sombre et inextricable réseau des philosophies inventées par l’homme, vous voyez rayonner çà et là quelques vérités éternelles, gardez-vous d’en conclure qu’elles ont même origine, et que ces vérités sont nées de ces philosophies. Ce serait l’erreur de gens-qui apercevraient les étoiles à travers des arbres, et qui s’imagineraient que ce sont là les fleurs de ces noirs rameaux.
RÉPONSE DE M. VICTOR HUGO DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE AU DISCOURS DE M. SAINTE-BEUVE
27 février 1845.

Monsieur,
Vous venez de rappeler avec de dignes paroles un jour que n’oubliera aucun de ceux qui l’ont vu. Jamais regrets publics ne furent plus vrais et plus unanimes que ceux qui accompagnèrent jusqu’à sa dernière demeure le poëte éminent dont vous venez aujourd’hui occuper la place. Il faut avoir bien vécu, il faut avoir bien accompli son oeuvre et bien rempli sa tâche pour être pleuré ainsi. Ce serait une chose grande et morale que de rendre à jamais présentes à tous les esprits ces graves et touchantes funérailles. Beau et consolant spectacle, en effet! cette foule qui encombrait les rues, aussi nombreuse qu’un jour de fête, aussi désolée qu’un jour de calamité publique; l’affliction royale manifestée en même temps que l’attendrissement populaire; toutes les têtes nues sur le passage du poëte, malgré le ciel pluvieux, malgré la froide journée d’hiver; la douleur partout, le respect partout; le nom d’un seul homme dans toutes les bouches, le deuil d’une seule famille dans tous les coeurs!
C’est qu’il nous était cher à tous! c’est qu’il y avait dans son talent cette dignité sérieuse, c’est qu’il y avait dans ses oeuvres cette empreinte de méditation sévère qui appelle la sympathie, et qui frappe de respect quiconque a une conscience, depuis l’homme du peuple jusqu’à l’homme de lettres, depuis l’ouvrier jusqu’au penseur, cet autre ouvrier! C’est que tous, nous qui étions enfants lorsque M. Delavigne était homme, nous qui étions obscurs lorsqu’il était célèbre, nous qui luttions lorsqu’on le couronnait, quelle que fût l’école, quel que fût le parti, quel que fût le drapeau, nous l’estimions et nous l’aimions! C’est que, depuis ses premiers jours jusqu’aux derniers, sentant qu’il honorait les lettres, nous avions, même en restant fidèles à d’autres idées que les siennes, applaudi du fond du coeur à tous ses pas dans sa radieuse carrière, et que nous l’avions suivi de triomphe en triomphe avec cette joie profonde qu’éprouve toute âme élevée et honnête à voir le talent monter au succès et le génie monter à la gloire!
Vous avez apprécié, monsieur, selon la variété d’aperçus et l’excellent tour d’esprit qui vous est propre, cette riche nature, ce rare et beau talent. Permettez-moi de le glorifier à mon tour, quoiqu’il soit dangereux d’en parler après vous.
Dans M. Casimir Delavigne il y avait deux poëtes, le poëte lyrique et le poëte dramatique. Ces deux formes du même esprit se complétaient l’une par l’autre. Dans tous ses poëmes, dans toutes ses messéniennes, il y a de petits drames; dans ses tragédies, comme chez tous les grands poëtes dramatiques, on sent à chaque instant passer le souffle lyrique. Disons-le à cette occasion, ce côté par lequel le drame est lyrique, c’est tout simplement le côté par lequel il est humain. C’est, en présence des fatalités qui viennent d’en haut, l’amour qui se plaint, la terreur qui se récrie, la haine qui blasphème, la pitié qui pleure, l’ambition qui aspire, la virilité qui lutte, la jeunesse qui rêve, la vieillesse qui se résigne; c’est le moi de chaque personnage qui parle. Or, je le répète, c’est là le côté humain du drame. Les événements sont dans la main de Dieu; les sentiments et les passions sont dans le coeur de l’homme. Dieu frappe le coup, l’homme pousse le cri. Au théâtre, c’est le cri surtout que nous voulons entendre. Cri humain et profond qui émeut une foule comme une seule âme; douloureux dans Molière quand il se fait jour à travers les rires, terrible dans Shakespeare quand il sort du milieu des catastrophes!
Nul ne saurait calculer ce que peut, sur la multitude assemblée et palpitante, ce cri de l’homme qui souffre sous la destinée. Extraire une leçon utile de cette émotion poignante, c’est le devoir rigoureux du poëte. Cette première loi de la scène, M. Casimir Delavigne l’avait comprise ou, pour mieux dire, il l’avait trouvée en lui-même. Nous devenons artistes ou poëtes par les choses que nous trouvons en nous. M. Delavigne était du nombre de ces hommes vrais ou probes, qui savent que leur pensée peut faire le mal ou le bien, qui sont fiers parce qu’ils se sentent libres, et sérieux parce qu’ils se sentent responsables. Partout, dans les treize pièces qu’il a données au théâtre, on sent le respect profond de son art et le sentiment profond de sa mission. Il sait que tout lecteur commente, et que tout spectateur interprète; il sait que, lorsqu’un poète est universel, illustre et populaire, beaucoup d’hommes en portent au fond de leur pensée un exemplaire qu’ils traduisent dans les conseils de leur conscience et dans les actions de leur vie. Aussi lui, le poète intègre et attentif, il tire de chaque chose un enseignement et une explication; Il donne un sens philosophique et moral à la fantaisie, dans la Princesse Aurélie et le Conseiller rapporteur ; à l’observation, dans les Comédiens ; aux récits légendaires, dans la Fille du Cid ; aux faits historiques, dans les Vêpres siciliennes, dans Louis XI, dans les Enfants d’Édouard, dans Don Juan d’Autriche, dans la Famille au temps de Luther. Dans le Paria, il conseille les castes; dans la Popularité, il conseille le peuple. Frappé de tout ce que l’âge peut amener de disproportion et de périls dans la lutte de l’homme avec la vie, de l’âme avec les passions, préoccupé un jour du côté ridicule des choses et le lendemain de leur côté terrible, il fit deux fois l’École des Vieillards ; la première fois il l’appela l’École des Vieillards, la seconde fois il l’intitula Marino Faliero.
Je n’analyse pas ces compositions excellentes, je les cite. A quoi bon analyser ce que tous ont lu et applaudi? Énumérer simplement ces titres glorieux, c’est rappeler à tous les esprits de beaux ouvrages et à toutes les mémoires de grands triomphes.
Quoique la faculté du beau et de l’idéal fût développée à un rare degré chez M. Delavigne, l’essor de la grande ambition littéraire, en ce qu’il peut avoir parfois de téméraire et de suprême, était arrêté en lui et comme limité par une sorte de réserve naturelle, qu’on peut louer ou blâmer, selon qu’on préfère dans les productions de l’esprit le goût qui circonscrit ou le génie qui entreprend, mais qui était une qualité aimable et gracieuse, et qui se traduisait en modestie dans son caractère et en prudence dans ses ouvrages. Son style avait toutes les perfections de son esprit, l’élévation, la précision, la maturité, la dignité, l’élégance habituelle, et, par instants, la grâce, la clarté continue, et, par moments, l’éclat. Sa vie était mieux que la vie d’un philosophe, c’était la vie d’un sage. Il avait, pour ainsi dire, tracé un cercle autour de sa destinée, comme il en avait tracé un autour de son inspiration. Il vivait comme il pensait, abrité. Il aimait son champ, son jardin, sa maison, sa retraite; le soleil d’avril sur ses roses, le soleil d’août sur ses treilles. Il tenait sans cesse près de son coeur, comme pour le réchauffer, sa famille, son enfant, ses frères, quelques amis. Il avait ce goût charmant de l’obscurité qui est la soif de ceux qui sont célèbres. Il composait dans la solitude ces poëmes qui plus tard remuaient la foule. Aussi tous ses ouvrages, tragédies, comédies, messéniennes, éclos dans tant de calme, couronnés de tant de succès, conservent-ils toujours, pour qui les lit avec attention, je ne sais quelle fraîcheur d’ombre et de silence qui les suit même dans la lumière et dans le bruit. Appartenant à tous et se réservant pour quelques-uns, il partageait son existence entre son pays, auquel il dédiait toute son intelligence, et sa famille, à laquelle il donnait toute son âme. C’est ainsi qu’il a obtenu la double palme, l’une bien éclatante, l’autre bien douce; comme poëte, la renommée, comme homme, le bonheur.
Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillant eau dehors, ne fut ni sans épreuves, ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir Delavigne eut à lutter par le travail contre la gêne. Ses premières années furent rudes et sévères. Plus tard son talent lui fit des amis, son succès lui fit un public, son caractère lui fit une autorité. Par la hauteur de son esprit, il était, dès sa jeunesse même, au niveau des plus illustres amitiés. Deux hommes éminents, vous l’avez dit, monsieur, le recherchèrent et eurent la joie, qui est aujourd’hui une gloire, de l’aider et de le servir, M. Français de Nantes sous l’empire, M. Pasquier sous la restauration. Il put ainsi se livrer paisiblement à ses travaux, sans inquiétude, sans trop de souci de la vie matérielle, heureux, admiré, entouré de l’affection publique, et, en particulier, de l’affection populaire. Un jour arriva cependant où une injuste et impolitique défaveur vint frapper ce poète dont le nom européen faisait tant d’honneur à la France; il fut alors noblement recueilli et soutenu par le prince dont Napoléon a dit: Le duc d’Orléans est toujours resté national; grand et juste esprit qui comprenait dès lors comme prince, et qui depuis a reconnu comme roi, que la pensée est une puissance et que le talent est une liberté.
Quand la méditation se fixe sur M. Casimir Delavigne, quand on étudie attentivement cette heureuse nature, on est frappé du rapport étroit et intime qui existe entre la qualité propre de son esprit, qui était la clarté, et le principal trait de son caractère, qui était la douceur. La douceur, en effet, est une clarté de l’âme qui se répand sur les actions de la vie. Chez M. Delavigne, cette douceur ne s’est jamais démentie. Il était doux à toute chose, à la vie, au succès, à la souffrance; doux à ses amis, doux à ses ennemis. En butte, surtout dans ses dernières années, à de violentes critiques, à un dénigrement amer et passionné, il semblait, c’est son frère qui nous l’apprend dans une intéressante biographie, il semblait ne pas s’en douter. Sa sérénité n’en était pas altérée un instant. Il avait toujours le même calme, la même expansion, la même bienveillance, le même sourire. Le noble poëte avait cette candide ignorance de la haine qui est propre aux âmes délicates et fières. Il savait d’ailleurs que tout ce qui est bon, grand, fécond, élevé, utile, est nécessairement attaqué; et il se souvenait du proverbe arabe: On ne jette de pierres qu’aux arbres chargés de fruits d’or.
Tel était, monsieur, l’homme justement admiré que vous remplacez dans cette compagnie.
Succéder à un poëte que toute une nation regrette, quand cette nation s’appelle la France et quand ce poëte s’appelle Casimir Delavigne, c’est plus qu’un honneur qu’on accepte, c’est un engagement qu’on prend. Grave engagement envers la littérature, envers la renommée, envers le pays! Cependant, monsieur, j’ai hâte de rassurer votre modestie. L’académie peut le proclamer hautement, et je suis heureux de le dire en son nom, et le sentiment de tous sera ici pleinement d’accord avec elle, en vous appelant dans son sein, elle a fait un utile et excellent choix. Peu d’hommes ont donné plus de gages que vous aux lettres et aux graves labeurs de l’intelligence. Poëte, dans ce siècle où la poésie est si haute, si puissante et si féconde, entre la messénienne épique et l’élégie lyrique, entre Casimir Delavigne qui est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le demi-jour découvrir un sentier qui est le vôtre et créer une élégie qui est vous-même. Vous avez donné à certains épanchements de l’âme un accent nouveau. Votre vers, presque toujours douloureux, souvent profond, va chercher tous ceux qui souffrent, quels qu’ils soient, honorés ou déchus, bons ou méchants. Pour arriver jusqu’à eux, votre pensée se voile, car vous ne voulez pas troubler l’ombre où vous allez les trouver. Vous savez, vous poëte, que ceux qui souffrent se retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et inquiet qui est de la honte dans les âmes tombées et de la pudeur dans les âmes pures. Vous le savez, et, pour être un des leurs, vous vous enveloppez comme eux. De là, une poésie pénétrante et timide à la fois, qui touche discrètement les fibres mystérieuses du coeur. Comme biographe, vous avez, dans vos Portraits de femmes, mêlé le charme à l’érudition, et laissé entrevoir un moraliste qui égale parfois la délicatesse de Vauvenargues et ne rappelle jamais la cruauté de La Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sondé des côtés inconnus de la vie possible, et dans vos analyses patientes et neuves on sent toujours cette force secrète qui se cache dans la grâce de voire talent. Comme philosophe vous avez confronté tous les systèmes; comme critique, vous avez étudié toutes les littératures. Un jour vous compléterez et vous couronnerez ces derniers travaux qu’on ne peut juger aujourd’hui, parce que, dans votre esprit même, ils sont encore inachevés; vous constaterez, du même coup d’oeil, comme conclusion définitive, que, s’il y a toujours, au fond de tous les systèmes philosophiques, quelque chose d’humain, c’est-à-dire de vague et d’indécis, en même temps il y a toujours dans l’art, quel que soit le siècle, quelle que soit la forme, quelque chose de divin, c’est-à-dire de certain et d’absolu; de sorte que, tandis que l’étude de toutes les philosophies mène au doute, l’étude de toutes les poésies conduit à l’enthousiasme.
Par vos recherches sur la langue, par la souplesse et la variété de votre esprit, par la vivacité de vos idées toujours fines, souvent fécondes, par ce mélange d’érudition et d’imagination qui fait qu’en vous le poète ne disparaît jamais tout à fait sous le critique, et le critique ne dépouille jamais entièrement le poète, vous rappelez à l’académie un de ses membres les plus chers et les plus regrettés, ce bon et charmant Nodier, qui était si supérieur et si-doux. Vous lui ressemblez par le côté ingénieux, comme lui-même ressemblait à d’autres grands esprits par le côté insouciant. Nodier nous rendait quelque chose de La Fontaine; vous nous rendrez quelque chose de Nodier.
Il était impossible, monsieur, que, par la nature de vos travaux et la pente de votre talent enclin surtout à la curiosité biographique et littéraire, vous n’en vinssiez pas à arrêter quelque jour vos regards sur deux groupes célèbres de grands esprits qui donnent au dix-septième siècle ses deux aspects les plus originaux, l’hôtel de Rambouillet et Port-Royal. L’un a ouvert le dix-septième siècle, l’autre l’a accompagné et fermé. L’un a introduit l’imagination dans la langue, l’autre y a introduit l’austérité. Tous deux, placés pour ainsi dire aux extrémités opposées de la pensée humaine, ont répandu une lumière diverse. Leurs influences se sont combattues heureusement, et combinées plus heureusement encore; et dans certains chefs-d’oeuvre de notre littérature, placés en quelque sorte à égale distance de l’un et de l’autre, dans quelques ouvrages immortels qui satisfont tout ensemble l’esprit dans son besoin d’imagination et l’âme dans son besoin de gravité, on voit se mêler et se confondre leur double rayonnement.
De ces deux grands faits qui caractérisent une époque illustre et qui ont si puissamment agi en France sur les lettres et sur les moeurs, le premier, l’hôtel de Rambouillet, a obtenu de vous, çà et là, quelques coups de pinceau vifs et spirituels; le second, Port-Royal, a éveillé et fixé votre attention. Vous lui avez consacré un excellent livre, qui, bien que non terminé, est sans contredit le plus important de vos ouvrages. Vous avez bien fait, monsieur. C’est un digne sujet de méditation et d’étude que cette grave famille de solitaires qui a traversé le dix-septième siècle, persécutée et honorée, admirée et haïe, recherchée par les grands et poursuivie par les puissants, trouvant moyen d’extraire de sa faiblesse et de son isolement même je ne sais quelle imposante et inexplicable autorité, et faisant servir les grandeurs de l’intelligence à l’agrandissement de la foi. Nicole, Lancelot, Lemaistre, Sacy, Tillemont, les Arnauld, Pascal, gloires tranquilles, noms vénérables, parmi lesquels brillent chastement trois femmes, anges austères, qui ont dans la sainteté cette majesté que les femmes romaines avaient dans l’héroïsme! Belle et savante école qui substituait, comme maître et docteur de l’intelligence, saint Augustin à Aristote, qui conquit la duchesse de Longueville, qui forma le président de Harlay, qui convertit Turenne, et qui avait puisé tout ensemble dans saint François de Sales l’extrême douceur et dans l’abbé de Saint-Cyran l’extrême sévérité! A vrai dire, et qui le sait mieux que vous, monsieur (car dans tout ce que je dis en ce moment, j’ai votre livre présent à l’esprit)? l’oeuvre de Port-Royal ne fut littéraire que par occasion, et de côté, pour ainsi parler; le véritable but de ces penseurs attristés et rigides était purement religieux. Resserrer le lien de l’église au dedans et à l’extérieur par plus de discipline chez le prêtre et plus de croyance chez le fidèle; réformer Rome en lui obéissant; faire à l’intérieur et avec amour ce que Luther avait tenté au dehors et avec colère; créer en France, entre le peuple souffrant et ignorant et la noblesse voluptueuse et corrompue, une classe intermédiaire, saine, stoïque et forte, une haute bourgeoisie intelligente et chrétienne; fonder une église modèle dans l’église, une nation modèle dans la nation, telle était l’ambition secrète, tel était le rêve profond de ces hommes qui étaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd’hui par le résultat littéraire. Et pour arriver à ce but, pour fonder la société selon la foi, entre les vérités nécessaires, la plus nécessaire à leurs yeux, la plus lumineuse, la plus efficace, celle que leur démontraient le plus invinciblement leur croyance et leur raison, c’était l’infirmité de l’homme prouvée par la tache originelle, la nécessité d’un Dieu rédempteur, la divinité du Christ. Tous leurs efforts se tournaient de ce côté, comme s’ils devinaient que là était le péril. Ils entassaient livres sur livres, preuves sur preuves, démonstrations sur démonstrations. Merveilleux instinct de prescience qui n’appartient qu’aux sérieux esprits! Comment ne pas insister sur ce point? Ils bâtissaient cette grande forteresse à la hâte, comme s’ils pressentaient une grande attaque. On eût dit que ces hommes du dix-septième siècle prévoyaient les hommes du dix-huitième. On eût dit que, penchés sur l’avenir, inquiets et attentifs, sentant à je ne sais quel ébranlement sinistre qu’une légion inconnue était en marche dans les ténèbres, ils entendaient de loin venir dans l’ombre la sombre et tumultueuse armée de l’Encyclopédie, et qu’au milieu de cette rumeur obscure ils distinguaient déjà confusément la parole triste et fatale de Jean-Jacques et l’effrayant éclat de rire de Voltaire!
On les persécutait, mais ils y songeaient à peine. Ils étaient plus occupés des périls de leur foi dans l’avenir que des douleurs de leur communauté dans le présent. Ils ne demandaient rien, ils ne voulaient rien, ils n’ambitionnaient rien; ils travaillaient et ils contemplaient. Ils vivaient dans l’ombre du monde et dans la clarté de l’esprit. Spectacle auguste et qui émeut l’âme en frappant la pensée! Tandis que Louis XIV domptait l’Europe, que Versailles émerveillait Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville applaudissait Molière; tandis que le siècle retentissait d’un bruit de fête et de victoire; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les esprits le grand règne, eux, ces rêveurs, ces solitaires, promis à l’exil, à la captivité, à la mort obscure et lointaine, enfermés dans un cloître dévoué à la ruine et dont la charrue devait effacer les derniers vestiges, perdus dans un désert à quelques pas de ce Versailles, de ce Paris, de ce grand règne, de ce grand roi, laboureurs et penseurs, cultivant la terre, étudiant les textes, ignorant ce que faisaient la France et l’Europe, cherchant dans l’écriture sainte les preuves de la divinité de Jésus, cherchant dans la création la glorification du créateur, l’oeil fixé uniquement sur Dieu, méditaient les livres sacrés et la nature éternelle, la bible ouverte dans l’église et le soleil épanoui dans les cieux!
Leur passage n’a pas été inutile. Vous l’avez dit, monsieur, dans le livre remarquable qu’ils vous ont inspiré, ils ont laissé leur trace dans la théologie, dans la philosophie, dans la langue, dans la littérature, et, aujourd’hui encore, Port-Royal est, pour ainsi dire, la lumière intérieure et secrète de quelques grands esprits. Leur maison a été démolie, leur champ a été ravagé, leurs tombes ont été violées, mais leur mémoire est sainte, mais leurs idées sont debout, mais des choses qu’ils ont semées, beaucoup ont germé dans les âmes, quelques-unes ont germé dans les coeurs. Pourquoi cette victoire à travers ces calamités? Pourquoi ce triomphe malgré cette persécution? Ce n’est pas seulement parce qu’ils étaient supérieurs, c’est aussi, c’est surtout parce qu’ils étaient sincères! C’est qu’ils croyaient, c’est qu’ils étaient convaincus, c’est qu’ils allaient à leur but pleins d’une volonté unique et d’une foi profonde. Après avoir lu et médité leur histoire, on serait tenté de s’écrier:-Qui que vous soyez, voulez-vous avoir de grandes idées et faire de grandes choses? Croyez! ayez foi! Ayez une foi religieuse, une foi patriotique, une foi littéraire. Croyez à l’humanité, au génie, à l’avenir, à vous-mêmes. Sachez d’où vous venez pour savoir où vous allez. La foi est bonne et saine à l’esprit. Il ne suffit pas de penser, il faut croire. C’est de foi et de conviction que sont faites en morale les actions saintes et en poésie les idées sublimes.
Nous ne sommes plus, monsieur, au temps de ces grands dévouements à une pensée purement religieuse. Ce sont là de ces enthousiasmes sur lesquels Voltaire et l’ironie ont passé. Mais, disons-le bien haut, et ayons quelque fierté de ce qui nous reste, il y a place encore dans nos âmes pour des croyances efficaces, et la flamme généreuse n’est pas éteinte en nous. Ce don, une conviction, constitue aujourd’hui comme autrefois l’identité même de l’écrivain. Le penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire, je le répète, à la patrie, à l’intelligence, à la poésie, à la liberté. Le sentiment national, par exemple, n’est-il pas à lui seul toute une religion? Telle heure peut sonner où la foi au pays, le sentiment patriotique, profondément exalté, fait tout à coup, d’un jeune homme qui s’ignorait lui-même, un Tyrtée, rallie d’innombrables âmes avec le cri d’une seule, et donne à la parole d’un adolescent l’étrange puissance d’émouvoir tout un peuple.
Et à ce propos, puisque j’y suis naturellement amené par mon sujet, permettez-moi, au moment de terminer, de rappeler, après vous, monsieur, un souvenir.
Il est une époque, une époque fatale, que n’ont pu effacer de nos mémoires quinze ans de luttes pour la liberté, quinze ans de luttes pour la civilisation, trente années d’une paix féconde. C’est le moment où tomba celui qui était si grand que sa chute parut être la chute même de la France. La catastrophe fut décisive et complète. En un jour tout fut consommé. La Rome moderne fut livrée aux hommes du nord comme l’avait été la Rome ancienne; l’armée de l’Europe entra dans la capitale du monde; les drapeaux de vingt nations flottèrent déployés au milieu des fanfares sur nos places publiques; naguère ils venaient aussi chez nous, mais ils changeaient de maîtres en route. Les chevaux des cosaques broutèrent l’herbe des Tuileries. Voilà ce que nos yeux ont vu! Ceux d’entre nous qui étaient des hommes se souviennent de leur indignation profonde; ceux d’entre nous qui étaient des enfants se souviennent de leur étonnement douloureux.
L’humiliation était poignante. La France courbait la tête dans le sombre silence de Niobé. Elle venait de voir tomber, à quatre journées de Paris, sur le dernier champ de bataille de l’empire, les vétérans jusque-là invincibles qui rappelaient au monde ces légions romaines qu’a glorifiées César et cette infanterie espagnole dont Bossuet a parlé. Ils étaient morts d’une mort sublime, ces vaincus héroïques, et nul n’osait prononcer leurs noms. Tout se taisait; pas un cri de regret; pas une parole de consolation. Il semblait qu’on eût peur du courage et qu’on eût honte de la gloire.
Tout à coup, au milieu de ce silence, une voix s’éleva, une voix inattendue, une voix inconnue, parlant à toutes les âmes avec un accent sympathique, pleine de foi pour la patrie et de religion pour les héros. Cette voix honorait les vaincus, et disait:
Parmi des tourbillons de flamme et de fumée,
O douleur! quel spectacle à mes yeux vient s’offrir?
Le bataillon sacré, seul devant une armée,
S’arrête pour mourir!
Cette voix relevait la France abattue, et disait:
Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,
Je dépose à ses pieds ma joie et mes douleurs;
J’ai des chants pour toutes ses gloires,
Des larmes pour tous ses malheurs!
Qui pourrait dire l’inexprimable effet de ces douces et fières paroles? Ce fut dans toutes les âmes un enthousiasme électrique et puissant, dans toutes les bouches une acclamation frémissante qui saisit ces nobles strophes au passage avec je ne sais quel mélange de colère et d’amour, et qui fit en un jour d’un jeune homme inconnu un poëte national. La France redressa la tête, et, à dater de ce moment, en ce pays qui fait toujours marcher de front sa grandeur militaire et sa grandeur littéraire, la renommée du poète se rattacha dans la pensée de tous à la catastrophe même, comme pour la voiler et l’amoindrir. Disons-le, parce que c’est glorieux à dire, le lendemain du jour où la France inscrivit dans son histoire ce mot nouveau et funèbre, Waterloo, elle grava dans ses fastes ce nom jeune et éclatant, Casimir Delavigne.
Oh! que c’est là un beau souvenir pour le généreux poëte, et une gloire digne d’envie! Quel homme de génie ne donnerait pas sa plus belle oeuvre pour cet insigne honneur d’avoir fait battre alors d’un mouvement de joie et d’orgueil le coeur de la France accablée et désespérée? Aujourd’hui que la belle âme du poëte a disparu derrière l’horizon d’où elle nous envoie encore tant de lumière, rappelons-nous avec attendrissement son aube si éblouissante et si pure. Qu’une pieuse reconnaissance s’attache à jamais à cette noble poésie qui fut une noble action! Qu’elle suive Casimir Delavigne, et qu’après avoir fait une couronne à sa vie, elle fasse une auréole à son tombeau! Envions-le et aimons-le! Heureux le fils dont on peut dire: Il a consolé sa mère! Heureux le poëte dont on peut dire: Il a consolé la patrie!
 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021