Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

Discours prononcé par Jean Cocteau le jeudi 20 octobre 1955



 
     Messieurs,


     Rémy de Gourmont disait que chez Edmond Rostand la chance est une des formes du génie. Rostand fut porté sur ce siège par des fées rapides et dans un tumulte d’ailes qu’il évoque autour de la naissance d’Henri de Bornier. Toutes les portes qui se ferment devant les guerriers noirs des Lettres dont Kleist reste l’exemple, s’ouvraient toutes seules devant ses armes blanches et son blanc panache.
     Lorsque Cyrano de Bergerac tournait toutes les têtes, j’imagine un jeune sorcier de Condorcet déclarant aux élèves de ma classe que j’occuperais un jour à l’Académie, le fauteuil de leur idole. Le vieux Collège se serait écroulé sous les rires. Or, déjà je songe aux morts qui ont rendu ce fauteuil libre et que ma mort seule y placera un vif et que ce vif existe et qu’il est probable que je le croise, que je le rencontre, que je lui parle, sans qu’il se sache ni que je le sache désigné par les astres afin de prendre un jour cette place où Jérôme Tharaud serait, je le présume, bien étonné de me voir. Et sans remonter à l’Abbé d’Olivet, à Condillac, à Sieyès, à Lally-Tollendal, le sorcier du collège aurait pu me dire que le dramaturge de Cyrano cèderait la place à Joseph Bédier, lequel, beaucoup plus que Wagner, me versa le philtre d’Iseult et m’apprit à connaître la forêt du Maurois, préfigurant le nom d’un homme si souvent penché sur les œuvres célèbres et qui me fait aujourd’hui l’honneur d’arrêter son regard sur les miennes.
     Oui, Messieurs, je ressemble pas mal à ces équilibristes en haut d’une pile de chaises. Rien ne manque à la ressemblance avec cet exercice périlleux et même pas le roulement de tambour traditionnel qui l’accompagne.
     Vous comprenez donc ma crainte d’avoir à me maintenir pendant une heure dans une position incommode, et feignant l’aisance, puisque tout effort visible manque de style et que notre travail doive toujours effacer notre travail et n’afficher jamais la grimace dénonciatrice des efforts qu’il nous coûte.
     Vous m’objecterez que cette gêne fut la même pour vous tous. Hélas, je crains qu’elle ne me soit pire, car je vous avouerai bientôt à quel point je dissimule une maladresse native sous un faux air désinvolte et que tout ce qui peut être pris chez moi pour une danse n’est qu’un réflexe instinctif, une manière instinctive de rendre moins risible une interminable chute dans les escaliers.
     Il faudra que j’en use avec franchise et que j’évite de m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous poussent inconsciemment un lieu historique et l’intimidante allure de notre costume.
     Vous connaissez, Messieurs, la famille à laquelle on ne peut ni se vanter ni se plaindre d’appartenir, car loin d’être un privilège, elle relève plutôt d’une fatalité que Verlaine baptise malédiction. Famille d’artistes qui, pour ne pas alerter la police de l’ordre social, pour vivre légalement en règle, doivent ajouter un poids postiche au poids insuffisant qui les retient mal sur terre.
     Bref les membres de cette famille un peu fantôme et transparente deviennent artificiellement terrestres lorsqu’ils chaussent des bottes de scaphandre pour ne pas rejoindre à toute vitesse on ne sait quelle surface mystérieuse.
     Or, parfois, las du no man’s land où leur particularité les range, certains d’entre eux veulent qu’on les prenne par la main et entrer dans la danse. Vous mesurez ce que votre Compagnie leur offre avec, à l’inverse de l’anneau de Gygès, qui rendait invisible, un confortable fauteuil de visibilité ?
     C’est bien le désir d’un fantôme de participer au règne des vivants qui m’a poussé vers vous, un peu l’envie d’un « debout » pour une place assise et la soif d’un romanichel des roulottes pour un point fixe. Et comment sourirai-je d’une épée propre à défendre cette place et ce point, épée que nos amis nous offrent sans doute afin de nous défendre contre nous-mêmes. Et mon remerciement est avant toute chose celui de m’avoir harnaché d’insignes qui m’empêchent de flotter à la dérive.
     Qui donc avez-vous laissé s’asseoir à votre table ? Un homme sans cadre, sans papiers, sans halte. C’est-à-dire qu’à un apatride vous procurez des papiers d’identité, à un vagabond une halte, à un fantôme un contour, à un inculte le paravent du dictionnaire, un fauteuil à une fatigue, à une main que tout désarme, une épée.
     Vous souvenez-vous, Messieurs, d’une farce de Charles Chaplin, qui se coiffe d’un abat-jour et devient lampe pour échapper à la police ?
     Après quarante années de fuite en zigzags devant une chasse à courre qui sonne de la trompe à mes trousses, votre indulgence m’immobilise sur un socle avec cet air d’être un peu statue et même, oserai-je le dire, un peu buste, auquel les chasseurs et la meute se laissent prendre.
     En outre, qui connaît le véritable auteur des œuvres d’un poète ? Personne, même pas lui. Le véritable auteur est d’autant plus difficile à connaître, qu’il exige que son nègre signe à sa p]ace. Voilà encore de quoi embrouiller la piste. Et voilà, il me semble, bien des titres à la gratitude que je vous exprime du haut de ma pile de chaises avant de m’y balancer dangereusement.
     Je devine, Messieurs, votre crainte. C’est qu’à force d’éviter la raideur du dimanche, je ne tombe dans l’excès contraire et n’élude la pompe d’un discours en vous entretenant à bâtons-rompus. Mais vous verrez bientôt que tant de méandres nous conduisaient en ligne droite à une des figures les moins tortueuses qui fussent : celle de Jérôme Tharaud.
     Mon bâton était victime des eaux déformantes du rêve. Car il est possible que je dorme debout, et n’osant imputer ce qui m’arrive à mes seuls mérites, je me demande si je ne m’éveillerai pas dans ma chambre, Gros Jean comme devant, et si l’honneur que vous me faites ne vient pas de ce que le rêve est la forme sous laquelle toute créature vivante possède le droit au génie, à ses imaginations bizarres, à ses magnifiques extravagances.
     Au reste, il importe de vous avouer vite quelque chose qui confirme ce sentiment de rêver que j’éprouve : jamais encore je n’avais mis les pieds sous la Coupole. C’est la première cérémonie de cet ordre à laquelle j’assiste, et la situation qui permet d’être ensemble acteur et spectateur n’est-elle pas classique dans le répertoire théâtral du rêve ?
     De l’Institut, je ne connaissais que les murs qui prennent le soir une irisation de perle, les murs et le socle vide où j’aimerais voir Jean-Jacques remplacer Voltaire, ayant toujours préféré le cerf au chasseur et les maladresses de l’un à la malice de l’autre.
     Guillaume Apollinaire disait que la Seine coule, maintenue par des livres.
     Je ne connaissais que la coque du vieux navire à l’ancre au bord d’un fleuve où règne une autre et ravissante caste de l’esprit, celle des bouquinistes.
     Passé les murs, qu’imaginai-je ? Quelque grotte sous-marine, une lumière quasi surnaturelle d’aquarium et, sur des gradins en demi-cercle, quarante sirènes à queues vertes et à voix mélodieuses.
     On connaît l’absurde conformisme anti-conformiste de la Jeunesse. Il me cabrait, on s’en doute, contre l’Académie et c’est en premier lieu la honte de m’être jadis laissé prendre à une idée toute faite qui m’a convaincu de poser ma candidature.
     De longue date j’avais renoncé à cette manière de voir. Deux circonstances m’ouvrirent les yeux. L’une c’est que la cire dont je bouchais mes oreilles a changé d’usage. Ulysse s’étonnerait d’apprendre qu’elle sert maintenant à conserver les voix des sirènes et à les répandre à travers le monde.
     L’autre, c’est l’apparition dans ma trentième année, de Raymond Radiguet, lequel âgé de quinze ans, nous enseigna une forme toute neuve du respect à rendre aux institutions qui provoquaient notre indifférence ou nos sarcasmes. Certains d’entre vous — et non des moindres — peuvent témoigner que c’est vers ici qu’il les dirigea, leur démontrant que l’audace devait changer de méthode et ne pas être trop inélégamment visible.
     C’était l’époque où régnaient la révolte, l’anarchie du verbe. Non seulement le mode était d’injurier les vivants, mais de cracher sur les tombes.
     Radiguet fit cette découverte qu’il ne suffisait pas de contredire des habitudes, mais qu’il fallait contredire l’avant-garde. Bref, avec un masque de recul, d’aller plus vite que la vitesse. Ainsi naquirent son roman Le Diable au Corps et mes poèmes de Plain-chant.
     Gide disait : les extrêmes me touchent. Radiguet prouva que les extrêmes se touchent et fit d’une droite extrême un refuge contre l’extrême gauche systématique des intellectuels. Il déniaisa la douceur et la mit en pointe. On n’imagine pas attitude plus révolutionnaire, audace plus grande. Je les résumai dans le titre de mon allocution du Collège de France : De l’ordre considéré comme une anarchie. Il l’enchantait que nous devinssions suspects à droite et à gauche. Entre les Grecs et les Troyens, il jouissait, derrière son monocle, de la solitude de Calchas. Il déclarait : « L’originalité consiste à essayer de faire comme tout le monde sans y parvenir. »
     À cette école, ma ligne se fit suspecte. Elle le reste encore pour un grand nombre. Toutes mes maladresses devinrent machiavélisme, mes fautes ruses, mensonges ma vérité.
     Or, Messieurs, si j’occupe aujourd’hui une place officielle, c’est que je la trouve révolutionnaire par rapport à la peur qu’ont les gens de n’être pas à la page, et que si cette rotonde ne ressemble pas à la grotte que j’imaginais, si ce costume ne suffit pas à me transformer en sirène, il n’en est pas moins vrai que le prestige m’en demeure intact, car, même ne représenteraient-elles plus ce qu’elles représentaient jadis, je décide que les choses qui m’importent sont ce que je veux qu’elles soient, et rien ne me les fane.
     On a vite fait de prendre pour une danse de clocher à clocher une marche sur le vide. On a vite fait de décréter qu’un filet d’acrobate en supprime le risque. Mais, c’est pas à pas, au-dessus de la mort, qu’un poète marche, et c’est finalement pour cet exercice, qu’on traite de jeux et d’arlequinades, que votre Compagnie l’accueille.
     Il est probable qu’un artiste, hypnotisé par le désir de décrocher votre couronne ne la décrochera jamais et s’étonnera de ce qu’une mauvaise conduite la décroche.
     Les scandales littéraires, s’ils naissent d’une force et correspondent à la mauvaise humeur d’un public néophobe réveillé en sursaut, produisent, à la longue, un vif éclat qui en efface les origines subversives et l’emportent sur la grisaille d’une bonne conduite.
     C’est, je suppose, ce genre d’éclat qui m’a rendu digne de votre faveur, et c’est la raison pour laquelle j’aurais honte de jouer les bons élèves puisque c’est, en fin de compte, le mauvais élève qui triomphe. Ce serait mensonge que de changer mon allure et ce serait prétendre vous avoir fait mes dupes, alors qu’aucun de vous ne m’a demandé d’être tel qu’il voudrait que je fusse, mais que vous avez délibérément ouvert vos portes à ce que je suis.
     Voilà, Messieurs, que je me laisse aller à me défendre, à m’expliquer, à cette pente au pronom personnel au « Je » « je » « je » dont Maurice Barrès s’étonnait que Jérôme et son frère ne fissent jamais usage.
     Barrès, je me le représente derrière sa table de travail, sous le portrait du grand Condé qui lui ressemble, renversant en arrière toute sa figure presque gitane comme pour tenir en équilibre un œillet rouge sur l’oreille et l’encre noire de ses yeux. Je le regarde sous l’aile de corbeau de sa mèche, les encoches sensuelles de ses narines grandes ouvertes, un vague sourire sur sa bouche faite pour mâchonner le cigare, considérant avec surprise ce Jérôme et ce Jean qui respectent son moi en oubliant le leur et qui, loin de lui rendre un culte, le mettent humblement et entièrement à son service.
     Quelle distance les sépare ! Mais aussi quel lien les rassemble, quel accord inaccoutumé entre spécimens d’une race habituellement captive en elle-même de part et d’autre.
     Donc, Messieurs, vous adoptez un poète sans craindre qu’on ne vous fasse reproche d’avoir accepté un touche-à-tout, un homme orchestre, un Paganini du violon d’Ingres, formule par laquelle je me suis plu à traduire une idée naïve de notre époque dont la hâte exige des étiquettes et qui consiste à prendre pour touchatouisme cette manière propre au poète de toucher un même objet sous différents angles et éclairages, de telle sorte que seul un regard attentif et venant de l’âme, s’aperçoive qu’il est unique.
     C’est cet acharnement à n’abandonner un thème qu’après l’avoir retourné en tous sens, c’est cette place fraîche et rebondie qu’on cherche sur l’oreiller lorsque la place où l’on rêvait se creuse et se chauffe, c’est ce soin de remplacer un véhicule dès qu’il se rouille, que nos juges distraits confondent avec une légèreté d’esprit velléitaire, incapables d’approfondir et de tenir en place.
     Quoi de plus néfaste, Messieurs, dans nos domaines, que la fantaisie qu’on nous assène souvent sous prétexte d’éloge et que la frivolité, surtout lorsqu’elle affecte de prendre l’air grave ? Or, c’est, hélas, sous ce froc qu’elle prêche le plus souvent contre la gravité véritable. Celle-là ne fait point parade. Elle pourrait paraphraser moralement la réponse de Brummel qu’on félicitait de son élégance aux courses d’Epsom : « je ne pouvais être élégant puisque vous l’avez remarqué. »
     Voilà bien le problème. Je voulais vous parler de la poésie et je ne sais par quel bout la prendre, comment approcher un monstre d’autant plus dangereux qu’il se présente parfois recouvert de sept voiles. Il captive. Il effraye. Salômé ou Méduse. Une danse ou un regard qui tuent. Dans l’alternative, il s’agit bien de têtes coupées. Au reste, si je ne me trompe, par un des symboles les plus obscurs, de la mythologie, Pégase est fils du sang de la Gorgone. Cheval sauvage et peu commode. Si on le dompte, il ne tarde pas à vider le dompteur, à l’envoyer mordre la poussière.
     Messieurs, lorsque j’admire un peintre, on me dit : « Soit, mais ce n’est pas de la peinture. » Lorsque j’admire un musicien, on me dit : « soit, mais ce n’est pas de la musique. » Lorsque j’admire un dramaturge, on me dit : « soit, mais ce n’est pas du théâtre. » Lorsque j’admire un sportif, on me dit : « soit, mais ce n’est pas du sport. » (C’est ce que j’entendais après chaque match d’Al Brown.) Et ainsi de suite. Mais alors, demandais-je : « Qu’est-ce que c’est ? » Mon interlocuteur hésite, l’œil dans le vague et murmure : « je ne sais pas... C’est autre chose. »
     J’ai fini par comprendre que cet autre chose était, somme toute, la meilleure définition de la poésie.
     Comment, sans qu’il se désintègre, comment sans qu’il s’évanouisse en fumée, mettre la main sur cet enfant des noces profondes de la conscience et de l’inconscience, sur ce « mobile », sans support, qui tremble en l’air au moindre souffle et, cependant, plus solide que le bronze.
     Je sais bien que je suis mal placé pour tenter l’analyse d’une essence qui échappe à l’analyse et qu’il serait drôle qu’une pauvre plante se mît à disserter d’horticulture. Du reste le rôle vrai des œuvres d’art me semble être fort suspect. N’usent-elles point comme les fleurs de stratagèmes propres à masquer un emploi qui dépasse mystérieusement celui de plaire ou de déplaire.
     Il n’en est pas moins vrai qu’un poète est le théâtre de phénomènes inattendus et qu’il lui arrive pendant l’entracte de surprendre quelques secrets de coulisses.
     Ainsi, Messieurs, sur le chemin des écoliers et sans suivre la route nationale, cheminerais-je vers mon but : Vous expliquer les mirages par l’entremise desquels il me semblait que les Tharaud habitassent une rive étrangère dont je ne parlais pas la langue et que je ne pourrais jamais atteindre.
     L’homme est un infirme, prisonnier de ses dimensions. Sa noblesse est d’avoir admis son infirmité et d’être parfois pareil à un paralytique rêvant qu’il court.
     Notre prison n’a que trois murs et c’est contre le quatrième mur que le prisonnier s’acharne, sur ce quatrième mur invisible qu’il écrit ses amours et ses rêves.
     Tout est prison dans cette affaire et l’artiste en est une lui-même, incapable d’en sortir sauf par des œuvres qui prétendent échapper au bagne que nous sommes. C’est ce qui leur vaut une allure suspecte de bagnard qui s’évade, allure qui explique pourquoi la société lâche derrière elles sa police, ses sifflets et ses dogues.
     Tentatives de fuite, qui plus secrètes chez l’écrivain, deviennent frappantes lorsque la vie d’un peintre les illustre. Soit dans la malchance, soit dans la chance, un Van Gogh, un Picasso s’acharnent contre leur prison et contre eux-mêmes, écrivent avec un clou et leur propre sang, tordent les barreaux du soupirail par lequel ils s’imaginent entrevoir une liberté factice qui n’est qu’un songe, puisque les murs qui les enferment se succèdent à l’infini.
     J’entendais un jour un cocher de fiacre dire à son cheval qui renversait son sac d’avoine : « Ce que tu peux être bête ! Il ne te manque que la parole. »
     Jamais autant qu’aujourd’hui je n’ai déploré que les hommes n’aient que ce faible moyen de correspondre.
     Combien l’insuffisance d’un discours me frappe lorsque mon désir serait, sans abandonner le laisser aller ni le bref, d’atteindre par le verbe au cérémonial qui rend vos coutumes aussi solides que celles de la Cour d’Angleterre. D’employer, par exemple, quelque solfège propre à magnifier le simple langage, comme il arrive avec les récitatifs de Mozart.
     Et, peut-être, au lieu d’envisager la poésie comme une énigme, si je l’envisageais comme une science, trouverai-je des termes moins vagues, moins inaptes à en dessiner le contour. Car la poésie est une science exacte et la science une poésie. C’est même un signe de notre âge qu’il soit difficile d’épouser l’une de ces sœurs siamoises sans épouser l’autre. En ce qui me concerne, je ne saurais concevoir la moindre fantaisie dans notre sacerdoce. Et même, l’avouerai-je, davantage que le milieu des lettres, je fréquente le milieu de la jeune science. Il existe une race neuve de jeunes savants, préférant à la certitude du cercle fermé, les doutes du cercle entr’ouvert, mettant leur cartésianisme à faire table rase de Descartes. Ils n’éprouvent aucune honte à se savoir les dupes des perspectives de l’espace et du temps. Ils cherchent à éviter le ridicule d’un voyageur qui, voyant sa maison de loin, la croirait devenue trop petite pour qu’il y entre. Ils reconnaissent avec Henri Poincaré, qui me le confiait jadis, que la poésie précède souvent la science, parce qu’elle ne compte pas ses jambes lorsqu’elle court, alors que la science compte les siennes lorsqu’elle marche.
     Comment nous autres, contre qui le monde intente un interminable procès socratique, ne serions-nous pas fraternels envers des explorateurs que la Sorbonne accuserait volontiers de sorcellerie.
     Le poète qui cherche à descendre en lui-même peut-il dédaigner les spéléologues que le préfixe para, faute de mieux, désigne, et qui fouillent ce plein nommé vide, spécialistes d’une zone encore en friche, que la science officielle, d’après l’excellente formule d’un de nos philosophes, méprise comme s’il s’agissait des parties honteuses du savoir.
     À l’exemple des enfants et des poètes, nos jeunes savants s’exercent à l’oubli voulu des rapports normaux, à marier, d’une manière insolente, des organismes distants les uns des autres et dont nul ne songerait à former un couple.
     Mots d’enfants, chef-d’œuvre de l’art, découvertes de la science... De ces noces scandaleuses naissent les admirables monstres de la pensée.
     Mais où vais-je ? Dieu sait vers quoi le goût des sens interdits me pousse. Il y a parmi nous, Messieurs, un prince qui n’est pas seulement prince de la science, et je craindrais de le choquer, d’empiéter sur ses domaines, de ressembler à ces personnes qui, faisant visiter leur jardin, passent sournoisement dans la propriété voisine pour allonger la sauce. Je craindrais d’avoir à rebrousser chemin sous les quolibets du garde je m’en retourne, Messieurs, sur notre plancher des vaches, dont les semelles des frères Tharaud me paraissaient trop éprises. Ma seule excuse est qu’une école buissonnière apparente m’a toujours ramené vers cette zone mystérieuse où les savants et les poètes se rencontrent, où les chiffres retrouvent leur noblesse et deviennent des nombres.
     De prétextes en prétextes, je me trouve, Messieurs, le dos contre un mur. Je lève les yeux sur les vôtres qui me disent : « vous n’employez que dérobades. Jérôme Tharaud ne s’intègre pas dans votre système. Mais ce système, quel est-il ? En possédez-vous un ? Et que savez-vous du poète qui soit apte à nous convaincre ? »
     Hélas, Messieurs, la franchise m’oblige à vous répondre :
     « Je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi. »
     Et je baisse la tête, non sans avoir vu que vos regards s’interrogent, se demandent si, en fin de compte, croyant honorer l’intelligence, vous n’avez pas fait un marché de dupes et ouvert vos portes à la bêtise. Voilà lâché le grand mot. Il me permet, contre toute attente, de relever la tête, puisque cette sainte bêtise est le seul point par où le poète, fût-il de la race Rimbaldienne ou Mallarméenne, se montre digne de prétendre au royaume des simples d’esprit.
     Si l’homme est à l’image de Dieu, ce doit être une image d’Épinal, bien sommaire, bien naïve et de couleurs bien enfantines.
     L’arbuste de nos jardins de la Côte, dont les fleurs mauves et roses portent le nom d’Impatientes, à peine frôle-t-on ses cosses vertes qu’elles éclatent et se changent en un puissant ressort qui projette les graines. Ce prodige ne l’est qu’aux yeux de l’homme qui, péniblement, rampe entre la cause et l’effet, entre l’effet et la cause. Si nos Impatientes pouvaient parler, elles diraient : « Je ne pense pas, donc je suis. » Divinement bêtes, leur agir ne s’encombre d’aucune étude.
     Il se pourrait que cette bêtise divine devint, chez l’homme, le phénomène qu’on nomme génie et par lequel la pensée se fait acte, le verbe se fait chair, dans une opération foudroyante que résume la formule picassienne : « On doit trouver d’abord et chercher après. »
     Le « Gott ist dumm » de Luther serait le blasphème des blasphèmes s’il n’était la louange des louanges. Par son célèbre « Dieu est bête », Luther exprime que les hommes ne peuvent lui attribuer leur misérable intelligence. Dieu laisse au diable le rôle d’intellectuel. (C’est un petit bourgeois révolté qui parle, ne l’oublions pas. Ce qu’il ose dire de Dieu, il n’oserait le dire du diable. Il aurait peur.)
     Mais, le Malin est-il si malin à la longue ? Et la méchanceté serait-elle preuve d’intelligence ? J’en doute. Je miserais davantage sur la bonté, qu’on a coutume de prendre pour la bêtise. Au reste, nous aurons à revenir sur cette grande confusion.
     Bien qu’on le nomme Prince de ce monde et qu’on parle beaucoup de la beauté du diable (il serait plus juste de dire qu’il se masque de charme et de beauté), je penche à croire que cette beauté ne va pas sans une profonde bêtise et que cette fameuse intelligence transcende celle de l’intellectualisme, qui, chez les hommes, n’est autre chose que de la bêtise transcendée.
     Nul n’ignore qu’on peut battre le diable aux cartes, et qu’il se sauve souvent la queue basse. Il m’étonnerait que Gœthe ne partageât point ma manière de voir, si j’en juge par le mal que son diable se donne et la machine qu’il monte à grands frais pour perdre une pauvre petite Allemande.
     Le diable pense beaucoup. C’est probable. Mais je n’entends pas la chose comme Luther, bien que je l’approuve de se défendre contre un intellectuel en lui lançant un encrier à la tête.
     J’aime aussi que Loeb et Léopold, deux jeunes Américains qui avaient trop lu Gide, deux jeunes adeptes de la gratuité, deux jeunes meurtriers intellectuels, se soient fait prendre en oubliant un couteau à papier près d’une de leurs victimes.
     Un encrier. Un couteau à papier. Voilà, me direz-vous, des armes qui relèvent de notre exercice.
     Messieurs, je vous le déclare tout de suite. Selon mon vocabulaire un peu maniaque, personne d’entre vous n’appartient à la race des intellectuels, dans le sens rigoureusement péjoratif où j’emploie le terme, fort proche du mot cuistre dans mon esprit.
     En parlant de poésie et de poètes, ne croyez pas que j’en profite pour esquisser une défense à mon procès. Il m’était indispensable d’insister sur les préoccupations qui me sont propres et que je supposais à l’inverse de celles de mon prédécesseur. Bien que Jérôme et son frère ne répandissent aucune odeur de soufre, une réserve instinctive me donnait à craindre qu’à l’exemple d’un grand nombre de bourgeois désembourgeoisés, ils ne fussent des intellectuels.
     Je me voyais parmi vous, stupide, incapable d’ouvrir la bouche, comme dans un de ces cauchemars où le réveil nous sauve du pire. Que dirais-je des Tharaud ? Je les observais par le gros bout de la lorgnette, à des distances incalculables et sans que je pusse distinguer d’eux le moindre détail.
     Seul, le nom de Tharaud me plaisait.
     Il me représentait les frères, conjugués tête-bêche, comme ces doubles figures mythologiques d’un jeu de cartes.
     Mais, bien qu’ils admirassent Ravachol, j’avoue qu’en lisant leurs projets de travail : « Le Coltineur Débile » et l’ébauche d’un « Orphée en Frioul », je n’étais pas loin de prendre cet Ernest et ce Charles pour les Bouvard et Pécuchet d’Angoulême.
     Devenus Jean et Jérôme, ils m’apparaissaient comme un rêve naïf de Charles Péguy : L’apôtre et le père de la future cité Socialiste.
     Une très petite paille du Limousin me cachait une fort grosse poutre parisienne. J’aurais dû me dire que mieux vaut un modeste début de province que celui, fort peu modeste auquel me condamnèrent le brio et la réussite de mon adolescence, brio et réussite dont je paye encore la note, bien que j’aie passé ma vie à m’en punir et à en mériter le pardon.
     C’est alors qu’en ouvrant la brochure du discours, que les circonstances ont empêché Daniel Halévy de prononcer en place de celui que je prononce, je tombai sur une photographie de Jérôme Tharaud.
     Je tombai n’est pas le terme exact. La photographie me tomba dessus comme la foudre dont une des singulières espiègleries consiste, par exemple, à déshabiller un berger des Landes et à lui imprimer sur l’épaule le profil d’une jeune fille. Je ne m’y attendais pas davantage que ce berger ne pouvait s’attendre à trouver ses vêtements accrochés à une branche et cette jeune fille inexplicable sur son épaule.
     Jérôme Tharaud porte le bicorne et un trench-coat sur l’uniforme d’académicien. Selon une formule interdite par les écoles de cinématographie, il regarde l’objectif. C’est-à-dire qu’il nous regarde.
     La première chose qui frappe serait une ressemblance avec ce curé de Saint-Maur qui servit de modèle à Watteau pour son Gille. Le bicorne a l’air d’un chapeau d’Arlequin mal mis, et le trench-coat, dissimulant cet uniforme noir, qu’on croit vert à cause des motifs brodés, remplace, on ne sait pourquoi, notre cape et semble en proie à quelque coup de vent, à quelque rafale où se bousculent les feuilles mortes. Une bousculade solitaire. Voilà le bizarre de cette figure qui serait un peu diabolique sans la grâce joyeuse et parfaitement innocente d’un chèvre-pied coiffé de cornes et de plumes, tourné vers nous.
     Je ne sais par qui cette épreuve fut prise. On ne la dirait prise par personne et résultant plutôt d’une expérience occulte, sortant toute fraîche d’une chambre noire de magie.
     La silhouette un peu folle de feu follet ou de feu de Saint-Elme en chair et en os, me captiva au point que je ne pouvais en détacher mon regard et que je m’attendais à ce qu’elle disparût de la page, ne laissant d’elle que son contour et du vide.
     Était-ce donc là ce fort en thème, ce convive de la Saint-Charlemagne, ce voyageur aux semelles lourdes ? Un Ariel plutôt, un bonhomme d’Ampère, un liège, un ludion, prêt à bondir vers les hauteurs.
     Cette photographie bouleversait toutes mes idées préconçues. Elle me remémorait mon ange Heurtebise lorsqu’il reste en l’air dans la maison d’Orphée. Que lui dit Euridice ? « Ne mentez pas, Heurtebise. Je vous ai vu, de mes yeux vu. J’ai eu toutes les peines du monde à étouffer un cri. Il ne s’agissait pas d’une machine. C’était beau et atroce. L’espace d’une seconde je vous ai vu atroce comme un accident et beau comme l’arc-en-ciel. »
     Si je me cite, Messieurs, si je l’ose, c’est que les paroles d’Euridice je les pensai presque devant cette photographie qui jouait le rôle d’objet témoin dans les expériences psychiques.
     Tel, gracieux, instable, cocasse, réel et irréel, humain et inhumain, m’apparaissait cet homme dont une minute avant d’ouvrir la brochure, je me demandais par quelle volte j’arriverais à me rapprocher de lui.
     « Voyons », me chuchote une grande voix sournoise : « On porte l’uniforme ou le trench-coat. Un chapeau ou un bicorne. Et pourquoi l’épée qui retrousse l’imperméable ? » Cette voix m’évoque des voix déjà entendues : « Pourquoi des vitres dans le dos d’un ange ? » Et je retourne à la photographie et je me souviens d’une autre (où l’ai-je donc vue ?... Peut-être à la télévision, dans ce « Magazine du temps passé » qui ressuscite l’actualité morte). C’est celle d’un pilote qui va se tuer dans quelques minutes. Avant la catastrophe il flatte de la main son gracieux appareil sans moteur de vol à voile et se retourne avec cette même allure de mal tenir au sol, d’y tenir encore un peu par ce brave sourire terrestre adressé au photographe. Et sans aller si loin, les joueurs de boules de Pagnol ne parleraient-ils pas d’un « semble-pigeon » ou plutôt ne s’agirait-il pas d’un de ces pigeons de Venise qui marchent les mains dans le dos de long en large et rejoignent à grand fracas le cheval et le lion sur les corniches.
     Bref, en face d’un de ces instantanés propres à nous surprendre en faute, allégé de son prénom véritable et malgré l’amputation apparente d’une membrane reliant le nomade Jérôme à Jean le sédentaire, une chose me devint lumineuse, c’est que, consciemment ou inconsciemment, Jérôme Tharaud appartenait à cette famille dont je le croyais exclu, mais que pour faire le poids, comme on dit au pesage, il lui fallait être deux.
     En me renseignant sur Jérôme, son portrait me rappelait à l’ordre, puisque le genre de ce discours est l’éloge. Sur quelle herbe allais-je marcher ?
     Les poètes ne sont que les domestiques d’une force qui les habite, d’un maître qui les emploie et dont ils ne connaissent même pas le visage qui n’est peut-être que le leur. Mais certes pas sous l’angle qu’ils observent. Et s’ils veulent, dévorés de curiosité, voir coûte que coûte ce visage du maître, qu’ils prennent garde ! Ils peuvent devenir aveugles comme les Chinois s’ils osent lever les yeux sur l’Empereur de Chine.
     Mais hélas, nous n’avons pas toujours la chance d’être dans l’état, dit second, qui, mieux que la perspicacité, nous guide.
     Réveillé de cette petite séance d’hypnose, coupé le fil que l’objet-témoin tendait entre nous, je me trouvai en face d’une quarantaine de volumes portant des titres qui m’évoquaient ceux d’un catalogue de tourisme : Fez ou les bourgeois de l’lslam — Marrakech ou les Seigneurs de l’Atlas — Rabat ou les heures marocaines — L’an prochain à Jérusalem — Le Chemin d’Israël — Vienne la Rouge — Le Chemin de Damas — Vieille Perse et Jeune Iran — Espagne Cruelle.
     La paresse qui précède mes voyages et m’empêcherait de me résoudre aux démarches qu’ils imposent si des amitiés fidèles n’en assumaient pas la charge, la fatigue plus forte que la curiosité, la crainte du pittoresque dont Max Jacob m’écrivait : « Le voyageur tomba, frappé par le pittoresque », tout cela qui m’écrase dès que je dois décoller d’où je me trouve, me consternait autant que si ces lectures m’imposaient de boucler des valises, de me rendre à des agences et à des ambassades, bref de franchir les obstacles qui m’empêchent presque toujours de prendre le large. Mais il le fallait. Tricher ? Feindre d’avoir lu et ne pas lire ? Jamais je ne m’aventurerais dans un de ces tours de force qu’on me prête et dont j’aurais honte, même en admettant que j’en fusse capable.
     Je lirais. J’accompagnerais d’abord Jérôme Tharaud dans les territoires du cœur. Je commençai par une plaquette autour d’une charmante fête où François Porché lui offre son épée au nom du groupe de ses intimes et à Jean une Minerve.
      Et peu à peu, s’éclairait ma lanterne. Car dans tout ce qui touche aux Tharaud, les rites de l’amitié prennent une allure presque sacrale, rappellent l’échange de sang des collégiens et des sauvages, relèvent des profondes cérémonies d’une société secrète, m’évoquent l’officine des frères Ruggieri, le laboratoire d’Oxford où le sang livre à une caméra les images confuses et cependant lisibles de sa mémoire. Ces terribles arcanes surgirent bon gré, mal gré, du charme des frères et le terme charme, lui-même, ne dépasse-t-il pas la signification superficielle qu’on lui accorde ?
      Une braise ardente réchauffait une œuvre que je soupçonnais d’être tiède.
      Max Jacob me reprochait toujours de ne rien comprendre à la camaraderie : « Tu n’as, me disait-il, que le sens insupportable de la passion. » Et c’est pourquoi je me sentis à mon aise. Tout me sembla soudain clair. Il me faudrait certes voyager, mais voyager avec un ami. Je ne me trouvai plus seul en face d’une tâche qui cessait d’en être une et devenait un loisir. J’allais me donner inutilement beaucoup de mal, commettre la sottise de prendre un touriste pour un guide. Et mon préjugement s’évanouissait en fumée en face de cette découverte, que personne ne me demandait d’aimer Jérôme Tharaud avec ma tête puisqu’il ne s’agissait que de l’admirer avec mon cœur.
      « Malheur à moi, je suis nuance ! » Ce cri de Nietzsche est un cri prophétique et je ne parle pas de ces nuances auxquelles Barrès renonce en les estimant incompatibles avec la grosse ligne politique. Bien d’autres y perdirent leurs plumes. Ces nuances de Nietzsche, Barrès n’ose en mâcher le laurier amer. Contre les trois couleurs de Déroulède, il troque les irisations de Venise et d’Aigues-Mortes. Non, Messieurs, ce cri de Nietzsche signifierait en 1955 : « Malheur à moi, je suis faible, je suis neutraliste, j’hésite en face de l’engagement. » C’est ce que devint, mal comprise, une grande idée de Sartre avec laquelle il matraquait l’absurde tour d’ivoire et (sans oublier l’engagement Baudelairien envers soi-même) versait la troupe de lettres dans le service actif.
      Comprendre mal, c’est hélas, en premier lieu, la faute de la vitesse ou, pour être plus exact, de la hâte.
     Ah ! Messieurs, qu’est-ce donc que cette vitesse dont on nous rebat les oreilles et qui, dans le domaine spirituel est aussi risible que dans le domaine de la route ? Tout le monde se retrouve au feu rouge ou à l’hôpital. Au reste on allait jadis plus vite que nous. César a conquis la Gaule en six jours et Benjamin Constant, manquant Madame de Staël à Moscou, l’allait rejoindre à Londres, non sans s’être assuré en Italie qu’elle avait fait un crochet par Florence.
     Ce culte de la vitesse détermine un vocabulaire sportif. Sur notre route abstraite une immobilité vertigineuse n’oblige personne à dépasser personne. Or, il convient aujourd’hui de dire qu’on dépasse ou qu’on est dépassé.
      Paradoxalement, ce vocabulaire et ce culte obligent la jeunesse à devenir conservatrice d’anciennes anarchies. J’ai vu des jeunes embrasser si étroitement une idée neuve et courir si vite avec elle, qu’ils ne la sentaient point prendre de l’âge entre leurs bras. Ce culte est un vrai piège pour les jeunes. Le jeune homme marche au bord de la grande route, éclaboussé de boue, de lumières insolentes. Il se ronge de fièvre, de fatigue, de honte. Que faire ? Et il se livre à la pantomime de l’auto-stop. Il monte dans une voiture inconnue. Il adopte une vitesse inconnue. Imitant la phrase du roi de l’égocentrisme, il pense : « J’ai failli attendre. » Et il ajoute : « Je suis sauvé. » Il est perdu.
      Une particularité considérable nous apparente, Messieurs, malgré nos disparates. Aucun de nous ne s’est jamais laissé séduire par le phantasme de la hâte, et tous ici, quels que furent nos buts, nous avons fait la route à pied. Cette particularité, n’est-elle pas ce qui frappe lorsqu’on observe Jérôme. Avec une fraternelle estime je constate que malgré ses courses vagabondes Jérôme Tharaud a courageusement marché sa vie, comme Gœthe marchait entre Weimar et Rome, de sa naissance à sa mort.
      En 1916, lorsque j’arrivai dans l’arène, pâlissait l’aimable période des néo-impressionnistes. Après les barbiches et les chapeaux de paille. les déshabillés vaporeux dans les jardins mouchetés de soleil et d’ombre, vint l’époque dite héroïque, la nôtre, le cortège des fauves, des grands sorciers de l’art nègre, des princes noirs du tournoi cubiste, des chevaliers bardés de tôle et de papier journal. Ne vous étonnez pas, Messieurs, si je parle ici de peintres. Les peintres ont toujours été l’affiche de leur époque. Et, en outre, n’est-il pas normal que pour en peindre une je fasse appel à ses peintres.
      Finis les déjeuners sur l’herbe. L’époque héroïque allait de nature morte en nature morte, de tribunal en tribunal, de purge en purge. époque tellement impitoyable que si l’on me demandait : « Qu’y fîtes-vous? » je pourrais prendre à mon compte la réponse de mon prédécesseur Sieyès : « J’ai vécu. »
     La pureté, Messieurs, n’est pas dans la forme qu’un objet affecte, mais dans la matière dont il se compose. Elle est d’un bloc et sans défaut. C’est ce qui permettait à Jacques Maritain de dire : « Le diable est pur parce qu’il ne peut faire que le mal. » La pureté de Jean et de Jérôme ne venait pas de ce qu’ils servissent de bonnes causes, elle était la matière de leur âme. Elle est davantage reconnaissable à l’essence même de leur encre, qu’à ce qu’ils écrivent. Elle témoigne d’un artisanat qu’ils durent apprendre dans l’échoppe des Cahiers de la Quinzaine où Péguy imprimait humblement, comme on rempaille.
     Jamais de poudre aux yeux. C’est le travail à la main qui compte.
     Oserai-je dire qu’ils furent sauvés des forces mauvaises qui s’attaquent à la pureté profonde par un certain aspect de pureté conventionnelle. Cette pureté de surface cachait l’autre, la vraie, dont ils eussent été les victimes. Martyrs, ils étaient dignes de l’être et s’ils ne le furent pas, c’est que leur surface était rassurante. Ils m’évoquent ce pêcheur du conte arabe qui tient un génie prisonnier dans une jarre. Le génie a beau lui promettre la fortune, il refuse. Non qu’il redoute que le génie ne tienne pas ses promesses, mais par la crainte modeste de perdre la tête et de mal employer son trésor.
      La jarre reste close. Le pêcheur reste pauvre. Le génie reste captif. Nul ne s’en doute. Mais le génie est là.
     Il est possible, en vertu du mécanisme des nœuds et des ondes, que la jeunesse, fatiguée de monstres et d’un concours de grimaces (trop vite confondues avec les grimaces de la douleur d’un Van Gogh et les magnifiques insultes amoureuses qu’un Espagnol adresse au visage humain), il est possible, dis-je, que la jeunesse réinvente un charme dur et devienne victime d’un nouvel emploi de ce que nous appelâmes, selon nos groupes et nos aptitudes : surréaliste, paranormal, plus vrai que le vrai, et autres termes désignant le réalisme irréel des poètes. Alors, cette jeunesse, découvrant que la méchanceté désinvolte ne paye plus, s’apercevra du même coup que certaines valeurs méprisées n’étaient point méprisables et saluera peut-être les Tharaud comme de charmants précurseurs.
      J’ai, Messieurs, grande crainte des personnes qui ne savent pas rire. J’ai toujours aimé ces fou-rires qui montrent l’âme grande ouverte. Je ferme les yeux. J’entends des fou-rires. Un arbre secoué par le rire lâche ses fruits et ses oiseaux. Nous sommes assis sur les marches qui conduisent à nos chambres de campagne, chez Madame Simone, alors épouse de Claude Casimir Périer. Péguy, Alain Fournier, Claude, Simone et moi, nous rions à perdre haleine. Nous rions à nous en rendre malades. Mais un autre cliché se développe : Nous sommes à plat-ventre dans les hautes herbes, au bord d’une petite rivière qui traverse le parc. Puis-je me douter, sous ce funeste soleil de 1913, que trois des reflets que je regarde me sourire à la renverse, vont être emportés par l’eau courante... Dieu seul sait où.
      Un donateur de son œuvre, agenouillé de chaque côté d’elle, un saint laïc qui me présenta Jeanne d’Arc comme une anarchiste et Antigone comme une sainte, un père tourmenté par le baptême de ses propres enfants, baptise Ernest et Charles. Ils sortent Jean et Jérôme d’une eau lustrale où la même image plusieurs fois et différemment se reflète.
     Vous connaissez, Messieurs, Victor Marie, comte Hugo, la lettre de Péguy à Daniel Halévy après l’affaire Dreyfus. L’affaire les éloignait l’un de l’autre. « Qui désormais te récitera tout Victor Hugo par cœur ? »
      Cet admirable texte illumine, sans une ombre, l’école de l’amitié où Jérôme et Jean firent leurs premières études.
     Et voici, Messieurs, une école différente où ce n’est plus un maître ouvrier qui enseigne le socialisme, mais un grand seigneur les belles manières de l’âme.
      Le Maréchal Lyautey était affublé d’une enveloppe ingrate. Car cet homme qui refusait d’être traité de militaire et s’écriait : « Je ne suis pas un militaire, je suis un soldat », possédait, sculptée à la hache, une grosse tête où, sauf le regard, tout allait de traviole. Or, la France, Messieurs, a toujours cru que l’égalité consiste à trancher ce qui dépasse. La grosse tête à cheveux en brosse était bien tentante. On égalisa parce qu’elle dominait fièrement le couvre-chef des joueurs qui disputent la partie au Café du Commerce. Car un feu superbe habitait cette carcasse trompeuse. L’Islam tombait en ruines. Louis Hubert Gonzalve Lyautey ne replâtrait pas les ruines. Il rebâtissait. Et dans le sens même où l’Islam eût bâti, mariait par l’amour deux civilisations, deux contrastes. Il fallait voir quitter son peuple en larmes, sur le dreadnought offert par la flotte anglaise, ce petit homme drapé d’or et de la seule pourpre qui compte, teinte du sang de qui s’en drape. Pour l’Islam, le Maréchal Lyautey aurait donné son sang.
      En 1916, après la « Fête Arabe » qui l’avait intéressé, le Maréchal invite les frères au Maroc et se les attache. À quel titre ? Il les enrégimente à leur poste, comme écrivains. Vous agirez, leur déclare-t-il, à votre guise. Ce qui veut dire : au lieu de vous sacrifier, vous donnerez le meilleur de vous-mêmes.
      Voilà le style de cette âme exemplaire qui sut trop bien comprendre la différence qui existe entre respecter une race et la réduire en esclavage, entre la colonisation et le colonialisme.
     Reste l’école de Barrès. Elle m’intrigue. Que peuvent apprendre chez le prudent, chez le voluptueux Barrès qui soigne sa ligne, qui cherche et trouve des excuses à ses plaisirs, que peuvent apprendre chez le magnifique dilettante qui ne quitte pas sa fenêtre pour se pencher sur les corridas du monde, un nomade, un Don Quichotte, toujours prêt à voler vers le moindre appel au secours. Et n’est-il pas étrange de voir le défenseur du peuple juif devenir secrétaire intime du polémiste de « LEURS FIGURES » ? Dans la défense de ce peuple, deux mouvements conduisaient Jérôme. D’abord son âme qui saigne de la blessure du siècle. Ensuite parce que le suicide désespéré d’un de ses jeunes élèves juifs personnalise cette vaste blessure, la limite, donne un visage à la misère d’une race, excite au réflexe défensif un homme qui tendrait volontiers l’autre joue et qui supporte les insultes pourvu qu’elles n’atteignent que lui. Cette faculté de s’émouvoir par 1’entremise de la souffrance étrangère, ce mépris des siennes qu’on cache avec pudeur, étonnaient beaucoup Barrès. Il n’en revenait pas que des écrivains voyageassent pour le seul intérêt du voyage et ne le rattachassent point aux leurs. Et si Barrès puise son émotion sur I’Acropole dans le préambule dramatique d’une petite fille écrasée, le suicide d’un juif ne fera que rendre sensible à Jérôme l’insulte faite aux frères innombrables de la victime. Il n’en tirera pas profit. Il ne s’en prodiguera que davantage.
      Péguy, le Maréchal Lyautey, Barrès, j’ai eu la chance de les bien connaître.
      Mais, en ce qui concerne Jérôme Tharaud, notre seul contact fut bref. Je venais de publier les Visites à Maurice Barrès. Barrès, oubliant la sienne à Ernest Renan, avait fort mal pris la chose. C’est Jérôme qui le chapitra. Il est juste, lui dit-il, que les jeunes se fassent les dents et que les hommes célèbres leur servent de pantoufles. Barrès rit. Jérôme me rapporta la scène et Barrès devait ensuite m’écrire : « S’il y a de nouvelles pièces à mon procès, apportez-les-moi, nous les lirons ensemble. »
      C’est donc, grâce à la bonté apprise dans la première école, à l’élégance apprise dans la seconde, que l’élève, en y ajoutant du sien, calma le maître de la troisième. Et il fallait que je fusse bien jeune et insupportable pour oser jouer au magicien des Déracinés et de la Colline, le tour qu’il avait joué jadis à celui des Origines du Christianisme.
      Mais je regarde ma montre. J’ai beau savoir, Messieurs, que le temps est un phénomène de perspective, il ne m’en oblige pas moins à lui obéir selon la coupe qu’il nous impose. À la vérité, je suis heureux que cette coupe me dispense de juger une œuvre. Étant de la race des accusés, il m’est impossible de prétendre à celle des juges, surtout de ces juges auxquels un immoraliste de mes amis canonisé par Jean-Paul Sartre, reproche de se pencher amoureusement vers l’accusé.
      Au reste, rien ne tache une œuvre blanche comme neige. Elle dénonce un juste qui n’a pas besoin d’avocat. L’âme de Jérôme Tharaud ressemble à Phryné. Elle se montre toute nue et empoche l’Aréopage.
      De Dingley au Petit Navire, une musique se déroule, pareille à la longue plainte arabe coupée des trompettes et des tambours de la Légion. En fin de compte, Jérôme tâche de faire sur l’eau une terre trop avide du sang des hommes.
      Sur un petit navire de Bretagne, le voilà qui me ramène à la photographie dont je vous entretenais tout à l’heure. Et son bicorne n’est-il point, à la renverse, le bateau de papier que l’enfance lâche à la dérive au bord des trottoirs ?
     C’est sur ce jouet d’Andersen, Messieurs, sur ce papillon de mai rimbaldien qui s’éloigne, comme nous vîmes si souvent le vagabond Charlot s’éloigner et rapetisser jusqu’à devenir le mot FIN d’une de ses histoires, c’est sur ce petit navire fait d’une feuille blanche sur laquelle tant de choses nobles furent écrites, que je devrais achever mon discours. Mais ce serait mal connaître un méditerranéen, fût-il de Seine-et-Oise. « Allez, au revoir. » Petite phrase célèbre vingt fois reprise. N’est-elle pas notre phrase type à nous autres flâneurs du sud, dont l’interminable adieu amuse les nordiques. Cet : « Allez, au revoir » prélude à plusieurs fausses sorties, comparables aux chicanes dont tout commerce oriental enjolive un échange. Une offre ne déclenchant pas l’espèce de menuet du « Je te l’achète, moi je te le refuse », une vente bâclée, ne présenteraient aucun charme. Et j’ai vu en Égypte des marchands avec lesquels je prétendais en finir trop vite, me jeter littéralement leur marchandise à la tête.
      Rompre à l’occidentale représente pour le méditerranéen une parfaite méconnaissance des usages.
      « Allez, au revoir », et on s’attarde, et on allonge le fil reliant celui qui part à celui qui reste. Tous les prétextes serviront à retarder l’instant fatal où l’ascenseur s’enfonce, où le couperet tombe. À l’hôtel, disait George Sand, il arrive, après avoir quitté ses amis, qu’on se console par le spectacle de leurs souliers devant la porte.
      Hé quoi, Messieurs, n’est-il pas naturel qu’on cherche à reculer le dénouement d’une surprenante aventure que vous m’avez permis de vivre ? Ne vous rappelez-vous pas nos familles trop sages qui, pour éviter la bousculade des matinées du dimanche, nous arrachaient de la loge du Châtelet avant la fin de l’apothéose ? Il me semble encore me voir, le cou dévissé vers les feux de la rampe, un bras dans une manche de pardessus.
      Les lendemains de fête sont toujours à craindre. Si j’ai bu quelque drogue magnifiante, si quelque mescaline exalte cette misérable soif d’égards que chacun de nous conserve dans un vieux fourre-tout de sa personne, n’est-il pas normal que je retarde la minute où M. Jourdain, Sancho Pança et le pauvre dormeur des Mille et une Nuits, redeviennent ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être.
      N’allez pas croire, Messieurs, lorsque vous me décernez le plus grand honneur auquel un écrivain français puisse prétendre, que je vous croie capables d’imiter les intrigues de Covielle, du duc et de la duchesse ou d’Haroun-al-Rachid. Mais, hélas, je soupçonne le destin de mettre parfois en branle ce mamamouchisme qui flatte la vanité des hommes, et de se divertir un peu à leurs dépens.
     Donc, Messieurs, je ne voudrais pas vous prendre en traître. Il me reste deux rallonges à coudre au bout de ce discours.
      L’une, sous prétexte de vœux.
      L’autre, sous forme d’excuses.
     Première fausse sortie : Les temps approchent où l’on ne saura plus lire ni écrire, où quelques mandarins se chuchoteront des secrets à l’oreille. Je forme le vœu que l’Académie française protège alors les personnes suspectes d’individualisme. Je rêverais que nos portes s’ouvrissent devant le singulier que le pluriel persécute. Puisse, un jour, I’Institut, à l’exemple des églises médiévales, devenir lieu d’asile, et le coupable du crime d’innocence y trouver refuge.
      Je promets, Messieurs, de ne jamais oublier ma besogne. à savoir vous aider de toutes mes forces pour que la méthode du Qui gagne perd ne nous aveugle pas sur celle du Qui perd gagne. De quel lustre additif s’étoilerait notre coupole en annexant ces astres obscurs dont la lumière ne se manifeste qu’à la longue.
     Vous connaissez la boutade de Paul Valéry, après son élection. « Il me faut maintenant, disait-il, faire entrer la canaille. » Par canaille, il entendait la postérité de François Villon. Je suis sûr, Messieurs, qu’il vous tarde de racheter la faute d’avoir refusé Balzac, et comment rachèterons-nous cette faute, sans être attentifs à la race des sublimes mauvais sujets qui font la France étonner le monde et moururent de solitude et de dettes, les uns par le suicide, les autres à l’hôpital.
     Les boiteux. Les artistes dignes de se battre avec un ange. Ils en sortent boiteux comme Jacob, c’est-à-dire de démarche particulière, émouvante, sacrée, jetée aux bêtes et reconnaissable entre toutes.
     La France n’est-elle pas l’éternel terrain de lutte entre le bon sens et l’ange du bizarre ?
     Puisse le bon sens français sortir un jour de cette épreuve, divinement boiteux. Allez, au revoir...
      Deuxième fausse sortie :
      Il me reste, Messieurs, des excuses à vous faire. Lors des visites que votre code déconseillerait plutôt, mais vers lesquelles me poussait mon goût du cérémonial, je m’attendais à de la morgue et à être traité de haut. Peut-être ma crainte venait-elle des brimades dont c’était jadis l’usage de saler votre discours d’accueil. Or, à chacune de mes visites, une gentillesse, une courtoisie, une simplicité parfaite, me firent me demander si ce n’était pas baisse de courbe et carence. Accoutumé au sans-gêne des jeunes, je me demandais si la vague d’autocritique et de complexe d’infériorité de notre époque scolaire et inculte n’avait pas roulé jusqu’en votre cénacle pour l’affadir. Je me trompais. C’est la morgue qui était une chute de votre règle et votre bonne grâce une renaissance du style initial. J’en trouvai la preuve dans le discours académique de Voltaire. Il nous enseigne que les origines de votre Compagnie ne furent pas d’ordre intellectuel, mais d’ordre amical. En cercle d’amis : voilà comment les choses débutent. Et si je m’incruste, c’est que je voulais saluer une tradition qui menace de se perdre et que je place au-dessus de toutes, une tradition que la vie de Jérôme Tharaud illustre et dont votre attitude à mon égard me démontre qu’elle se retrouve intacte, celle de l’affabilité.
      Vous n’aurez pas, Messieurs, à craindre une troisième fausse sortie. Je me résigne. Impossible d’étirer outre mesure la chance exceptionnelle qui m’est offerte en ce jour. Comme dans ces symphonies qui n’en finissent pas de finir, il faut plaquer l’accord final. à contrecœur, je l’avoue.

Date de dernière mise à jour : 07/03/2016