Discours prononcé par Armand-Jérôme Bignon le jeudi 27 juin 1743

 
     Mmessieurs,
Les désirs les plus ambitieux peuvent être avouez sans honte, quand ils sont heureusement satisfaits. Je ne me défendrai donc pas d’avoir ardemment souhaité l’honneur que je reçois aujourd’hui, & l’avantage inestimable de puiser désormais dans vos Assemblées, comme à la source la plus pure, les véritables règles du goût, de la précision, de l’élégance & de la justesse, qu’on ne peut souverainement acquérir, que par un commerce intime avec les Maîtres de l’Art.
Mais ce désir, quelque ardent qu’il fût, serait encore renfermé au fond de mon cœur, si dans le temps même où j’étuis accablé de la plus vive douleur, & inaccessible à toute autre espèce de consolation, vous ne m’aviez prévenu par vos bonté. & montré, pour ainsi dire, vos suffrages prêts à se réunir en ma faveur. Vous ne pouviez me prouver d’une manière plus flatteuse & plus touchante, que la perte que je venais de faire, vous était commune, à beaucoup d’égards, ni exprimer plus éloquemment à quel point la conformité des malheurs rend les hommes sensibles.
En effet, Messieurs, quand je perdais un Oncle à qui je devais tout depuis ma plus tendre enfance, un Oncle qui n’avait rien plus à cœur que de me rendre digne de vous, & dont à ce seul titre, la mémoire me serait toujours infiniment précieuse, vous perdiez un Confrère respectable, qui après un demi siècle d’ancienneté parmi vous, voyait son nom placé à l’entrée de vos Fastes ; un Confrère qui jaloux de la gloire de sa Patrie, & par conséquent de la vôtre, était devenu sous vos auspices, le Restaurateur & le Chef de deux autres Académies célèbres, dont l’une a étendu sa réputation jusqu’aux extrémité de l’Europe, & l’autre l’a portée au-delà même de notre Continent ; un Confrère enfin, qui, aussi distingué par le talent de la parole, que par l’étendue de la variété de ses connaissances, avait également brillé dans les fondions du Ministère Évangélique, à la tête des Lettres, & dans l’intérieur des Conseils.
Tels étaient ces Hommes rares, que le grand ARMAND cherchait à rassembler, ou qu’il avait dessein de former, quand il jeta les premiers fondements de l’Académie Françoise, & qu’il voulut donner à la Nation, dans ce qui a rapport à l’esprit, & fur-tout à l’Art de bien écrire & de bien parler, la même supériorité qu’elle avait déjà dans tout ce qui dépend du courage & de la grandeur d’âme.
Le succès a si bien répondu à son attente, qu’après un siècle entier, le tribut d’Éloges que votre reconnaissance lui a consacré, ne vieillit point, & que le nom de l’illustre Magistrat, qui soutint ensuite l’honneur de votre Établissement, vivra à jamais dans l’Histoire.
Mais LOUIS LE GRAND, à qui il était réservé d’atteindre, de surpasser même tout ce que le génie d’ARMAND avait projeté de plus glorieux & de plus utile, sentit l’importance de fixer vos destinées ; il s’en chargea, & dès-lors le droit de vous protéger, supérieur à la fortune ou à l’ambition de tous ses Sujets, devint un des droits de la Couronne, qu’il exerça avec le plus de satisfaction & de complaisance.
L’héritier de son Trône, de ses maximes & de ses vertus, le fut aussi de ses sentiments pour vous : Combien de preuves éclatantes ne vous en a-t-il pas données, depuis ce jour des commencements de son Règne, où vous le vîtes s’asseoir ici, présider à vos exercices & les animer par sa présence &par ses bontés ?
Ce fut aussi dans les premières années de sa minorité, que M. l’Abbé Bignon, à qui mon devoir & ma douleur me rappellent toujours, fut choisi pour remplacer M. l’Abbé de Louvois dans la charge de Bibliothécaire de SA MAJESTE.
Deux Jérôme Bignon l’avoient possédée avant lui, & la République des Lettres à qui ce nom est dévoué depuis si longtemps, parut charmée de le revoir dépositaire de la plus noble portion de son Domaine ; j’ose l’appeler ainsi, parce que c’est principalement pour elle que cet immense & précieux amas n’a cessé de s’accroître & de s’embellir sous un Ministère ami des Muses & de la vertu.
Si le lieu où je parle, ne retentissait pas encore des louanges de ce grand Cardinal, que l’amitié constante de son Maître, ses regrets, ses larmes, ont déjà immortalisé, je ne me refuserais pas au plaisir de vous décrire son empressement pour nos Trésors Littéraires ; vous le verriez se dérober aux plus grandes affaires, pour venir à différentes reprises, examiner à la Bibliothèque du Roi, l’état ce ses bâtiments, les divers plans des édifices qu’il se proposait d’y ajouter pour la rendre plus commode & plus superbe ; ne se trouver arrêté ni par la grandeur de la dépense, ni par la difficulté des temps, dès qu’il s’agissait de quelque acquisition importante de Livres imprimez ou Manuscrits, & avouer ingénument, que son cœur n’avait jamais été touché, que de cette seule espèce de richesses.
Les Étrangers qui jusque-là n’avoient fait que les entrevoir, commencèrent par en être éblouis ; bientôt ils s’accoutumèrent à en faire usage, & présentement qu’ils les connaissent comme nous, ils en jouissent avec la même facilité : l’ordre qui règne au-dedans, répond à la magnificence des dehors, & l’érudition des Personnes attachées à ce Sanctuaire de la Littérature, augmente tout à la fois, le respect qui lui est dû, & les divers avantages qu’on en peut retirer.
Ce point de splendeur était le terme que votre illustre Confrère s’était prescrit pour la retraite qu’il méditait depuis longtemps ; & c’est là que rendu à lui-même, il entretenait encore une correspondance exacte avec les Savants de tout Pays, mais particulièrement avec ceux de la Bibliothèque, qu’il continuait d’aider de ses conseils & de ses lumières.
Toujours occupé de la perfection de son ouvrage, il avait encore la satisfaction de communiquer le fruit de son expérience à un successeur qui lui était cher, &c qui déjà connu par ses services dans un autre genre, était parvenu à des distinctions presque au-dessus de son âge.
Qu’ils m’ont été rapidement enlevez l’un & l’autre, cet Oncle dont la tendresse avait épuisé ma reconnaissance dès le berceau, & ce frère, dont l’amitié devait faire toute la douceur de ma vie !
Auriez-vous pu être seuls insensibles à une situation, dont votre Auguste Protecteur lui-même daignait déjà tempérer l’amertume par la continuation de ses bienfaits ? Il s’est plu à récompenser dans le dernier rejeton d’une famille nombreuse, le dévouement & le zèle de ses Ancêtres. Que n’ai-je aussi tout leur mérite & tous leurs talents, pour justifier autant qu’il est possible, une faveur si marquée, & confirmer avec éclat le témoignage qui lui a été rendu de mes sentiments ! Mais je ne désespère pas, Messieurs, d’arriver un jour au but que je me propose, puisque vous m’adoptez, & qu’intéressez à me former vous-mêmes pour le bien des Lettres, si je ne suis pas un Collègue, je suis du moins un disciple digne de vous.